LA LUMIÈRE DANS LA CAVE Il y a eu ce moment de bonheur : retrouver Etéocle, être plus près de lui que nous ne l'avions jamais été. Mais pourquoi ce bonheur, si c'était pour me retrouver une fois de plus devant le mur du refus et la certitude du désastre ? Après il y a eu sous le mien un bras très aimant mais comment peut-on m'aimer et être en même temps l'ami et le second d'Etéocle ? Celui qui l'accompagnera jusqu'au bout - oui, c'est écrit dans son esprit fidèle - et qui exécutera sous ses ordres tous les excès que les jumeaux méditent. L'amour que je sentais dans ce bras qui deviendra, lui aussi, criminel m'a fait hor- reur. J'ai dégagé vivement le mien et crié de toutes mes forces: 'Va-t'en!, avec l'espoir affreux de blesser mortellement Hémon. J'ai couru ensuite en aveugle le temps de quelques foulées et Hémon ne m'a pas suivie. J'ai réussi, je suis toute seule, la triste pleureuse que personne ne comprend. Sur la route il n'y a plus que moi, il n'y a plus que rien, tandis que je marche en trébuchant dans les ruelles inter- minables. Que je patauge et voudrais me laisser tomber dans les flaques abandonnées par l'orage qui vient de finir, dont je n'ai même pas entendu le tumulte. je suis fatiguée, bien trop fatiguée, je m'arrête, une petite fille saisit mon genou et l'embrasse. Naturellement je pleure de nouveau car c'est ce que je faisais, moi aussi, quand j'étais petite et que le genou d'CEdipe était un second visage plus accessible que l'autre. Tout a toujours été trop haut, beaucoup trop haut dans ma vie. Une femme s'approche, elle a un enfant au bras, elle me tend un bol et dit : "Elle est bien fraîche." L'eau est exquise, je bois, je ne puis remercier ni sourire et me remets à pleurer en la regardant. Elle pense que pleurer me fera du bien, cela ne m'en fait pas, et nous marchons côte à côte un moment sans rien dire. Elle partage mon chagrin qu'elle ignore, elle doit s'arrêter à cause de l'enfant. Elle me sourit, elle embrasse mon épaule, peut-être que j'en suis contente. je marche de nouveau toute seule, je marche pourquoi ? Le sac avec les sculptures me scie les épaules, je le laisse tomber sur le sol. Tant pis pour les sculptures, qui m'ont fait si peur, qui m'ont inspiré tant d'amour et m'ont fait espérer en vain. Elles sont sans pouvoir, sans amour peut-être et je ne suis plus capable de les aimer encore. Vite, que quelqu'un les ramasse et les brûle. Pas si facile, car j'entends Main d'or qui s'approche. je me sauve, je ne veux pas qu'il me voie avec le visage que j'ai. je ne me retourne pas et lui fais de la main signe de partir. Il ramasse le sac et s'en va. En courant, comme Clios. je glisse sur le sol détrempé, je bute sur la moindre pierre, je voudrais tomber et pourtant je ne tombe pas. Inexorable, Antigone, tu es inexorable envers toi-même et tu marches, tu continues inexorablement à marcher comme si Œdipe était encore devant toi pour t'emmener n'importe où, n'importe comment. Il n'y a plus personne devant moi, ce sont mes frères maintenant qui me forcent à mar- cher pour aller vers le lieu ignoré de leur mal- faisance. Cette route est la pire de toutes celles que j'ai dû parcourir, je suis à bout de forces, je me traîne, je n'avance plus qu'à peine mais persiste en moi ce fond de vigueur indésirée qui me force encore à marcher. Après les ruelles déguenillées du faubourg, j'affronte un lent tournant, des jardins, des arbres et tout au bout du chemin je vois le grand corps d'Hémon qui m'attend anxieusement devant la porte. je n'ai plus la force de crier mais ce n'est pas nécessaire, il se met à courir et moi aussi, je ne sais comment, je parviens à m'élancer vers lui comme si j'étais encore vivante. Il est là, il me serre dans ses bras, je pleure franchement, je n'ai plus honte de mes larmes. je crie, j'ose laisser sortir de moi ma colère et ma peur. "Etéocle... quelle honte... il veut que j'aille chez Polynice... mais comment... rien qu'avec les sculptures... ? Et il veut tout garder pour lui... Comment faire... ? Impossible !" Hémon me soutient, m'embrasse, m'enlève. Il ne répond rien, il ne va pas désavouer Etéocle. Il ne répond pas mais il m'écoute, même quand je suis cette créature affolée qui hurle "Et Polynice... est-ce qu'on peut l'aimer encore... Un traître... attaquer Thèbes, avec des Nomades... Lui, un Thébain... Etéocle ne vaut pas mieux... tous les deux ils se battent à travers mon coeur et celui d'Ismène... Les aimer... de quel droit... de quel droit?" Hémon n'approuve ni ne contredit, mais il m'écoute. je suis écoutée et je me laisse traî- ner, presque porter jusqu'à la maison, qui est enfin là, quel bonheur! Il me fait entrer après avoir enlevé mes san- dales pleines de boue, il me conduit jusqu'au foyer où le feu brûle et me réchauffe. Hémon. sort, K. avec ses doigts de femme enlève ma robe trempée, lave mes pieds et mes jambes. Me sèche, me passe une autre robe qu'Ismène a dû lui donner. Il me fait asseoir, à côté du feu, en face de lui, il me regarde, sans rien dire et son regard un peu voilé m'apaise. Je ne pleure plus, je n'ai plus honte d'avoir crié, il le fallait. Je respire, je recommence à respirer librement, est-ce que je m'endors aussi dans la chaleur du feu ? Est-ce que c'est en dormant que j'entends une voix un peu sourde - la mienne peut-être - ou celle de K ? Une voix qui dit "Les jumeaux s'enfoncent dans le crime, c'est vrai, mais ils y entrent avec amour, avec haine, avec une sauvage grandeur. Le crime aussi est une route sur laquelle on peut marcher. On ne sait pas où mène cette route, mais comment pourrais-tu la nier, comment pourrais-tu con- damner les criminels, toi, qui leur as été envoyée ? Pourquoi à eux ? On l'ignore, c'est ce qui est écrit jusqu'ici dans ta vie. Le sort des jumeaux est trop dur, bien trop vaste pour toi, tu ne peux rien pour eux. Rien que les aimer tels qu'ils sont." Mes yeux s'ouvrent, étais-je endormie vrai- ment ? En face de moi K. me regarde de son regard silencieux. "Est-ce toi qui as parlé ?" Il ne répond pas, j'interroge "Est-ce que c'est moi qui parlais ? - Quelque chose a parlé." Il ne dira rien de plus et d'ailleurs peu importe, je me sens mieux, il faut que je bouge, que je rejoigne Hémon et Main d'or. Le jour tombe déjà. Comment est-ce possible, il était très tôt ce matin quand je suis partie à la forteresse d'Etéocle ? Est-ce que je suis restée si longtemps avec lui ? Il est vrai qu'ensuite j'ai marché à mort dans mes ruelles tordues. Le fardeau des jumeaux pèse toujours mais il n'écrase plus. Plus tout à fait. Hémon me parle du travail de Main d'or qui a vidé la cave de la terre et des pierres qui l'obstruaient. Il fixe une lampe au mur pour éclairer l'escalier, et pen- dant qu'il descend je découvre avec bonheur la lumière grisée que les murs me renvoient en sourdine. Un peu tremblante, elle glisse, tenace, irrésistible vers l'obscurité de la cave où elle produit des ombres vigoureuses. Je dévale les marches en courant pour suivre ses rayons. J'accoutume mes yeux au clair-obscur, je retrouve Hémon qui me dit ces paroles merveilleuses "Antigone, tu viens m'aider, quelle chance ! Tiens, prends cette cruche." Nous travaillons un moment côte à côte, quand nous remontons, Hémon qui n'a rien aperçu veut décrocher la lampe. Je demande "Laisse-la, sa lumière est si belle. Va chercher les autres, asseyons-nous un moment pour la regarder ensemble." Les autres viennent et nous regardons l'action de la lumière qui, avec un mur sale et l'obscurité de la cave, s'approche de la beauté et la con- temple sans vouloir la saisir. Quand nous entrons dans la maison, je demande à Hémon "Il fait déjà nuit, est-ce que je suis restée long- temps avec Etéocle ? - Plusieurs heures, Etéocle ne reçoit jamais personne si longtemps. J'ai dû renvoyer ses visiteurs. - Et quand je suis sortie ? - Vous étiez malheureux tous les deux. Lui, je n'ai pas osé le regarder et toi, quand j'ai voulu t'aider, tu m'as repoussé. Heureusement K. était là, il m'a fait signe de partir. - Tu étais là, K. ? - A peine, Antigone, à peine comme tou- jours. Main d'or a ramené tes sculptures. Quand je l'ai retrouvé à la maison, il mâchonnait un proverbe... Assez dur, dis-le Main d'or - Les loups avec leurs griffes... avec leurs dents... les loups mourront... ils mourront dans leur peau de loup !" Peut-être que Main d'or a raison, que Polynice et Etéocle ne sont que des prédateurs enfer- més dans leurs vies de loups? je n'ai pas envie de manger, j'ai besoin d'être seule, je sors. Les jumeaux sont comme ils sont, je ne suis pas sûre d'espérer vraiment qu'ils changeront. Ils pensent tous que je vais échouer. On a bien le droit d'échouer. De tenter seulement de faire un peu de lumière et des ombres, comme la lampe dans l'escalier, et de s'éteindre ensuite sans bruit. Clios doit danser ce soir en regardant les étoiles. Peut-être qu'il pense un peu à Antigone et se dit, à sa manière, que tout a un sens qui nous donne parfois des instants, des instincts de bonheur. On dirait que le grand dessin des étoiles va se mettre à danser comme le fait à tout petits pas la lumière de la lampe sur le mur glorifié de la cave. Je ne vais pas rester sans rien faire alors que partout les dieux des forêts, des mers et des montagnes dansent pour eux-mêmes dans la nuit. Moi aussi, après tout le malheur qui a été, avant celui qui va venir, je puis danser pour moi, pour mon ombre et cette part, infinie un peu, infirme sûrement, qui m'a été donnée dans l'acte d'exister. je m'élance au milieu du beau cercle d'herbe qu'Hémon et Main d'or ont, avec tant de soin, tracé au milieu du jardin. Une joie, une vigueur souveraine montent du sol et vien- nent instruire et éclairer l'instrument de mon corps. Mes gestes ne m'obéissent plus, ils sont inscrits dans le parcours mémorable, leur force, leur élan sont vécus et prescrits par l'instance céleste. Je danse pour ce que j'aime et ce que je n'aime pas, pour ceux que je connais et ceux que je ne connaîtrai jamais, je danse la route nouvelle d'Œdipe et les desseins criminels des jumeaux. Enfin je ne danse plus pour personne et, de toutes mes forces, je célèbre l'existence. Rien, rien d'autre que l'existence farouche, son grand corps unanime et son immense matière mor- telle. Je sens confusément que deux formes ont sauté dans le cercle et dansent près de moi. Ce sont Hémon et Main d'or mais je ne puis les voir car mon regard est capté par la louange, par l'innocence qui est partout. K. est là, lui aussi, j'entends les sons faibles de sa voix aussi purs, aussi continus que la lumière des étoiles. Mes danseurs ont comme moi enlevé leurs vêtements mais ils sont si absorbés, si abandonnés au mouvement qu'ils ne peuvent plus me voir. Qu'ils sont beaux, les yeux mi-clos, contemplant en eux-mêmes leur part d'immor- talité qui danse. Et c'est à moi, qu'ils révèlent l'intime splendeur dont ils sont l'imagination passagère, qu'il est de leur nature d'ignorer. A ce moment la lampe de l'escalier se met à grésiller, sa lumière s'éteint et, comme si elle pénétrait en moi, je suis saisie d'enthousiasme, Je quitte celle qui danse et je deviens celle qui s'élève et grandit dans un effrayant mouvement d'allégresse. Je dépasse les toits, les tours et les remparts et je me fonds dans la nuit étincelante, très loin au-dessus de Thèbes. Je suis obscure, je suis lumière, je ne suis rien, je ne suis plus rien et du haut du grand arbre du ciel, j'aper- çois mon Antigone terrestre, Hémon et Main d'or et j'entends les sons purs de K. qui pré- cèdent dans le ciel le parcours de mon instant. Les trois danseurs tournent vers moi leurs visages extasiés et, d'un lent mouvement joyeux et souple, se laissent couler dans l'herbe, endor- mis. Alors mon périple ailé, mon amoureuse ascension, sans se dissiper, n'est plus. Se trans- forme en rêve, en rivage heureux, en désir du sommeil profond où, rejoignant le corps de l'autre, je m'endors. Le froid nous éveille, Main d'or déjà se lève. Hémon tourne la tête vers moi, prend ma main et l'embrasse avec une douceur, une humilité incroyables. "Que tu étais belle quand tu dansais, nous avons cru voir la déesse qui habite en toi. - Vous aussi, en dansant, vous étiez beaux. - Mais nous n'avons pas dansé, nous n'avons fait que te regarder." Il m'aide à me relever, je suis heureuse qu'ils aient oublié ce moment parfait, leurs mouve- ments de grands animaux aériens et terrestres, leur parade de cerfs amoureux sous la lune. Tout ce qui n'a existé que pour moi et pour le trésor intérieur. Nous revenons à la maison et nous nous réchauffons avec plaisir près du feu. "Pour aller chez Polynice, dit Hémon, il faudra t'habiller en homme. - Je l'ai fait souvent, en quittant les Hautes Collines, j'étais habillée en berger, personne ne m'a reconnue. Et même, ça m'allait très bien. - Ça, j'en suis sûr." Il a dit cela d'un seul élan et je suis contente d'avoir cherché à lui plaire, comme n'importe quelle femme, à un homme qui lui plait. Il est très tard, il faut dormir. Je sens que les astres là-haut poursuivent leur navigation bien- heureuse, sans daigner rien voir, sans penser à personne.