HÉMON Le lendemain Ismène me fait dire que Créon m'attend au palais dans la matinée. Il me reçoit avec son aisance habituelle et semble avoir oublié qu'il y a peu de temps, à Colone, il m'a faite prisonnière pour contraindre Œdipe à revenir à Thèbes. Il a été longtemps le plus bel homme de Thèbes et ses traits me touchent toujours car ils me rappellent ceux de Jocaste. "Plus personne, dit-il, ne te connaît à Thèbes, alors que toute la Grèce parle de toi. Pourquoi es-tu revenue ici, sans me prévenir? - Je suis thébaine, je suis revenue à cause de mes frères et de la guerre. - Rien n'arrêtera leur rivalité ni la guerre. - Tu veux dire que toi, Créon, qui es leur oncle, tu ne feras rien pour l'arrêter ? - Je ne puis m'en mêler, si je m'y risquais ils seraient capables de s'unir contre moi. Je sais qu'CEdipe à Colone a prophétisé que je serais un jour le seul roi de Thèbes. Tel n'est pas mon désir, Etéocle est jeune, plein de force, il a le génie de la richesse et de l'action. A deux nous sommes beaucoup plus forts que si je régnais seul. - Pourquoi ne laissez-vous pas le trône à Polynice une année sur deux comme cela avait été convenu. - C'est impraticable, Antigone. Polynice a de belles alliances, il est riche, il sera bientôt roi d'Argos. Thèbes n'est pour lui qu'un rêve du passé. - Il n'y renoncera pas, si vous déniez ses droits, il vous fera une guerre à mort. - Alors qu'il meure, car en faisant la guerre à Thèbes, Polynice est traître à sa patrie." Il se lève pour manifester que nous n'avons plus rien à nous dire. Il sait que je souhaite voir les chambres que mes parents habitaient autrefois. Son fils Hémon va m'y accompagner. A peine est-il sorti qu'Hémon entre comme s'il attendait ce moment avec impatience. J'avais gardé le souvenir d'un garçon mince et effacé, les années ont passé et Hémon est maintenant un homme qui a la beauté, la taille mais non l'aisance royale de son père. Il s'approche de moi avec un certaine timidité qui d'emblée lui gagne mon cœur. C'est mon cousin et tout naturellement je l'embrasse. Il est surpris et un air de bonheur éclaire son visage. "je suis heureux de te revoir, parvient-il à proférer. Il y a tant d'années que je l'espère." Je ris et réponds: "Moi aussi." Ce qui est plus vrai que je ne croyais, car je vois que dans mon regret de Thèbes et mon espoir d'y revenir il y a toujours eu une place pour l'image incertaine de l'adolescent Hémon qui est maintenant un homme comme, si étrangement, je suis devenue une femme. Hémon me propose de revoir le palais mais c'est dans la petite salle où Œdipe a vécu un an après s'être aveuglé que je veux me rendre. Cette salle est bien plus étroite et sombre que dans mon souvenir. Elle est remplie d'amphores où Créon conserve son vin. Je parviens à me glisser jusqu'à la colonne centrale et je dis à Hémon: "C'est ici qu'Œdipe a vécu un an, au pied de cette colonne et ne parlant plus à personne avant d'être chassé de Thèbes." Hémon tente de dire qu'Œdipe n'a pas été chassé, je l'interromps "Si, il a été chassé, chassé par l'esprit des autres. Celui de Créon, celui de mes frères et enfin, heureusement, par le sien. Un matin il a dit Je partirai demain.» J'ai demandé : «Où ?» Il a crié : «N'importe où, hors de Thèbes», et c'est là que nous sommes allés pendant dix ans." Hémon ne me répond rien mais il passe son bras sous le mien et il prend ma grande main dans la sienne plus puissante. Je me calme, je demande "Allons voir la chambre de mes parents." Au moment d'entrer dans la pièce, j'ai un mouvement de recul et fais passer Hémon avant moi. Je craignais de trouver un lieu déserté mais rien n'a bougé, on dirait que tout est encore habité. La grande poutre au-dessus du lit royal est là, elle aussi, celle où pendait la corde dont Œdipe n'a pu supporter la vue. "Chaque jour, dit Hémon, tout est remis en ordre. Tu sais comme mon père aimait Jocaste, il vient ici souvent. - C'est lui qui veut cette pénombre ? - Non, quelqu'un a fermé les rideaux." A ce moment les rideaux s'entrouvrent et Jocaste, les yeux fermés, s'avance vers nous. Elle est souriante sous sa merveilleuse chevelure, comme autrefois. Je résiste à la peur qui s'empare de moi, je fais trois pas, je tire les rideaux, et dis d'une voix malgré tout un peu tremblante: "Ouvre les yeux." Les yeux s'ouvrent et l'illusion disparaît car Ismène n'a pas dans le regard les mêmes pouvoirs que Jocaste. Ismène éclate de rire : "Je t'ai fait peur? - J'ai eu un instant l'espoir que c'était elle. - Tu sais, j'ai de l'entraînement dans ce rôle. Créon me demande souvent de le jouer pour lui, notre mère savait se faire aimer. Comme toi. Je vois que tu as déjà recruté le bel Hémon. Il m'a aimé avant toi mais tu es très forte. Plus forte que je ne croyais quand tu entrais le matin par cette porte et qu'CEdipe, alors que j'étais déjà dans ses bras, disait : Et maintenant voilà ma longue perche. Comment fais-tu pour être toujours la plus grande ? - Et toi comment faisais-tu pour entrer toujours ici la première et être la préférée ?" Pendant qu'Hémon remet les rideaux en ordre Ismène me glisse "Je ne pense plus à lui, j'en aime un autre." Avant toute pensée, je lui dis "Tu n'es pas ma sueur préférée, Ismène, tu es la seule." Elle semble heureuse et nous quittons le palais en refusant, malgré sa déception, qu'Hémon nous accompagne. Nous avons besoin d'être ensemble et de marcher côte à côte sans parler. En arrivant chez Ismène, elle m'embrasse et me dit "Ne t'y trompe pas, demain je te détesterai de nouveau. Tu m'as rendue molle aujourd'hui. A Thèbes maintenant nous détestons ce qui est mou, il faut que je te déteste, que je te frappe pour que tu durcisses, toi aussi, et qu'on ne t'écrase pas." Le lendemain pendant que nous prenons notre repas, à l'aube K. me dit "Hier, Etéocle m'a envoyé voir quelques maisons pour toi. Elles sont bien différentes, allons les visiter. - Est-ce que tu sais laquelle je vais choisir? - Oui, dit K. - Alors je la choisis. Allons-y." Dans un ancien hameau occupé autrefois par des maraîchers et qu'Etéocle a englobé dans les nouveaux remparts nous découvrons une maison de bois, entourée d'un grand jardin en friche où poussent quelques beaux arbres. La maison tout de suite me touche et me plaît par ses proportions et son visage modeste. Elle est fraîche et possède une cave. Tout près, une source abandonnée et qu'il faudra curer. Au fond de la seconde pièce, il y a un bel âtre. K. la veille a préparé du bois, je puis immédiatement allumer le feu qui va faire revivre la maison et les flammes s'élèvent sans hésitation. Grâce à Etéocle, si hostile en apparence, c'est la première fois, depuis que j'ai quitté Thèbes avec Œdipe, que j'ai une maison et un foyer. Nous allons voir le jardin, il est envahi par les ronces et les mauvaises herbes. Mais au centre un cerisier donne une ombre exquise. Comme nous allons nous amuser à remettre tout cela en vie et en ordre. K. m'entraîne au fond du jardin où se trouve un atelier fermé seulement de trois côtés par des murs de pierres assemblées avec soin. Le toit s'est effondré, quelques arbres ont grandi à l'intérieur et font régner une lumière verte. Je suis transportée de joie : "Quel espace pour sculpter, je commencerai demain." A midi je prépare dans l'âtre un premier repas. Quelqu'un survient, je ressens un mouvement de plaisir, comme je m'y attendais un peu, c'est Hémon. "Viens manger avec nous, dans ma première maison. - Elle n'est pas grande, dit-il, mais magnifique puisque tu y habites et le jardin deviendra beau et utile." On entend le bruit d'un chariot "C'est Etéocle qui m'a envoyé te meubler, dit Hémon. - Rien que le nécessaire et dans mes années de voyage j'ai appris que c'est très peu de chose." K. a dû prévenir Etéocle, car le chariot n'apporte que l'indispensable et deux tapis pour les murs. A la fin du repas Hémon hésite puis brusquement "Débroussailler ce jardin, restaurer l'atelier, ce sera un travail considérable. Ce sera trop pour vous car il faut que K. se ménage. J'aimerais vous aider." Je m'étonne : "Toi ? Et que pensera Créon - Ce n'est pas de lui que je dépends mais d'Etéocle. J'ai beaucoup à faire mais dans la journée j'ai parfois des moments libres. Je peux commencer tout de suite, j'ai même apporté des outils." Cette offre me plaît et c'est avec plaisir que je vois Hémon s'entendre avec K. pour frayer avant tout un chemin vers l'atelier. Il se met immédiatement à la tâche, il coupe, il pioche, il arrache tout en protégeant avec soin les plantes utilisables ailleurs. Pendant ce temps je nettoie avec K. les murs de la maison avant d'y placer les meubles. Je sors de temps à autre pour voir travailler Hémon, je vois qu'il a très chaud, et lui apporte de l'eau fraîche que j'ai filtrée à la source. Il est penché sur une racine qu'il est en train d'arracher. Il me remercie un peu gauchement, son regard, chargé d'admiration et d'une sorte de soumission passionnée, me trouble plus que je ne m'y attendais. Le soir approche, Hémon range ses outils, nous dit un au revoir rapide et s'en va en hâte pour aller assister aux appels du soir des soldats. J'ai à peine le temps de m'assurer qu'il reviendra demain que survient Etéocle. Il regarde tout attentivement et demande "Pourquoi as-tu choisi un quartier et une maison si pauvres ? - Notre père, à la fin de sa vie, était pauvre, il l'a d'abord supporté, ensuite il l'a voulu. - Pourquoi ? - Il disait: Pas de fardeaux inutiles." Etéocle pèse un moment cette pensée, puis "C'est un point de vue, c'est le contraire de ma politique à Thèbes, mais je le comprends. S'il n'y avait pas eu Polynice, j'aurais peut-être pensé comme Œdipe." Il ajoute regardant le chemin commencé par Hémon: "Tu as embauché le meilleur de mes hommes." Je ris de plaisir: "Quel beau travail il fait. - Tu choisis bien, c'est le plus bel homme de Thèbes après Polynice, et honnête incroyablement." Je me sens rougir un peu, ce dont Etéocle naturellement s'aperçoit. "Tu dis que Polynice est le plus bel homme de Thèbes, pour toi il est toujours thébain. - Quoi qu'il fasse Polynice sera toujours des nôtres. - Alors pourquoi l'as-tu chassé? - Je l'ai laissé régner un an et je l'ai bien servi pendant ce temps. Il est parti en voyage, je ne l'ai pas laissé revenir. Il laissait la cité dormir, moi je force Thèbes, je force aussi Polynice à rêver et à réaliser leurs rêves." Il s'en va, portant sous son bras son beau casque à panache noir. Je cours derrière lui, je saisis sa main. "Tu sais, à Thèbes, il y a quelqu'un que j'aime autant que Polynice, et c'est toi, Etéocle." Il me regarde avec affection et une certaine tristesse "Tu ne fais pas de différence entre nous mais pourtant tu as dit à Ismène : Le vrai roi, c'est Polynice. Cela t'a échappé, cela pourrait m'échapper aussi. Le vrai roi selon la nature, je le sais, c'est Polynice. Je suis seulement roi par l'effort constant, je ne ferai jamais les grandes actions qu'il peut faire, mais qu'aurait été Polynice, sans l'offense fondamentale que je lui ai faite ? Le souverain d'une médiocre cité. Je sais ce que j'ai fait, je n'ai pas voulu la justice mais la puissance. C'est parce que Polynice est si admirablement, si stupidement solaire que j'ai dû m'opposer à lui et le combattre avec mes armes, celles de la nuit et celles de l'or que j'ai fait affluer à Thèbes." Il se détourne, il est déjà reparti de son pas rapide. K. s'approche, me prend par le bras, me ramène à la maison. Une pensée très pesante s'empare de moi, une pensée qui sait, qui a toujours su la vanité de tout ce que je suis obligée d'entreprendre. Je m'assieds à côté du foyer que K. a ranimé. Il s'assied en face de moi et contemple en silence l'insoluble conflit qui se déroule entre la pauvre fille effrayée que je crois être et l'autre, l'intraitable, l'intrépide Antigone qu'ont cru voir Clios, Œdipe et Diotime. Celui qui écoute aux portes du cœur sait bien que ce débat ne peut pas se terminer par un choix mais devra se poursuivre jusqu'au bout et au prix de la vie. Comme la parole est devenue impossible, il chante en sourdine pour apaiser l'âme blessée, me persuader de manger, de me coucher, d'écouter les vérités du sommeil profond. Dans les jours qui suivent je commence à sculpter dans un bloc de marbre que m'a donné K. le parcours qu'Œdipe a fait en demi-cercles et pendant tant de mois autour d'Athènes. Les demi- cercles vont en se rétrécissant jusqu'à Colone qui fut le lieu où l'aveugle est redevenu voyant. Les formes que je taille dans le marbre sont plus régulières, plus arrondies que le parcours d'Œdipe, c'est ce qu'exige la pierre et je lui obéis avec joie. Hémon aime faire courir son doigt dans les courbes qu'il trouve merveilleusement taillées. II dit un jour "Ça me donne envie de marcher, de marcher comme tu faisais mais aussi de m'asseoir et d'écouter. - D'écouter quoi?" demande K. Hémon fait signe qu'il ne sait pas. Peut-être comprendrons- nous mieux lorsque Clios, comme il l'a promis, aura fait creuser en grand notre parcours dans sa montagne. Hémon vient presque chaque jour travailler au jardin. Il me raconte brièvement ce qui a lieu dans la cité, prend ses outils et se met au travail. Un jour K. intervient "Ta sculpture est presque achevée, va aider Hémon dans le jardin, il en brûle d'envie et n'ose pas te le dire." Je vais l'aider, sa figure s'éclaire, nous travaillons côte à côte, nous ne parlons guère mais nous respirons en même temps l'odeur des plantes et de la terre remuée. Parfois nos mains se touchent, nous ne nous en apercevons pas toujours mais nos corps en silence se nourrissent d'une sourde joie. Ce bonheur pourrait durer, devrait durer mais un jour Hémon l'interrompt 'le vais partir bientôt." Comme, le cœur serré, je ne réponds rien, il ajoute "En campagne. - Contre Polynice ?" Il se tait et nous reprenons notre travail en silence. Pourquoi ai-je si peur? Pour Polynice qui est si fort, si habile aux armes, pour Etéocle qui l'est à peine moins, ou pour lui: pour Hémon ? Pourtant je lui en veux car je dis "Tu es vraiment l'homme d'Etéocle." Il se lève, pour la première fois il me regarde un peu durement "Tu aimes beaucoup Polynice, Antigone. - Etéocle aussi. - Moi, j'ai dû choisir. Etéocle est mon ami, il est aussi l'homme de Thèbes. - Polynice ne l'était pas?" La réponse est abrupte : "Non, Polynice est formidable mais seulement pour lui-même." Hémon ne croit pas à la possibilité de la paix, il ne faut pas que cela crée une faille entre nous, il ne faut pas pleurer et pourtant je pleure. Il le voit, il veut me parler, il ne trouve pas les mots, moi non plus et bientôt il part, comme chaque soir, pour les quartiers des soldats. Quelque chose s'est ému en moi pendant que nous travaillions ensemble et à l'annonce de son départ. Je ne puis penser à cela toute seule. Je cours à l'atelier où K. travaille. K. que je connais depuis si peu de temps et qui semble me connaître depuis toujours. Il est en train de remettre en état les morceaux de la colonne écroulée qui soutenait le toit de l'atelier "K. qu'est-ce que tu penses d'Hémon ?" Comme d'habitude il répond par un biais "Si Clios le connaissait il dirait qu'on peut se fier à lui. - Et Io, que dirait-elle ? - Elle dirait qu'il est beau et que c'est important. - Quoi encore, quoi encore ? - Io dirait sans doute qu'Hémon pourrait être un bon père. - Et ça te fait rire ? - Oui ça me fait rire, Antigone, moi qui n'aurai jamais ni femme ni enfant. - Pardonne-moi, K., Hémon va partir avec Etéocle se battre contre Polynice, je suis si malheureuse que j'ai été cruelle." Je m'apaise mais il faut que je reste à l'abri près de lui. Comme il a repris son travail, je l'aide à restaurer la colonne. Il est vrai que mes mains habiles de sculpteur peuvent soigner les belles surfaces et les dures arêtes de la pierre comme si c'étaient des corps d'enfants. Le lendemain Ismène survient avec son air des mauvais jours "Quel quartier, quels voisins, heureusement que ce grand jardin te préserve de leurs odeurs. Et ta maison, toute petite évidemment et presque nue. Cela ne t'empêchera pas de refuser ce que je pourrais t'envoyer. Tu n'as besoin de rien, je m'y attendais. Enfin tu as déjà annexé K. et notre cher Hémon, tu n'as pas mis longtemps pour les mettre à l'ouvrage. Au travail, au travail comme tu as fait avec CEdipe. Il a dû en faire, des sculptures, des chants d'aède et des poèmes pour la pauvre Antigone qui mendiait pour lui! Tu ne lui as pas laissé beaucoup de loisir à notre père, comme il avait échoué à Thèbes, il a fallu qu'il redevienne un grand homme autrement. Un sage, un voyant, un héros enlevé par les dieux, tout cela pour sa petite servante sans laquelle il n'aurait pas survécu. Bientôt à tous les carrefours on trouvera, et sculptée par quelles mains, l'image de son apothéose avec, dans un coin, Antigone en extase. - Si tu es méchante, Ismène, c'est que tu as quelque chose à me dire. - C'est vrai, tu as fait la conquête d'Hémon. Moi, je m'en moque. Ce n'est pas non plus Etéocle qui se préoccupe de votre intimité croissante. - Alors c'est qui? demande K. - C'est Créon, il veut qu'Hémon devienne roi un jour mais n'entend pas qu'Antigone soit reine. - je ne serai jamais reine, ni à Thèbes ni ailleurs. - Si tu refuses la royauté, Antigone, Hémon la refusera aussi. C'est pour cela que tu vas le brouiller avec Créon. A ce moment tu seras en grand danger, ta petite sueur et K. aussi. - Mais Ismène, tu oublies Etéocle, Créon n'a pas tout le pouvoir. - C'est toi qui oublies ce qu'CEdipe, devant nous, a dit à Polynice à Colone :Quand vous vous serez entre-tués, qui sera roi ? Créon. Crois-tu qu'Antigone pourra supporter sa tyrannie ?» Naturellement il n'a pas parlé d'Ismène qui, elle, peut tout supporter." je ne peux répondre à Ismène, je sens trop la vérité de ses paroles et le poids de l'inacceptable avenir. C'est elle qui reprend "Tu as l'air d'espérer encore, Antigone, mais qu'espères-tu vraiment de la folle obstination des jumeaux - je ne le sais pas, Ismène, quand j'étais sur la route, je ne savais pas où j'allais, je suivais Œdipe qui occupait tout le passé et absorbait tout l'avenir. Il ne restait que le présent, c'est toujours là que je vis. On peut vivre dans le présent, mais on n'a pas le temps de faire des projets." Ismène soudain est touchée, elle comprend ce qu'a été notre longue vie mendiante et les années d'incertitude. Elle m'ouvre les bras et nous faisons entrer K. dans l'anneau d'émotions et de souvenirs qui nous unit. Nous connaissons un long moment de joie sans cause, sans autre but que la joie. A l'instant juste, Ismène l'interrompt, comme elle sait le faire, en s'écriant "Mais c'est que j'ai très faim, vite à manger!" Nous préparons le repas ensemble et mangeons gaiement dans le jardin. Au moment où je m'apprête à tout ranger, la voix de K. s'élève, merveilleusement inattendue. On ne sait en l'écoutant si c'est une voix d'enfant, de très jeune fille ou celle d'un homme qui ne chanterait pas avec ses cordes vocales mais avec les racines de l'arbre de l'amour. Cette voix inconnue est pourtant celle que je connais depuis toujours, celle où je me sens comprise, la seule que je suis certaine de comprendre. Sur ses sons incroyablement élevés je sens mon esprit traverser les portes inaccessibles. Je me laisse glisser sur le sol encore chaud et Ismène fait de même. Nos mains se rejoignent, nous sommes heureuses d'être protégées l'une par l'autre de l'excès de bonheur que nous apporte la voix. Elle traverse nos yeux fermés et par les canaux enchantés de l'oreille descend vers le coeur dont le muscle ardent s'accélère. Nous ouvrons totalement nos poumons à l'absence et à la mémoire d'Œdipe, à toutes les morts et à toutes les naissances qui se préparent sous le ciel enflammé. A la longue la voix s'affaiblit, trébuche et se perd dans un accès de toux. Je m'inquiète, je voudrais soulager K., mais pas plus qu'Ismène je ne puis quitter déjà l'état de sérénité bienheureuse dans lequel je suis plongée. Je tourne la tête vers Ismène, que ma sueur est belle, je crois voir sur son corps un reflet de la gloire qui était dans la voix et qui est toujours dans le ciel. Je lui dis "Comme tu brilles." Elle répond: "Toi aussi, c'est la musique qui est entrée en nous." K. est assis au pied d'un arbre, il tousse. Nous voyons qu'il est épuisé et très pâle. Nous le relevons et le ramenons à la maison. Ismène lui dit "Tu as été imprudent. Quel bonheur tu nous as donné, mais tu as chanté trop longtemps." Entre ses accès de toux, un sourire mince et radieux flotte sur les lèvres de K. Il murmure "Est-ce qu'on peut arrêter, est-ce qu'on peut mesurer le temps du bonheur ?"