[60,0] SERMON LX. Incrédulité des Juifs qui mirent le comble à la mesure de leurs pères en tuant le Christ. [60,1] 1. « Le figuier a porté ses boutons à figues (Cant. II, 13). » Ces mots se rapportent à ce qui précède. L'Epoux avait dit que le temps de tailler la vigne était venu, et le montrait par les fleurs qui commençaient déjà à paraître, et par la voix de la tourterelle qu'on avait entendue. Il le prouve encore par la production des boutons à figues; parce que l'arrivée du printemps ne se reconnaît pas seulement aux fleurs, ou à la voix de la tourterelle, mais encore par les fruits du figuier. Car la saison n'est jamais plus belle, que lorsque le figuier produit ses boutons à figues. Le figuier n'a point de fleurs, au lieu de fleurs il pousse des boutons à figues, lorsque les autres arbres fleurissent. Et comme les fleurs paraissent et passent aussitôt, n'étant propres à rien, sinon à marquer les fruits qui doivent les suivre, ainsi les boutons à figues se montrent pendant quelque temps, tombent avant d'être mûrs, et font place aux bonnes figues, mais ne sont pas bons à manger eux-mêmes. C'est donc par là, comme j'ai dit, que l'époux connaît quelle est la saison, et qu'il le fait connaître à l'Epouse, afin qu'elle ne soit point paresseuse à aller aux vignes parce que ce qui se fait en son temps n'est jamais perdu. Voilà pour ce qui concerne le sens littéral. [60,2] 2. Mais quel est le sens spirituel. Il ne faut pas voir ici le figuier, mais le peuple qu'il représente. Car Dieu prend soin des hommes, non pas des arbres. Le peuple est un vrai figuier, fragile à cause de la chair, petit de sens et d'intelligence, bas d'esprit, et ses premiers fruits sont grossiers et terrestres. Car ce n'est pas l'étude du peuple, de chercher premièrement, le royaume de Dieu et sa justice (Matth. VI, 33), mais plutôt, comme dit l'Apôtre, de penser aux choses du monde, de chercher pour les hommes, comment plaire à leurs femmes, ou pour les femmes, comment se rendre agréables à leurs maris (I Cor. VII, 33). Les personnes de cette sorte souffriront des afflictions en la chair, mais nous ne nions pas, qu'à la fin, elles acquièrent les fruits de la foi, si elles se confessent et se repentent sincèrement de leurs fautes, et surtout si elles rachètent les oeuvres de la chair, par les aumônes? Les premiers fruits que produisent ces personnes ne sont donc pas proprement des fruits, non plus que les boutons à figues que portent les figuiers. Mais si ensuite elles font de dignes fruits de pénitence , car ce qui est animal doit précéder ce qui est spirituel (Cor. XV, 46), on leur dira : « Quel est ce fruit que vous avez porté autrefois et dont vous rougissez maintenant (Rom. VI, 21) ? » [60,3] 3. Néanmoins, je ne crois pas qu'on doive entendre ce passage, de toutes sortes de peuples, mais de celui qui y est exprimé. Car l'Écriture ne dit pas les figuiers au pluriel, mais au singulier. « Le figuier a produit ses boutons à figues; » et selon ma pensée, ce peuple est le peuple juif. En effet, combien le Sauveur, dans l'Évangile, propose-t-il de paraboles semblables à celle-ci, à son sujet? Par exemple : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne (Luc. XIII, 6). » Et: «Voyez le figuier, et tous les autres arbres (Luc. XXI, 19), » en parlant à Nathanaël, il dit encore : «je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (Joan. 1, 48). » Il maudit encore le figuier, parce qu'il n'avait point trouvé de fruits dessus (Marc. XI, 12). Ainsi ce peuple est vraiment un figuier, puisque bien qu'il soit sorti de la racine des patriarches, qui était bonne, il ne s'est pourtant jamais élevé en haut, a toujours voulu ramper à terre, et n'a point répondu à l'excellence de sa racine, ni par la grandeur de ses rameaux, ni par la beauté de ses fleurs, ni par la fécondité de ses fruits. Arbre manqué, arbre tortueux, et noueux, tu n'as guère de rapport avec ta racine, car tu viens d'une racine sainte. Que parait-il dans tes branches qui soit digne d'elle ? «Le figuier, dit l'Époux, a poussé ses boutons à figues. » Ce n'est pas de ta noble racine que tu les tires maudite engeance. Ce qui se trouve en elle, vient du Saint-Esprit, et, partant est délicat et agréable. Où as-tu pris ces figues grossières? Et en effet, qu'y a-t-il qui ne soit pas grossier dans ce peuple, soit que l'on considère ses actions ou ses inclinations, son intelligence, ou les cérémonies du culte qu'il rendait à Dieu ? Car ses actions étaient toutes pour la guerre, son inclination ne se portait qu'à amasser du bien, son intelligence était dans l'écorce de la lettre, et son culte dans le sang des bêtes et des animaux. [60,4] 4. Mais on me dira peut-être, si ce peuple n'a jamais cessé de produire des boutons à figues, le temps de tailler la vigne est donc venu quelquefois pour lui, puisque nous avons dit qu'on la taille lorsque les figuiers poussent leurs -boutons à figues: nullement; car nous disons que les femmes sont mères, non lorsqu'elles sont en travail d'enfant, mais lorsqu'elles sont accouchées. Nous disons de même que les arbres ont produit leurs fleurs, non lorsqu'ils commencent à fleurir, mais au contraire lorsqu'ils se défleurissent. Il en est de même ici, on dit que le figuier a produit ses fausses figues, non lorsqu'il en a produit quelques-unes, mais lorsqu'il les a toutes produites, c'est-à-dire lorsqu'il n'en produit plus. Si vous me demandez quand cela est arrivé à ce peuple? C'est, vous dirai-je, lorsqu'il a tué Jésus-Christ. Car c'est alors que sa malice a été consommée, selon que lui-même le lui avait prédit, en disant : « Comblez la mesure de vos pères (Matth. XXIII, 31). » D'où vient qu'étant prés de rendre l'esprit sur la croix, il s'écria : « Tout est consommé (Joan. XIX, 30). » O quelle consommation a donné à ses boutons à figues, ce figuier maudit et condamné à une stérilité perpétuelle ! O que ses derniers fruits sont bien plus mauvais que les premiers! D'abord, ils étaient seulement inutiles, mais maintenant ils sont pernicieux et empoisonnés. O naturel barbare et grossier, naturel de vipère, de haïr un homme qui guérit les corps des hommes, et leurs âmes ! O intelligence grossière, intelligence de boeuf, que de n'avoir pas reconnu Dieu dans les ouvrages mêmes de Dieu! [60,5] 5. Peut-être le Juif se plaindra-t-il comme d'une injure atroce, de ce que je compare son intelligence à celle d'un boeuf. Mais qu'il lise Isaïe, et il trouvera qu'il en a encore moins qu'un boeuf. « Un boeuf, dit ce prophète, connaît celui à qui il appartient, et un âne connaît l'étable de son maître, mais Israël ne m'a point connu, mon peuple n'a point eu d'intelligence (Isa. I, 3).» Vois-tu, ô juif, que je suis plus doux pour toi que ton Prophète même? je t'ai comparé aux bêtes brutes, et lui te met au dessous d'elles, ou plutôt ce n'est pas en son nom, mais au nom de Dieu, que le Prophète dit cela, car Dieu même crie par ses oeuvres, qu'il est Dieu. « Si vous ne me croyez, dit-il, croyez à mes oeuvres, et si je ne fais les oeuvres de mon Père, ne me croyez point (Joan. X, 33). » Cependant cela ne le réveille point encore, et ne lui ouvre pas les yeux; ni la fuite des démons, ni l'obéissance des éléments, ni la vie rendue aux morts, n'a pu le délivrer de cette stupidité plus que bestiale, qui a été cause que, par un aveuglement également merveilleux et déplorable, il est tombé dans un crime si horrible, et si énorme, que de porter des mains sacrilèges sur le Seigneur de majesté. On a donc pu dire que « le figuier a produit ses boutons à figues, » depuis que les cérémonies légales de ce peuple ont commencé à prendre fin, et que les vieilles choses selon une ancienne prophétie, ont été remplacées par de nouvelles (Levit. XXIV, 1), » de la même manière que les fausses figues tombent et font place aux bonnes qui viennent après. Tant que le figuier, dit l'Époux, n'a point cessé de produire ses figues, je ne vous ai point appelée, ô mon Epouse, parce que je savais qu'il n'en pouvait pas produire de bonnes en même temps. Mais maintenant que celles qui devaient venir auparavant sont venues, je ne vous invite point hors de saison, puisque les fruits qui sont bons et salutaires s'approchent, et vont succéder à ceux qui sont inutiles. [60,6] 6. « Car les vignes, en fleurs, continue-t-il, répandent une odeur agréable, » ce qui est aussi une marque que le fruit va venir bientôt. Cette odeur classe les serpents. On dit que lorsque les vignes sont en fleurs, toutes les bêtes venimeuses s'éloignent, elles ne peuvent souffrir l'odeur de ces fleurs nouvelles. Je désire que nos novices écoutent particulièrement ceci, et qu'ils en tirent un sujet de confiance, en se demandant quel esprit ils ont reçu, puisque les démons n’en sauraient même souffrir les premières approches. Si la ferveur des novices a cette force dans son commencement, que sera-t-elle dans sa perfection ? Que l'on juge du fruit par la fleur, et de la vertu de sa saveur par celle de son odeur. « Les vignes en fleurs ont répandu une odeur agréable.» Il en a été ainsi dans le commencement. A la prédication de la grâce nouvelle de Jésus-Christ, il se faisait un renouvellement de vie en ceux qui croyaient, et qui, en vivant bien parmi les Gentils, étaient en tout lieu la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor. II, 15). Cette bonne odeur, c'était le témoignage qui leur était rendu, et qui naît des bonnes oeuvres, comme l'odeur naît des fleurs, comme les âmes fidèles dans le commencement de la foi naissante, telles que des vignes spirituelles remplies de fleurs et exhalant une odeur agréable, recevant bien le témoignage de ceux mêmes qui n'étaient pas de leur religion; je crois qu'il est assez vraisemblable que c'est d'elles que l'Époux parlait, quand il disait que les vignes en fleurs répandaient une douce odeur. Pourquoi? parce que ceux qui ne croyaient. pas encore, se sentant attirés par là à la foi, glorifiaient Dieu en voyant leurs bonnes oeuvres, et que cette odeur commençait à leur être une odeur de vie pour la vie. Ce n'est donc pas sans raison qu'il est dit de ceux qui n'ont point cherché leur propre gloire, mais le salut de leur prochain par la bonne opinion qu'ils lui donnaient de leur vertu, ont répandu une douce odeur. Car ils pouvaient, à l'exemple de plusieurs, se servir de la piété d'une manière profane, pour satisfaire leur vanité ou leur avarice. Mais ce n'eût pas été répandre l'odeur, mais la vendre, ce qu'ils n'avaient garde de faire, puisque toutes leurs actions n'avaient pour but que la charité. [60,7] 7. Mais si les vignes sont les âmes, la fleur, les bonnes oeuvres, et l'odeur, l'opinion avantageuse qu'on donne de soi, qu'est-ce que le fruit de la vigne? C'est le martyre, oui, le sang du martyre est vraiment le fruit de la vigne : « Lorsque Dieu, dit le Prophète (Psal. CXXVI, 4), aura fait reposer en paix ceux qu'il aime, l'héritage du Seigneur s'augmentera par le nombre de ceux qui se convertiront, et qui seront comme leurs enfants, et le fruit de leurs entrailles: » J'allais dire le fruit de la vigne. Pourquoi n'appellerons-nous pas sang de la vigne, le sang de l'innocent et de l'homme juste, ce divin jus rouge et précieux de la vigne de Sorech, sorti comme du pressoir des souffrances? Car la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux; mais en voilà assez pour l'explication de ces paroles: «Les vignes en fleurs ont répandu une bonne odeur. » [60,8] 8. C'est là le sens de ce passage, si on veut le rapporter au temps de la grâce. Mais, si on aime mieux l'entendre de celui des patriarches, car la vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël, voici comment on peut l'expliquer. Les prophètes et les patriarches ont senti, comme une excellente odeur, que Jésus-Christ devait naître et mourir, mais ils n'ont point répandu alors cette odeur, parce qu'ils n'ont pas montré dans la chair celui qu'ils pressentaient en esprit devoir en être revêtu un jour. Ils n'ont pas répandu leur odeur, ni divulgué leur secret, ils ont attendu qu'il se révélât dans son temps. En effet, qui aurait pu comprendre la sagesse cachée alors dans ce mystère, avant qu'elle eût pris un corps? Voilà comment il se fait que les vignes n'ont point alors répandu leur odeur. Elles en ont répandu plus tard, lorsque, dans la suite des générations, elles ont donné au monde Jésus-Christ, né d'elles selon la chair, par le moyen d'une Vierge mère. Ce fut alors, dis-je, que ces vignes spirituelles répandaient leur odeur, ce fut alors que la bonté et la clémence de notre Sauveur se montrèrent aux hommes (Tit. III, 4), et que le monde commença à jouir de la présence de celui que peu de personnes avaient pressenti lorsqu'il était, absent. Ce saint homme, par exemple, qui, en touchant Jacob, sentait Jésus-Christ et s'écriait : « Voici l'odeur de mon fils, semblable à celle d'un champ plein de fleurs que le Seigneur a béni (Gen. XXVII, 27) ; » en s'exprimant ainsi, gardait ses délices pour lui, et ne les communiquait à personne. « Mais lorsque la plénitude du temps est arrivée, auquel Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi (Gal. IV, 4) ; » c'est alors que cette odeur qui était en lui, se répandit de toutes parts, en sorte que l'Église, la sentant des extrémités de la terre, s'écriait : « Votre nom est une huile répandue (Cant. I, 2), » et les jeunes filles courront dans l'odeur de cette huile parfumée. Voilà comment cette huile a répandu une odeur agréable, ainsi que toutes les autres vignes de ce temps-là, qui étaient pleines de la même odeur de vie : et pourquoi ne l'auraient-elles pas répandue, puisque Jésus-Christ est sorti d'elles, selon la chair ? Les vignes ont donc répandu une bonne odeur, soit que les âmes fidèles répandent d'elles partout une opinion avantageuse, ou que les oracles et les révélations des patriarches aient été rendus publics au monde, et que leur odeur se soit répandue par toute la terre, suivant cette parole de l'Apôtre: « Sans doute ce mystère de la bonté de Dieu est grand puisqu'il a été manifesté par la chair, justifié par l'esprit, découvert aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et reçu avec applaudissement (Tim. III, 16). » [60,9] 9. Mais ce figuier et ces vignes n'ont-ils rien qui puisse servir à notre édification ? Je crois que ce passage se peut aussi expliquer moralement, puisque, par la grâce de Jésus-Christ qui est en nous, nous avons aussi des figuiers et des vignes. Les figuiers sont ceux dont les moeurs sont douces et paisibles, et les vignes, ceux qui ont l'esprit plus fervent. Quiconque parmi nous, conserve l'union et la paix de la société, qui nous lie ensemble, et non-seulement vit parmi les frères, sans donner aucun sujet de plainte à personne, mais de plus se prodigue avec douceur à tout le monde, dans les devoirs de la charité, pourquoi ne serait-il point représenté par le figuier ? Il faut néanmoins qu'il ait poussé auparavant ses boutons à figues, je veux dire la crainte du jugement de Dieu que l'amour parfait chasse dehors, et l'amertume de ses péchés, qui aide nécessairement à la véritable confession, à l'infusion de la grâce, et à la fréquente effusion des larmes ; et qu'il soit délivré de toutes les autres choses pareilles qui, comme des figues en boutons, précèdent la douceur des vrais fruits, et que vous pouvez fort bien connaître par vous-mêmes. [60,10] 10. Mais, pour ajouter encore une autre pensée qui me vient sur ce sujet, considérez si on ne pourrait point aussi mettre au nombre de ces fausses figues, la science, la prophétie, le don des langues, et autres dons pareils. Car ces choses doivent passer, et céder la place à d'autres meilleures, selon ce mot de l'Apôtre : « La science sera détruite, les prophéties n'auront plus de lieu, et le don des langues cessera (I Cor. XIII, 8). » L'intelligence exclura même la foi, et la claire vision ne peut manquer de succéder à l'espérance. Car on n'espère pas voir ce qu'on voit déjà: il n'y a que la charité qui demeure toujours, mais celle seulement par laquelle nous aimons Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces. C'est pourquoi je ne la mettrai point au nombre des fausses figues, et je ne veux pas même la comparer au figuier, mais aux vignes. Ceux qui sont des vignes sont plus sévères qu'indulgents ; parce qu'ils agissent avec un esprit plein d'ardeur, ils sont zélés pour la discipline, ils reprennent fortement les vices, et peuvent dire avec le Prophète : « N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animé de zèle contre vos ennemis (Psal. CXXXVIII, 31) ? » Et : « Le zèle de votre maison me dévore (Psal. LXVIII, 10). » Les premiers me semblent se distinguer par l'amour du prochain, et les seconds par l'amour de Dieu. Mais arrêtons-nous sous cette vigne, et sous ce figuier où l'amour de Dieu et celui du prochain répandent une ombre favorable, je possède ces deux amours lorsque je vous aime, mon doux Jésus, vous qui êtes mon prochain par excellence parce que vous êtes homme, et que vous avez usé de miséricorde envers moi, mais vous ne laissez pas d'être un souverain, élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.