LA FORÊT Comme le voulait Œdipe, c'est sans rien que nous sommes arrivés à Athènes, malgré les offres de Thésée j'ai voulu en repartir de même et continuer jusqu'à Thèbes notre voyage de suppliants. Clios m'accompagne, il n'emporte lui aussi que son javelot, son couteau et un petit sac dont il ne me dit pas le contenu. Le voyage est lent comme nous le souhaitons tous les deux. Longues étapes sinueuses, souvent solitaires, car Clios désire comme moi l'isolement et choisit les chemins les plus écartés. Vers le soir il s'arrange pour arriver à une maison basse, au toit de pierres plates où le nom d'Antigone nous assure l'accueil et souvent l'amitié. Le bonheur d'être à nouveau ensemble sur la route se mêle au deuil et nous sentons peser en nous l'absence d'Œdipe. Je suis Clios sans jamais l'interroger sur la direction qu'il prend, si le chemin est assez large, ce qui est rare, je me place à côté de lui. Alors il prend ma main et je suis heureuse qu'il la sente confiante et détendue dans la sienne mais après un moment il vaut mieux que je la retire. Clios sait que, pas plus que lui, je n'entends interrompre le long chemin que nous devons faire l'un vers l'autre pour apprendre à nous séparer de nouveau. Œdipe nous manque, sa haute silhouette, son bâton fier ou sondant la voie, ses chants qui faisaient vivre le passé ou suscitaient l'espoir. Parfois nous souffrons tant de sentir encore en nous sa pensée méditative ou ses silences que Clios ralentit le pas. Alors je le devance afin que mon ombre au moins le protège. Je croyais qu'il ne s'en apercevait pas, il me dit un soir en riant : "L'ombre d'Antigone est encore plus précieuse que sa lumière." Nous marchons ainsi pendant de longs jours et, malgré le deuil persistant, une sorte de bon- heur s'établit entre nous. Le matin vient pourtant où je dois lui dire: "C'est toi qui nous guides, Clios, je ne sais pas où nous sommes, n'oublie pas que je vais à Thèbes." Il ne répond pas et se met en marche, j'insiste "C'est ma route, tu le sais." Il se met en colère: "C'est une route de sang et de malheur." Il s'arrête mais je continue à marcher, il me rattrape "Ce soir nous ne serons pas très loin de Thèbes. Demain, je te mettrai sur la route et nous nous quitterons. Je ne veux pas partager ta folie, je ne t'accompagnerai pas jusqu'à Thèbes." Toute la journée, le poids de ces paroles pèse sur nous et nous sommes incapables de nous parler. A la fin de l'après-midi nous pénétrons dans une forêt, après la longue route au soleil, règne là une fraîcheur délicieuse, les feuilles remuent faiblement sur les arbres et on entend un bruit d'eau vive. La douceur de l'heure nous pénètre, les griefs s'apaisent et je puis me risquer à prendre la main de Clios dans la mienne sans qu'il s'y refuse. Quand nous arrivons au bord d'un ruisseau des souvenirs bienheureux se raniment et Clios propose, à mon vif plaisir, de nous arrêter là pour boire. Je m'agenouille sur la rive, j'effleure l'eau de mes lèvres et me redresse pour, dans mes mains, en offrir à Clios. En faisant cela je vois le reflet de Clios dans l'eau, comme je l'ai vu à notre première rencontre. Nos deux visages un instant ne font plus qu'un, cela me trouble et je m'écarte pour ne plus voir que le sien. Sous ses cheveux noirs et bouclés, Clios a toujours sa beauté rebelle et son air de liberté sauvage. C'est son sourire qui a changé, le pli amer et cruel s'est adouci, il n'est plus le garçon forcené auquel la mort de ses parents et les dures guerres de clan avaient fait croire qu'il n'y a rien à perdre, rien à espérer. On voit que s'il est encore dans la colère - et il y sera peut-être toujours - il est aussi dans l'amour et qu'après avoir quitté Œdipe il a continué seul son chemin dans les patiences et les éclaircies de la peinture. Je vois aussi qu'il est maintenant l'homme d'une femme, le père de petits enfants et le chef d'un clan solide et menacé. Je pense: Comme Œdipe et Io l'ont changé. Je puise à nouveau de l'eau et la lui offre dans mes mains. Il la boit, il m'en redemande plusieurs fois et je voudrais bien n'être pour lui qu'une grande coupe manuelle toujours prête à apaiser sa soif. J'ose le lui avouer, il me dit en embrassant mes paumes: "C'est ce que tu as été pour moi, c'est grâce à toi que je suis sorti du crime." Je voudrais le croire mais je n'y parviens pas tout à fait. Clios part remplir l'outre qu'une paysanne nous a donnée et j'en profite pour me regarder dans l'eau, je ne suis plus la longue princesse maigrelette, ignorant tout de la vie, que Clios a voulue et frappée, il y a dix ans. Je découvre dans mon reflet une ombre de tristesse, une secrète usure qui n'apparaît pas dans mes traits mais qui, presque invisible, est déjà inscrite dans mon regard. Il y a trop de choses que j'ai vécues trop tôt et un renouvellement de l'être que je n'ai pas connu. Ce qui me manque c'est l'aspiration à vivre, l'exigeante adoration du petit enfant que je n'ai pas eu, c'est l'amour que je n'ai pu lui donner et qui déborde en moi inutilement. Je m'effraie de cette image de moi-même que j'ignorais et qui me signifie une perte immense, peut-être un égarement. Alors que tout se brouille dans mon regard et que je me sens au bord des larmes la main de Clios se pose sur mon épaule et m'invite à me relever. Il est en face de moi, il me sourit sans ses défenses d'autrefois. Il me laisse voir qu'il me trouve belle et m'aime telle que je suis. Je reprends confiance, la joie surgit en moi, sans effacer ce manque que Clios heureusement ne voit pas. Il me prend la main et nous remontons lentement le cours du ruisseau qui parfois s'ébroue ou se répand en cascatelles, déjouant l'obstacle des pierres. Nous parvenons ainsi à l'endroit où Clios, il y a dix ans, a construit un petit barrage au sommet duquel nous découvrons un bouquet fraîchement cueilli, composé de fleurs et de fougères. "Tu vois, me dit Clios, ce lieu est devenu sacré, les chasseurs et les bûcherons y reconnaissent la présence de leurs dieux et de leurs déesses et ils y déposent leurs offrandes. Je vais aller chercher du bois pour le feu, pendant ce temps baigne-toi et mets la robe blanche qu'Ismène m'a donnée pour toi. Regarde, c'est elle que je portais dans ce sac qui t'intrigue. Soyons heureux, c'est notre dernier soir, demain tu partiras pour Thèbes comme tu le veux." Une violence soudaine surgit en moi : "Ce n'est pas moi qui le veux..." Il ne proteste pas, il fait signe que cela le dépasse. Mais moi, est-ce que ça ne me dépasse pas ? Clios a changé, il a l'air de comprendre, il ne laisse pas le silence nous séparer. Il me sourit et c'est une parole dans laquelle je puis le suivre. Pendant que Clios assemble un fagot, je me baigne et l'eau rapide, amoureuse, attiédie par le soleil sinue autour de moi. La robe d'Ismène me paraît trop blanche pour ma peau hâlée par la route. Je me fais une ceinture de lierre où je pique quelques-unes des fleurs naïves qu'on trouve ici. Clios revient, un fagot sur la tête et avec ce naturel qui ne le quitte jamais, il se baigne à grand bruit après moi. En allumant le feu je regarde avec bonheur ce corps allègre qui sera de nouveau, demain, un corps séparé, avant de devenir un jour, chose impensable aujourd'hui, un squelette. Clios sort de l'eau, se sèche en bondissant et vient s'asseoir près de moi. Il est fier de me voir dans ma robe blanche, il n'oublie pas d'admirer la ceinture de lierre et de fleurs. Je lui en donne une qu'il porte à ses lèvres, il est content de la fraîcheur de l'eau, de la bonne odeur des galettes que je fais cuire. J'admire cette capacité toute nouvelle qu'il a de vivre dans le présent sans se fatiguer comme naguère dans la haine ou le mépris. Moi aussi je me délie, je m'ouvre à ce bonheur modeste mais qui ne cesse pas de croître tandis que l'eau de ce soir transparent franchit sans fin le barrage avec un léger bruit d'enfant qui joue. Nous mangeons de grand appétit et j'entends que Clios est aussi ouvert et confiant que moi quand il me demande: "Est-ce que tu penses parfois à Io ? - Chaque jour, je ne puis penser à toi, sans penser à elle. Narsès m'a dit qu'elle a été la première à t'envoyer à notre secours lorsque Œdipe a voulu se rendre à Athènes." Clios demeure un moment silencieux puis, comme au terme d'une longue réflexion, il dit "Io, c'est la vie. - Est-ce que tu penses que je suis du côté de la mort ? - Non, Antigone mais tu veux porter un fardeau mortel : celui de ta redoutable famille. Pour Io, rien de pareil. Dans le danger elle nous défendrait comme une biche défend ses faons. Sans cela, la vie est simple et légère auprès d'elle. - Est-ce que vous dansez ensemble, Clios ? - Non, Io chante, elle est la descendante du clan de la musique. - Elle chante comme Œdipe ? - Non, elle chante comme Alcyon, presque sans paroles." Je ne puis retenir une question "Si tu restais avec moi, que ferait Io ?" La réponse est sans hésitation : "Elle prendrait un autre homme. - Un autre homme, vraiment? - Io m'aime mais il y a les enfants, le clan, le troupeau. Elle sait qu'il lui faudrait un autre homme." Je suis stupéfaite, je demande: "Io sait lequel? - Oui, je le connais, c'est le meilleur homme du clan. - Io te l'a dit? - Elle me dit ce qu'il faut que je sache, rien de plus." A ce moment la lune apparaît au-dessus des arbres, elle se reflète dans l'eau assombrie du ruisseau et pénètre, avec sa lumière songeuse, dans notre dialogue. Clios se tait et m'interroge du regard, je pense à Œdipe et à notre nuit d'illumination avant d'arriver à Colone. Ce n'est pas cela qu'espère maintenant Clios qui me dit "Quand Œdipe n'avait plus besoin de nous, Antigone, et que la route n'avait pas été trop fatigante, nous dansions le soir. Nous étions un peu malheureux alors, un peu heureux aussi, cela nous a bien manqué quand nous nous sommes séparés. Accordons-nous ce dernier soir d'être seulement heureux." Je me lève toute joyeuse, j'étais heureuse et je veux, comme lui, l'être plus. Je le suis, dès que la danse s'empare de nous, je ne pense plus rien, je ne désire rien, rien que suivre, sur la route illimitée, les mouvements de Clios. Ils me dictent avec jubilation tout ce que mon corps et mon poids peuvent accomplir dans l'allégresse. La lune, les étoiles, les arbres dansent autour de nous dans le deuil immatériel et souverainement présent d'Œdipe Grave, les lèvres presque closes, Clios sourit et je suis suspendue tout entière à ce sourire qui n'est peut-être que le reflet du mien. Est-ce que je danse vraiment, est-ce que j'existe encore ? Est-ce que bonheur et malheur peuvent exister en dehors de la danse ? Il n'y a plus autour de moi que Clios qui brille ou disparaît dans l'eau obéissante de l'amour. Clios qui est le soleil que rien ne pourra m'enlever et dont, comme Io - j'en fais serment en cet instant -, je ne serai jamais, jamais, l'adoratrice idolâtre. La journée a été longue, je ne puis plus arrêter ni contrôler ma danse mais qu'importe si je tombe. Clios me saisit au bord de la chute, me soutient, m'aide à m'étendre sur le lit de branchages qu'il a pris soin de préparer pour moi. La lumière faiblit, l'illimité se désagrège et la nuit, très étrangement, devient la nuit. Clios entreprend seul, pour moi, une danse sombre où je découvre la route abrupte, absurde peut- être, que j'ai suivie et les épreuves qui m'attendent. L'Antigone de Clios est célébrée - autant qu'elle peut l'être et dangereusement au-delà - pour être soudainement broyée par le noir. Ce noir ardent, qui me nie, ne cesse pas de grandir et de me consumer. Survient qu'il n'y a plus de place en ce lieu que pour le plus extrême. Le noir n'y suffit pas, Clios non plus. Il est frappé de plein fouet par le manque, saisi, figé, paralysé avec son dard brûlant tendu vers moi. Les yeux aveugles, la bouche tordue, il perd conscience et s'engloutit en lui-même. Je voudrais avoir la voix d'Io pour lancer le chant, le son du blanc ultime dont l'esprit fracturé de Clios a besoin. Que je voudrais avoir comme elle un corps libre d'aimer pour que Clios puisse se redécouvrir en moi. Tout me fait défaut à la fois et dans mon désespoir je me lève et pousse le pauvre cri de la mendiante. Il sort de sa caverne de déréliction, hésite, devient immense. Il s'élance dans la joie souveraine, celle que j'ignore et que pourtant je reconnais. Il passe au-dessus de nos têtes avec un grand bruit d'ailes et disparaît dans un vol d'oiseaux de mer. J'ai crié comme une femme, je suis heu- reuse, Clios retrouve le sol. Il essuie ses lèvres couvertes d'écume, va plonger son visage dans le ruisseau et revient vers moi, superbe et ruisselant. Il ne se souvient que de notre danse de bonheur, il a oublié l'autre, mon cri s'est inscrit en lui bien plus profond que la mémoire. Il s'approche et me dit tendrement : "Tu es bien fatiguée, Antigone, tu devrais déjà dormira Il m'aide à m'étendre, il me couvre de son manteau et disparaît sans aucun bruit, comme il fait.