ÉTÉOCLE Les sculptures de Jocaste sont terminées, je les montre à K., je demande : "Est-ce que je suis encore injuste envers Etéocle et préfère tou- jours Polynice ? - Je les vois égaux. - En moi ? - Pas seulement, Antigone, ils le sont aussi dans la matière que tu as travaillée." Jusqu'ici je n'ai pas pu montrer mes sculp- tures à Hémon, quand il vient à la fin de la journée je lui fais voir la Jocaste d'Etéocle. "Que ta mère est belle, mais, lui Etéocle, comme il souffre, je ne savais pas qu'il était si malheureux." C'est son immense amitié pour Etéocle qui permet à Hémon de comprendre si vite. Quel bonheur pour Etéocle et pour moi. Je ne puis m'empêcher de lui dire "Heureusement que tu es là, Hémon, et que tu nous aimes tant tous les deux." Il rougit : "C'est mon bonheur de vous aimer. Etéocle et moi nous ne nous cachons rien, je lui ai parlé de toi, il m'a dit: Antigone, c'est la meilleure. - Il n'a rien ajouté? - Oui, il a dit: C'est la meilleure et la plus redoutable." Redoutable ! Ce mot m'atteint : "Tu n'as pas peur, Hémon, de cette femme redoutable. Etéocle est très perspicace... - Ma seule crainte si des dangers surviennent, c'est que nous ne les vivions pas ensemble." Et soudain, comme un cri : "Antigone, quit- tons Thèbes tous les deux! - Mais ton père ? Etéocle ? Et ton comman- dement ? Chacun à Thèbes pense qu'un jour tu seras roi ! - Je ne suis pas seulement un soldat, j'aime la terre. Nous bâtirons une maison, je cultiverai pour toi et nos enfants." K. semble soutenir du regard la parole d'Hémon. Une grande espérance la soulève et elle est devenue très ardente. "Partons, Antigone, il le faut. Tout de suite!" J'accueille en moi l'espoir et le renoncement d'Hémon. Je voudrais lui dire oui. Je sens que K., à côté de nous, de toute sa pensée lucide, l'es- père. Mais une inflexible constellation me force à dire : "Je voudrais quitter Thèbes avec toi, Hémon, mais je ne puis abandonner mes frères." Le visage de K. se ferme, Hémon devient sombre: "Alors nous ne partirons pas, Antigone, ou seulement après de grands malheurs." Je sais qu'il a raison, je ne puis que dire: "Je ne peux pas fuir." Ils ne répondent pas, ils n'espèrent rien de mes efforts, ils n'y croient pas. Je romps leur silence, en disant : "J'ai terminé les sculptures, je voudrais les montrer à Etéocle et lui parler." Hémon s'en va tristement, K. et Main d'or l'accompagnent comme s'ils voulaient lui rendre courage. Je reste seule, bien seule. Je voudrais pou- voir partir avec Hémon, quitter Thèbes, sa prison de murailles, son odeur de fauve en cage. Pourquoi, après celui d'Œdipe, faut-il encore porter le fardeau des jumeaux ? Avant de les faire voir à Etéocle je veux mon- trer mes sculptures à Ismène. Je l'ai prévenue et elle m'attend dans son jardin. Elle a mis des fleurs dans ses cheveux, qu'elle est belle ainsi et comme elle est bien la fille de Jocaste avec la perfection de ses bras nus, de ses épaules et les cheminements mystérieux de ses pensées. Quand je lui demande de regarder mes sculp- tures, elle refuse "Je t'ai aidée à les faire parce que je te voyais souffrir et que tu croyais qu'elles pourraient éclairer les jumeaux. Je ne veux pas replonger plus avant dans les souvenirs qu'elles suscitent en moi. Nos frères sont des guerriers, des génies peut-être, mais ce sont d'abord de grands fous, débordés par leurs passions. Nous ne devons pas, toi et moi, nous mêler de leur rivalité. Ils sont en guerre ouverte l'un avec l'autre, Créon en guerre secrète avec eux. Chacun a ici des partisans cachés, nous devons nous tenir à l'écart de ces conflits. Est-ce qu'Hémon ne te l'a pas dit ? - Hémon voudrait que je quitte Thèbes avec lui. - Hémon quitter Thèbes ! Lui, qui est presque roi. Comme il t'aime, Antigone. Mais si Créon apprend qu'il t'a proposé cela, il ne te pardonnera jamais. Hémon a raison, pars tout de suite. - Et je laisse nos frères s'entre-tuer ? - Nous n'y pouvons rien, il faut détourner les yeux de cet abîme. - C'est pour cela que tu ne veux pas regar- der les sculptures, les nôtres, car sans toi elles n'existeraient pas. - Je veux préserver mon bonheur, je refuse de délirer avec les jumeaux." Je me lève: "J'ai compris, je vais faire ce que tu me conseilles et quitter Thèbes avec Hémon." Ismène devient très pâle : "Après être reve- nue si peu de temps, tu oserais repartir et me laisser à nouveau seule en face de Créon et de ces deux fous. Crois-tu vraiment que c'est ce que je veux ? - Ce n'est pas ce que tu veux mais c'est ce que tu vas me forcer à faire si tu refuses de voir les sculptures. Elles sont nées dans la dou- leur, notre douleur, Ismène. Elles doivent être utiles aux jumeaux, il faut que tu me dises si elles peuvent l'être, si ce sont des actions d'amour. Je ne peux pas les aimer toute seule. - Je devrais te dire: Pars, pars tout de suite, Antigone. Je ne peux pas. Mets les sculptures dans la maison, j'irai les voir seule." Quand je reviens nous restons longuement l'une près de l'autre à écouter le son paisible de l'eau qui déborde de la fontaine. Ismène se détend peu à peu et entre dans la maison. A son retour, je vois qu'elle a pleuré et qu'elle a retrouvé son calme. "C'est beau, Antigone. C'est elle et ce sont eux. C'est la beauté de notre mère, non pas comme elle était mais dans leurs regards. Etéocle qui sait qu'il est fasciné, presque aveuglé, et Polynice qui l'est aussi mais qui, enfermé dans sa gloire, l'ignore. C'est aussi tellement toi, Antigone, cette con- fiance intarissable dans l'action de la vérité, dont on ne sait si elle est magnifique ou seulement idiote. Crois-tu qu'on peut, sans délirer, espérer comme tu fais ? Est-ce que tu penses que les jumeaux te comprendront et que même s'ils te comprennent, cela les fera sortir de leurs pas- sions ?J'ai peur de l'esprit d'incendie que je vois dans notre famille. Moi aussi, souvent, je suis folle. Je voulais te dire : Pars, pars vite avec Hémon et je me suis rétractée. Je me rétracte encore en te disant : Ne pars pas, ne m'aban- donne pas à Thèbes pour la deuxième fois. Va à la catastrophe avec nous, puisque c'est ce que veut ton courage. Tes sculptures sont une oeuvre d'amour. Elle touchera, elle blessera les jumeaux, elle ne les arrêtera pas. La destruction les fascine comme elle a fasciné un jour notre mère. Est-ce qu'au- jourd'hui elle ne te fascine pas, toi aussi ?" Nous nous regardons en silence, effrayées par cette question soudaine, je finis par dire "Dans la folie des jumeaux, il y a c'est vrai une sorte d'appel ou d'ordre qui m'est adressé. Il ne va pas vers la destruction, il est peut-être au-delà du drame de nos frères. Est-ce que les femmes doivent céder toujours à la folie des hommes? Nous aimons toutes les deux Polynice et Etéocle mais leur pensée est intolérable, celle de Créon aussi : elle mène à la guerre et à la mort. Avons-nous le droit de garder cachée notre propre pensée ? - Si tu veux la manifester à Thèbes, Anti- gone, ce sera au prix de ta vie." Le lendemain, Hémon me conduit au poste de commandement d'Etéocle. Dans cette pièce presque nue se trouve une énorme table portant le plan en relief de la cité. Je suis stupéfaite de voir ses nouvelles dimensions, la hauteur, la force des remparts et la puissance des sept portes. Je suis thébaine et quand Etéocle survient je lui dis avec fierté "Thèbes est maintenant la principale cité de la Grèce et la mieux protégée." Etéocle est content mais il riposte aussitôt "C'est pourtant cela, ce que nous avons fait, tout ce que nous allons faire encore que tu vou- drais que j'abandonne à Polynice." Je ne suis pas de taille à discuter avec Etéocle, et ce n'est pas pour cela que je suis venue "Tu m'as demandé deux sculptures de notre mère, j'ai fait deux bas-reliefs, les voici." Du grand sac que Main d'Or m'a aidé à porter, je sors les deux oeuvres. Je suis effrayée soudain de leur poids, de leur dimension et de l'intense présence de Jocaste qui émane d'elles. Je leur cherche une place et n'en trouvant pas d'autre je les adosse à une sculpture représen- tant un fragment des remparts et une des portes de Thèbes. Je le regrette aussitôt mais il est trop tard, les deux images ont déjà trouvé leur place dans la muraille. Des deux côtés de la porte fortifiée, elles sont les images géantes et opposées de la cité. Les deux sculptures sont un acte d'amour pour Jocaste, elles mani- festent aussi l'irréductible antagonisme de mes frères. Etéocle, d'abord impassible, ne cherche plus à voiler son émotion tandis que nous con- templons ensemble, comme si elle ne sortait pas de mes mains, mais d'une existence plus profonde, cette nouvelle incarnation de notre mère. "Jamais je n'aurais osé faire ces sculptures si tu ne me les avais demandées, Etéocle, et si Ismène ne m'avait pas soutenue. - Tu as aimé notre mère mieux que nous, Antigone. - En sculptant j'ai vu que Polynice ne pourra pas rompre le lien qui l'attache toujours à notre mère. S'il y a la guerre, il t'y enchainera, toi aussi, et c'est dans la mort de Jocaste qu'il nous entraînera tous." Il ne répond pas, le silence qui nous a unis dans une sorte de bonheur pèse maintenant d'un poids très lourd. Etéocle finit par demander "Qu'attends-tu de moi, Antigone ? - Fais le premier pas vers Polynice. - Je le fais, je t'ai demandé ces sculptures. Je t'enverrai les lui porter. - J'irai, mais que pourrai-je dire de ta part à Polynice ? - Les sculptures suffisent. Si Polynice les regarde vraiment, il verra quelle ombre il a pro- jetée sur ma vie et que j'ai droit, moi aussi, à une part de lumière. - Cette part, c'est Thèbes. - Rien d'autre. - Il te faut Thèbes, pour supporter l'exis- tence de Polynice. - Ce n'est pas son existence, Antigone, c'est sa liberté que j'aimais tant, que j'aimerai tou- jours, qui m'a été insupportable. Comme Jocaste, il suffisait à Polynice d'exister pour être libre et pour régner. Mais cela n'est plus vrai aujour- d'hui, à cause de moi qui ai dû toujours faire tant d'efforts pour avoir ma place et exister en face de lui. Comme Œdipe, je dois sans cesse faire face à l'énigme qui m'attire à sa poursuite. Polynice n'avait pas d'énigme, je lui en ai donné une à sa mesure et cette énigme c'est moi. Il ne comprend pas, il ne comprendra jamais com- ment si sensible à sa grâce, à son génie, parfois même à sa bonté, j'ai pu entrer constamment en lutte avec lui, le gêner et aller jusqu'à le trou- bler dans la conscience qu'il a d'être, de droit divin, l'élu. Il sait que je ne cesserai jamais de l'empêcher d'être une nouvelle incarnation de Jocaste et le maître de sa mémoire. Tel est mon rôle en face de lui, telle est l'exorbitante exigence de ma haine ou de mon amour malheureux pour notre incomparable frère. Cet homme conçu pour le bonheur et qui n'était pas fait pour souffrir, il souffre maintenant à cause de moi, autant que moi et c'est justice. Tu as su imprimer notre souffrance sur le double visage de notre mère, est-ce que Polynice pourra la reconnaître dans tes sculptures et com- prendre ce qu'elles veulent ? C'est la seule espé- rance d'arrêter la guerre, tu as su la faire naître. Essaie de la mettre en oeuvre, va voir Polynice. - Et si Polynice comprend, que feras-tu ? - C'est à lui d'agir. Il est roi d'Argos, s'il me laisse Thèbes et veut conquérir l'Asie, je m'allie- rai à lui avec toutes nos forces. - Tu oserais engager Thèbes dans cette folle aventure ? Et Polynice pour ne pas te faire la guerre ici devrait aller la faire en Asie. Quelle idée monstrueuse, Etéocle. Il n'y a plus aucune mesure, aucune justice dans tes pensées. Tu ne penses plus qu'à vaincre. - Il le faut, Thèbes c'est moi." Je ne puis supporter cette folle présomption. Je crie : "Non, ce n'est pas vrai!" de toutes mes forces. Nous sommes face à face, comme des ennemis. Il y a quelques instants, en regardant les grandes images de Jocaste nous étions proches pour- tant, plus proches que nous ne l'avions jamais été. Etéocle est profondément blessé mais il se domine tandis que moi, déjà je pleure. Rien ne pourra combler notre désaccord, l'échec est là, irrémédiable. Je ne puis le supporter, je ne veux pas pleurer en face de lui. Je le supplie: "Je veux partir... tout de suite. Aide-moi... mets les sculptures dans le sac." Etéocle m'aide, il me soutient avec une dou- ceur inattendue mais il faut, il faut absolument que je crie encore: "Polynice non plus ne peut pas dire: Thèbes c'est moi. Assez, assez de votre orgueil!" Je pleure, je pleure, Etéocle ne répond rien, il me guide car je suis aveuglée par d'absurdes sanglots. Il me confie aux mains attentives d'un être atterré. Je ne veux plus savoir qui il est, ni dans quelle direction marcher. J'arrache dure- ment mon bras à celui qui me soutient. Je continue en trébuchant. J'ouvre péniblement les yeux, à un noir opaque succède un blanc désespéré.