LA BATAILLE Des rumeurs se propagent dans la ville. Polynice s'est mis en marche avec ses alliés, il se dirige vers Thèbes et l'armée va partir lui barrer la route. Hémon termine avec moi la remise en ordre du jardin et, enfin, parle : "Je ne viendrai pas pendant quelques jours. J'espère revenir vite." Je sais qu'il part avec Etéocle et qu'il ne faut pas l'interroger. Après son départ, K. me propose d'assister au passage de l'armée sur une des tours de guet des remparts. Aux premières lueurs du matin nous enten- dons approcher les troupes en marche. Les phalanges passent, sous l'attirail du fer thébain. Au centre de deux d'entre elles, les dix jeunes filles armées que les hommes qui les entourent ont juré de défendre jusqu'à la mort. Leurs cuirasses sont plus légères mais elles sont aussi entraînées et habiles aux armes que les hommes et, avant la mort de Jocaste, je rêvais de devenir l'une d'elles. Hémon. dirige la deuxième phalange, celle de la garde et malgré l'horreur de cette guerre je suis fière de le voir passer dans sa solidité de jeune arbre. J'ai le cœur serré, déchiré par ce départ mais je suis aussi absurdement enivrée par les pas retentissants des hommes, les grands corps rythmés qu'ils forment ensemble et le bruit excitant du fer. Ensuite viennent les cavaliers d'Etéocle, lui au centre, impassible et veillant à tout du regard. Puis viennent les lance-pierres et une considérable file de chariots. jamais je n'avais imaginé un tel déploiement de force, jamais je n'ai vu un tel nombre d'hommes en armes. je me tourne vers Ismène et K. et demande, épouvantée "Tout ça contre Polynice ?" K. répond : "Il en a autant contre Etéocle", et Ismène l'approuve. Alors je comprends que nos deux frères et Hémon ne vont pas seulement se combattre mais qu'ils veulent aussi se tuer. je souffre en pensant à ces très beaux corps que je chéris et qui vont être livrés aux hasards de la bataille, blessés, écrasés peut-être par ces masses d'hommes en mouvement et la volonté furieuse des métaux. je me mets à haïr tous ces mâles, avec leurs corps et leurs pensées sauvagement tendues vers le meurtre. Par une intime contradiction je voudrais aussi être avec eux. Oui si mes frères voulaient se réconcilier, j'aimerais, moi l'absurde Antigone, je serais fière d'être en armes avec eux et de défendre ma cité dans les rangs du mur de fer, au coeur de l'enceinte sacrée de Thèbes. Quelques jours plus tard un des grands marchands de la ville vient me commander des sculptures. Il apporte des blocs de marbre et de l'argent et me demande une statue de Zeus. Il le voit jeune, menaçant, brandissant la foudre et l'éclair. Sans réfléchir je dis : "Comment faire, pour donner une idée de Zeus il faudrait au moins sculpter une montagne ?" Cela fait rire le marchand qui ne pense pas à Zeus mais seulement à une statue qu'il pourrait vendre. Il se souvient alors que je suis la sueur d'Etéocle et regrette d'avoir ri, je suis gênée moi aussi d'avoir laissé apparaître une de mes folles pensées. K. vient à notre secours: "Demande- lui plutôt de faire l'encadrement d'une porte du palais avec des enfants et des fleurs. Il te sera acheté tout de suite." Le marchand accepte, heureux de passer une commande à la soeur d'Etéocle. Il n'y a pas de nouvelles de l'armée, les jours s'écoulent, interminables car je n'ai pas le courage de travailler seule au jardin et ne parviens pas à commencer la sculpture commandée. L'été m'accable, l'été brûlant de Thèbes qui rend malaisée la respiration de K. et le fait tousser. L'été enfermé dans les immenses remparts de la ville, entre ses murs couleur de lion, avec au milieu du jour l'odeur qui s'élève des caves et des égouts. Heureusement K. fait jouer dans le jardin les petits enfants du voisinage, je m'installe sous le grand cerisier et je commence à sculpter leurs gestes et leurs visages. C'est là qu'un messager d'Ismène m'apprend que Créon veut me revoir et qu'elle m'attendra avant cela au palais. Quand je la rejoins Ismène est inquiète "Créon va te parler d'Hémon, ils ont eu une explication difficile, avant le départ de l'armée. Sois prudente, Créon est un homme secret, un homme de plaisir, dur comme sont ces gens-là. Sans le manifester il détestait Œdipe, maintenant c'est ton tour. Il laisse Etéocle augmenter la puissance de Thèbes et lui ne s'engage pas, il attend. - Il attend quoi? - La mort de nos frères, Antigone." J'essaie en vain d'habituer mon esprit à ces calculs et à ces haines, Ismène ajoute "Créon n'a qu'un point faible, son amour pour Hémon. C'est là que tu es sur son chemin, il ne supporte pas qu'Hémon t'aime. - Mais Hémon me connaît à peine et Créon pas du tout. - Hémon t'aime parce que tu es vraie, follement vraie, Antigone, et que ta seule présence fait sentir ce qui est faux. Avec toute son habileté Créon, en face de toi, sonne faux. Hémon s'en est aperçu quand il lui a parlé de toi, et ils se sont quittés presque brouillés. Créon est là, il t'attend, sois sur tes gardes." Et Ismène s'en va de son pas gracieux, entourée des sourires de tous ceux qui la croisent. Créon m'invite à m'asseoir près de lui et me montre la porte qui ouvre sur le jardin "C'est pour cette porte, m'a dit Ismène, que tu sculptes un encadrement de marbre. - Un des montants est achevé. - Tu n'as pas perdu de temps, je ne te connaissais pas ce talent, il est vrai que j'ignore presque tout de toi. Tu sembles me fuir, c'est étrange alors que je suis ton oncle et que j'aimais tant Jocaste. - Ma mère vous le rendait bien." Le visage de Créon s'éclaire un instant mais son regard s'assombrit vite "On m'assure que tu es très habile, Antigone, il me semble que c'est vrai et qu'Hémon ne s'en rend pas compte." Je me tais en regardant à travers la porte de hautes fleurs rouges, les mêmes qu'autrefois, dont le souvenir traverse souvent mes nuits. Créon me propose de l'accompagner au jardin, nous marchons un moment en silence, pensant à Hémon, à Jocaste qui aimait tant soigner ses fleurs. Le jardin est plus vaste, plus somptueux que naguère mais je n'y retrouve plus les subtils accords de couleurs que ma mère y faisait régner. Créon enfin demande "Pourquoi n'es-tu pas restée chez Ismène, tu aurais pu aussi venir au palais. Aller habiter une maison de paysan dans notre plus pauvre faubourg, porter la robe que tu portes, n'est-ce pas une simplicité exagérée, une critique cachée de ce qui est nécessaire au prestige de Thèbes et de la famille royale ? - C'est Etéocle qui a voulu me prêter cette maison. - Etéocle est obsédé par la guerre et néglige le reste. Est-il convenable qu'il laisse mon fils Hémon, son second à la tête de l'armée, venir chaque jour chez toi pour y faire des travaux d'ouvrier ? - Je ne lui ai rien demandé. - C'est là ton habileté, moins tu demandes plus il te donne. Ignores-tu qu'avant son départ Hémon m'a fait part de son désir de t'épouser ? - M'épouser, moi !" Je suis si stupéfaite qu'une réponse à la Jocaste jaillit de moi "Encore faudrait-il que je le veuille." Créon, qui scrute mon visage, semble déconcerté, pourtant il affirme "Tu le voudras." Créon s'enfonce dans la colère et me pose durement la question qu'il retenait "Es-tu même vierge ?" Je n'ai pas peur, je dis simplement : "Oui." Et lui : "Comment est-ce possible dans l'état de misère où je vous ai vus à Colone, avec la promiscuité pendant vos voyages et la présence longtemps près de vous de cet assassin qui est devenu peintre. - Clios m'a respectée et j'ai appris à me défendre." Je sais qu'il voudrait dire : "Et Œdipe, est-ce qu'il t'a respectée?" Nos yeux se font face, je soutiens son regard et il n'ose pas. "Que feras-tu si, malgré ma défense, Hémon veut t'épouser?" C'est le moment prévu par Ismène où je dois être sur mes gardes. Un grand calme m'envahit car je vois que le seul moyen de me protéger de la ruse ou de la violence de Créon, c'est de dire ce qui est. Je le dis : "Je ne sais pas." Il hurle : "Tu oserais passer outre, séparer mon fils de son père ?" Je le fixe toujours avec calme, il est clair maintenant que malgré sa fureur je dois m'en tenir à ce qui est. Je redis : "Je ne sais pas." Cette fois il me croit, une vraie souffrance apparaît sur son visage mais la colère est toujours là "Va-t'en de Thèbes, Antigone, car si tu te trouves entre Hémon et moi, tu feras votre malheur à tous les deux." Soudain sa voix change et c'est au bord de la supplication qu'il demande: "Ne me sépare pas de mon fils." Je suis touchée par cet amour : "Je ne veux pas vous séparer. Je suis thébaine, j'ai le droit d'être ici. Je n'y resterai que le temps nécessaire pour réconcilier mes frères. - Projet impossible, dit Créon, tu ressembles à Œdipe qui n'était pas un politique mais un poète. Hémon doit être roi... - Hémon sera roi, peut-être, mais je ne serai jamais reine. Je resterai celle que je suis, Sur la route, si tu me chasses. Dans la maison de bois d'Etéocle si tu peux le tolérer. - C'est une menace? - Non, Créon, tu as peur pour Hémon, tu vois partout des dangers. J'ai la même peur pour mes frères et pour Hémon. N'augmentons pas ce malheur." Créon est touché peut-être par ce chagrin commun, il semble s'apaiser. Il dit : "Laissons faire l'événement. Je veux croire que tu n'es pas une ennemie." Non, je ne le suis pas et je le lui dis. Il voit que je ne veux rien obtenir de lui, que je puis aussi lui résister. Il fait de la main un petit signe et me dit seulement: "Va." Je pars en longeant les fleurs rouges que Jocaste aimait. Je marche de ce long pas trop masculin qui est devenu le mien et qui doit déplaire à Créon dont je sens le lourd regard peser sur ma nuque. Ismène m'attend avec K., ils me font raconter l'entrevue dans tous ses détails. "Créon, dit Ismène, croit que tu as des plans d'avenir. Il ne comprend pas que le danger pour lui vient seulement de ce que tu es. Comme c'est cela qu'Hémon aime en toi, Créon va te haïr. - Pourquoi ?" K. répond : "Parce que tu es une femme." Des messagers annoncent que l'armée est victorieuse, puis qu'elle est proche mais compte beaucoup de blessés et de malades qui ne rejoindront que plus tard. D'après Ismène, Etéocle et Hémon sont blessés tous les deux. Je prépare des baumes, je voudrais déjà les soigner moi-même, d'autres mains l'ont fait. Mal peut-être. Hémon revient après le gros de l'armée car il a dû s'occuper des traînards. Il boite plus bas que je ne m'y attendais. "Ta jambe, cela semble grave." Il rit . "C'est surtout mon pansement qui me gêne. - Et Etéocle ? - Sa blessure au bras lui a donné beaucoup de fièvre mais elle est peu profonde comme la mienne. Dans quelques jours nous n'y penserons plus." J'examine la blessure, elle n'est pas dange- reuse mais le bandage était maladroit. Je lui applique un baume et je fais un nouveau pansement. Ismène nous rejoint, elle est effrayée par le grand nombre de blessés. "La bataille a été longue, dit Hémon, mais il y a aussi beaucoup de malades à cause de la soif et de la mauvaise eau qu'on ne parvenait pas à empêcher les soldats de boire. - On clame que c'est une victoire, mais nous ne savons rien, raconte-nous comment cela s'est passé", demande Ismène. Hémon hésite, son domaine c'est l'action et il a peu de goût pour la parole. Ismène insiste, je me joins à elle et finalement il se décide "Polynice, en marchant sur Thèbes, était persuadé qu'Etéocle allait l'attendre ici pour profiter de l'avantage des remparts. A mi-chemin sa cavalerie a manqué de fourrage et il a laissé ses Nomades partir en maraude pour s'en procurer. Sûr de n'être pas attaqué il s'est mis à festoyer comme d'habitude et à organiser des jeux et des courses de chars. En l'apprenant par ses espions Etéocle décide de le surprendre. Il fait avancer nos troupes à marches forcées espérant couper en deux l'armée ennemie dispersée. Il est près d'y réussir car notre avant-garde surprend Polynice qui donnait une fête ce soir-là. Il parvient à s'échapper de justesse et peut ainsi alerter ses troupes. L'imprévoyance de Polynice a été totale sauf sur un point que par malheur nous ignorions. Il a installé en grand secret des veilleurs sur toutes les hauteurs du pays. Ils ont la garde d'un bûcher prêt à être allumé et sont munis de cors dont le son s'étend très loin. Au cours de la nuit nous voyons des feux s'allumer sur tous les sommets et nous entendons l'appel des cors. La surprise complète n'est plus possible mais Etéocle pense que Polynice n'aura pu regrouper son armée, quand à l'aube dans une position très forte nous déclencherons l'attaque. Je lui demande si Polynice ne va pas refuser le combat ? «Impossible, répond-il, il suffit que je me montre à la tête de l'armée, jamais il ne supportera de reculer devant moi.» Le lendemain Polynice nous fait face avec plus de forces que nous n'en attendions. Nous avons cependant l'avantage du nombre et de la position. Je suis surpris qu'Etéocle maintienne en réserve la garde que je commande. Heureusement, car je n'ai jamais participé à une grande bataille, il me fait rester près de lui. Le début de l'engagement nous est favorable, nos adversaires résistent avec fermeté mais, sous le poids du nombre et débordés par notre aile gauche, ils sont obligés de reculer. Le plan de bataille d'Etéocle est si bien conçu et les mouvements exécutés avec tant de précision que nous perdons peu d'hommes, beaucoup moins que nos ennemis dont les rangs commencent à vaciller. La victoire semble en vue quand des cris retentissent dans les carrés adverses, ils s'ouvrent et plusieurs cavaliers s'avancent vers nous. L'un d'eux est Polynice, le casque couronné de son panache rouge, il est monté sur un puissant étalon. Arrivé en face d'Etéocle il puise en riant dans ses fontes et projette dans nos rangs, avec une force prodigieuse, ce que nous prenons d'abord pour des projectiles. Il longe ensuite notre front au galop tout en continuant de nous bombarder et ses compagnons font de même. Nous sommes si stupéfaits par leur frénétique irruption que notre élan est rompu. Nous comprenons ce que fait Polynice en voyant des pièces rouler sur le sol et en l'entendant clamer à ses troupes : «C'est l'or et l'argent de l'armée que nous avons jetés dans leurs rangs. Si vous parvenez à les reprendre, tout est à vous. Allez-y... En avant... En avant !» Il disparaît avec ses cavaliers mais notre attaque piétine, le désir du gain ranime chez nos adversaires l'espoir de vaincre et ce sont eux maintenant qui nous pressent et cherchent à nous faire reculer. Nos hommes, qui entendent les pièces résonner sur leurs boucliers ou qui les voient tomber entre eux, tentent de les attraper au vol ou de les ramasser par terre. Certains, oubliant le danger, se précipitent sur le sol pour en ramasser davantage. Le toit de boucliers sous lequel nous progressions se disloque et une grêle de flèches et de javelots s'abat aussitôt sur les rangs mal protégés. Beaucoup d'hommes s'écroulent, impossible de savoir s'ils ont été atteints ou s'ils cherchent seulement à s'emparer de l'or qui est sur le sol. Le désordre commence à s'étendre dans nos rangs et il n'est plus question d'avancer car les soldats ne veulent pas laisser à ceux qui les suivent l'espace où est tombé l'or de Polynice. Ce moment de trouble pourrait se terminer en déroute, heureusement Etéocle a gardé en réserve une petite troupe de soldats d'élite. Il se met à leur tête et nous chargeons de flanc l'ennemi dont l'attaque est brisée. Etéocle en profite pour prendre son portevoix et annoncer de sa voix calme : «Pour ne pas perdre l'argent de Polynice, reprenez vos formations et avancez. J'en fais serment tout ce qu'il a lancé sera réuni et partagé entre vous... Après la victoire !» Une longue acclamation répond à cette promesse, l'ordre se rétablit et nous repartons en avant. Je crois la victoire assurée, mais Etéocle m'appelle, il est inquiet «Polynice n'est pas sur le front. C'est qu'il est en train de nous tourner avec ses cavaliers nomades. - Impossible. A gauche il y a des rochers, un ravin. A droite, la forêt est trop serrée et, derrière elle, nos cavaliers.» Etéocle me foudroie «Ce qui est impossible pour nous ne l'est pas pour Polynice. Ses Nomades connaissent la forêt. il est sans doute en train de culbuter nos cavaliers et va nous attaquer par-derrière. Ne perds pas un instant, va faire avancer la garde. Fais-la courir, fais-la crier!» En hâte, je m'efforce à grand-peine de traverser les lignes de l'armée. En arrivant à l'arrière, j'entends une immense clameur, le tumulte d'une charge, Polynice et ses Nomades nous ont tournés. A leurs hurlements s'opposent déjà le sangfroid et les ordres précis d'Etéocle. Nos deux derniers carrés doivent opérer un retournement complet pour faire face à l'attaque. Il ordonne, comme s'il était sur un champ de manoeuvres, les mouvements successifs de cette difficile opération. La manoeuvre ne réussit que partiellement car déjà Polynice et ses Barbares fondent sur les nôtres mais nos carrés ne se disloquent pas. A ce moment j'ai traversé nos lignes et peux lancer mon cheval au galop pour rejoindre la garde. Enoé, mon second, a compris la situation, les hommes sont prêts. Je les fais courir, je les fais crier pour que toute l'armée entende qu'ils arrivent, et fais infléchir ma droite pour tenter d'encercler Polynice. Le choc des cavaliers ennemis a gravement ébranlé l'arrière de l'armée mais n'a pas provoqué de panique. J'entends la voix toujours aussi calme d'Etéocle ordonner: «Ne frappez pas les cuirasses, frappez les chevaux !» Polynice a vu que la garde en avançant va encercler les siens, il crie : «Retraite !» Je laisse Enoé continuer la manoeuvre et je me rue vers Polynice qui est en train de dégager ses Nomades des sillons qu'ils ont creusés dans nos rangs. Criant des ordres, protégeant efficacement les siens, il est aussi calme à sa manière qu'Etéocle et il dirige parfaitement la retraite de ses cavaliers. Il va nous échapper et la colère me déborde. Je ne vois plus que lui, je n'entends plus que son rire qui nous défie. Avec son superbe panache, son armure et son étalon tout couvert de sang, il étincelle au milieu du carnage comme le dieu de la guerre. Dans ma folie, je crois soudain que son rire ne sort pas de sa gorge mais de son panache rouge qui me fascine et l'ordre jaillit du plus profond de mon être: Coupe-le ! Occupé à rameuter ses derniers cavaliers, Polynice ne me voit pas surgir, au moment de heurter son cheval, le mien se cabre. A ce moment je domine Polynice, je pourrais le blesser, je pourrais aussi, ce qui serait plus sûr, frapper son cheval comme vient de l'ordonner Etéocle. Oui, pendant un bref moment tout était possible et aujourd'hui encore je ne puis comprendre ni me pardonner ce que j'ai fait. Car en cet instant je ne vois, je ne pense qu'au panache rouge de Polynice et, d'un coup, je le tranche. Polynice me voit alors et parvient à faire tourner son cheval avant que je ne frappe à nouveau. Nous sommes face à face, nos chevaux furieux se mordent et tentent de se cabrer. Polynice a vu filer son panache en l'air et crie en riant «Joli coup, petit Hémon, mais si tu crois m'avoir coupé la crête, tu vas voir !» Nous sommes si serrés l'un contre l'autre que nous ne pouvons plus nous servir de nos armes. Polynice me saisit à la taille, je fais de même mais avec un instant de retard. Il fait cabrer très haut son étalon qui hurle comme un homme. Mes mains glissent sur le sang qui couvre son armure, je me sens soulevé de ma selle par une force irrésistible et projeté sur le sol. Déjà Polynice s'échappe au galop. Pendant que je me relève difficilement j'ai encore un instant d'espoir car quelques-uns des hommes de la garde ont devancé les autres et lui barrent le passage. Sans un instant d'hésitation Polynice enlève son cheval, les franchit d'un bond et on entend résonner à nouveau dans l'air son étincelante jubilation. J'ai mal partout, je boite, mes hommes me ramènent mon cheval et m'aident à l'enfourcher. A ce moment retentit le porte-voix d'Etéocle : «Est-ce qu'Hémon est vivant ?» Je suis si humilié, si troublé que je ne sais plus si j'ose encore être vivant. Ce sont les hommes de la garde qui répondent à ma place: «Vivant !» Etéocle reprend son porte- voix et avec toute l'armée crie : «Victoire !» Je ne sais plus qui je suis ni ce que je fais, le rire de Polynice occupe mes oreilles, je me vois toujours, au sommet de l'absurdité, tranchant son panache rouge. Quelqu'un a dû me guider car je me trouve soudain en face d'Etéocle. Un linge soutient son bras blessé, il a changé de cheval, le sien a été tué. Je me sens pâlir en le voyant, tant les suites de mon comportement me semblent justifier des reproches. Il me regarde venir, impassible comme d'habitude. Quelqu'un lui dit que je suis blessé, un pli anxieux apparaît sur ses lèvres et c'est l'ami qui m'interroge : «C'est grave ?» Je suis si honteux de ce que j'ai fait que je suis incapable de répondre. Il me regarde dans les yeux et me dit «Par ta rapidité tu as sauvé l'armée, Hémon. Mission accomplie.» Un peu de calme revient en moi, je reprends souffle, je puis avouer :J'ai laissé s'échapper Polynice... J'ai seulement coupé son panache rouge.» Etéocle éclate d'un rire franc : «Quel trophée à rapporter à Thèbes ! La prochaine fois tu lui couperas mieux que cela.» L'armée continue à crier: Victoire! Mais personne n'avance plus. En face de nous l'armée de Polynice, avec un peu moins de force, pousse les mêmes clameurs. Allons-nous reprendre l'attaque ? «Nos hommes sont trop épuisés pour courir ce risque, dit Etéocle, l'ennemi aussi est à bout de forces, nous sommes à l'ombre, lui au soleil, le manque d'eau va le forcer à se retirer. Nous camperons sur ses positions pour manifester ce qu'on appellera notre victoire. D'ailleurs c'est un échec pour Polynice il devra faire retraite vers Argos et nous pourrons revenir à Thèbes.» Comme il s'y attendait, l'armée adverse plus éprouvée encore que la nôtre se retire, protégée par un rideau de cavalerie que Polynice conduit lui-même. Nous passons la nuit sur les positions ennemies, comme Etéocle craint une attaque-surprise des Nomades nous veillons ensemble. La fièvre et la soif nous tiennent éveillés et je ne puis m'empêcher de dire «Ce qu'a fait Polynice, hier, était fou. - D'une folie géniale, dit Etéocle. Nous étions sur le point de vaincre et il a retourné la situation. - Dire que j'aurais pu le faire prisonnier! - Ne sois pas triste, Hémon, tu l'as contraint à la retraite. N'être pas vaincu par Polynice, c'est sans doute une victoire.» Etéocle s'absorbe dans ses pensées en regardant rougeoyer les dernières braises du feu. Soudain il reprend : «Si tu l'avais fait prisonnier, Hémon, crois-tu que j'aurais pu ramener Polynice enchaîné à Thèbes et le faire condamner comme traître ? Non, je l'aurais aidé à s'évader car la vraie guerre n'est pas entre lui et Thèbes mais entre lui et moi. Un de nous deux est de trop et seul l'autre peut en finir avec lui. C'est très dur... c'est ainsi.» Il dit cela à voix basse et comme s'il me faisait un aveu. La nuit est froide, je ne vois plus son visage car le feu s'éteint. Je sens son âme souffrir démesurément, à côté de la mienne qui ne souffre que d'orgueil blessé. J'entends résonner en moi le cri de détresse qu'Etéocle ne se permettra jamais de proférer et ne sachant que faire, je réchauffe sa main valide dans les miennes. Ce geste semble lui faire du bien car il expire avec force et plusieurs fois l'air angoissé de ses poumons. Il murmure •Polynice en ce moment souffre autant que moi. Je l'ai attiré dans ma nuit, je ne puis, je ne pourrai plus jamais rien pour lui. Dès l'aube il recommencera à rayonner et à emplir l'existence de son rire. Mais je l'ai blessé et il sait maintenant que, pour lui aussi, la nuit existe.» Il se tait, nous écoutons les blessés gémir dans leur sommeil et s'élever l'obscure rumeur de l'armée, tourmentée par la soif et les cauchemars. Gardant dans mes mains la main d'Etéocle, je suis emporté par le sommeil et je le laisse malgré moi vivre seul cette heure désespérée. Je m'éveille en sentant qu'il se dégage de mon étreinte, les premières lueurs de l'aube apparaissent. Etéocle scrute l'horizon dans tous les sens, calme, impavide comme lui seul peut l'être. Et avec sa voix de commandement «Fais sonner le réveil, Hémon, veille à une juste distribution de ce qui reste de vivres et d'eau. Puis mettons-nous en marche avant la chaleur. La route sera dure avec tant de blessés et si peu d'eau.» Le retour a été long avec les blessés sans eau et les morts à enterrer chaque soir. Pourtant aux portes de Thèbes, sous le regard des femmes et les acclamations, nos armes sont redevenues brillantes et nous avons redressé nos corps fatigués. Je ne sais plus que penser de tout cela. Songe, Antigone, qu'au moment où Polynice m'a renversé de mon cheval, je le haïssais de toutes mes forces et qu'en même temps je l'admirais. Que j'aurais voulu, comme Etéocle, lui ressembler." Je sens que cette bataille a été pour Hémon une épreuve décisive et qu'il revient bien différent de ce qu'il était en partant. Je ne puis que lui dire "Tu es là, Hémon. Etéocle et Polynice eux aussi sont vivants. Il faut arrêter cette folie, il est encore temps." Proche des larmes, un rire crispé d'Ismène me répond "Arrêter tous ces mâles, Antigone, c'est comme si tu croyais que leurs sexes vont cesser de se dresser pour nous. Comme si nous ne désirions plus que se poursuive ce dangereux salut qu'ils nous font."