LE RETOUR L'échec de ma rencontre avec Polynice, la tris- tesse de le quitter occupent ma pensée et ma vue, jour pendant ce temps a changé d'allure et pris de lui-même un beau trot allongé. Main d'or s'est assis pour mieux suivre du regard l'action de l'étalon, un sourire d'admiration sinue sur ses lèvres et par de légers hochements de tête il approuve ce qu'il voit- jeaisse mon regard se guider sur le sien et comme lui> 1 'e perçois le mouvement rythmé des épaules, l'attaque hardie des pattes, l'harmonie de l'encolure, des gestes de la tête et du bruit de la respiration. Je retrouve le contact léger, le toucher à peine des sabots de Nuit sur le sol, que le rêve m'a évoqué avec tant de justesse en me le donnant à voir en train de galoper sur les vagues. Je passe les rênes à Main d'or, je m'assieds à sa place et je m'absorbe à sa façon dans la con- templation des actes d'un corps juste. je m'aban- donne, je me quitte, je me retrouve dans la souveraineté des allures de jour. Au fil des heures je commence à entrevoir que le renoncement d'Etéocle à Nuit, la quête ardente de jour par Polynice, le don superbe qu'ils se sont fait l'un à l'autre, m'en apprennent plus sur les jumeaux et leurs contradictions que tout ce que j'ai pu observer et savoir jusqu'ici. Le voyage de retour est long, mesuré par les forces de l'étalon que nous voulons amener à Etéocle en état parfait. Après quelques jours nous voyons un cavalier qui vient à notre ren- contre, c'est Hémon. Il donne son cheval à Main d'or et monte dans le char avec moi. Il semble émerveillé de me revoir mais il ne l'est pas moins par la beauté de jour. Je suis un peu piquée de voir qu'il partage son attention entre nous. Je dis: "J'ai échoué." Il hoche la tête et ne dit rien, il rend la main à Jour pour un moment de gloire. La tristesse remonte en moi, je ne puis m'empêcher de sottement demander: "Enfin, que veulent mes frères ?" Il me montre des yeux l'élan libéré de l'étalon qu'il regarde avec un évident plaisir. Je ne comprends pas, il hausse un peu les yeux, et me fait voir deux rapaces qui tracent de vastes cercles dans le ciel "Comme eux... s'éployer." Je suis un peu irritée par cette réponse mais le soir quand je la rapporte à K. il se met à rire et dit seulement : "C'est ainsi. - Et moi alors ? - Toi aussi tu t'éploies, Antigone. A ta ma- nière." Le lendemain Etéocle veut me voir dans sa forteresse, et me dit d'emblée "Ainsi Polynice n'a pu supporter mon cadeau, il a voulu m'envoyer un étalon plus beau que le mien. - Pas plus beau, son égal. - C'est ça le sens ? - Il me l'a dit : Etéocle est mon égal. - Je n'ai jamais cru à cette égalité, je n'y crois pas maintenant. Polynice a du génie, je ne suis qu'un besogneux du pouvoir." Je dépose en face de lui la seconde image que j'ai sculptée, celle où on voit Jocaste sou- rire, rayonnante du soleil de Polynice. Etéocle s'étonne "Il n'a pas gardé celle-ci? - Il a gardé l'autre, celle où Hémon dit qu'on voit ta souffrance. - Etrange... mais après tout c'est juste et il m'envoie pour la guerre ce prodigieux animal, car c'est bien pour la guerre que nous avons échangé ces présents." Soudain je ne puis m'empêcher de le saisir dans mes bras "Etéocle est-ce que tu sens ce lien entre nous trois ? Est-ce que tu n'as pas peur du gouffre où Polynice nous entraîne ? - Nous n'avons pas choisi ce lien, il est là, nous ne pouvons le refuser. C'est Polynice qui commande, il ne tolère pas la peur, notre devoir est d'être à sa hauteur. Et nous le serons, comme il veut." Il éclate d'un rire aussi superbe que celui de Polynice. J'entends qu'une porte vient de se fermer pour toujours. Main d'or attend Etéocle sur la plaine pour lui faire essayer jour. Etéocle m'emmène, et après avoir admiré l'étalon nu, il regarde Main d'or le faire évoluer. Etéocle le monte lui- même, après une longue course, il lui fait franchir plusieurs obstacles et le ramène près de nous écumant mais à peine marqué par l'effort. "C'est vraiment, dit-il, l'égal de Nikê, je croyais cela impossible. Comme lui, il galoperait à mort si on ne le retenait." Ces mots me déchirent car mes frères n'auront pas comme les chevaux des mains fermes et aimantes pour les retenir. Ils n'auront personne, personne que moi qui suis bien incapable de les arrêter. Etéocle descend de cheval et vient près de moi. "Je te remercie d'avoir fait ce dangereux voyage et de m'avoir ramené ce cheval. Polynice me l'envoie pour me protéger et me donner toutes mes chances dans la guerre. Je ne savais pas qu'il m'aimait tant." Il est heureux, presque ému, je me risque à lui dire "Vous vous aimez tant, pourquoi la guerre entre vous ? - C'est notre façon à nous d'être libres. Ma pauvre sueur, je crois que tu ne comprendras jamais rien à la haine. La haine, c'est l'amour en dur." Je tente de bafouiller quelque chose sur l'amour, cela fait rire Etéocle "L'amour, Antigone, n'est que l'autre visage de la haine, c'est son visage pâle. Ce n'est pas sa force ardente, celle que Polynice m'oppose sans arrêt depuis l'enfance." Je tente de lui faire face mais ne parviens pas à proférer le non dont tout mon corps est empli. Il hausse les épaules et, d'un air excédé, emmène Hémon et me plante là... Le lendemain, Hémon apporte le reste de la somme considérable que K., à ma grande con- fusion, a exigée pour mes sculptures. "La guerre va reprendre, me dit-il, il y aura beaucoup de malades et de blessés, les centres de soins et les guérisseurs leur seront réservés, il faut d'autres lieux et d'autres soins pour les malades et les pauvres de la ville. Tu as appris à soigner et à guérir avec Diotime, Etéocle vou- drait que tu crées chez toi un petit hôpital pour les malades et les pauvres de ton quartier." J'accepte, je soigne déjà K. et une partie des femmes et des enfants des environs. Main d'or qui est si habile m'aidera pour préparer les remèdes. La maladie de K. ne cesse d'empirer, il est obligé de rester couché une grande partie du jour et le faire manger demande de grands efforts. Ismène lui apporte souvent des infor- mations et lui demande conseil, Etéocle lui- même vient parfois le consulter et j'entends à travers la porte que ces entretiens sont fréquem- ment entrecoupés de grandes crises de toux. Je commence à recevoir de nouveaux mala- des, c'est Main d'or qui les fait entrer quand nous avons mangé et qui les fait repartir lors- qu'ils ont été nourris et soignés, il m'aide aussi à préparer les remèdes. Ainsi je puis continuer à sculpter pour un marchand car l'argent d'Etéocle ne durera pas toujours. K. continue à s'affaiblir, une nuit il crache beaucoup de sang et le matin il ne peut plus se lever. Main d'or me dit qu'à Thèbes il va mou- rir, il faut qu'il retourne très vite à la montagne chez Clios. "Tu l'accompagneras, tu le soigneras là-bas ?" Main d'or me regarde avec tristesse mais acquiesce. K. se rend bien compte de son état, il me dit "Ici, c'est vrai, je ne pourrai plus tenir qu'un mois, deux au plus, mais je suis près de toi, je peux encore être utile. Si je parviens à aller jusque chez Clios, je pourrai vivre encore un an, peut- être plus, il n'est pas sûr que je puisse t'aider de là-bas. - Tu le pourras, ce qui compte pour moi c'est ta vie. Pars chez Clios avec Main d'or, nos pensées ne se quitteront pas." Je parle de ce départ à Ismène et comme toujours elle sait com- ment faire. Le sceau, que Polynice m'a donné à son camp, permettra à K. et à Main d'or de traverser ses lignes et d'être protégés par ses troupes. Etéocle lui en donne un autre pour lui assurer la protection des troupes de Thèbes et de nos alliés. Il y ajoute un chariot léger où K. pourra s'étendre et un bon cheval. La veille du départ K. me parle longuement, il insiste pour qu'après l'avoir conduit chez Clios, Main d'or revienne à Thèbes m'aider. Je refuse, Main d'or doit rester chez Io pour le soigner avec elle mais aussi pour aider Clios à mener à bien le grand projet de creuser dans le flanc de la montagne le tracé du parcours d'CEdipe autour d'Athènes. Cette forme est très importante même si nous n'en pénétrons pas encore le sens. Je rappelle à K. la réflexion d'Etéocle en voyant le modèle que Clios m'a envoyé: Le long de ces demi-cercles qui vont en s'élargissant vers le haut on peut marcher, on peut s'asseoir, on peut attendre et voir un événement. "Quel événement? demande K. - Je ne sais pas, pas encore. Les événements peuvent survenir si vite dans la vie. Un matin j'ai vu Jocaste avec des yeux désespérés mais, pour moi, comme pour les autres, toujours belle, toujours la reine. Une heure plus tard elle était morte et mon père s'était crevé les yeux. Une part de ma vie s'est brisée alors, mais c'est allé si vite que je n'ai pas pu comprendre. - Dans ce lieu on pourra comprendre ? - Peut-être mieux. Les enfants quand ils jouent au loup, est-ce qu'ils n'apprennent pas un peu ce qu'est un loup et comment se défendre ?" Un bref éclair surgit dans le regard de K., est-ce que ses yeux clairvoyants vont comprendre ce que je ne fais confusément qu'entrevoir ? Comme K. se tait, j'ajoute "C'est toi, peut-être qui vas trouver là-bas le sens de ce lieu ou nous le découvrirons ensem- ble en pensant l'un à l'autre. C'est pour cela qu'il faut que tu vives et que Main d'or reste avec toi. C'est ce qui est le plus important. - Pourquoi ? - C'est pour cela que je suis venue." Je ne comprends pas ce que je viens de dire, il me semble que quelqu'un a parlé à ma place mais K. approuve, il murmure "Oui, c'est pour cela." Je vois que son départ demain est aussi pour lui un grand chagrin. Il a une longue quinte de toux, quand il est remis il me souffle "Tu pourras compter sur Vasco, l'ami d'Etéocle et ses jeunes amis, il me l'a promis. Il se fera con- naître le jour venu, tu peux lui faire confiance." Hémon et Etéocle n'ont pu revenir encore de leur dernière expédition et je suis seule, avec Ismène, pour conduire les voyageurs jusqu'à la porte. Je mesure en les accompagnant tout ce que je vais perdre, la force joyeuse, la bonté de Main d'or et le regard de K., la justesse de ses rares conseils ou de ses silences et ses chants, main- tenant murmurés, qui ont soulevé mon âme au- dessus d'elle-même. Je retiens à grand-peine mes larmes, il le voit et brusque notre séparation. Il saisit ma main et l'embrasse à sa manière d'un léger effleurement, il se penche vers Ismène et lui souffle quelque chose à l'oreille. Je crois qu'elle va pleurer mais, à la façon de Jocaste, elle se redresse et se contient. Nous étreignons Main d'or et sur un signe de K. il bondit sur le chariot qui s'ébranle. Nous les suivons longuement des yeux, Ismène finit par m'entraîner sur le triste chemin du retour. Je l'interroge "Qu'est-ce que K. t'a dit?" Elle n'hésite pas "Il m'a dit: Protège-la si tu peux. - Tu as presque pleuré ? - Oui, car je ne pourrai pas te protéger, tu ne veux pas l'être. T'aider peut-être, un peu. Pour moi aussi le départ de K. est une grande perte, pour Etéocle également, il était devenu son meilleur conseiller et Polynice n'est pas son seul adversaire." Les malades arrivent, ils arrivent chaque jour plus nombreux, les premiers jours je souffrais seulement de la solitude, je mesure maintenant combien l'aide de mes amis me manque. Chaque jour Main d'or filtrait les malades, il ne les lais- sait entrer qu'à l'heure dite, s'il avait des doutes pour certains il les envoyait chez K., son regard perçant, ses questions toutes simples en appa- rence avaient vite fait de déceler les simulateurs. Je n'avais qu'un nombre déterminé de malades qui venaient à leur tour et que j'avais le temps d'examiner, d'écouter, de soigner. Le soir Main d'or m'aidait à préparer les remèdes. Je suis bien incapable de maintenir l'ordre que mes amis avaient établi. Les malades sont plus nombreux, ils viennent plus tôt, ils partent plus tard, ils se querellent et parfois se battent pour être soignés les premiers. Certains sont affamés, ils arrachent les légumes de Main d'or, ils pillent les provisions, devant leur misère je n'ai pas le courage de les arrêter et souvent le soir je n'ai plus rien à manger moi-même. Ismène vient me voir souvent, elle s'aperçoit du désordre et de la saleté qui commencent à envahir la maison de bois et me dit "Tu es débordée. Il ne faut pas tout faire toi- même, il y a des remèdes qu'on peut faire préparer au marché, pour tes pauvres il faut organiser une soupe et une distribution de pain. - Comment payer cela ? - Avec l'argent d'Etéocle. - Je l'ai gardé, cela me semble injuste, je veux le lui rendre. - Sottise, tu as gagné cet argent, puisque tu ne veux pas l'utiliser pour toi, emploie-le pour tes malades." Je lui donne l'argent et chaque jour Ismène vient à midi. Elle a convoqué les marchands qui apportent des remèdes, d'autres qui appor- tent de quoi faire la soupe et distribuer du pain sous son contrôle et je puis m'occuper seule- ment de soigner les malades. C'est merveille de la voir rétablir l'ordre, diriger les femmes qui préparent le repas et calmer les disputes au moment difficile de la distribution de la soupe et du pain. Sa gaieté, ses plaisanteries détendent l'atmosphère et c'est avec une autorité souve- raine qu'au milieu d'un flot de rires et de bons mots elle décide les voleurs et les faux malades à s'en aller de bonne grâce. Quand la distribution du repas est finie, elle vient s'asseoir près de moi avec une écuelle bien remplie qu'elle me force à manger après avoir fait s'écarter les malades. C'est un moment très doux, nous nous parlons peu, mais nous sommes très proches. Parfois j'hésite à continuer à manger, elle insiste "Achève tant qu'il y a quelque chose à manger ici, ce soir il ne restera rien, tu auras de nou- veau tout donné. Hémon serait bien fâché s'il voyait ça. - Hémon me paraît si loin... tu crois qu'il reviendra ? - C'est parce que tu te fatigues trop que tu en doutes. Je ne passe ici que deux heures et je reviens chez moi fourbue. Toi, tu tiens toute la journée, je ne comprends pas comment tu fais." Elle m'embrasse, elle s'en va de son pas léger mais je sens que sous son air rieur elle est aussi inquiète que moi. Chaque jour il y a plus de malades et de gens affamés qui viennent le matin, l'argent d'Etéocle s'épuise et il ne revient pas pour nous donner le subside qu'il nous a promis. Chaque jour je crois que nous n'aurons pas assez pour le repas et pourtant nous y par- venons car des donateurs inconnus - prévenus par qui de notre détresse ? - nous envoient de quoi continuer. Un soir, comme je suis seule en train de pré- parer les remèdes du lendemain, un aveugle survient, et me dit: "Soigne-moi comme tu faisais pour ton père, les aveugles tu connais ça. On m'a dit que tu as un petit atelier dont tu ne te sers plus pour le moment. Fais-moi un lit là, tu vois que je suis discret je ne te demande pas une place dans ta maison. Il commence à faire plus froid, il ne convient pas qu'à mon âge, oui j'ai l'âge d'Œdipe, je loge encore au grand air dans cette saison. le connais presque toutes les chansons d'Œdipe, si tu prends soin de moi, je te les chanterai." Je sens tout de suite en lui le simulacre, il a la taille haute d'Œdipe, il porte un bandeau à sa manière, il s'est fait son long pas hésitant, sa voix brève, il ne voit plus très bien mais il n'est pas aveugle. Il simule l'aveuglement et cela me touche car cela ranime en moi l'image du père. Je pressens qu'en face de ce mélange de faux et de vrai je vais pouvoir penser autrement à Œdipe, limiter le souvenir, ne pas me laisser submerger par le manque ou par l'admiration. Je fais ce que l'homme me demande, je dresse un lit dans l'atelier où je n'ai, c'est vrai, plus le temps de sculpter, je lui donne le pain qui me reste et le préviens "Tu ne pourras rester qu'une nuit car demain ma sueur Ismène, qui est plus ferme que moi, découvrira que tu n'es pas aveugle et te fera partir. - Je sais qu'Ismène me chassera en riant à midi, mais Antigone me reprendra le soir. Je sais attendre, comme toi ma fille, à la fin c'est toi qui l'emporteras et je resterai dans ce lieu qui me plaît et où je saurai me rendre utile. Je vais maintenant te chanter un poème d'Œdipe, demain j'en chanterai un autre pour Ismène et ceux à qui vous distribuez la soupe." Il commence un poème que j'ai entendu plusieurs fois chanter par Œdipe, il raconte comment Héraclès, encore enfant, découvre sa force, exulte de sa découverte et s'effraie des travaux immenses qu'elle va requérir de lui. La voix de Dirkos est belle mais n'a pas l'éten- due de celle d'Œdipe, et ce qu'il chante est récité et non pas inventé avec des mots chaque fois nouveaux comme le faisait mon père. Pourtant même appauvri, durci par l'usage que d'autres en ont fait, c'est encore le chant d'Œdipe et la parole anonyme des aèdes et chanteurs de toute la Grèce. Jamais je n'ai ressenti avec autant de force que, si Œdipe nous a quittés, sa pensée, ses rythmes et ses chants vivent toujours au milieu de nous. Le lendemain quand Ismène déniche Dirkos dans l'atelier, elle explose "C'est un imposteur, un chanteur des rues et des carrefours qui peut gagner sa vie et trouver où se loger. K. t'a prévenue pourtant, ne garde personne pour la nuit ou tu seras vite submer- gée. Hémon et Etéocle lorsqu'ils reviendront seront fâchés de voir que je te laisse t'exténuer comme tu fais. Ils le seront bien plus si je laisse envahir ta maison et ton atelier par des gens qui t'exploitent. Je vais le mettre dehors cet homme!" Elle s'en va apostropher Dirkos qui, incapable de répondre aux plaisanteries dont elle l'accable, se laisse faire sans résistance. Au moment de la distribution de la soupe il se poste devant l'entrée et commence à chanter la rencontre d'Œdipe et de la Sphinx. Ismène se fâche mais il lui fait remarquer qu'il est resté sur le chemin et que personne ne peut lui enlever le droit de chanter. Ismène revient sans mot dire, la distribution reprend et je vois qu'elle écoute avec attention ce que chante Dirkos. La distribution terminée elle le hèle "Si tu as une écuelle, viens, il reste un peu de soupe." Il arrive avec son écuelle et Ismène le sert elle-même ce qu'elle ne fait jamais, elle rit et plaisante avec lui mais lui enjoint de filer et il s'en va sans protester. Quand je suis seule le soir, il revient, il va droit à l'atelier et prépare son lit lui-même. "Je suis bien chez toi, Antigone, je gagne ma vie mais maintenant que je t'ai trouvée, je vais rester. - Et Ismène ? - Ismène a raison de me chasser et moi de rester. - C'est mon atelier... - Tu n'en auras plus besoin. - Tu as décidé cela ? - Pas moi, la guerre, la misère vont prendre toute ta vie, Antigone. Ecoute, je vais chanter pour toi seule." Il chante l'Apollon le plus antique, le dieu noir avec son cortège de loups et de rats porteurs de la peste. Apollon qui lentement se transforme et devient le dieu des muses et du soleil levant. Je suis surprise je n'ai entendu Œdipe chan- ter la métamorphose d'Apollon qu'une fois chez Diotime. Comment le chant a-t-il pu parvenir jusqu'à lui ? "Je l'ignore, Antigone, je ne sais pas lire. Ce que je chante je l'ai appris en écoutant parfois Œdipe lui-même, plus souvent par d'autres aèdes ou grâce aux chants que tu as écrits et qui circulent, ici et là." Il enlève son bandeau il me regarde avec ses yeux fatigués "Je suis celui qui vient après, ce que je chante est incomplet, souvent fautif et abîmé, bien que je tente d'être fidèle. Pourtant pour ceux qui m'écoutent Œdipe redevient présent et sa parole est entendue. Oui, c'est par de pauvres chanteurs, de vieux débris comme moi qu'Œdipe et Anti- gone continueront de vivre." Il se prépare posément pour la nuit et en me regardant déclare "Maintenant, rentre chez toi et mange quelque chose, ma fille, tu en auras besoin demain." Le lendemain quand Ismène arrive, elle demande: "Il est revenu?" Je fais signe que oui. "Que tu es molle. Tu ne peux pas dire non? - Je peux parfois, mais pas à lui. - je reviendrai ce soir pour te délivrer. - Laisse-le, il dit que c'est par des chanteurs comme lui qu'Œdipe continue à vivre. - C'est vrai mais c'est un souvenir diminué d'Œdipe, un chant rabougri, un arbre sans branches ni feuilles. - Un jour, un poète viendra, qui redonnera des ailes à ce chant pauvre qu'il maintient. - Quand? - Quand ne nous concerne pas." Dirkos revient le soir avec son ami aveugle, il s'appelle Patrocle et semble n'avoir rien pour se faire aimer. Pourtant ils sont pleins d'attentions et d'affection l'un pour l'autre et je me dis que cette amitié entre deux hommes pauvres, vieil- lis, diminués par l'âge et les infirmités, est sans doute une des belles chose que j'ai vues. C'est Dirkos qui fait vivre son ami mais Patrocle est sa mémoire. Dès qu'il le peut Dirkos l'ins- talle à proximité des chanteurs, des conteurs, des prêtres qui lors des fêtes content les généa- logies et les aventures des héros et des dieux. Patrocle enregistre cela dans sa prodigieuse mémoire et le récite ensuite à Dirkos jusqu'à ce qu'il le retienne. Patrocle me demande de lui raconter l'his- toire qu'il ignore de la traversée du Labyrinthe par Œdipe et de son arrivée en Egypte. Quand j'ai terminé, il me récite un des chants d'Œdipe. Je suis à la fois heureuse et navrée de l'entendre car il y a, presque à chaque vers, des tournures et des mots qu'Œdipe n'aurait jamais employés. Patrocle, quand je le lui dis, me demande de le corriger, et me tend pour cela sa grosse main toujours un peu humide qui me dégoûte un peu. A chaque erreur, je touche sa main en lui disant le mot qu'Œdipe aurait employé. Il le répète, après dix vers il s'arrête et reprend le poème depuis le début. Son incroyable mé- moire a tout retenu et malgré sa voix lourde et son mauvais accent, je reconnais la façon de dire inimitable d'Œdipe. Heureuse, je m'écrie "C'est ça, c'est ça qu'il chantait !" Ismène, qui est survenue, est aussi touchée que moi : "Ce n'est pas Œdipe, ce n'est pas sa voix et pourtant, il est là. Nous vous aiderons Patrocle, toi et Dirkos, ce sera une belle façon d'oublier nos malheurs."