LE CRI Le malheur, c'est vrai, est en train de fondre sur nous, sur les malades et les pauvres dont le nom- bre ne cesse de croître. La campagne entamée par Etéocle et Hémon devait être brève et elle ne cesse de se prolonger. Les messagers envoyés à Thèbes ne parlent pas de retour mais de la néces- sité de dégager les routes et du besoin de renforts. Etéocle, en me demandant d'ouvrir ma maison aux malades, m'a promis que la cité prendrait les frais en charge. Quand Ismène a rappelé cette promesse à Créon, il lui a répondu qu'Etéocle dirigeait les finances de la ville et que lui n'avait pas le moyen de nous aider. La pénurie commence à s'installer à Thèbes, les prix montent, Ismène s'en étonne car elle sait qu'Etéocle a constitué d'importantes réserves, elle pense que des spéculateurs profitent de son absence. Pendant que chaque jour nous apprenons à Patrocle les mots et les sentiments d'Œdipe, la réalité ne cesse de nous assaillir. Les marchands de plantes et de remèdes vont arrêter de nous fournir. C'est la guerre, dit l'un d'eux, il faut payer comptant. Je leur parle de la promesse d'Etéocle, cela n'entame pas leur méfiance et je m'aperçois qu'ils se demandent si Etéocle et Hémon sont encore en vie. Dirkos, qui apprend le soir avec Patrocle les chants d'Œdipe que nous avons revus, parcourt les rues de la ville en demandant, entre deux chants, qu'on vienne au secours de notre pénu- rie. Beaucoup de gens nous apportent chaque jour du pain et des provisions, parmi eux beau- coup de gamins et de gamines qui déposent leurs dons à l'entrée et se sauvent à toutes jambes sans que nous puissions leur parler. Cela nous permet de tenir mais il faut réduire de moitié les distributions et les remèdes vont manquer tout à fait. Avec tous mes malades et les deux petits enfants abandonnés que j'ai recueillis, je me sens, comme au temps d'Œdipe sur le cap, menacée par une énorme vague. Cette vague, celle de sa folie et de celle de Clios, Œdipe est parvenu à la maîtriser. Une autre vague est là maintenant, née de la folie de mes frères et elle a pris la forme de cette marée croissante de pauvres, de malades et d'infirmes qui est en train de nous submerger. Le matin quand les malades arrivent j'écoute ceux qui ont besoin de parler, je panse les bles- sés légers et quand c'est le tour des autres, ceux qui ont des affections graves et qui ont besoin de remèdes, je leur fais face et leur dis "Aujourd'hui, il n'y aura pas de remèdes. Je n'en ai plus, il n'y a plus d'argent." Ils lèvent vers moi leurs yeux où se lit une confiance totale et ils soupirent, on dirait tous ensemble: "Il y en aura quand?" Le pire est là, ils sont sûrs que je leur trouverai toujours des remèdes et du pain. Je n'ose plus les regarder, je baisse les yeux, je finis par pro- férer une sorte de cri pitoyable "Quand?... Je ne sais pas..." Une rumeur sourde s'échappe d'eux, j'entends qu'elle dit: "Ce n'est pas possible." Ils vont prendre le pauvre morceau de pain et la soupe claire qu'Ismène leur fait distribuer. Ils ne protestent pas mais il y a toujours, autour de moi, cette vague rumeur qui dit: "Ce n'est pas possible que toi, Antigone, la fille d'Œdipe, toi qui as traîné comme nous sans abri et sans pain, ce n'est pas possible que tu ne trouves pas... Nous reviendrons... nous reviendrons demain." Je m'enfuis, je cours affolée vers la maison car je sais qu'ils espèrent avec confiance, qu'ils sont même sûrs que demain j'aurai trouvé. Trouvé quoi? Les deux enfants dorment encore, dans quel- ques minutes ils vont s'éveiller et je ne pourrai plus penser. Œdipe aurait su que faire. Qu'ai-je donc appris en le suivant si longtemps ? A mar- cher, à tenir bon sur la route. Rien de changé, la route j'y suis toujours et je marche sans rien comprendre du matin jusqu'au soir. Quand j'étais avec lui et avec Clios, le soir on s'arrêtait et je partais mendier. C'est ça que je sais faire, c'est pour ça que je suis faite, c'est ça que je dois recommencer à faire. Les deux petits s'éveillent, je les change, je les caresse un peu pour me redonner courage en les voyant sourire et je les confie aux deux femmes qui, comme chaque jour, sont en train de tout ranger. "Occupez-vous d'eux aujourd'hui, il faut que j'aille chez Ismène." Elles me regardent avec des yeux confiants, quelques malades sont restés se reposer et mangent les pauvres restes du repas. Je leur fais signe, ils me disent: "A demain." C'est affreux, ils sont tous persuadés que je serai là demain, avec des remèdes et du pain. Je pars, je marche sans oser penser à ce que je vais faire, j'arrive chez Ismène "Donne-moi une robe, la mienne est trop vieille, je ne veux pas inspirer la pitié. - Tu as pleuré... que vas-tu faire ? - Mendier. Quoi d'autre ? Mendier à l'agora chez les riches." Je vois qu'elle pense : Toi, la fille de Jocaste, la sueur d'Etéocle, ma sueur, mais elle ne le dit pas, avec sa rapidité habituelle elle a tout compris. "Je vais te donner une robe, te baigner, te coif- fer. Puisque tu veux le scandale, il sera d'autant plus grand. - Je ne veux pas le scandale. Je veux de l'argent ! Tout de suite, sans cela il y aura des morts. Beaucoup." Elle se tait, inutile de parler. Elle me baigne, me coiffe et malgré tout je suis heureuse de sentir sur moi ses mains tendres et décidées. Elle me donne une robe, sa couleur me rappelle un peu le manteau que m'a donné Diotime en un temps que je ne savais pas plus heureux que celui-ci. Il me semble que, comme le manteau de Dio- time, tous rues souvenirs heureux ont été usés et déchirés par le travail incessant, l'inquiétude obstinée de ces dernières semaines. Ismène me propose de venir avec moi, non, il faut que j'aille seule. A proximité de l'agora je passe devant le bâtiment du Conseil. Sur le perron, il y a deux gardes devant la porte, les conseillers sont en séance. Une impulsion subite me fait gravir les marches, les gardes m'arrêtent "Interdit. Descendez! - Je dois leur parler. Absolument. - Interdit. Rien que les conseillers. Jamais les femmes. Filez!" Je redescends et tourne machinalement autour du bâtiment, à l'arrière il y a un escalier qui descend vers une porte. Pas de garde. La porte n'est pas fermée, l'intérieur est obscur, plein de matériaux sombres, de caisses et de tonneaux. Au fond je distingue confusément un escalier, je tente de me glisser jusqu'à lui, je m'accroche, je me déchire, la robe bleue sera tachée de graisse et de poussière. Je suis sur l'escalier, il n'est pas trop encombré, je peux passer. Je vais pouvoir atteindre peut-être la porte de la salle du Con- seil et alors... Alors, terreur! Que pourrai-je faire devant tous ces hommes. Je m'aperçois que mes mains sont noires et que comme je transpire de peur, je les ai passées sur mon visage. Je monte l'escalier à tâtons, au-dessus il y a une porte. Derrière une rumeur de voix, les conseil- lers sont bien en réunion. La porte n'est pas fermée à clé, mais elle résiste, elle est coincée, une rage me prend, si près du but, de ne pou- voir entrer. Je pousse de toutes mes forces et soudain la porte s'ouvre avec un abominable fracas. Aveuglée par la lumière, je suis projetée dans une vaste salle où beaucoup d'hommes sont solennellement assis. En face de moi il y a un homme jeune qui s'est levé en sursaut et me regarde d'un air effrayé comme si j'étais une apparition. Il cesse d'avoir peur, il crie "C'est une femme!... Dehors, dehors!" Une rumeur de ruche s'élève de la salle. L'homme soudain menaçant s'avance vers moi. Pour lui échapper, je me glisse en courant par la travée centrale qui mène au siège de celui qui préside. Je suis devant lui, je saisis ses genoux, je le reconnais c'est Thymos, un des officiers de l'armée, un ami d'Œdipe, il a bien vieilli, com- ment pourrait-il me reconnaître, moi aussi j'ai changé. Il faut le supplier, vite, tant qu'on ne m'a pas jetée dehors. "Je suis Antigone, la fille d'Œdipe, la sueur d'Etéocle. Mon frère m'a demandé de soigner les malades et les pauvres du faubourg. Il devait me donner de l'argent, il n'est pas revenu et je n'ai plus rien. Plus de remèdes pour les malades, plus de nourriture... Et les enfants, demain ils vont mourir. De l'argent, il faut de l'argent tout de suite!... Vous ne me reconnaissez pas parce que je me suis salie dans la cave. Ne me chassez pas ! je suis. Antigone." Il me regarde avec bonté et je vois qu'il me reconnaît. "Tu n'avais pas le droit d'entrer ici, Antigone, ce n'est pas un lieu pour les femmes mais nous allons t'aider. Je vais proposer qu'on vote un subside pour tes pauvres et tes malades en attendant le retour du roi." Il y a une rumeur d'approbation dans la salle mais je proteste "Ce sera trop lent, il y aura beaucoup de morts. Donnez tout de suite chacun, un peu d'argent, un peu de ce que vous avez." Le visage de Thymos se ferme "Ce n'est pas l'usage d'agir ainsi en ce lieu." Dans mon dos j'entends le même bruit de guêpes furieuses qu'à mon entrée. Cela veut dire : Chassez-la ! C'est intolérable! Je leur fais face, je dis "Ce qui est intolérable c'est la guerre, celle qui se fait sans que vous le sachiez, la guerre contre les malades qui n'ont plus de remèdes, contre les pauvres qui ont faim, contre les petits enfants qui vont mourir. Etéocle le roi, mon frère, m'a promis de l'argent. La guerre l'empêche d'être là. Vous savez bien qu'à son retour il tiendra sa promesse mais alors plus de la moitié de ceux dont il m'a confié la charge seront morts." Je me tourne vers Thymos, je le supplie "Donne le premier, car ce n'est pas à moi que tu vas donner mais aux grandes mains célestes et à la déesse rayonnante, ce sont eux qui t'invoquent par ma bouche." Thymos hésite encore et je lui dis très bas "Souviens-toi que j'ai mendié dix ans pour Œdipe, ton ami, sans jamais rien te demander." Il se lève, il apaise d'un geste les rumeurs qui persistent. Il sort deux pièces de sa bourse et les pose dans mon panier de mendiante. Il fait plus, il me prend par le bras et me guide vers les rangs des conseillers. Le premier d'entre eux est un homme très vieux, il me dit "Je ne vois plus bien Antigone mais je t'ai entendue. Tu as bien fait de venir et de nous dire des choses que nous avions tort d'ignorer. J'espère que tous te donneront comme moi." Il me donne deux pièces et y ajoute une bague. Je passe avec Thymos dans les rangs de ces hommes aux visages imposants et orgueil- leux, tous me donnent, certains pour faire comme les autres mais beaucoup, saisis de compassion, ajoutent aux pièces des bijoux, des bagues ou des colliers. Quand je suis passée devant tous les con- seillers Thymos me reconduit à la porte. Je me retourne, un grand mouvement de joie m'en- vahit et je dis : "Vous nous avez donné, je ne suis plus seule, nous ne sommes plus seuls. Merci." Je souris à Thymos pendant qu'il m'ouvre la porte et dit aux gardes stupéfaits de me laisser passer. Son visage sévère s'éclaire et il me dit . "Nous t'aiderons encore." Je suis heureuse, je suis troublée. Je me perds et quand je finis par arriver chez Ismène, elle est effrayée en voyant ma robe pleine de taches et mon air égaré. "Que t'est-il arrivé ? Tu es tombée ?" J'enlève le linge qui couvre mon panier et je dis: "Il est arrivé ça! - Qui te l'a donné ? - Les conseillers. Je suis entrée chez eux par en dessous, et je me suis salie dans le noir. Ils voulaient me chasser. Thymos m'a reconnue, il m'a aidée. Ils ont donné, tous. Vite, vite, regarde s'il y a assez pour les remèdes et pour nourrir les pauvres." Elle commence à compter, elle bat des mains. "Rien qu'avec les pièces tu as de quoi payer les dettes et tenir un mois en attendant Etéocle. - Envoie vite chercher les marchands, Ismène, payons-les pour qu'ils nous livrent demain." Le lendemain remèdes et nourriture sont là, les malades sont nombreux et Dirkos m'assiste, comme le faisait Main d'or en ne les laissant venir que chacun à leur tour. A midi, Ismène arrive triomphante "Le principal bijoutier du marché a acheté les bijoux qu'on t'a donnés. Il m'a proposé un prix que je n'espérais pas. J'allais accepter quand Vasco est entré à côté de moi. - Qui est Vasco, Ismène ? - L'homme d'Etéocle. Aussi l'étrange ami de K. Le chef de la police secrète d'Etéocle si tu veux, mais cette police comporte pas mal de voleurs, d'esclaves en fuite et de gamins chapardeurs, comme ceux qui t'apportent si sou- vent des légumes et de vieux vêtements. - Etéocle a une police secrète ? - Naturellement, sans cela quand il est en campagne Créon serait le maître. Vasco a dit - Ces bijoux valent plus. - Pas pour moi, a dit le bijoutier. - Un tiers de plus, a dit Vasco, sinon... Le bijoutier a un peu blêmi et a dit tout de suite: J'accepte. - Et tu feras encore un bon bénéfice, a dit Vasco. Quand j'ai voulu le remercier, il avait disparu. Nous aurons l'argent demain, te voilà tranquille pour deux mois. D'ici là Etéocle sera revenu." Nous avançons dans l'automne, nous allons vers le froid, le prix des denrées ne cesse de monter, chaque jour il y a de nouveaux malades et d'autres affamés qui frappent à ma porte. Ismène, qui s'est réconciliée avec Dirkos, lui a appris à les examiner d'abord et à renvoyer les simulateurs et ceux qui ont encore une famille qui peut les assister. Il n'a pas pour cela l'autorité joyeuse de Main d'or ni le regard infaillible de K. mais quand il a des doutes il appelle Patrocle et celui-ci avec ses mains d'aveugle discerne vite si la détresse de celui qui vient à nous est vraie ou jouée. Je reçois un bref message d'Hémon, il a pu secourir une ville alliée, il y a même recruté des soldats. La campagne est dure, les Nomades s'infiltrent partout. Il ne pourra pas revenir avant l'hiver. Etéocle reviendra avant lui. Il me dit qu'il m'aime de plus en plus. Etéocle doit revenir mais il n'est pas là. Créon a bloqué le subside que les conseillers ont voté pour nous. C'est Etéocle qui gère les finances, a-t-il répété, rien ne peut se faire sans son accord. Ismène pensait qu'avec l'argent reçu je serais tranquille pour deux mois. Un mois seulement s'est écoulé et presque tout est dépensé. Dans quelques jours il n'y aura plus rien et les ma- lades, les pauvres, les petits enfants que j'ai recueillis seront toujours là. Il me semble qu'ils sentent le danger et que malgré la gaieté et les plaisanteries d'Ismène ce sont des regards angois- sés qu'ils tournent déjà vers moi. Est-ce qu'Etéocle sera revenu avant que nous soyons sans rien, comment l'espérer alors que tout devient plus sombre et plus menaçant chaque jour. Cette nuit je fais un rêve : Quelqu'un me demande de graver sur une pierre un cerf qui court vers la source des eaux. Comme il va me donner de l'argent, j'accepte. Je commence à tracer le dessin sur la pierre, ce n'est pas un, ce sont deux cerfs qui apparaissent mais la source que je m'efforce de sculpter s'éloigne sans cesse et il est de plus en plus évident que les cerfs ne l'atteindront jamais. Je m'éveille désespérée mais je me rendors vite et dans un autre rêve je vois une meute de cerfs poursuivre avec une gaieté, une férocité admirables les deux grands chiens qui les poursuivaient jusque-là. J'entends le souffle de mes frères devenir haletant, ils cou- rent moins vite, ils trébuchent, ils vont tomber. Je m'efforce en vain de les secourir et je sens que je vais succomber avec eux. Un homme de l'ombre regarde la scène, c'est le tiers nécessaire, dit une voix. Je suis épouvantée par ces rêves mais leur beauté sombre et sanglante me transporte. Elle exige un oui donné sans réserve à l'inflexible marche de l'événement et je découvre en moi une petite intrépidité à ma taille, qui va suffire pour ce que j'ai à faire. Le lendemain je dis à Ismène "Demain j'irai mendier, il ne nous reste presque plus d'argent, je ne veux pas être prise de court. - Il en reste encore pour trois jours. Etéocle sera peut-être de retour. - Je ne veux plus l'attendre et avoir peur, je ne veux plus dépendre de lui ni de personne. Je ferai ce que je sais faire, ce que je peux faire toute seule : mendier. Je veux redevenir ce que je suis vraiment: une mendiante. J'ai vu cette nuit ce que je dois faire maintenant, je dois penser à l'argent avec autant d'intensité qu'Etéocle. Et je dois dépenser cet argent pour les pauvres avec la même prodigalité que Polynice. - Et si les gens ne te donnent pas, Antigone, ou trop peu. - Le délire des jumeaux m'emporte, les gens donneront, il faudra qu'ils me donnent! - Je ne t'ai jamais vue comme ça, j'ai con- fiance, je t'aiderai." A ce moment, Dirkos vient chercher Ismène car une querelle s'est élevée pendant la distri- bution du pain. Elle se sauve et je passe le reste de la journée à préparer des remèdes pour plusieurs jours. Le lendemain matin je reçois les malades plus tôt, puis avec mon panier je pars mendier au pied d'une colonne de l'agora. Pendant ma course vagabonde avec Œdipe j'avais renoncé à mendier de maison en maison. Je m'installais au centre du village et je poussais un long cri. C'était sans doute un cri de détresse mais qui disait seulement : Nous sommes là, l'aveugle et moi, nous attendons, nous avons faim, qu'est-ce que vous allez faire de ça ? Chacun dans le village finissait par entendre cette ques- tion qui devenait de plus en plus pressante. Chacun portait l'obscurité d'Œdipe et les deux êtres, l'homme et sa fille, sans maison, sans lit et sans pain. Finalement, au fil des années, nous avons beaucoup reçu et c'est ce don pauvre mais per- pétuel qui a rattaché Œdipe à la vie. Demander, recevoir parce qu'on a eu la confiance de demander, on s'aperçoit alors qu'on ne mendie pas seulement pour survivre, on mendie pour n'être plus seul. Je me recueille longuement et je pousse mon cri, comme dans les villages autrefois. J'entends un pas rapide, une femme me glisse un pain "Vite, cache-le, que mon mari, que personne ne sache. Heureusement que j'ai l'oreille fine, je t'ai entendue." Une bande de gamins à l'air déluré s'arrête, ils me font signe que leurs poches sont vides. "Nous te connaissons, Antigone, si les gens te donnent demain, nous t'aiderons à transporter, aujourd'hui c'est trop tard." Deux passants jettent des piécettes dans mon panier, une femme y dépose un quignon de pain. Si c'était comme autrefois pour Œdipe et pour moi ce serait suffisant, ce n'est rien pour ma grande famille d'affamés. Le soir tombe, les gens passent sans me voir, la ville est beaucoup plus sourde que la campagne. Le lendemain, mendiante définitive au coeur de Thèbes, je vais plus tôt à l'agora. Je me pros- teme d'abord au pied de ce qui doit devenir ma colonne et j'embrasse la pierre en me disant Je ne suis plus dans les petits villages où je men- diais pour mon père. Je suis dans la cité des frères ennemis, dont Etéocle a fait une ville immense, un pays de riches que Polynice veut prendre et posséder de force. Ce n'est plus l'ancien cri que je dois pousser ici, il est trop faible pour la ville inexorable où plus personne n'écoute. Jamais je n'ai mendié dans une grande ville, je ne sais pas ce qu'il faut faire. Qu'importe ! La première fois qu'il a chanté, Œdipe ignorait aussi quelle voix allait sortir de son ventre et de son âme. Je fais silence en moi, je me con- centre sur cette image du premier chant d'Œdipe, le soir du solstice d'été quand Diotime s'est penchée vers moi pour me dire : Notre aède nous a trouvées. Je mets mon panier de mendiante devant moi et j'attends en murmurant des prières, derrière les colonnes, sur les toits je vois les gamins d'hier et beaucoup d'autres qui me regardent comme si quelque chose devait se produire. Je les oublie, je ne les vois plus ni ceux qui passent et qui me jettent peut-être quelques sous. Toute mon attention est requise par ce qui se passe en moi et qui vient de bien plus profond. Il y a une colère, une étrange et brusque fureur qui gran- dit en traversant mon corps et va produire un cri. Le cri d'un enfant malingre, enfermé, aban- donné dans une cave et qui entrevoit, à travers les millénaires ténébreux, l'espérance, l'existence de la clarté. C'est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés pour elle et qui en ont été indéfi- niment exilés. Le cri progresse sauvagement en moi, il me déchire, il me brise sur un sol sans devenir et me force à verser mes larmes les plus dures. Le cri, le crime, plane au-dessus de la ville et il n'est plus question de le retenir mais seulement de l'expulser en douleur et en vérité pendant tout le temps qu'il exigera pour naître. Je suis perdue, plus perdue que jamais dans l'obscurité de mon existence mais je sens que je ne suis plus seule. Des gens, beaucoup de gens sont accourus à mon appel, certains pleurent avec moi, d'autres m'apportent une part de ce qu'ils croyaient à eux et ne peuvent plus garder. Je voudrais les remercier, leur dire : Assez, c'est assez ! Je ne peux plus retenir un autre cri, le second qui ressemble à celui d'une femme en amour ou d'une ville forcée. J'entends des gens, encore des gens qui accourent. Ils jettent des pièces dans mon panier qui déborde de dons. On pose des pains, des galettes tout autour de moi. Je reconnais la voix tremblante de la boulangère qui dit: "Arrête, Antigone, ou je te donnerai tout. Tout ce que je devrais vendre. Mon mari ne t'entend pas, certains, c'est incroyable, ne t'entendent pas. Si je te donne plus, il me battra à mort." J'ai pitié d'elle, je me prosterne, le front contre le soi, pour ne plus appeler, ne plus hurler comme un enfant perdu. Le cri veut s'élever encore, je tente de le contenir dans mon ventre qui se crispe, de le barricader dans ma gorge qui s'étrangle, malgré tout il jaillit. Non! Non, il n'y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d'absurdes désastres, de vies détruites, d'espérances piétinées. Pas assez de sang, d'enfants tués, de destructions et de folies sur la terre. Il faut que la chose grandisse encore, montre enfin au grand jour sa tête hideuse et molle et dévoile sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu'elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu'elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu'il déborde ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n'existe pas. Le cri me déchire et me force à me relever tandis qu'il se termine en sanglots saccadés. Je parviens à ouvrir les yeux, il y a autour de moi une foule qui me regarde et qui pleure en silence. Oui, de cette ville belliqueuse, avare et dure, tous ces gens sont venus pour pleurer avec moi, pleurer sur le malheur qui est, sur celui qui s'annonce et dont le cri leur a fait entrevoir l'imprévisible étendue. Il devait porter aussi quelque obscure espérance puisqu'ils ont apporté tout cet argent et cette prodigieuse quan- tité de dons qui m'entourent. Fendant la foule un homme s'avance vers moi. Je pense : c'est l'homme d'ombre du rêve. Il arrête d'un geste la fin de mon cri. Il dit "Assez!" Il dit: "C'est trop... Ici, c'est la vie. Ce n'est pas le lieu pour cela. - Où est le lieu ?" On voit sur son visage qu'il a pleuré, lui aussi, il me parle et me regarde très sobrement comme quelqu'un pour qui - comme pour Œdipe - échec et victoire, bien et mal, tout est devenu la même chose. Je voudrais lui parler du lieu, s'il existe, mais déjà il a disparu. La nuit approche, comment vais-je transpor- ter à la maison de bois tout ce que j'ai reçu ? Un des gamins qui ne cessent de m'observer. un grand garçon à l'air hardi s'approche. Quand je me suis relevée après mon cri, je l'ai vu qui pleurait dans la foule, maintenant il me sourit "Je m'appelle Zed, tu auras besoin de char- rettes pour transporter tout ça, les autres sont allés en chercher. - Qui vous envoie?" Il est surpris : "Vasco, naturellement. - Vasco, c'est l'homme qui est venu me parler. - Oui, nous sommes sa bande. Voilà, tes charrettes sont là." Un essaim de gamins et de gamines attifées en garçons m'entoure, Zed me dit "Nous crevons de faim comme toujours, donne- nous un peu de pain et tout le reste arrivera chez toi sans perte. L'argent, garde-le bien dans ton panier mais c'est sans risque, nous te protégeons. - Vous me protégez? - Il y a longtemps que nous le faisons, sans cela, confiante comme tu es il y a beau temps qu'on t'aurait tout volé." Ils chargent les charrettes avec soin et après leur avoir distribué du pain, je prends plaisir à revenir entourée de leurs visages futés et rieurs. J'ai en- voyé un message à Ismène, elle m'attend quand nous arrivons en tumulte à la maison de bois. Elle est aussi stupéfaite que moi par l'impor- tance de l'argent et des dons que j'ai reçus. "Tu as tiré tout ça de ces sourds, de ces avares, c'est incroyable. Comment as-tu fait, Antigone ? - Je ne sais pas. J'ai crié. - Tu as crié! Toi, Antigone ? - Oui. J'avais honte mais ils ont donné. Ils ont dû. - Ils ont dû ! Tu criais quoi ? - Je ne sais pas, ce n'était plus moi qui étais là... Je criais contre la vie ou pour elle." Elle me prend dans ses bras "En tout cas la maison de bois est tirée d'af- faire pour un temps. - Je n'en suis pas sûre, Ismène, j'ai annoncé que je retournerais à l'agora tous les deux jours. Il le faudra." Il le faut en effet car l'armée commence aussi à nous envoyer des blessés. Nous sommes clai- rement protégés maintenant par Vasco et ses bandes de jeunes. Ils ont trouvé une meilleure maison pour nos voisins qui ont déménagé. Les garçons ont abattu la clôture et aménagé la maison où je puis installer plusieurs femmes sans logis qui se chargent de la cuisine et m'ai- dent à préparer les remèdes. L'hiver survient, je reçois parfois de brefs messages d'Hémon que la guerre retient loin de Thèbes. Ces messages me donnent de la joie mais semblent m'arriver d'un autre univers. Je suis tellement plongée dans la part malheu- reuse et souffrante de Thèbes, si occupée par les angoisses de ceux dont j'ai la charge que je n'arrive plus à imaginer un autre monde ni une autre vie. Quand je passe dans l'ombre immense de nos murailles, dans les rues battues par le vent et la pluie et que je sens monter vers moi l'odeur écoeurante des caves humides, je ne par- viens plus à croire à la chaleur d'une maison, à la présence de petits enfants, à tout ce qui, un moment, a paru presque proche entre Hémon et moi. Le possible, avec la guerre, ne cesse de rétrécir ou de s'éloigner hors de portée. La vie n'est plus tout à fait la vie mais une sorte d'at- tente, de ciel gris et de mort en suspens. Je vais mendier tous les deux jours à l'agora et beaucoup de jeunes viennent là se faire soi- gner par moi. J'apporte des remèdes, je leur donne un peu de pain, j'apprends qu'ils appar- tiennent à des bandes rivales qui, chose étrange, se réclament toutes de Vasco. Je ne comprends pas les causes de leur rivalité et je les soigne tous sans faire de différence entre eux. Zed vient me voir à l'agora ou à la maison de bois dès que Vasco le laisse libre. Il devient un compa- gnon de chaque jour et sa connaissance cruelle et amusée de la vie me surprend. Je lui demande comment il a pu dès le premier jour manifester une telle confiance en moi ? "Je te connaissais déjà très bien. - Comment cela? - Il y a longtemps que nous parlions de toi, Antigone. Vasco nous avait tout raconté La Sphinx, Œdipe, Jocaste, puis ton père aveugle qui s'enfuit de Thèbes et toi qui le suis et men- dies pour lui. Il nous a parlé aussi de Clios le danseur, de Diotime et du jour où tu as refusé de devenir reine des Hautes Collines parce que tu aimais mieux repartir sur la route avec Œdipe. - Pourquoi parlez-vous ainsi de moi, je déteste cette curiosité." Zed est navré : "Ce n'est pas de la curiosité, on aime parler de toi avec Vasco." Il est vrai que Vasco est devenu une sorte d'ami. Quand je suis à l'agora je le vois souvent, derrière une colonne, ou dans l'entrebâillement d'une porte, qui m'observe. Si j'ai besoin d'aide, il est toujours là et répond à mes demandes par oui ou par non. Souvent je le vois passer avec une de ses bandes et les gamins, si bruyants lorsqu'ils m'aident ou viennent se faire soi- gner, le suivent en silence comme une meute de jeunes loups. Il me déconcerte, j'aime sen- tir autour de moi sa présence mystérieuse et redoutable. Un soir, après une journée où j'ai mendié avec succès, un homme de haute taille s'arrête et dépose des pièces dans mon panier. Mon atten- tion est ailleurs et je le remercie sans le voir, d'une formule rituelle. Je l'entends rire, c'est Etéocle, je me lève d'un bond, je le serre dans mes bras "Toi, enfin toi!" Il est bruni par le soleil et le vent. Il a beaucoup maigri, il est aussi heureux que moi de nos retrouvailles. "Ainsi tu mendies, toi notre sueur, et à Thèbes ? - Tu ne revenais pas, tu n'as pu me donner ce que tu avais promis. L'argent manquait. - Que dirait Polynice ? - Polynice ? Il dirait: Quel bon tour tu joues à tous ces avares ! - Mais qu'aurait dit Jocaste ? - Avec Jocaste, il n'y aurait pas eu de guerre, elle vous aurait subjugués tous les deux!" Il rit franchement, son rire est aussi beau que celui de Polynice, mais on sent qu'il recouvre une profonde tristesse. Je demande: "Et Hémon ? - Encore en campagne avec la moitié de l'armée, pour empêcher Polynice d'investir déjà la ville. - S'il assiège Thèbes, ce sera dur. - C'est ici que nous devons le vaincre, Anti- gone, en rase campagne, avec ses cavaliers bleus, il a l'avantage. - Vous avez perdu des batailles ? - Non, nous avons toujours pu décrocher à temps, mais reculer, c'est dur, surtout quand Polynice rit. Ici, il cessera de rire car je lui ferai, à mon tour, un type de guerre auquel il ne s'attend pas. - Est-ce qu'Hémon ne sera pas fâché de savoir que je mendie ? - Hémon t'aime comme tu es." Que cette parole m'est douce. Je voudrais encore parler d'Hémon avec Etéocle mais il est pressé comme toujours. Il m'embrasse et s'en va. Comment fait-il pour être si fort, si joyeux - aussi joyeux que Polynice - et en même temps si triste ?