[90,0] QUATRE-VINGT-DIXIÈME SERMON. Les trois parfums de la componction, de la dévotion et de la piété. [90,1] 1. Dieu a deux pieds qui sont la miséricorde et le jugement, c'est avec ces deux pieds qu'il se promène continuellement dans les âmes spirituelles, en s'élançant comme un géant qui va parcourir sa voie (Psal. XVIII, 6) ; si toutefois il y en a dont il puisse dire avec raison: « J'habiterai en elles, je me promènerai en elles. (II Cor. VI, 16)» Or, l'âme pécheresse commence par arroser ces deux pieds de son premier parfum qui est le parfum de la componction. Ensuite Marie qui était pécheresse, répandit un parfum sur les pieds de Jésus; or, n'allez pas croire que ce fut un parfum de peu de prix car il est dit que « toute la maison fut embaumée de son odeur. (Jean XII, 3) » Quoi d'étonnant à celà quand on voit que les cieux mêmes sent remplis de la bonne odeur de semblables parfums, au dire de la vérité même, qui nous apprend que « il y aura de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence (Luc. XV, 10) ? » Mais quelque précieux que semble ce parfum, toutefois comparé à un autre qu'on appelle le parfum de la dévotion, et qui se compose du souvenir des bienfaits de Dieu, et qu'on répand sur la tête du Seigneur, on comprend qu'il est vil et de vil prix. Du premier il est écrit : « Seigneur, vous ne mépriserez point un coeur contrit et humilié (Psal. L, 19), » et du second : « Uri sacrifice de louange m'honorera, (Psal. XLIX, 23). » Avec celui-ci on parfume la tête, quand on rend grâce à Dieu de ses dons; car la tête du Christ c'est Dieu (I Cor. XI, 31). C'est donc la divinité qui est touchée dans le Christ toutes les fois que nous rappelons ses bienfaits à sa gloire. Mais au contraire c'est moins à la divinité qu'à l'humanité qu'il faut penser, quand nous nous rappelons, non ses dons, mais nos propres péchés. [90,2] 2. En effet, lorsqu'il s'est incarné, nous savons qu'il a pris les deux pieds dont je viens de parler, c'est-à-dire la miséricorde, pour que le pécheur, qui ne pouvait s'élever jusqu'à la tête, c'est-à-dire jusqu'à sa divinité, pût arriver du moins jusqu'à ses pieds, je veux dire jusqu'à son humanité. Si ce n'était point à l'homme qu'il s'est uni par l'incarnation que se rapportât le pied que j'ai appelé la miséricorde, Paul n'aurait pas dit, en parlant du Sauveur : « Il a éprouvé comme nous toutes sortes de tentations hormis le péché, pour devenir miséricordieux (Hebr. IV, 15). » Et si le jugement n'avait point aussi rapport à l'homme, l'Homme-Dieu n'aurait pas dit, en parlant de lui-même : « Et il lui a donné le pouvoir de juger parce qu'il est le Fils de l'homme (Jean V, 27). » Aussi le pécheur s'approche-t-il, sans hésiter, des pieds de l'homme de douleur qui connaît sa faiblesse, et s'écrie-t-il avec confiance : « Et maintenant nous nous approchons avec confiance du trône de la grâce, car nous n'avons point un pontife qui ne sache point compatir à nos faiblesses (Hebr. IV, 16 et 15). » C'est donc aux pieds du Seigneur que se jette la pécheresse, et c'est de sa tête que s'approche le juste pour les arroser de parfums. Mais le parfum de la tête est d'un prix d'autant plus grand en comparaison de celui qui est destiné aux pieds, que les matières dont il se compose sont plus précieuses elles-mêmes que celles qui entrent dans la composition du second. En effet, ces dernières se trouvent sans peine et sans fatigue dans notre propre pays, puisque nous sommes tous pécheurs; les premières, au contraire, sont beaucoup plus difficiles à se procurer et viennent de bien plus loin puisque nous les tirons du paradis de Dieu. « En effet, toute grâce excellente et tout don parfait vient d'en haut et descend du Père des lumières (Jac. I, 17). » Enfin où trouver un parfum plus exquis que celui que les apôtres ne purent voir répandre sans murmurer et sans dire : « Pourquoi cette perte ? On aurait pu le vendre et en donner le prix aux pauvres. (Matt. XXVI, 8) ? » [90,3] 3. Et maintenant quand on voit par hasard quelques âmes vaquer à Dieu et demeurer sans cesse dans un saint repos, dans l'action de grâces et dans les délices de la divine dévotion, avec tant de grâce et de piété, qu'on peut croire qu'elles répandent des parfums sur la tête du Christ, il ne manque pas de gens pour dire : à quoi bon cette perte, et pour se plaindre avec raison, selon eux, que ceux qui pourraient rendre de si grands services aux autres, demeurent dans un repos qui ne profite qu'à eux. Ils ne parlent point ainsi par envie de leur sainteté, mais dans l'intérêt de la charité. Après tout, Dieu même qui est charité épargne bien souvent ces âmes qu'il voit adonnées avec délices aux goûts spirituels, surtout quand il voit que, par leur pusillanimité et leur faiblesse, ce sont encore des femmes sans force, et qu'elles ne sont point arrivées à l'état d'homme parfait. Or, celui qui lit dans le fond du cœur discerne beaucoup mieux cela que les hommes qui ne voient que la figure et ne jugent que sur les apparences, ne faisant point réflexion qu'il n'est pas également facile de se livrer au repos de la dévotion et de travailler utilement, de pratiquer l'humble soumission, et d'occuper utilement la première place ; de se laisser conduire sans se plaindre et de conduire les autres sans pécher, d'obéir de plein gré et de commander avec discernement; de savoir enfin être bon parmi les bons, et bon encore au milieu des méchants; bien plus, d'être pacifique avec les enfants de la paix, et de se montrer pacifique encore avec ceux qui ont la paix en horreur. Jésus connaissant donc qui sont ceux qui sont propres ou impropres à se mêler du soin des autres, répond avec amour pour ces âmes délicates qu'il sait incapables, à cause de leur extrême délicatesse, de se charger de la conduite des affaires à ceux qui pensent le contraire et qui, à cause de cela, leur reprochent leur repos comme stérile par un zèle qui n'est pas bon, ni selon la science : « Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme? » Car s'il est vrai, comme je dois le reconnaître, que ce que vous voudriez la pousser à faire, est meilleur que ce qu'elle fait, néanmoins ce qu'elle fait à mon sujet est bien. Laissez-la donc, en attendant, faire le bien qu'elle peut. Je sais moi qu'elle n'est encore qu'une simple femme; mais quand, par un changement de la droite du Très-Haut, de femme elle sera devenue homme, ce qui ne pourra m'échapper quand ce sera, attendu que c'est par moi que ce sera, et parce que je la maintiendrai dans cet état qu'elle y demeurera, alors l'iniquité de l'homme sera préférable au bien d'une femme (Eccli. XLII, 44). Voilà le mieux que j'attends d'elle. Je ne regarde point comme une perte l'effusion de ce parfum qui prouve la dévotion de cette femme, et qui est une figure de ma sépulture. A cela s'ajoute que son parfum répand bien loin son odeur. Aussi partout où cet Évangile sera prêché, on racontera à sa gloire l'action qu'elle a faite (Matt. XXVI, 13). [90,4] 4. Venons-en maintenant au quatrième parfum. Certainement, si on compare les deux premiers entre eux, on ne peut douter que le second ne soit meilleur que le premier, et bien plus exquis. Mais, ce qui paraîtra bien extraordinaire, c'est qu'on puisse en trouver un troisième qui soit préférable aux deux premiers, tel que le délicieux parfum dont l'Épouse des cantiques se flatte que son sein exhale l'odeur. Or, le meilleur suppose quelque chose de plus que ce qui est simplement meilleur, de même que ce qui est meilleur suppose le bon, pour que l'expression soit juste. Mais l'excellence du second parfum qui parfume la tête s'est trouvée si grande, que c'est à peine s'il se trouve une somme d'argent, je ne dis pas préférable, mais seulement égale à la valeur de ce parfum. Et pourtant je ne puis croire que l'Épouse ait menti, car elle n'a pas moins que la Vérité même pour époux: dont elle reproduit les propres paroles et qui, non seulement ne veut point tromper, mais encore ne saurait se tromper lui-même. S'il en était autrement, ce serait en vain qu'elle désirerait et soupirerait après le bonheur des embrassements de la Vérité, si elle-même mentait à la vérité. Quel rapport peut-il y avoir, en effet, entre le mensonge et la vérité ? Que dis-je. ? la vérité ne perd-elle point tous ceux qui profèrent des paroles de mensonge (Psal. V, 7)? [90,5] 5 Peut-être bien, si nous cherchons dans l'Évangile, trouverons-nous quelque figure de cette âme. Il est dit, en effet, que « Marie Madeleine, Marie mère de Jacques et Salomé, achetèrent des aromates pour venir embaumer le corps de Jésus (Marc. XVI, 1). » Voyez-vous déjà, dès les premières lignes du chapitre, de quel prix doit être ce parfum matériel, puisqu'il ne suffit pas d'une ou deux femmes pour acheter les aromates qui le composent? Il y eut une femme qui apporta le premier parfum, une seconde femme apporta le second; mais, pour acheter le troisième, et pour le préparer, il n'en faut pas moins de trois, afin d'acheter ensemble ce que chacune d'elles n'aurait pu faire à part, et de venir ensuite embaumer le corps de Jésus, « ou pour venir embaumer, » je ne dis point les pieds ou la tête, mais «Jésus, » c'est-à-dire son corps tout entier. Mais remarquez que le Sauveur ne voulut pas permettre qu'un si précieux parfum fût perdu. Les saintes femmes n'ayant point trouvé son corps, le remportèrent et reçurent l'ordre de réserver pour son corps vivant, le parfum qu'elles avaient préparé pour son corps mort. C'est ce qu'elles firent quand elles prirent soin de verser leur baume dans les coeurs attristés des apôtres qui sont certainement les membres, mais les membres vivants du Christ, en leur annonçant la joyeuse nouvelle de sa résurrection. Si le Sauveur n'avait pas aimé ces membres-là beaucoup plus que le corps qui fut crucifié, il n'aurait point laissé attacher celui-ci à la croix pour celui-là. D'où je conclus que le dernier parfum l'emporte sur les deux premiers, puisque Jésus-Christ a voulu le réserver pour son corps vivant, je veux dire pour son Église à qui il est porté en effet, et pour le rachat duquel il a voulu souffrir la mort.