POLYNICE En m'habillant en berger, je me rappelle la façon dont Constantin me regardait quand, vêtue ainsi, j'ai quitté les Hautes Collines. Est-ce qu'Hémon me verra des mêmes yeux avant ce redoutable voyage au camp de Polynice ? Main d'or m'accompagne et comme nous traversons l'énorme porche de la porte de Dirké nous entendons un bruit de galop. C'est Hémon qui arrive sur un char tiré par un cheval noir que le soleil fait briller. Il l'arrête, on dirait sans effort, saute du char avec plus de vigueur que de grâce et nous dit qu'Etéocle l'autorise à nous accompagner tout le jour. Sa force, sa joie, le soleil qui surgit de l'ombre, l'étalon noir étince- lant, tout m'éblouit et je sens que je suis une part, moi aussi, de la splendeur de ce matin. Touché dans son amour des chevaux par la beauté ardente de l'étalon, Main d'or le bou- chonne avec de petits grognements d'admiration. "Son nom est Nikè, dit Hémon, c'est le plus beau cheval d'Etéocle. - Un... un roi, dit Main d'or. - Etéocle désire, Antigone, que tu le donnes de sa part à Polynice." Ce demi-dieu noir dont je dois faire présent à Polynice me fait peur. Que veut Etéocle ? Est- ce qu'il ne s'aventure pas dans un rôle qui est plutôt celui de Polynice que le sien en faisant ce cadeau royal ? J'interroge Hémon "Est-ce qu'il envoie Niké à Polynice en signe de paix ? - Je l'ignore. Etéocle aime passionnément ce cheval, mais moins que Polynice, c'est sa façon de le lui dire. - C'est aussi sa façon de ne pas lui parler de Thèbes, non?" Hémon ne répond pas, il ne faut pas trop questionner l'espérance, m'a dit K., et d'ailleurs il est temps de partir. Main d'or prend un cheval et je monte sur le char avec Hémon. Il me tend les guides, je m'ef- fraie, il y a si longtemps que je n'ai plus monté à cheval ni conduit un char. "Je me rappelle qu'autrefois tu égalais tes frères, ça ne s'oublie pas. Il a la bouche fine, on le conduit au poids des rênes." Je m'aperçois que je peux toujours mener un cheval et y prendre plaisir, d'autant qu'Hémon me regarde faire en riant. "Un temps de galop, maintenant, jusqu'à l'arbre là-bas." Je lance Niké, je le contiens sans le retenir. Merveilleuse légèreté de ses allures, on croirait qu'il touche à peine le sol et galope dans l'air ou sur l'eau. A proximité de l'arbre, je le modère et l'arrête sans effort. Je me tourne vers Hémon et je lis sur son visage une admiration qui, bien injustement, s'adresse moins à Niké qu'à moi. Je lui réponds par un mouvement de joie, qui a dû naître très profond, dans les ténèbres enchan- tées du corps. Déjà je fais repartir Niké, de son pas allongé qui est un plaisir pour l'œil. Il y a aussi quelqu'un qui plane au-dessus de nous et contemple avec un certain détachement cette Antigone, habillée en garçon, entre ces hommes qui l'aiment. Com- bien les regards d'Hémon et l'affection de Main d'or plaisent à cette fille, émue par leur désir, la belle journée et l'étincelant cheval noir. Est- ce vraiment celle qui a suivi Œdipe sur la route et supporté si longtemps le sourire noir, l'amère dérision et l'amour de Clios ? Le soir, Hémon nous prévient que nous tra- verserons bientôt un pays ravagé. Après la bataille avec Etéocle, une partie des Nomades de Poly- nice s'est soulevée. Il les a matés avec d'autres mais nous trouverons sur notre route beau- coup de ruines et de morts abandonnés sans sépultures. Hémon se lève, Main d'or a soigné et sellé son cheval. Il m'embrasse avec tendresse, je suis inquiète "Après cette longue journée, tu vas de nou- veau chevaucher toute la nuit. - J'ai l'habitude et je vais ménager mon cheval de façon à pouvoir entrer à Thèbes au galop pour manifester à Etéocle et à Créon combien je t'aime." En sortant du territoire contrôlé par Thèbes nous trouvons les traces de la retraite de Poly- nice et de la révolte des Nomades. Ce ne sont que maisons incendiées, champs ravagés, chars et chariots qui ont perdu leurs roues et tas énormes d'immondices. Des cadavres d'hommes et de chevaux ont été abandonnés sans sépultures, et des odeurs affreuses s'élèvent de ces charniers où grouillent encore les charognards. Abandon- nés au hasard par les bêtes, on voit des bras, des jambes et même des têtes d'hommes qui ont été séparés de leurs corps pour être dévorés. Au détour d'une colline nous découvrons une rangée de squelettes empalés, leurs faces à demi rongées tournent vers le ciel leurs bouches cruellement torturées par le pal. A notre approche des vautours et des corbeaux s'envolent pesam- ment, jamais je n'avais imaginé que des êtres humains puissent être humiliés de telle façon après leur mort. je suis sur le point de tomber du char et Main d'or heureusement me sou- tient. je ne puis supporter l'idée de ces corps abandonnés sans sépulture, dont les âmes vont demeurer errantes parmi nous. Main d'or me comprend et, parvenus auprès d'une petite source, nous décidons de pratiquer un rite col- lectif pour tous ceux qui n'ont pu recevoir l'honneur d'un tombeau. Nous accomplissons les rites de la terre mère, puis ceux de l'eau, de la pierre et du feu. Nous jetons un peu de sel dans la flamme et récitons les prières qui conviennent aux morts. Puis nous décidons, malgré les risques, de continuer par un autre chemin. Après plusieurs jours de détours nous attei- gnons enfin une vaste piste qui conduit au camp de Polynice. Elle ne cesse de s'élargir et de livrer passage à de grands mouvements de troupes, de cavaliers et de chars. je reconnais l'activité intense, l'animation que suscite la présence de mes frères. Nous arrivons à un poste de garde, le chef de poste me dit en voyant le sceau de bronze que m'a donné Etéocle "Allez, le roi vous attend. - Comment peut-il nous attendre ? - Il a reçu un message de Thèbes." je suis abasourdie par cette nouvelle et je vois qu'un messager déjà part au galop avertir Polynice. Main d'or a soigneusement nettoyé le char, il a fait briller le harnachement de Niké et l'étalon noir resplendit et attire tous les regards. Le camp dont nous approchons est beau- coup plus vaste que je ne m'y attendais. Il a la forme d'une grande roue dont les rangées de tentes de couleurs vives sont les barreaux et la circonférence. Au centre, blanche et or, sur- montée du disque solaire de Polynice, sa tente vers laquelle tout converge. Main d'or, en entrant dans le camp, imprime à Niké un léger galop qui provoque des mur- mures d'admiration chez les soldats qui sortent des tentes pour le voir. C'est d'une manière digne de mon grand frère que nous nous arrêtons en face de la porte où il nous attend, le visage éclairé par la joie. Main d'or saute du char pour m'aider à descendre mais Polynice le prévient. Il me cueille dans le char, m'accorde un instant de tendresse dans ses bras et me pose en face de lui pour mieux me regarder. Moi aussi je le dévore des yeux, qu'il est beau, qu'il est grand, qu'il est bien accordé à cette large roue d'hommes et de tentes colorées qui tourne immensément autour de lui. Mes vêtements de berger lui plai- sent et il me dit comme si nous nous étions quittés la veille "Tu es toujours belle, fillette, et ce qui est mieux tu es toujours toi-même, Antigone." Il se tourne vers Main d'or "Tu as bien conduit ma sueur. Vous vous êtes bien défendus quand des déserteurs vous ont attaqués, tu as caché vos traces et pris des che- mins inattendus. je sais tout sur votre voyage car, depuis notre dernière bataille, mon frère m'a appris à me renseigner et me force à être attentif à tout. Tu es un homme fidèle et habile, j'ai besoin de gens comme toi, quand tu auras reconduit Antigone à Thèbes, veux-tu devenir un de mes hommes?" Main d'or s'incline avec respect et la réponse est non. "Tu fais partie d'un clan? - Cli... Clios ! - Tu ne veux servir ni roi ni cité ? - Non." Il dit cela très simplement en regardant mon frère en face et cela plaît à Polynice. je voudrais bien être comme lui et ne jamais hésiter aux fron- tières du oui et du non mais je ne suis pas ainsi. Niké sent que l'écurie est proche et ses mou- vements d'impatience font ressortir sa beauté. Polynice s'en approche, le flatte et le contemple avec une admiration grandissante. "je n'ai jamais vu un aussi beau cheval, d'où vient-il ? - Etéocle m'a chargé de te le donner, c'est le cheval qu'il aime le plus. - Une splendeur. Il veut me le donner, encore faut-il que j'accepte un tel cadeau. Et venant de lui! je veux voir ses allures, son intel- ligence, sa vitesse, tout. Main d'or monte avec moi sur le char." je ne vais pas les laisser s'amuser avec Niké et rester ici toute seule. Un soldat tient le cheval de Polynice "je vais avec vous. je prends ton cheval !" Polynice est déjà sur le char qui s'ébranle, il me crie quelque chose, ce doit être une approbation. je cours vers le cheval, le soldat a l'air effrayé, il dit "Seul le roi..." Mais déjà je suis sur le cheval qui se cabre très haut, bouscule l'homme et m'emporte dans un galop furieux. Il se défend de toutes ses forces, il n'a sans doute jamais été monté que par Poly- nice, mais je sens qu'il ne m'aura pas et je suis au comble du bonheur. Nous rattrapons le char où Polynice étudie les allures de Niké. En me voyant les dépasser sur ce cheval déchaîné, Polynice exulte et me crie : "Laisse, laisse aller." Le cheval, sentant que je lui rends la main, accélère encore l'allure mais cesse de se débattre. Derrière moi j'entends le char qui se rapproche et Polynice qui crie : "Va !" Il a lancé Niké à toute vitesse, il arrive à ma hauteur, les deux chevaux sont un moment côte à côte, puis sans aucun effort apparent Niké nous dépasse et nous devance de loin. Polynice saute sur le sol et crie: "Retiens-le!" Quand j'arrive sur lui, il se jette sur les rênes de son cheval et m'aide à l'arrêter. Il est content "Tu es, avec moi, la seule à l'avoir monté sans être jetée à terre." Et comme Main d'or nous rejoint "Quelle cavalière, quelle audace et dire que tout le monde te croit si douce." En retournant au camp, il me dit "Quel cadeau me fait Etéocle. Trop beau. Comment le lui rendre, comment l'égaler? - Pourquoi l'égaler? - Il le faut, il faut trouver un étalon qui le vaille et je le trouverai." Ce soir-là, Polynice donne une fête et me propose d'y assister mais je suis trop fatiguée par le voyage et le galop effréné de son cheval. je ne veux plus penser à mes redoutables frères ni à leurs rivalités. je veux dormir et oublier. J'entends en rêve d'énormes vagues se briser contre des rochers. Suis-je en mer, est-ce une tempête que j'entends de la rive, je ne puis le savoir car la nuit est épaisse et le sommeil m'en- gourdit. Je commence à distinguer, dans le tumulte des vagues, des paroles confuses, cou- pées de cris de colère. C'est la voix de Polynice, elle s'élève des flots chargés d'écume qui vont s'écraser sur les brisants. Mon frère est là, il va, il vient en criant dans ma tente. Mais est-ce bien Polynice ? Il est pâle, il est gris, il souffre, il n'y a rien en lui qui rayonne. Est-ce qu'Etéocle est parvenu à entraîner son frère dans les ténèbres de l'angoisse nocturne ? Tandis que je prie pour que le jour paraisse, Polynice crie et explose "Quel piège, ce cheval si beau! Le prince, le roi des chevaux, comment découvrir son égal? S'il existe ? Un présent d'Etéocle qui surpasse- rait tous les miens. Tu n'as pas gagné, frère, je trouverai! Et si je ne peux te donner son égal, je te renverrai Niké et j'irai te le prendre de force à Thèbes, sois-en sûr." Je me lève, il me voit enfin : "Antigone... je suis venu te dire que je pars. Quelques jours avec Niké et Main d'or. Ne crains rien en m'attendant, il faut que je trouve. - J'irai avec toi, je t'aiderai." La nuit se dissipe, il ouvre la porte de ma tente et avec les premiers rayons je retrouve mon grand frère solaire, impérieux, souriant, celui que j'ai toujours connu. Il s'en va sans me répondre. Quand j'ai fini de m'habiller Main d'or m'amène un bon cheval et nous retrouvons Polynice qui chevauche Niké avec un plaisir évident. Quelques Nomades, montés sur de petits chevaux ébouriffés, nous suivent. "Ce sont mes meilleurs alliés, dit Polynice, les hommes du clan bleu, celui-là est leur chef ; Timour. Des hommes et des chevaux d'une extrême endurance et des chasseurs extraordi- naires, avec eux, je ferai bientôt à Etéocle une guerre à laquelle il ne s'attend pas." Pendant de nombreux jours nous allons voir des éleveurs. Nous voyons de très beaux che- vaux mais le regard impitoyable de Polynice, de Main d'or et Timour a vite fait de leur trou- ver des défauts et il est vrai qu'aucun d'eux ne supporte la comparaison avec Niké. Nous poursuivons notre voyage sans résul- tat. Polynice s'attache de plus en plus à l'éta- lon noir et son impatience devient extrême. Une nuit, je rêve que je suis en barque sur la mer, je dois passer entre deux caps que traver- sent des courants puissants. Un cheval nage vers moi, il est à demi submergé par les vagues et pourtant il continue. Je reconnais la tête superbe de Niké, et quand il arrive près de moi, je peux lui passer un harnais. Il bondit hors de l'eau et galope sur la mer, je crois qu'il va sau- ver la barque mais les courants grandissent et Niké n'avance plus qu'avec peine. A ce moment apparaît un autre cheval, à deux ils peuvent galoper sur le sommet des vagues et franchir le passage dangereux. Le matin je raconte mon rêve "Quelle couleur... le deuxième cheval ?" demande Main d'or. Je m'aperçois que je l'ai oublié, mais Polynice affirme "Il est blanc, c'est un étalon blanc qu'il faut à Etéocle." je me rappelle alors que le cheval du rêve était blanc. "Tu vois, dit Polynice, tu as rêvé de lui, c'est qu'il existe." Main d'or nous conduit au bord de la mer chez un éleveur qui vend des chevaux aux rois d'Asie. Lui non plus n'a pas le cheval souve- rain que nous cherchons mais quelque chose m'incite à lui demander "Où habite l'éleveur qui a un étalon blanc?" Il feint l'ignorance et semble effrayé. je suis sur la voie et à ses réponses négatives j'oppose obstinément un sourire en répétant: "Où ?" Il ne peut plus résister à ma question d'au- tant qu'il y a derrière moi la présence formi- dable de mon frère et de Timour. Il dit "Au nord, mon frère Parmenios en a eu un mais je crois qu'il l'a vendu." Nous allons chez Parmenios, c'est un homme riche, très entendu dans son métier. Il sait qui est Polynice et désire manifestement le satis- faire. Il nous fait visiter toute son installation, il a de beaux chevaux mais aucun n'approche de Niké. Il n'a pour le moment, dit-il, aucun cheval blanc. je sens pourtant qu'il y a autour de lui quelque chose de blanc qui m'attire et qui nous est caché. je sors au milieu de la nuit avec Main d'or et Timour et laisse cette sourde attirance me gui- der. Après une longue marche nous parvenons à proximité d'un petit bois, à travers les troncs je discerne une forme blanche et nous décou- vrons, attachée là, une très belle jument blanche, un peu lourde, bien pourvue d'eau et de four- rage. je m'approche d'elle, je la caresse, je passe mes mains sur son flanc, comme je m'y atten- dais elle porte un poulain. Nous ramenons la jument avec nous. Le len- demain Parmenios nous assure qu'il a bien eu un étalon blanc mais qu'il l'a vendu. Il ne peut expliquer pourquoi il a caché la jument. Poly- nice lui ordonne de rester dans sa maison, Timour et Main d'or parcourent la propriété avec la belle jument, ils entendent des hennis- sements et nous finissons par découvrir une écurie souterraine, une véritable forteresse, dans laquelle se trouve caché le magnifique étalon blanc dont nous avons pressenti l'existence. Parmenios est désespéré, il aime ce cheval avec passion et refuse de le vendre. Mon frère lui offre une somme énorme, Parmenios sait que s'il persiste dans son refus Polynice pren- dra l'étalon de force mais il ne peut se résoudre à dire oui. Pendant le bref délai qui lui est accordé pour se décider, Main d'or m'emmène revoir la jument. Après l'avoir examinée et palpée très attentivement il annonce qu'elle va avoir un poulain mâle dont les qualités éga- leront celles de son géniteur. Parmenios com- prend qu'il ne peut refuser plus longtemps l'offre de Polynice et se résout à l'accepter. Polynice est au comble du bonheur et veut comparer immédiatement les deux chevaux. Il monte Niké, Main d'or prend l'étalon blanc, et je regarde avec Timour ces chevaux magnifiques et ces deux superbes cavaliers évoluer au ma- nège puis rivaliser de vitesse dans la plaine. Les Nomades eux-mêmes, toujours impassibles, ne peuvent cacher leur plaisir et leur enthousiasme. Les deux étalons que l'on croyait chacun incom- parable se valent et leur rivalité, très visible, plait beaucoup à Polynice. Il veut les voir ensemble de tout près et sans aucune entrave. Main d'or lui dit qu'ils vont se battre, cela ne l'arrête pas, c'est sans doute ce qu'il désire. Il leur enlève lui-même les licous et c'est parfaitement nus qu'ils se font face, nerveux, piaffants, le corps parcouru de fris- sons. La présence de l'autre, du rival, les élec- trise, leurs crinières se hérissent, ils ruent et se cabrent en hennissant l'un en face de l'autre. L'étalon blanc est le premier touché, on voit le sang couler le long de son cou mais l'autre est atteint bientôt lui aussi. Entre Timour et Main d'or, j'assiste terrifiée à cet admirable combat, chaque mouvement, cha- que déplacement des corps est porté à sa per- fection mais nous sommes bientôt saisis par la crainte de voir ces deux merveilles terrestres, que la passion rend presque surnaturelles, se blesser gravement dans leur affrontement. Polynice ne ressent pas cette crainte, il est en plein bonheur et les excite au contraire de ses cris. Ne se rend-il pas compte que si les étalons ou l'un d'entre eux se mutilent, son voyage et sa longue recherche de l'égal de Niké se ter- mineront par un échec ? Il le sait sans doute mais s'abandonne tout entier au plaisir que lui procurent la perfection des chevaux affrontés et la beauté sauvage du combat. Le duel se durcit, Parmenios ne peut plus supporter le spectacle du sang sur la robe de son cheval et s'enfuit. Les deux chevaux se cabrent à nouveau l'un en face de l'autre, plusieurs fois, et frappent du sabot le poitrail de l'autre. Ils sont également rapides et forcenés, aucun des deux ne peut l'emporter et le risque grandit d'un abominable accident. je ne vois plus que leurs têtes, leurs yeux affo- lés, leurs lèvres retroussées sur leurs dents. Ce ne sont plus des chevaux, je vois les têtes de deux superbes monstres, je vois mes frères prêts à s'entre-tuer. je ne puis le supporter, je cours vers eux, pour les forcer à se séparer. je ne suis pas assez forte, je suis foudroyée par leurs regards furieux, par leur écume, par leurs dents. je reçois d'énormes coups de tête, je suis mordue, je crie, je tombe, je vais être piétinée par eux. Polynice surgit, d'un poing formidable il frappe le chanfrein de Niké, écrase celui de jour, les con- traint à reculer. Couchée sur le sol je le vois im- mense, sa chevelure dorée est une crinière et, en les frappant, il ne crie pas, il hennit plus fort que les deux étalons. Il me soulève, il me sort de l'es- pace redoutable où leurs sabots me menaçaient. Une corde siffle au-dessus de nous, c'est Timour qui prend Niké au lasso, il recommence et c'est jour. Main d'or et les Nomades saisissent les cordes et immobilisent les chevaux sans parvenir à les séparer. Polynice me dépose dans les bras de Main d'or, se rue vers eux et avec une force incroyable leur passe le mors. Il les frappe, il les caresse, il les frappe encore avant de les remettre maîtrisés aux mains de Timour et des Nomades. Main d'or me porte dans la maison de Par- menios, sa femme me lave, je suis couverte de sang mais ce n'est pas le mien. je suis assom- mée par les coups que j'ai reçus, je n'ai pas de vraie blessure. Parmenios est atterré mais Main d'or lui assure qu'aucun des chevaux n'a de blessure grave. Polynice arrive encore exultant de la fièvre et de la fureur de la lutte "Quel combat, quel feu, quels incomparables chevaux. Ce que je voulais, vraiment égaux, l'un et l'autre. Et toi, qui ne peux pas le supporter, qui te jette entre eux avec ton grand coeur. Pâle, les cheveux dressés, aussi farouche qu'eux et préten- dant imposer ta bonté à leurs instincts. C'était la vie ça, la vraie vie, déchaînée, celle que nous aimons, Etéocle et moi, celle que tu aimes sans le savoir, Main d'or aussi qui, en te voyant tomber, a eu envie de me tuer. Toi, au milieu de tout ça, la plus belle, la plus folle et Timour, qui ne te quitte pas un instant des yeux, qui lance son lasso comme un aigle pour te protéger. Ne pleure plus, Antigone, j'étais fier, oui, très fier de ma petite sueur sauvage. C'était dangereux, c'était même insensé, c'est vrai, mais quel combat, quel spec- tacle, et quel plaisir nous avons ressenti." Main d'or revient, il a examiné et soigné les chevaux avec Parmenios. "Les deux étalons, dit Parmenios, se sont mon- trés égaux. En vous le vendant j'ai stipulé que le nom de «Jour» ne serait pas changé. C'est celui de l'étalon noir qui doit l'être, il serait faux de l'appeler encore «Niké» comme s'il avait vaincu le mien. Il faut l'appeler «Nuit» dorénavant." Polynice accepte avec enthousiasme: "Doré- navant je chevaucherai «Nuit, dont Etéocle n'avait pas trouvé le nom juste." Il se tourne vers Main d'or: "Qu'aurais-tu fait si, à cause de moi, Antigone avait été blessée ou tuée ?" Main d'or ne répond pas, mais son visage assombri fait voir que des pensées de mort ont traversé l'esprit de cet homme si bon. "Tu aurais pu me tuer seul ? - Pas... pas seul. - Qui ?... Timour ?... Admirable! Quelles passions tu provoques, fillette. Mon fidèle Timour a aussi voulu me tuer. A cause de toi!" Polynice rayonne, il aime vivre au milieu des sentiments violents que sa présence provoque. "Antigone dans l'enfer des chevaux. Quel spectacle! Vous en avez souffert, vous en avez joui autant que moi. - Oui", dit Main d'or. Sa colère est toujours présente mais il ne peut s'empêcher de sourire un peu, avec cet air complice des hommes qui ont joué ensemble au grand jeu. Pendant le long voyage de retour, je sens souvent sur moi le regard perçant de Timour qui brille d'étrange façon dans son visage bleu. Si son regard rencontre le mien, il se détourne immédiatement. Il a noué avec Main d'or une grande amitié sans paroles. En dehors de ses hommes, il ne parle qu'à Polynice qui est le seul Grec à comprendre sa langue. Lorsque nous revenons au camp de mon frère, il me suit avec lui jusqu'à ma tente. Il fait de ses mains un très beau geste de salut, presque de soumission que ses yeux accompagnent. Il ajoute quelques mots que Polynice traduit "Je suis heureux de t'avoir rencontrée, j'irai plus loin grâce à toi. Je suis ton ami." Je réponds seulement "Merci", mais il voit que je suis émue. Son regard aigu me déchire un peu. Le visage bleu s'incline, il s'en va. Je dis à Polynice : "Je dois retourner à Thèbes quand verras-tu mes sculptures ?" Il est préoccupé, et répond distraitement "Demain au plus tard." Il n'a pas vu ma tristesse. Je voudrais être à Thèbes, que K. soit là, qu'il vienne me border dans mon lit comme s'il était la grande sueur que j'aurais tant aimé avoir, je m'endors tout endolorie. Dans mon sommeil je suis troublée par les vagues sombres qui viennent frapper la falaise ruinée où je me tiens. Ce sont les vagues de la colère où percent peu à peu les cris et la voix de Polynice. Tu ne l'emporteras pas sur moi avec Nuit, frère, jour est son égal, mais je n'ai pas vu que ce piège en cachait un autre. Ainsi ma vie va d'un piège à l'autre. Pour trouver Jour j'ai perdu du temps, il est trop tard pour attaquer Thèbes cette année, avant que tu aies fini d'agrandir les trois dernières portes. Tu m'as joué encore une fois, l'an prochain, les portes seront ache- vées, la victoire plus difficile. Je distingue confusément dans la nuit quelque chose d'énorme qui est Polynice et bien plus que Polynice, qui heurte de front ma falaise et la fait trembler. J'ai peur, je ne dois pas avoir peur, je dormais, donc je suis dans mon lit, dans ma tente où il n'y a pas de falaise, pas de vagues ni de tempêtes. "Quel est ce fracas que j'entends, Polynice, quelle est cette vague qui me frappe et qui n'existe pas - C'est ma pensée, sueur, celle qui se heurte à la poussée continuelle des rochers noirs d'Etéocle, de ses pièges souterrains. Il a été le plus faible pendant notre enfance. Il s'en est fait un droit. Le droit de prendre Thèbes, le sol sacré, ma couronne incorruptible. Grâce à toi, j'ai trouvé jour, j'ai déjoué son premier piège, je suis tombé dans le second. Qu'il bâtisse ses nouvelles portes, je vais lui faire une guerre à laquelle il ne s'attend pas. - Pourquoi, Polynice ? - Pour Thèbes, pour que nous allions tous les deux au bout de nos forces. Si nous délirons ainsi, Antigone, c'est un peu ta faute, si tu ne nous avais pas abandonnés comme tu l'as fait, tu aurais pu nous maintenir dans la réalité. Au lieu de cela, tu files derrière notre père et tu nous laisses dans la turbulence des passions. T'ai vu à Colone qu'CEdipe avait changé mais est-ce qu'il avait besoin de toi pour cela ?" Sa question me bouleverse, il voit mon trouble "Tu vois, tu ne peux pas me répondre. - Non, je ne peux pas, c'est vrai. Il est parti et je l'ai suivi parce que je ne pouvais pas faire autrement. - Et si c'était Ismène qui était partie ? - Ismène ! Elle l'aurait ramené. - Cela aurait mieux valu pour lui. - Non!" Je crie. Non! de toutes mes forces et avec une absolue certitude. Ma violence fait rire Polynice. "Quel beau cri, comme quand tu t'es jetée entre les deux étalons. Il veut dire qu'Œdipe devait coûte que coûte devenir le voyant qu'il était mais que moi je n'ai pas le droit d'être ce que je suis : le roi de Thèbes. C'est pour me dire ça que tu es venue et pour m'apporter les pièges d'Etéocle ? - Je suis venue seulement pour te montrer les sculptures de Jocaste qu'Etéocle m'a forcée de faire. - Forcée ? - Oui, je ne voulais pas les faire. Je ne pou- vais pas. Ismène m'a longtemps parlé de vous et de Jocaste. En l'écoutant, peu à peu, elles sont nées de mes mains. - Dans la souffrance - Oui. - Celle aussi d'Etéocle et d'Ismène. Tu vou- drais que j'y ajoute la mienne. Est-ce nécessaire, Antigone, est-ce que la vie ne suffit pas ? Pour- quoi nous fais-tu si souvent souffrir, pourquoi es-tu sans cesse sur notre chemin ? Œdipe s'en va de Thèbes et tu le forces à te prendre avec lui. Est-ce qu'il devait vraiment devenir une sorte de sage, de juste, d'aède illuminé ? Etéocle m'a volé le trône de Thèbes, nous nous faisons la guerre, c'est bien naturel. Nous nous combattons, nous nous faisons souffrir mais ainsi nous vivons fort, beaucoup plus fort. Il me porte des coups superbes, profonds, inat- tendus, je fais de même. Pense à Nuit, à jour que tu vas lui ramener, à tout ce que cela représente de pensées ardentes et tendues vers l'autre, dans la joie de trouver, de vaincre ou de s'égaler. Tu voudrais que nous fassions la paix, que Thèbes devienne une cité paisible, un peu dor- mante, nourrissant de petits bonheurs, mais elle n'est pas comme ça, c'est un grand rapace qui a besoin d'un ciel, un cheval de guerre qui veut la bataille. Tu souhaites que je laisse Etéocle tranquille, que je devienne un bon roi qui laisse ses concitoyens engraisser et célébrer le culte des bons sentiments mais les sentiments comme les dieux sont sauvages, quand ils se civilisent, ils meurent et les rois bons perdent leur trône. Etéocle a besoin d'un adversaire à sa taille, moi aussi, cette lutte fait notre plaisir et tu prétends nous empêcher d'en jouir. Tu aurais pu trou- ver le tien en aimant un homme, en ayant une maison, des enfants. Tu as préféré protéger notre père, mendier pour lui, faire compatir toute la Grèce à son malheur et à ta piété filiale. Tu as trouvé là un singulier et sans doute énorme plaisir, pourquoi veux-tu maintenant nous enle- ver le nôtre qui est de tenter de battre le rival admirable..." La voix de Polynice me frappe en plein corps, en plein coeur et chaque fois qu'une de ses vagues vient frapper ma falaise intérieure, je sens que celle-ci se délite et lentement s'effondre. A travers la toile de la tente le point du jour s'annonce, Polynice n'est plus seulement cette forme noire, cette vague écumante et confuse qui me terrifiait. Je devine le mouvement de ses épaules, ses cheveux brillent doucement, sa voix n'a plus le souffle rauque de la tempête, elle s'adoucit, elle interroge "Pourquoi est-ce que tous : Œdipe, Clios, Etéocle, Ismène et moi-même nous te laissons déranger nos existences, troubler nos désirs, nos folles ambitions et notre goût effréné de la vie ? Oui, pourquoi t'aimons-nous tellement, je ne m'étais jamais posé cette question, mais ta pré- sence, ton silence m'interrogent? Nous t'aimons à cause de ta beauté, qui n'est pas celle de Jocaste ni d'Ismène, mais, plus cachée, plus attirante, celle des grandes illusions célestes. Et tu n'es pas seulement belle, ma sueur, tu es encore si éton- namment folle, tu fais si bien croire à ta folie, tu la fais si bien vivre autour de toi." Il rit de son rire de lion qui me réchauffe car je sens que je suis aimée, et qui me terrifie car en lui j'entends combien nos voies sont divergentes et nos vies dangereusement liées. Le jour se lève, sa voix devient plus chaude, plus attirante "Avec toi, on croit aux dieux, à ceux qui éclairent et à ceux qui transpercent. On croit au ciel, aux astres, à la vie, à la musique, à l'amour à un degré inépuisable. Toujours tu es celle qui s'élance dans l'espérance de l'infini et qui nous entraîne grâce à tes yeux si beaux, à tes bras secourables et à tes grandes mains de travail- leuse qui ne connaissent que compassion." Les brumes s'élèvent, le ciel commence à s'éclaircir et la voix de Polynice ne cesse de gagner en lumière. Il tourne à pas lents autour de moi, il me regarde, il me contemple comme s'il ne m'avait jamais vue. Je vois qu'il a été très malheureux et que sa tristesse m'implore et me caresse de la voix. Est-ce qu'il me parle vrai- ment ? Ce n'est pas sûr, je ne perçois que des sons qui m'enveloppent, me rassurent, me rap- pellent le temps où il était un petit garçon qui, dans son amour des jeux violents, tombait et se blessait souvent. Qui venait à moi pour que je sèche ses larmes, que je l'entoure de mes bras bien plus petits que les siens, que je frictionne ou que j'embrasse le siège de son mal. C'est ce qu'il veut aujourd'hui encore pour que je l'aide à oublier la nuit d'Etéocle et l'aube de tumulte et de déréliction qu'il vient de vivre. Il espère que je vais lui ouvrir mes bras, est-ce que je peux refuser, est-ce que je ne suis plus sa petite soeur, celle qui a pouvoir de consolation? Je me lève, je le prends dans mes bras et je vois que je suis toujours le refuge de sa secrète blessure. Il se serre contre moi, nous nous ber- çons un peu comme autrefois et je sens la joie, avec une grande force, qui remonte en lui. Ses mains glissent le long de mes bras, parcourent tendrement mes épaules, sa voix répète avec douceur. ma sueur, ma sueur. Je l'entoure, je le serre encore dans mes bras mais je voudrais qu'il s'en détache et retourne à ses jeux comme jadis. Je sens que c'est devenu impossible et la pensée, qui se taisait, resurgit sèchement en moi, disant: Il n'a pas pu avoir sa mère, il veut avoir sa soeur. J'ai un tel désir de le protéger, de l'apaiser, je suis si bouleversée par ce qui se passe en nous, par ce grand mouvement de désir qui vient à moi revêtu des images de l'enfance que je ne suis plus capable de me défendre. Je pense avec égarement: Nous sommes perdus, Hémon est perdu et Etéocle jamais, jamais ne pourra par- donner. Son visage descend vers mes seins qu'il embrasse avec cette dangereuse douceur et douleur qui délie mes forces. Il m'envahit de ses mains impérieuses, sa voix murmure : ma soeur, ma soeur, mon amour. C'est avec ce mot qu'il me sauve. En l'entendant mon corps se cabre, se refuse, je me dégage et je cesse de serrer dans mes bras celui qui était un enfant et qui soudain ne l'est plus. Polynice s'irrite de ma résistance inattendue, il me saisit les mains, glisse ses doigts entre les miens et entreprend de me faire plier, comme il le faisait dans nos luttes garçonnières de jadis. Il ne sait pas que jadis j'ai sculpté dans la falaise l'im- mense figure de l'Aveugle de la mer et que pour le faire j'ai dû me donner tout entière à l'inven- tion de la matière. Polynice, après tant de combats et d'actions amoureuses, a une telle confiance dans les pouvoirs de ses mains qu'il n'imagine pas que je puisse résister. Quand ses mains se heurtent à mes mains de pierre, il ne peut croire l'obstacle infranchissable. Il redouble de désir et d'effort sans voir que c'est en lui renvoyant sa propre force que ma statue le contraint sans hâte mais de façon irrésistible à plier devant moi comme il nous obligeait, Ismène et moi, à le faire devant lui. Tant qu'il exerce sa force contre moi je ne puis arrêter celle de mes mains de pierre. Sou- dain il comprend, cesse de lutter et hurle à sa façon énorme : "Arrête ! Arrête!" Mes mains s'ouvrent, les siennes retombent inertes, douloureuses. Malgré son visage crispé par la douleur, il parvient à sourire "Bien fait, dommage." je soutiens son regard en silence "Tu m'as vaincu... Incroyable! Je vais voir mon masseur, je ne pourrais plus tenir mes armes." Il s'en va, ayant retrouvé déjà son assurance et son altier bonheur de vivre. je reste là, étour- die par ce qu'il a osé. Un désordre violent règne dans ma tente, Main d'or entre, il était dehors prêt à me secourir. Il a vu Polynice sortir: "Ma... maté !" Il me dit que tout est prêt pour notre départ et que nous pouvons repartir avec jour quand je le voudrai. Polynice revient bientôt, son masseur a été effrayé en voyant ses mains, il lui a dit : "Ta sueur a été l'élève de Diotime, la grande guéris- seuse. Elle connaît sans doute des remèdes que j'ignore, car avec moi, ce sera très long." "Crois-tu que m'ayant blessé tu pourrais main- tenant me soigner? - J'ai travaillé avec Diotime, je puis essayer." Je le fais asseoir en face de moi et, malgré la douleur, je masse ses mains et les remets en mouvement. J'éprouve peu à peu que ce n'est plus nécessaire et qu'il suffit que je garde ses mains dans les miennes pour les détendre et leur redonner confiance. Polynice s'est confié tout entier à la joie, à la fureur d'exister et je l'admire d'être si totalement natif de lui-même, si libre dans son refus radical des vérités qui ne sont pas les siennes. Son regard bleu m'assure que je ne pourrai conjurer son malheur ni celui d'Etéocle et de Thèbes et que cela n'a pas tant d'importance. Ce qui importe, c'est que dans cet instant, le seul qui compte à ses yeux, je sois la protectrice de ses mains que dans sa rage de toujours vaincre, il a été sur le point de me faire écraser. Si je l'avais fait, je le comprends soudain, j'aurais pu arrêter la guerre. Infirme, il n'aurait pu la continuer. Ce n'est pas ce que j'ai fait, pas ce que je veux. "Tu m'as guéri." Il se lève, il délie ses mains des miennes avec son aisance souveraine "La haine, la colère entre Etéocle et moi ne s'adressent pas à l'autre mais au ciel, à la vie humaine qui est trop muselée, trop mutilée pour nous. Pas d'illusion, je ne renoncerai à rien, lui non plus. Tu es venue ici pour me faire voir tes sculptures. Je t'ai bien fait attendre, j'en avais peur peut-être. Montre-les-moi." Je sors les sculptures du sac et les adosse à la toile blanche et tendue de la tente. Nous regardons longuement les images de notre mère, il dit "Etre admirable dans la victoire, c'est facile, l'être comme Etéocle dans la défaite et la compa- raison perpétuelle c'est ce que jamais je n'ai pu surpasser." J'attends qu'il en dise plus, il est ému mais ne veut pas parler. Il remet dans mon sac la sculp- ture où Jocaste, dans sa gloire, l'admire. Il garde celle où son visage est assombri par le fardeau qui pèse sur la destinée d'Etéocle. "Pourquoi celle-là ? - Parce que Etéocle est le futur. Le futur de la nuit, contre lequel les débris de la lumière doivent lutter. Par simple vaillance, Antigone." Nous repartons le lendemain. Jour est déjà attelé à notre char et piaffe d'impatience quand Polynice survient. La guerre va reprendre, je ne le reverrai plus, peut-être, ou dans des circons- tances affreuses. Je ne puis détacher mon regard du sien, de ses gestes si beaux, de son visage où pourtant je lis déjà l'impatience de s'élancer vers d'autres actions, d'autres joies. En l'embrassant je lui redis les paroles d'Œdipe à Colone : "Tu es roi, mon fils, tu es plus, tu es le roi, comme ta mère était la reine." Sans doute les a-t-il oubliées car il les écoute et semble les découvrir avec joie. Je lui rappelle alors les mots ajoutés par Œdipe et qu'il n'a pas voulu entendre: "Un vrai roi, comme tu l'es, n'a pas besoin de trône pour régner." Il ne prend pas le risque de me répondre, il me soulève comme un fétu et me balance sans ménagement dans le char où heureusement Main d'or a bondi. Il me fourre les guides dans les mains et, avec le long cri des cavaliers noma- des, il précipite Jour au galop. J'ai grand-peine à ne pas tomber et, quand je parviens à ralentir le cheval, il est trop tard. A peine doré, il n'y a plus derrière nous qu'un nuage, le grand frère, son rire, son soleil, sa gloire aventurée sont engloutis dans la poussière.