LES SCULPTURES Les sculptures que le marchand m'a comman- dées pour une porte du palais sont terminées. Etéocle vient les voir, il me dit "Tu as fait sur un arbre, près de chez ton amie Diotime, un bas-relief représentant Œdipe et Jocaste. K. me dit qu'il est admirable. - Comment l'a-t-il vu, il est perdu en pleine forêt ? - Clios le lui a montré." Etéocle voit que je suis touchée par ce geste de Clios et me demande de faire deux bas-reliefs de Jocaste. "Pourquoi deux? - Un pour Polynice, un pour moi." Un immense espoir me soulève: "Tu veux faire la paix avec Polynice ? - Je veux seulement que nous ayons tous les deux ce souvenir." L'espoir s'éteint et la demande m'épouvante. Je bredouille "Notre mère est morte, depuis dix ans, et la blessure est toujours là. Comment veux-tu que moi, moi toute seule au milieu de votre sale guerre, je trouve la force de l'évoquer à nou- veau ? Et cela pendant des jours... des mois sans doute, avec mes mains, mon esprit, mon chagrin... - Tu l'as fait pour Œdipe dans la forêt, fais- le maintenant pour Polynice et pour moi. - Ce que tu me demandes Etéocle est trop dur. Au-delà de mes forces... Et deux fois, c'est pire que tout." Etéocle ne se fâche pas, mais insiste "C'est très important, Antigone, tu crois que c'est au-delà de tes forces, ce n'est pas ce que pensent K. et Ismène. Nous t'aiderons." Ainsi ils ont osé parler de cela entre eux, à mon insu, ils veulent me forcer la main. Ce sont bien les procédés d'Etéocle et de la chère et redoutable Ismène. Mais K., l'envoyé de Clios, K. qui m'aime et me connaît, avec toutes mes faiblesses, bien mieux que je ne me connais moi-même. K. ose penser que ce n'est pas au- dessus de mes forces. Et pourquoi Etéocle trouve- t-il que c'est si important ? Eperdue, comme je suis, j'ose lui poser la question. Elle le trouble et il finit par dire "Notre mère est toujours la vraie reine de Thèbes. Les pouvoirs du sol, ceux des ancêtres et la mémoire de la cité sont toujours sous son sceptre. Il n'est pas bon que Thèbes soit diri- gée par une morte. Jusqu'ici ni Polynice ni moi n'avons pu mener notre deuil à son terme et assurer, à sa place, la totalité de la puissance royale. Je pense qu'une image d'elle, faite par tes mains, nous libérera, nous délivrera du règne de Jocaste et permettra à Polynice ou à moi de régner non plus pour la mort mais pour la vie. - Si je fais ces sculptures comment Polynice pourra-t-il les voir - Je t'enverrai chez lui, avec son accord. - Mais pourquoi deux sculptures ? - Elles ne seront pas les mêmes, je ne te demande pas de faire la Jocaste qu'ont vue les Thébains, ni celle que tu revois. Ce que j'attends de toi c'est la Jocaste de Polynice et la mienne. Qui n'étaient pas et ne seront jamais les mêmes. C'est la ressemblance et l'inépuisable différence entre ces deux Jocaste qui ont conditionné nos vies. Ce sont elles que tu dois faire voir dans ton oeuvre pour que nous accomplissions résolu- ment le destin. - Et si c'est la guerre civile, Etéocle ? - Polynice et moi, les jumeaux de Jocaste, nous ne recevrons de personne la royauté que nous tenons d'elle. Un de nous deux doit s'em- parer du règne par une opération de force. - Et l'autre ? - L'autre doit renoncer ou mourir. - Pourquoi ne renonces-tu pas, Etéocle ? - C'est un pouvoir que Polynice, le bien- aimé, possède seul. Œdipe l'a bien vu à Colone quand il lui a dit : «Un vrai roi, comme toi, n'a pas besoin de trône pour régner. - Polynice ne l'a pas compris. - Il n'aurait pu comprendre que si cette parole était venue de notre mère. C'est possible encore à travers toi. - C'est pour cela que tu me demandes ces sculptures? - C'est toi qui peux, à travers ces sculptures, faire sentir à Polynice l'incroyable, l'insuppor- table différence que Jocaste a fait régner entre nous. Toi aussi, Antigone, tu as préféré Polynice, j'ai donc le droit de te demander de faire ces sculptures. C'est la dernière chance de la paix et Ismène et K. pensent comme moi. - Ismène et toi, peut-être que vous cher- chez à m'embarquer dans une de vos combi- naisons politiques mais K... si K. pense comme vous... Dis-lui de venir." Etéocle sort de l'atelier et revient avec lui "K. est-ce que vraiment je dois ?" K. rit, avec une étrange douceur: "Tu ne dois pas, Antigone. Tu as rempli bien assez de devoirs avec Œdipe mais... écoute..." Sa voix s'élève à peine et émet quelques notes qui ne deviennent pas musique mais la perfec- tion des sons. Ces sons traversent mon esprit, détendent mes peurs, mes crispations, tout mon corps. Ils me font sentir que mes mains peuvent beaucoup plus de choses que je ne crois. Mes mains, mes pauvres grandes mains sont libres, mes mains qui sont une Antigone plus forte que celle qui régente mon esprit, plus patientes que celle dont le coeur blessé s'abandonne trop facilement aux larmes, mes mains peuvent tenter de dire oui. Je regarde K., l'envoyé des sons parfaits, et je dis à Etéocle qui attend impatiemment ma réponse: "Je ne te promets pas de réussir, j'es- saierai." Etéocle est content et dans ce moment de détente, presque de joie, je suis étonnée d'en- tendre K. lui dire "Et tu la couvriras d'or elle aussi ? - Naturellement, je la couvrirai d'or", dit Etéocle qui prend la chose en riant. Puis devant l'air fermé de K. "Enfin, quel sera le prix ? - Tu le connais, pour chaque sculpture le même prix que pour une peinture de Clios. - C'est énorme, dit Etéocle, Antigone n'a ni la célébrité ni peut-être le talent de Clios. - Ce n'est pas l'avis de Clios, dit sèche- ment K. D'ailleurs je prends le risque, tu ne paieras la seconde moitié du prix que si elle réussit." J'ai honte de ce marchandage et je donne raison à Etéocle quand il s'exclame : "Un prix pareil, entre ma sueur et moi ? - Tu as beaucoup d'argent, dit K., et Clios sait que tu es un négociateur redoutable, fort capable de payer ta soeur en amour fraternel et en sourires royaux. Paie le prix qu'il veut ou renonce aux sculptures. Il m'a envoyé ici pour défendre Antigone et elle lui a promis de suivre mes avis." Je suis stupéfaite par la façon dont K. mêle ces questions d'argent à la demande d'Etéocle. Je ne puis m'empêcher de demander : "Mais enfin, K., qu'est-ce que Clios veut que je fasse de tout cet argent ?" Ambigu, un sourire éclaire à nouveau son visage : "Clios ne veut pas que tu en fasses quelque chose. Il sait bien que tu le donneras." Etéocle n'hésite plus, il dit "D'accord. Achetez le bois. J'enverrai demain la moitié du prix." Je vois qu'il va partir et je demande en hâte "Quand pourrons-nous enfin parler tous les deux ? - Quand tes sculptures seront là, Antigone. Nous parlerons en les regardant ensemble, car je suis sûr que tu réussiras." Il ne me laisse pas le temps de répondre et s'en va, de son pas rapide. A la porte du jardin, il se retourne et, voyant que je le suis du regard, il me fait de la main un petit signe plein d'une tristesse qui vient de si loin, de si profond, qu'elle me perce le coeur. Le lendemain je vais au marché avec K. qui m'aide à découvrir les bois dont j'ai besoin pour mes sculptures. En arrivant près de la maison nous voyons dans le jardin un homme, qui porte le chapeau de paille coloré des paysans de la montagne. Le visage de K. s'éclaire et d'un mouvement spontané, les deux hommes cou- rent l'un vers l'autre et s'étreignent. K. me le présente "C'est Main d'or, le compagnon de clan et l'ami de Clios. Le mien aussi." Main d'or a, sous une épaisse chevelure brune, un visage ferme et rieur qu'éclairent des yeux bleus. L'amitié de Clios et de K. me le rend si proche que je l'embrasse. Il semble hésiter à parler et K. me dit "Il faut un peu de patience pour qu'il parle, il bégaie parfois mais ses mains ne bégaient jamais, son cœur non plus." Main d'or se recueille un instant puis se risque: "Long voyage... ta... ta sculpture est là." Il me montre un grand objet entouré de paille tressée qu'il veut défaire mais je n'ai pas envie de le voir tout de suite, je veux découvrir à mon aise cet envoi de Clios. "Tu as fait une longue marche dans la cha- leur, tu as soif, je vais d'abord te verser à boire." Il est content car il est altéré mais regarde d'un oeil critique le jardin que j'ai négligé. Lorsque je reviens avec les boissons je l'entends dire à K. dans son langage explosif. "Jardin abandonné n'a... n'a... jamais rien donné." Nous nous mettons à table un peu plus tard et je vois en face de moi les bras musculeux et la carrure puissante de Main d'or. Ses mouvements rapides, son rire, son regard enfantin m'avaient voilé sa surprenante vigueur. Quand il a fini de manger, il se tourne vers K. et demande "Dis... dis-lui... qui je suis. - Sa mère est morte en couches. Son père peu après. Enfant, il ne parlait pas. La mère de Clios a entrepris de lui apprendre. Il a fait de grands progrès. - Mère Clios... très patiente. - Quand la mère de Clios est morte ses progrès se sont arrêtés mais il peut tout dire. - Je peux dire... Io... Clios... t'aiment beaucoup. Moi... déjà!" Il rit sans la moindre gêne et m'aide à des- servir et à laver la vaisselle pendant que K. va dégager de son enveloppe l'envoi de Clios. Il a reproduit en plus grand, dans la pierre du pays, la petite sculpture que je lui avais en- voyée du parcours d'Œdipe autour d'Athènes avant notre arrivée à Colone. La sculpture de Clios, taillée dans la pente même de sa montagne, est plus haute, plus verticale que mon modèle. Chaque parcours, du couchant au levant ou d'est en ouest, forme une sorte de marche ou de degré semi-circulaire. La plus large est en haut, la plus étroite, en bas, donne sur une surface rectangulaire que Clios a appelé le plateau. Je montre ce qui est au-delà du plateau : "Et là, qu'y a-t-il ?" Main d'or fait un geste large : "Grande... vallée. - Il y a le monde, dit K., les nuages, le ciel, la place pour un événement. - Quel événement?" Main d'or éclate de rire : "Clios... beaucoup cherché... Trouvé... jamais!" Nous rions tous les trois en pensant à cet événement que Clios le superbe, avec son regard d'aigle, n'est pas parvenu à voir. Je m'absorbe dans la contemplation de ce parcours d'Œdipe qui parle si fermement, et cette fois de façon plus abrupte, à mon esprit et à mon cœur. Il est vrai qu'au bas de ces marches en demi-cercle, il y a place pour un événement. A Colone l'événement a eu lieu, CEdipe est redevenu voyant et, en nous quittant, n'a pas cessé de poursuivre en nous sa route. Est-ce un événement de cet ordre qui apparaîtra un jour dans ce lieu énigmatique que Clios est en train de faire naître ? Je sors de ma rêverie et je vois Main d'or en train de bêcher le jardin. Il pense, me dit K., qu'il est encore temps de planter des légumes à condition de les arroser beaucoup, ce qu'il se charge de faire. "Comment, puisqu'il va repartir? - Il ne repart pas. Clios sait que je suis malade et l'envoie pour me suppléer." Je suis si stupidement heureuse de cette nouvelle intervention de Clios dans ma vie que cela m'irrite, je proteste : "Je ne veux pas que Clios me protège." C'est d'un ton très sérieux que K. me répond "Clios ne prétend pas te protéger, il sait que c'est impossible. Il nous a envoyés ici pour te donner le temps de faire ton ceuvre. - Les sculptures ? - Les sculptures et plus que les sculptures. Ce qui se découvrira..." Il ajoute : "Clios sait aussi que vivre un peu près de toi nous fera du bien." J'appelle Main d'or et il m'aide à porter les deux pièces de bois à l'atelier. Le bois est beau, dur, il sera difficile à travailler, je m'effraie de son aspect massif. Main d'or le voit et me pro- pose d'affiner les deux morceaux pour que je puisse les sculpter plus aisément. J'accepte, il va installer une des pièces sur une pierre du jardin et commence à la dégrossir. Je m'assieds en face de l'autre et la regarde avec désespoir, comment susciter dans ce bois l'image royale et sensuelle de la Jocaste de Polynice, car c'est celle que je dois faire naître d'abord, comme cela a été décidé depuis toujours par une ins- tance inconnue. Dans ce bois brut et qui me fait horreur, Jocaste et Polynice, pleins de vie et de passions, se trouvent déjà. Ce que je dois faire exister par mon travail ce n'est pas eux, ils n'existent que trop, c'est moi. C'est Antigone, le sculpteur qui, chaque jour, à travers son chagrin et ses peurs n'aura pas d'autre rôle que d'enlever patiem- ment ce qui les cache encore aux regards. Je suis si effrayée de sentir leur présence inatteignable et pourtant si proche que je cours jusqu'à la pierre où Main d'or travaille le bois de la Jocaste d'Etéocle. Il polit soigneusement tous les endroits dont il a déjà réduit les aspéri- tés ou effacé les fissures, je les touche, je les caresse, je le regarde qui travaille en riant. Je dis: "Je voudrais bien pouvoir rire, comme toi, en travaillant." Sa figure s'éclaire et il me dit: "... Fa... facile!" avec une telle certitude que je le crois. Je reviens lentement m'asseoir devant la figure encore masquée de la Jocaste de Polynice. Je la con- temple, je la parcours de mes mains, je mets mes joues et mon front contre elle, comme faisait Œdipe mais pas longtemps car je pleure et bientôt je ne vois plus rien. J'entends quelqu'un qui franchit l'entrée du jardin, j'espère que c'est Hémon mais ce n'est pas son pas. Inutile de regarder, je ne vois plus et je ne veux pas qu'on me trouve en larmes. Je voudrais me sauver, me cacher et comme je n'en ai plus la force, j'étreins de mes deux bras le bois dur de ma mère morte, je plaque mon visage contre lui et ne cherche plus à retenir mes larmes. La présence est près de moi maintenant, tout près, je relève la tête et de ma joue je touche sa chevelure blonde et parfumée. Ce n'est pas la chaleur, la fureur solaire de Polynice. C'est une blondeur argentée qui m'a toujours été étrangère, hélas, et qui pourtant m'enchante. J'y enfonce mon visage en larmes, ma main suit le par- cours parfait du bras jusqu'à la douceur de l'épaule. Soudain c'est l'éclat du rire d'Ismène "Qu'est-ce que tu peux contempler si long- temps dans ce morceau de bois crasseux. C'est là- dedans que tu prétends sculpter notre superbe mère. Et Etéocle qui me demande de t'aider, t'aider à quoi? Je ne suis pas sculpteur, moi, je fais les plus belles tapisseries de Thèbes, cela suffit à mon bonheur et à celui de mon homme... Mais c'est que tu me caresses, tu me caresses les cheveux avec ta joue comme autrefois. Tu te rappelles, cela ne nous est plus arrivé depuis le temps où les frères me jetaient si souvent par terre. Alors je pleurais très fort, même si je n'avais pas mal, pour que tu viennes me con- soler. J'étais sûre que tu allais accourir, me cajo- ler, me recoiffer, essuyer mes larmes et toujours caresser mes cheveux avec tes joues. Pour mon plaisir et pour le tien, quels bons moments nous avons eus ainsi toutes les deux. Comment puis-je t'aider, comme l'espère Etéocle, dis-le-moi si tu peux? Je dirai non natu- rellement, mais tu sais déjà que je ferai oui. Oui, contre mon gré. A quoi penses-tu en pleurant ainsi, le nez sur ce morceau de bois ? Donne-le d'abord à nettoyer à ton nouvel ami Main d'or, tu t'es déniché là un troisième amoureux. Bonne recrue, quel beau corps et quelle force. Quand il fait l'amour, celui-là, on doit vite se retrouver au ciel, ce qui n'est pas la sainte route de notre chère Antigone. On pourrait lui fêler son vase sacré, son volcan secret pourrait se mettre à rugir. Allons puisqu'il faut décidément que je t'aide, dis-moi comment? - J'ai besoin que nous parlions, Ismène. - De quoi, de qui? - De notre mère, de nos frères, de nous deux. J'ai besoin de parler avec toi, rien qu'avec toi." Ismène s'écarte vivement de moi, elle me fait face, ses yeux brillent de colère, comme elle est belle en s'écriant "Je vois bien ce que tu veux, tu dois pour tes sculptures évoquer notre mère et les jumeaux. Ce sera douloureux et tu vas retomber dans tes pleurnicheries. Tu les détestes, bien sûr, mais aussi tu les aimes, et pour sculpter tu dois avoir les yeux clairs. Ce que tu veux c'est que ce soit moi, ta petite sœur, qui te parle d'eux et que j'accepte de pleurer à ta place pour que tu puisses travailler en paix, les yeux ouverts sur ce que tu appelles la lumière divine. Est-ce que c'est bien ce que tu veux, Antigone ? - Je ne sais pas, Ismène, je ne sais plus, je ne voulais pas faire ce travail... - Et maintenant tu veux, et que ce soit moi qui souffre. Bien, je viendrai, je te parlerai d'eux tout le temps qu'il faudra mais pas un jour de plus. Tu as osé, tu as osé me demander cela. En silence, à ta détestable manière. Sans rien demander!"