ANTIGONE NE SE RETOURNE PAS Le lendemain Clios est sombre et fermé quand il me ramène au lieu de son combat, il y a dix ans, avec Œdipe. A quatorze ans, j'ai cru le vivre dans un espace farouche dominé par des arbres immenses. Il est toujours ainsi dans ma mémoire et je suis stupéfaite de m'apercevoir qu'il s'est déroulé dans une mince clairière, entourée d'arbres clairsemés et de médiocre taille. C'est là que Clios m'a frappée, qu'il me tenait à sa merci quand, sans savoir ce que je faisais, j'ai appelé au secours mon père aveugle. Comment ai-je pu le mettre en péril, lui faire risquer la mort, avec pour seule arme son misérable bâton, face au glaive et à l'invincible rapidité de Clios ? J'ai appelé, c'est ce qui a été, ce qui ne cesse pas dans notre histoire, de dérouler ses conséquences. Contre toute raison, toute espérance, l'objet d'amour a été terrassé parle père et c'est à un vaincu que, grâce à moi, Œdipe a accordé la vie. Pendant que ces pensées m'assaillent, Clios me regarde en silence, comme s'il retrouvait une image de moi bien différente de ce que je suis aujourd'hui. Avec effort, il finit par dire "C'est ici que je t'ai perdue, Antigone. C'est parce que tu l'as appelé, c'est avec la force de ton appel qu'Œdipe m'a vaincu. Tu le savais ?" Je le savais, je ne le savais pas, c'est la blessure inexorable, nécessaire peut-être, qui nous a séparés. Comment peut-il croire qu'il m'a perdue, qu'il pourrait me perdre ? Sachant que je réponds à côté, je dis d'une voix tremblante "C'est ici que tu as commencé une vie nouvelle, celle qui t'a conduit vers Io et la renaissance de ton clan." Il ne bouge pas, mais sa voix chargée de colère m'assaille de toutes parts : "Je ne voulais pas d'une vie nouvelle. Pour échapper au feu j'avais tué Alcyon, mon ami, ma vie dès lors comptait pour rien, comme le reste. Je n'attendais rien que la haine de tous et, pour finir, une grande battue où je serais cerné et tué comme une bête sauvage. C'est alors que je t'ai vue sur la route, vaillante et terrorisée, derrière Œdipe délirant. Je t'ai observée tout un jour, j'ai veillé sur toi toute une nuit. Après cela je te connaissais, Antigone, et je t'ai voulue à moi tout entière, pour que seuls contre tous nous combattions ensemble, le jour de la fin. A quatorze ans tu n'étais pas belle, mais j'en avais assez des femmes belles, assez de les prendre et de les tuer. Je t'aimais toi, la longue, la maigrichonne avec tes petits seins sur le seuil. Oui, à ce moment tu aurais pu être mon Antigone. C'est ce que tu espérais aussi, puisque tu ne m'as pas frappé avec ton poignard, quand tu le pouvais. Et dans la lutte, tu as dû entendre quelqu'un qui te disait tout bas «Arrêtons. Partons ensemble.»" Je crie de douleur: "Je t'ai entendu, c'est vrai, mais seulement avec mes oreilles. Mon esprit, mon cœur étaient obscurcis par le combat, par la peur que tu me tues. Et Œdipe alors, tout seul, qu'est-ce qu'il serait devenu ? - Ce jour-là, Antigone, tu m'as préféré Œdipe pour toujours! - Non, Clios, je n'étais pas, je ne suis pas celle qui préfère. Je vous aimais tous les deux. J'étais, je n'ai jamais cessé d'être ton Antigone, et tu le sais !" Il est dur de l'entendre dire : "Tu n'as pas été, tu ne seras plus jamais l'Antigone que je voulais." Ne pas pleurer, ne pas me taire: "Je n'ai pas été l'Antigone que tu voulais violer, pour nous assassiner ensuite Œdipe et moi." Et lui Clios, qu'on dirait absent, plongé dans une méditation douloureuse : "C'était le risque, celui d'être mené par le dieu plus loin que je ne voulais. Comme c'était arrivé quand, pour survivre au feu, il m'avait précipité sur Alcyon. Mais il fallait courir ce risque pour connaître l'amour incandescent qui nous était promis." Ces paroles traversent ma chair, atteignent en moi la blessure, l'effroi d'avoir été incapable de tout donner à Clios. Moi, si marquée, presque détruite par le crime qui venait de fondre sur mes parents je n'ai pu le suivre dans la voie de sang et de meurtre qu'il croyait la sienne. Ce don qu'il attendait, ce bond aveugle dans le crime que sa folie espérait de moi, il est vrai je n'ai pu le faire. Io n'a pas entendu la demande farouche de Clios, l'assassin : Avec moi, seuls contre tous. Quand elle a connu Clios il s'était libéré de sa folie meurtrière, elle n'a pas dû entendre cet appel insensé, elle n'a pas dû le refuser. Je suis tombée, moi aussi, dans une sombre rêverie, dans les labyrinthes les plus obscurs de la mémoire. Je sens que Clios me regarde mais j'ai fermé les yeux. Le silence entre nous s'est peut-être adouci, je m'entends dire: "Je ne pou- vais pas, Clios, être toute à toi dans ta vie d'alors. Je n'étais pas, je ne voulais pas être contre tous. Je ne pouvais pas abandonner Œdipe. J'étais moi, j'en avais... je dois avoir la force de penser que j'en avais le droit." J'entends ces mots tomber et rouler entre nous avec un fracas énorme. Est-ce qu'ils vont tout briser ? Il y a un silence que Clios finit par rompre "Tu en avais le droit, mais c'est à cause de lui que nous n'avons pu vivre l'amour démesuré. Cet amour que tu ne connaissais encore que par mes coups, mon désir de meurtre et mon regard auquel tu ne pouvais refuser le tien. J'étais fou alors, après la mort d'Alcyon. Si j'ai pu lui survivre c'est que, par ses chants, il m'avait laissé espérer ton existence. Dans mon vagabondage furieux à travers la Grèce, c'est toi que je cherchais." Il y a un nouveau silence où nous revivons ce que notre passé commun a eu d'incomparable et de mutilé. Clios se rapproche de moi et quand il pose doucement sa main sur mon épaule, je me détends et reviens avec lui dans le présent. Il me fait asseoir, près de lui, sur le tronc d'un arbre, le silence d'abord nous suffit, puis il dit : "Tu n'es plus, je le sais, l'Antigone qui aurait pu se perdre dans le crime avec moi. Et moi, je suis celui que tu as changé, qui a été ramené pas à pas vers la vie. Une vie heureuse mais où, comme Io le sait, une part de moi-même se sent prisonnière. Sur la route, tu es devenue l'Antigone de Clios et d'Œdipe, sortant du crime. Maintenant tu es, malgré toi, l'Antigone de toute la Grèce, je dois te partager avec tous, mais c'est contre mon gré, il faut enfin que je te le dise. Que je te demande pourquoi tu as préféré en moi l'être plus ou moins civilisé, le compagnon d'Œdipe, le peintre, à l'être sans limites, au grand fauve qui hurle et se débat toujours en moi?" Cette question émeut chez moi une part sau- vage toute pareille à celle qui refuse de mourir en lui et que, moi aussi, je veux garder vivante "Je n'ai rien préféré, rien choisi en toi, Clios, je t'ai aimé tout entier, tel que tu es. Mais partir avec toi, vivre l'amour démesuré dont tu parles, c'eût été abandonner Œdipe. Faire comme s'il n'existait pas, comme Laïos quand il a voulu le faire assassiner à cause de l'oracle. Faire comme Thèbes et Créon quand ils l'ont chassé de la cité, comme mes frères quand ils ne se sont pas révoltés contre cette infamie. A cet abandon, je n'ai jamais consenti. Vous étiez deux criminels rejetés par tous, j'étais jeune, ignorante, abêtie par la vie au palais mais ça au moins je le savais les criminels, eux aussi, ont droit à l'amour. Je vous ai donné le mien comme je pouvais. Si je t'avais tout donné, Clios, Œdipe n'aurait plus eu droit à rien, ce qui aurait été un crime pire que tous ceux que vous aviez commis." Nous nous regardons, je vois dans ses yeux que Clios me comprend et que nous partageons en cet instant nos parts sauvages qui célèbrent la gloire impossible, inconsolée de nos refus. Bonheur et malheur, tumultueusement, se succèdent, c'est un partage total, un sommet étincelant qui nous ramène, peu à peu, dans le temps et vers la parole. "Quand je vous ai quittés, Œdipe et toi, il fallait que je redevienne mon propre guide, aujourd'hui... - Aujourd'hui, Clios, c'est moi qui vais te quitter et retourner seule à Thèbes. - A cause des crimes que tes frères vont commettre ? - Ils ne sont pas encore commis. -- Ils le seront, Antigone, et le pire, c'est que tu le sais. En retournant à Thèbes on dirait que tu obéis à un ordre. - Il n'y a pas d'ordre, Clios, mais un amour, une compassion pour Thèbes et pour mes frères auxquels je dois obéir." Il gronde : "Obéir, qu'est-ce que cela veut dire ? Obéir à quoi ?" je suis surprise qu'il ne comprenne pas ce qui est si évident, surtout dans sa montagne "Obéir comme une plante qui sort de terre, comme un ruisseau qui s'écoule." Clios s'irrite : "Ce n'est pas ma vérité, Antigone, je ne suis pas, comme toi, une plante qui monte bravement vers le soleil, mais un torrent furieux comme tes frères." Il est vrai qu'il ressemble parfois à mes frères, les souvenirs me submergent et je dis: "Quand j'étais petite et qu'Etéocle et Polynice s'étaient battus, ils venaient en pleurant vers moi. Ils étaient tristes d'avoir dû se battre, alors qu'ils s'aimaient tant. je les serrais contre moi avec mes petits bras, j'embrassais leurs mains méchantes, je les consolais avec des mots qui ne voulaient rien dire. Ils me quittaient brusquement pour retourner jouer et, contente, je les suivais de loin ! C'est cette petite fille en moi qui m'appelle à Thèbes, une petite fille, très obscure à elle-même, Clios, ne te trompe pas sur moi. Elle m'appelle avec une voix faible mais irrésistible, c'est à elle que je dois obéir." Clios s'attriste, il ne peut refuser ni accepter ce que je viens de dire. "Quand tu nous as quittés, Clios, je t'avais libéré en te disant : Pars demain. Nous avons eu le bonheur de nous retrouver, aujourd'hui c'est à toi de me libérer." Il tente de protester encore : "Ces enfants que tu consolais sont devenus des hommes puissants, des brigands costumés en rois. Des tueurs qui appellent mon Antigone, pour l'entraîner dans leur misérable désastre." Je ne réponds pas, je sens que je dois rester ferme et totalement désarmée en face de lui. Il soupire, il se détourne un peu et finit par dire avec peine : "Je te libère, Antigone, je te libère..." Il y a un silence plein de chagrin et de tendresse entre nous. Clios dit: "L'aventure d'Œdipe, notre aventure à tous les trois, aura suscité cette femme qui se décide librement et qui va me quitter. - Ce n'est pas ce que j'ai voulu, Clios, c'est seulement ce qui est." Il accepte cette parole, je sens qu'il me voit telle que je suis et dans un mouvement de joie il me soulève, il me porte un moment dans ses bras. Il rit, et, ensemble, bravement, nous rions. Il me dépose sur le sol, je m'écrie: "Nous avons encore chacun une longue route à faire, Clios, il faut manger." Il m'approuve, nous faisons du feu et nous nous asseyons l'un près de l'autre, pendant que le repas se prépare. C'est un moment de bonheur, j'aime tellement regarder Clios vivre et me dire qu'il est beau! Seul Polynice est aussi beau, mais Polynice est resté un enfant royal, tandis que Clios est devenu un homme. Nous mangeons lentement, faisant durer chaque instant de ce dernier repas que nous prenons ensemble. Nous sentons qu'à travers les années et les épreuves nous avons construit un amour plus vaste que nous-mêmes. Le temps s'écoule dans la profondeur du regard et du cour apaisé mais le soleil continue d'avancer dans le ciel et il est temps de songer au départ. Je demande à Clios de faire exécuter dans sa montagne le dessin mystérieux qu'CEdipe a tracé en tournant pendant des mois en demi- cercles autour d'Athènes. "Je le ferai, j'ai des hommes pour cela et l'argent de Thésée. Je veux aussi te demander une chose, Antigone. Tu auras des ennemis secrets à Thèbes, des pièges te seront tendus. N'écoute personne sauf Ismène et mon ami K. Ismène t'en veut, c'est vrai, mais elle t'aime et dans ta famille et à la cour, tu ne peux avoir confiance qu'en elle." Je suis surprise, j'ai remarqué les longs entretiens que Clios a eu à Athènes avec Ismène mais je ne m'attendais pas à ce qu'il me parle ainsi d'elle. "Elle te fera connaître K. C'est mon meilleur ami, je l'ai envoyé chez elle à cause de toi. C'est un grand musicien, c'est malheureusement un malade, mais aussi une tête politique qui s'arrangera pour tout savoir à Thèbes et t'aider. Si tu es en danger là-bas et tu le seras, appelle- moi! Tu me le promets?" Il voit que j'hésite, il insiste avec force "Il le faut, promets-moi!" Je suis émue par sa demande et soudain bouleversée par les visions furieuses qui traversent mon esprit. Elles me plongent dans la détresse, je me dresse toute tremblante en face de lui en disant d'une voix que je ne contrôle plus "Jamais, Clios, ne tente pas l'impossible. Entre Thèbes et toi, entre nous, je vois grandir les dangers et la plus affreuse des morts. Les portes de Thèbes sont fermées, les murs garnis de défenseurs qui frappent tout ce qui se présente. Dans la plaine et très loin au-delà, il y a une multitude d'assiégeants et parmi eux beaucoup de cavaliers barbares que les Thébains prennent pour des bêtes sauvages. Ces hommes terribles te tueraient, Clios, et si tu leur échappais, les Thébains te feraient mourir. Sur nos murs on dresse les têtes des chevaux morts pris aux Nomades. Pour eux c'est un crime inexpiable et je vois ces cavaliers avides de vengeance porter au bout de leurs lances des têtes ensanglantées de Thébains. Entre les deux camps ne cesse de croître un épouvantable fleuve de violences et de haine. Ne cherche pas à le traverser, je le refuse, je te le défends. J'en ai le droit puisque je t'ai donné à Io, à vos enfants, à ceux dont l'existence sera agrandie par tes œuvres." Clios, en face de moi, est très pâle, lui aussi, il crie : "Et toi, Antigone, que deviendras-tu ?" Je tremble plus fort : "Je serai entraînée jusqu'au fond des eaux par leur abominable navire, mais, je le jure, je ferai tout pour échapper à la mort. Tout sauf abandonner Polynice et Etéocle à leurs crimes." Clios tente en vain de protester: "Ce malheur n'est pas fatal." Il est frappé lui-même par l'accent dérisoire de ses mots en face du trouble profond qui s'est emparé de moi, de la violence de ce que j'ai vu et de l'abattement dans lequel il me voit tomber. Il me fait asseoir, ranime le feu, me force à me réchauffer, tandis que je m'efforce misérablement de retrouver mon calme et de sourire. "Je ne suis pas une prophétesse, Clios, je dis seulement ce que j'ai vu. C'était bien plus affreux que les mots ne peuvent le dire. C'est toi maintenant qui dois me promettre de ne pas venir à Thèbes tant que durera la guerre." Mon regard, mon trouble sont tels que Clios promet. Je cesse de trembler, je retrouve mes forces: "Il est temps que je parte, conduis-moi jusqu'au chemin qui va à Thèbes." Il prend mon bras, soutient mes premiers pas hésitants et nous ressentons un instant l'espoir fou de passer encore un jour ensemble. Mais déjà je respire mieux, mon pas devient plus ferme, retrouve son rythme. Clios me donne le sac avec la robe d'Ismène : "Mets-la en arrivant à la porte de Thèbes, ils ne laisseront pas entrer une mendiante." Pourquoi ai-je remis ma vieille robe pour ce dernier jour avec Clios ? Peut-être que j'étais ainsi plus vraie pour entendre ce qu'il m'a dit. Plus vraie pour la séparation. Nous arrivons à l'ancien chemin qui est maintenant une route pavée. "Tu vois, dit Clios, c'est le premier signe de la détestable activité d'Etéocle. D'abord les routes, puis les remparts et derrière eux Thèbes et son armée qui ne cesse de grandir et de dévorer. Je n'irai pas plus loin, à mi-chemin tu trouveras le puits que tu connais. Je te suivrai des yeux tant que je pourrai." Je lui ouvre mes bras, il s'y précipite. Je ne peux m'empêcher de pleurer, peut-être qu'il pleure aussi mais je ne puis le savoir car il a enfoncé son visage dans le creux de mon épaule, comme un enfant. Je m'arrache à lui avec peine, je marche en sentant son regard peser sur moi. J'arrive au tournant, il ne peut plus me voir, il pense: Antigone ne se retourne pas.