[0] IVRE DU PRÉCEPTE ET DE LA DISPENSE DE SAINT BERNARD. LETTRE A L'ABBÉ DE LA COULOMBS SUR LE TRAITÉ SUIVANT. A l’abbé de la Coulombs, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut éternel dans le seigneur. J'ai voulu vous envoyer à vous d'abord, comme je m'y étais engagé, ma réponse à la lettre de quelques religieux de Chartres ; j'ai fait plus encore, car pour me conformer à vos désirs, au lieu de ne donner à ma réponse que le développement qui convient à une lettre, vous verrez que, cédant à vos exhortations, je l'ai faite assez longue pour y traiter plus de choses et la rendre ainsi utile à plus de personnes à la fois. Lorsque vous aurez lu mon travail je vous prie de le faire parvenir, non pas directement aux religieux pour lesquels je l'ai écrit, mais à leur abbé, qui le leur remettra ensuite s'il le juge à propos. Car ce sont des moines et leur règle ne leur permet pas plus de recevoir que d'écrire des lettres sans le consentement de leur abbé. C'est même pour cette raison, comme vous le savez, que, pendant longtemps, j'ai fait difficulté de leur répondre, malgré leurs instances; il me semblait qu'ils s'étaient permis d'écrire leur lettre et de me la faire parvenir à l'insu de leur abbé, et j'ai su plus tard qu'en effet mes soupçons n'étaient que trop bien fondés. En lisant mon travail, on peut voir que, dans le principe, je ne me proposais que d'écrire une lettre; mais, sur vos instances, ayant dépassé le cadre dans lequel je voulais me renfermer d'abord, il me semble si vous êtes de mon avis, qu'on peut appeler cet écrit un livre plutôt qu'une lettre. De plus, comme au milieu d'une foule de questions que je traite dans ce livre, je me suis plus particulièrement arrêté, à cause du bien que j'avais en vue de produire, à examiner quels préceptes sont susceptibles de dispense, qui peut en dispenser et dans quelles limites on le peut faire, nous appellerons ce livre DU PRÉCEPTE ET DE LA DISPENSE, à moins pourtant que vous ne lui trouviez un titre plus juste. PRÉFACE. Aux moines de Chartres sur le traité suivant. Pourquoi garderais-je plus longtemps le silence aujourd'hui, de quel front aussi me permettrai-je de le rompre? Vos nombreuses lettres et vos messagers me mettent dans l'alternative ou de montrer mon peu de science ou de manquer à la charité; mais préférant, après tout, être trouvé dépourvu de la science qui enfle que de la charité qui édifie, je cède à vos prières et j'entreprends de dénouer des noeuds bien serrés pour mes faibles doigts et, je le crains, bien faits pour user leurs efforts. Mais il est inutile de m'arrêter à cette pensée puisque vous m'écrivez et me signifiez que vous ne voulez accepter d'excuse de moi ni par lettre ni de vive voix. Je ne saurais donc désormais me retrancher même derrière l'impossibilité pour moi de vous satisfaire, puisque vous êtes persuadés que vous connaissez assez ce que je puis dire et sentir, pour savoir ce dont je suis capable dans le sujet qui nous occupe. C'est donc en cédant à votre conviction, beaucoup plus qu'en étant convaincu de ma capacité, que je descends dans l'abîme des questions que vous me posez; Dieu m'est témoin que je ne sais comment je m'en tirerai. Je puis répondre que je ne m'écarterai jamais de la charité; puis-je en dire autant de la vérité? Dieu le veuille. Mais si je m'en éloigne, ne l'attribuez qu'à l'insuffisance de mon intelligence, et ne vous en prenez point à ma volonté. Je vais donc essayer de résoudre toutes vos questions en une seule lettre, aussi courte que possible quoique d'une inévitable longueur; mais si ma réponse est un peu longue, ce ne sera pas à vous de vous en étonner, puisqu'il ne vous a pas fallu moins de deux lettres, assez longues aussi, rien que pour poser vos questions. [1] CHAPITRE I. Les prescriptions des règles monastiques sont-elles des préceptes ou seulement des conseils? 1. Votre première question d'où, si je ne me trompe, découlent toutes ou presque toutes les autres, a rapport à notre règle; car vous me demandez comment et à quel point elle est obligatoire pour ceux qui en font profession : en d'autres termes, vous voulez savoir si toutes les parties en sont de précepte, en sorte qu'on ne puisse en transgresser une seule sans danger, ou si elles ne sont que de conseil ou de recommandation et, par conséquent, de peu ou de nulle importance pour ceux qui la professent, en sorte qu'il n'y aurait pour eux qu'une faute légère ou nulle à les transgresser; ou bien si, dans le nombre de ses dispositions, les unes sont de précepte et les autres de conseil seulement, de manière qu'on pourrait omettre les unes et non les autres, et, dans le cas où il en serait ainsi, vous me demandez de tracer les limites certaines où chacune de ces deux sortes de prescriptions commence et cesse précisément, afin que personne ne puisse se les tracer au gré de ses opinions variables et se donner plus de latitude qu'il ne faut, s'exposant ainsi à boire un chameau sans difficulté quand il ne peut se résoudre à avaler un moucheron, parce qu'il ne sait quel soin et quel degré d'application il doit apporter à l'accomplissement de ces diverses observances. Tel est, si je ne me trompe, le sens, sinon les propres termes de votre double question. Quant à ce que vous me demandez ensuite au sujet de l'obéissance, de ses degrés et de ses limites, il me semble qu'on peut le rapporter à la même question touchant l'importance des différents points de la règle, et je crois qu'il ne restera plus d'obscurité pour l'obéissance une fois que j'aurai satisfait à votre premier doute. 2. Or, à mon avis, la règle de Saint-Benoît est proposée à tout le monde et n'est imposée à personne. C'est un bien de l'embrasser et de la pratiquer avec dévouement, mais ce n'est pas un mal de ne point s'y soumettre; d'où je conclus que, de la part de celui qui la reçoit, elle est volontaire, et de la part de celui qui la propose, elle est libre. Toutefois, si de la part de celui qui l'accepte elle est volontaire, une fois qu'il l'a acceptée et promis de l'observer, elle cesse d'être facultative pour lui et il n'est plus libre de ne pas observer ce qu'il était parfaitement libre de ne point accepter; en sorte que ce qu'il a commencé par un acte de sa volonté, il devra le continuer par le fait de la nécessité, car il faut absolument qu'il accomplisse les voeux que ses lèvres ont prononcés ; c'est désormais par sa propre bouche qu'il sera condamné ou justifié. Mais d'ailleurs c'est une heureuse nécessité, pouvons-nous dire avec un saint (saint Augustin, lettre CXXVII à Armentair), que celle qui nous contraint à être meilleurs. Disons donc que, à l'exception, bien entendu, de quelques préceptes spirituels, tels que ceux de la charité, de l'humilité et de la douceur qui viennent de Dieu plutôt que de saint Benoît, et ne peuvent par conséquent être changés, toutes les autres prescriptions de la règle de saint Benoît ne sont que de simples recommandations et de bons conseils pour ceux qui ne font point profession de cette règle; on ne pèche point en ne les observant point. Mais pour ceux qui en font profession, ce sont des préceptes qu'on ne peut enfreindre sans pécher, de sorte que, pour me servir de vos propres expressions, pour les premiers elles sont libres et facultatives, et pour les econds elles sont une nécessité comme une seconde loi naturelle; nécessité telle cependant qu'elle ne peut empêcher en aucune manière d'en dispenser s'il est nécessaire et raisonnable. [2] CHAPITRE II. Quand peut-on dispenser des constitutions des anciens; qui peut en dispenser. 3. Mais le pouvoir de dispenser en matière de constitutions religieuses n'appartient pas aux premiers venus; il n'y a que ceux qui peuvent dire avec les Apôtres. «Tout homme doit nous regarder comme étant les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu (I Corinth., IV, 1), » qui l'ont reçu. Or tout serviteur sage et fidèle établi par le Seigneur pour gouverner sa famille, ne dispense que lorsqu'il y voit un avantage, une compensation; car ce qu'on recherche le plus dans un dispensateur c'est qu'il soit fidèle. On pourrait peut-être dire également qu'on ne demande pas aux inférieurs une moindre fidélité dans la soumission aux supérieurs qu'à ceux-ci dans l'exercice du pouvoir de dispenser. Il est donc évident par lé que la manière dont vous avez divisé votre question est exacte et suffisante, pourvu toutefois qu'on tienne compte des temps et des personnes, puisque, pour les inférieurs, toute règle religieuse, du moins en ce qui a rapport aux observances corporelles, est facultative tant qu'ils n'en font point profession et obligatoire dès qu'ils l'ont embrassée; et pour les supérieurs elle est en partie facultative en tant que d'institution humaine et en partie obligatoire en tant que d'institution divine. 4. D'après cela peut-être la justesse et la clarté de cette division ressortiront-elles davantage si nous distinguons trois sortes d'obligations au sens que nous venons de dire: le stable, l'inviolable et l'incommutable. Or j'entends par obligation stable, toute obligation telle que personne, à l'exception des dispensateurs des mystères de Dieu, c'est-à-dire des supérieurs, ne peut en dispenser; telles sont les règles de saint Basile, de saint Augustin et de saint Benoît; tels sont également les canons authentiques et toutes les autres institutions ecclésiastiques émanées d'une autorité compétente. Toutes ces obligations émanant de saints personnages, sont réputées stables, et nul inférieur ne peut ni les altérer ni les changer. Mais après tout, comme elles sont d'institution humaine, les hommes qui ont succédé aux auteurs de ces obligations, par une élection canonique, et en occupent la place et l'emploi, peuvent quelquefois en dispenser licitement et sans pécher, suivant les circonstances de causes, de personnes, de lieux et de temps. Je prie le lecteur de bien remarquer que je ne dis pas que les supérieurs peuvent accorder ces dispenses à la légère et selon leur bon plaisir, mais pour de bonnes raisons. Ce qui fait que les supérieurs peuvent en soi dispenser, pourvu qu'ils le fassent de la manière que je viens de dire, c'est que les obligations dont il s'agit ne sont pas naturellement et par elles-mêmes un bien proprement dit. 5. Elles ont été inventées et établies, non parce qu'il n'est pas permis de vivre autrement, mais parce qu'il est mieux de vivre selon ces règles; elles n'ont même d'autre but que de conserver et augmenter la charité. Aussi tant qu'elles favorisent la charité, elles sont stables et inviolables et les supérieurs eux-mêmes ne peuvent les changer sans pécher; au contraire, deviennent-elles nuisibles à la charité, c'est à ceux qui doivent en juger, qu'il appartient d'y pourvoir: ne vous semble-t-il pas en effet de toute justice, que ce qui a été établi pour la charité soit omis, interrompu ou changé en quelque chose de meilleur, dès que la charité le réclame, et de toute injustice, au contraire, de maintenir contre la charité ce qui n'a été établi qu'en sa faveur? Ainsi toute obligation stable, est stable et immuable pour les supérieurs eux-mêmes toutes les fois qu'il en résulte un bien pour la charité. Suis-je seul de mon avis, ou le premier à penser ainsi? Nullement, le pape Gélase exprimait la même pensée que moi quand il disait : « Excepté le cas de nécessité, les décrets des saints Pères ne souffrent aucune altération. » Le pape Léon dit de même : « A moins de nécessité, on ne peut enfreindre les constitutions des saints Pères, » puis il ajoute; «mais s'il y a nécessité de le faire pour le bien de l'Eglise, que celui qui a le pouvoir de le faire en dispense; la nécessité alors change la loi. » [3] CHAPITRE III. Il n'y a que Dieu qui puisse dispenser des lois qu'il a faites; mais s'il s'agit de la loi éternelle, Dieu lui-même ne peut la changer. 6. Vient ensuite l'obligation que j'ai appelée inviolable, c'est-à-dire celle qui ne vient pas des hommes, mais de Dieu seul; celle-là ne peut être changée en aucun cas. Tels sont ces préceptes : Vous ne tuerez point; vous ne commettrez point de fornications; vous ne volerez point, et les autres commandements de la loi positive. Nul homme ne peut en dispenser; nul même ne peut et ne pourra jamais en retrancher un iota, de quelque manière que ce soit; mais il n'en est pas de même pour Dieu qui en retranche ce qu'il veut et quand il veut, comme il le fit lorsqu'il ordonna aux Hébreux de dépouiller les Egyptiens, et au prophète de s'unir à une prostituée. Evidemment dans le premier cas c'eût été une spoliation inique, et dans le second un honteux commerce, si l'autorité de celui qui donna ces deux ordres n'en était en même temps la justification. Et toutes les fois que nous lisons que de saints personnages ont fait quelque chose de pareil sans que la sainte Ecriture ajoute qu'ils n'ont agi, en ce cas, que sur l'ordre de Dieu, nous devons dire ou qu'ils ont péché comme tous autres mortels, ou qu'en tant que prophètes, ils ont été intérieurement inspirés de Dieu pour agir comme ils l'ont fait. J'en citerai un exemple qui me vient à l'esprit en ce moment, celui de Samson qui se tue pour écraser ses ennemis avec lui. Evidemment on ne peut excuser cette action qu'en admettant que Samson fut inspiré secrètement d'en haut pour la faire, quoique l'Ecriture n'en parle pas. 7. Mais que veux-je dire par obligation incommutable? pour moi, ce mot désigne particulièrement tout ce qui repose sur la raison éternelle et divine, et se trouve de telle nature que Dieu même ne peut jamais le changer pour quelque cause que ce puisse être. Telle est par exemple la doctrine spirituelle renfermée dans le sermon du Seigneur sur la montagne, et tout ce qui concerne la charité, l'humilité, la mansuétude et les autres vertus dont l'Ancien comme le Nouveau Testament nous font un devoir de la vie spirituelle: toutes ces obligations sont telles que non-seulement il n'est pas permis, mais encore il n'est jamais utile de les transgresser. Elles ne sont immuables que parce que ce qu'elles prescrivent est bien de sa nature, et qu'il est constamment bien de commander ce qu'elles prescrivent et d'observer ce qu'elles commandent. En tout temps et pour tout homme, n'en tenir compte c'est se perdre, et les observer, se sauver. Par conséquent, la première sorte d'obligation résulte en effet de la volonté de celui qui se lie par une promesse; la seconde, de l'autorité de celui qui l'impose et la troisième, de l'excellence même de son objet. 8. Ces trois sortes d'obligations diffèrent donc entre elles à certains degrés et elles ne sont pas toutes les trois également fixes et immuables. En effet, la première des trois, sans être absolument immuable n'est pourtant susceptible que de peu de changements, puisqu'il n'appartient qu'aux prélats d'en dispenser; encore ne le peuvent-ils que pour des motifs d'une fidèle et sage administration. Quant à la seconde qui est plus grande que la première, on pourrait presque dire qu'elle est incommutable, puisque nous avons vu qu'elle ne peut-être changée que par Dieu: mais pour ce qui est de la troisième sorte d'obligation, comme elle est la plus grande des trois, elle est aussi tout à fait incommutable; Dieu même ne peut pas la changer. On peut donc dire que ce que les prélats seuls ont le pouvoir de changer est à peine susceptible de changement; que ce dont Dieu seul peut dispenser est à peu près immuable, puisqu'il n'y a que pour lui que ce ne le soit pas. [4] CHAPITRE IV. Jusqu'où s'étend le pouvoir des prélats de dispenser de la règle. 8. Ceci posé, je reviens à la question qui a été notre point de départ, et je dis qu'il est évident que les règles monastiques sont soumises en grande partie, sinon au bon vouloir, du moins à la discrétion des supérieurs. Sur ce, vous me demandez ce que devient l'obligation elle-même. Ecoutez : elle demeure toujours très-grande. En effet, tout ce qui, dans la règle, regarde le spirituel, je l'ai dit plus haut, n'est point à la discrétion de l'abbé; pour ce qui concerne les observances corporelles, elle n'est à sa discrétion que pour qu'il la plie aux exigences de la charité, et nullement à celles de son bon plaisir. Car l'abbé n'est pas au-dessus de la règle à laquelle il s'est lui-même spontanément soumis un jour, bien que, ce qui est incontestable, la charité qui est la règle même de Dieu doive avec raison être préférée à la règle de saint Benoit. Aussi en accordant que la lettre de la règle cède pour un temps à la charité, lorsque la nécessité l'exige, il ne s'ensuit pas qu'elle soit à la merci de la volonté du premier venu. L'abbé n'est pas établi pour juger les traditions qui nous viennent de nos pères, mais pour en prévenir la transgression, pour maintenir les prescriptions de la règle et en punir les violateurs; car, selon moi, ces saintes observances ont été remises à la prudence et à la fidélité des supérieurs, et non point abandonnées à leur bon plaisir. Voilà pourquoi le même législateur, pour ce qu'il abandonne à la discrétion de l'abbé, évite avec soin, si j'ai bonne mémoire, de dire qu'il le laisse à son bon plaisir, mais à leur jugement, à leur disposition, à leur prudence, à leur discernement et autres expressions semblables, afin de montrer qu'il veut que le sage et fidèle dispensateur, ne se règle dans les dispenses qu'il ne devra peut-être accorder que sur le dictamen de la raison et non point sur l'inspiration de son bon plaisir. Aussi lui rappelle-t-il bien souvent qu'il devra un jour rendre compte à Dieu de toutes ses décisions. 10. J'ai bien lu dans la règle : Telle chose est laissée à la décision, à la prudence, au jugement ou à la disposition de l'abbé; mais je n'ai vu nulle part qu'il soit libre de changer ce que bon lui semble : « En tout point, est-il dit (S. Bened. Reg., cap. III), tous les religieux devront suivre la règle comme leur maîtresse et nul ne devra avoir l'imprudence de s'en écarter; » nul donc, pas même l'abbé, car il est dit que « tous les religieux devront suivre la règle comme leur maîtresse, » nul ne peut suivre sa volonté, et ici je ne vois point d'exception en faveur de l'abbé. Voyez-vous que l'obligation profite de tout ce qui est refusé au bon plaisir ? Mais d'ailleurs est-ce que la profession religieuse par laquelle un jeune profès se soumet volontairement à un prieur, ne lie pas le prieur aussi bien que lui? Pour moi, c'est un engagement commun qui les lie également l'un et l'autre et les constitue mutuellement débiteurs, l'un d'un soin fidèle envers l'autre; et l'autre, d'une humble obéissance envers le premier. Je me demande où il peut y avoir place pour le bon plaisir là où le supérieur est lié lui-même par le contrat. Mais bien plus, le bon plaisir du supérieur est d'autant plus étroitement resserré que tout profès, en promettant obéissance, ne fait pas voeu d'obéissance en général, mais expressément selon la règle; non pas même selon une règle quelconque, mais suivant celle de saint Benoît, de sorte que les supérieurs ne sont pas libres de disposer de leurs inférieurs selon leur bon plaisir ; ils savent très-bien que la règle a tracé les limites de leur autorité, et qu'ils doivent se borner à n'exiger que ce qui est certainement conforme au droit, non pas à un droit quelconque, mais au droit établi par notre Père, ou du moins ne s'en écartant point. En effet, voici en quels termes se fait la profession religieuse : « Je promets — non pas la règle, — mais l'obéissance selon la règle de saint Benoît, » non pas selon le bon plaisir de l'abbé. Par conséquent, si, après avoir fait profession en ces termes, mon abbé veut me soumettre à quelque chose qui n'est pas selon la règle que j'ai fait vœu d'observer, ou du moins qui ne soit point conforme aux règles de même espèce, telle que la règle de saint Basile, de saint Augustin ou de saint Pachôme, je vous demande où est pour moi l'obligation de lui obéir? Il est évident, en effet, qu'il n'a le droit d'exiger de moi que ce que j'ai promis. [5] CHAPITRE V. Les supérieurs ne doivent étendre ou restreindre la loi de l'obéissance ni au delà ni en deçà des limites de la profession religieuse. Vous m'avez demandé quelles sont les limites de l'obéissance, je viens de vous les indiquer. En effet, si la mesure de l'obéissance est le terme même de la profession, et si le pouvoir de commander ne peut s'étendre que jusqu'aux limites mêmes du voeu, il est évident que l'obéissance a pour limites tout ce qui est en deçà, au delà, ou contre les termes mêmes de la profession. Il suit de là que tout religieux profès, dans quelque genre de vie qu'il soit entré pour y faire son salut, ne peut, en vertu de l'obéissance, être contraint à aller au delà, ou à demeurer en deçà de son voeu, encore moins de faire quoi que ce soit de contraire à ce voeu. Dans ces limites, sa vie fixée par un voeu, affermie solidement par la profession religieuse, telle qu'on représente l'arbre de vie au milieu du paradis terrestre, sera d'elle-même, soyez-en sûrs, soumise à la loi et à l'obéissance. D'où il suit que les supérieurs ne peuvent prescrire ou défendre quoi que ce soit au delà de ces limites, qu'il ne leur est donné ni d'étendre ni de rétrécir à leur gré. Mon supérieur ne saurait donc me contraindre à faire ni plus ni moins que ce que mes voeux comportent, puisqu'il ne peut ni les aggraver sans mon consentement, ni les restreindre sans nécessité. Je dis sans nécessité, attendu que la nécessité ne connaît point de loi et porte avec elle l'excuse des dispenses qu'elle motive; ou, sans mon consentement, vu que dans la volonté seule se trouve le mérite qui appelle la récompense; c'est donc à elle seule aussi qu'il appartient de monter d'un degré. Autrement toute dispense que la nécessité ne justifie pas est une prévarication; et toute restriction apportée à mon vœu contre ma volonté, est une imperfection dont je me plains, au lieu d'être un pas vers la perfection. Les supérieurs doivent donc donner pour limites à l'obéissance de leurs inférieurs, celles mêmes des voeux que ces derniers ont prononcés de leur propre bouche, et non point les limites de leur bon plaisir; qu'ils les engagent à tendre à plus de perfection encore, mais ne les y forcent point, et s'ils se prêtent, lorsque la nécessité l'exige, à les laisser descendre, qu'ils se gardent bien de tomber avec eux. [6] CHAPITRE VI. Tout religieux désireux d'atteindre à la perfection de son état, se gardera bien de renfermer son obéissance dans les limites rigoureuses de ses voeux. 12. Mais, d'un autre côté, il faut que le religieux qui ne concevrait l'obéissance que dans les étroites limites de ses voeux, sache bien qu'une telle obéissance est loin d'être parfaite, car l'obéissance parfaite ignore ce que c'est qu'une loi et ne s'entoure point de barrières; sa volonté avide s'étend jusqu'aux limites de la charité, se porte d'elle-même à tout ce qui lui est proposé, et, avec cette ardeur d'une âme vive et généreuse, elle marche toujours en avant sans tenir compte des bornes et des limites. C'est d'elle en particulier que parlait l'apôtre saint Pierre, quand il disait : « Rendant chastes vos coeurs dans l'obéissance de la charité (I Petr., I, 22), » et il la distinguait soigneusement de cette obéissance inerte et servile, si je puis parler ainsi, qui n'obéit que par nécessité, non point par amour. Telle est aussi l'obéissance du juste dont l'Apôtre dit qu'il « n'a point de loi (I Tim., I, 9), » non pas en ce sens que le juste doive vivre sans connaître aucune loi, mais en ce sens que la loi ne pèse point sur lui comme sur un esclave; il est si éloigné de se renfermer dans les limites de son voeu et de sa profession que, dans l'ardeur de son âme, il aspire à les dépasser. D'ailleurs la règle elle-même ne garde pas le silence sur ce point et conseille au religieux à qui on ordonne une chose impossible, « d'obéir par charité, en comptant sur le secours de Dieu (I Reg. S. Bened., cap. 68). » D'ailleurs en décrivant le troisième degré de l'humilité, elle dit encore : « Que tout religieux se soumette à son supérieur en toute obéissance (Ibid., c. 7). » Evidemment, quand elle dit en toute obéissance, elle ne veut pas que nous mesurions notre obéissance aux termes de notre profession, que nous n'ayons devant les yeux que la limite de nos promesses, que les termes précis de notre engagement; mais elle veut que nous franchissions gaiement les bornes de nos voeux et que nous obéissions en toutes choses : l'obéissance ne doit avoir d'autres limites dans le temps que la fin même du temps: on ne doit cesser d'obéir qu'en cessant de vivre. C'est l'exemple que nous a donné, avec tant d'autorité, le Fils unique de Dieu, quand il obéit à son Père jusqu'à la mort; s'arrêter dans cette voie, c'est désobéir, c'est pécher, c'est transgresser, c'est prévariquer. [7] CHAPITRE VII. Des différents degrés de l'obéissance et de la gravité de la désobéissance d'après les distinctions précédemment établies. 13. Mais il est à propos de distinguer pour quel motif, dans quels sentiments, dans quelle intention, envers qui et en qui on commet la faute de désobéir; car, si pour moi il n'y a pas de petite désobéissance, toutes ne sont pourtant point également graves à mes yeux. En effet, prenons ce commandement de Dieu: « Vous ne tuerez point; » et supposons deux homicides dont l'un tue pour voler et l'autre pour se défendre ; ne vous semble-t-il pas que c'est bien là le cas de distinguer entre lèpre et lèpre, et qu'il y a une différence entre la manière dont l'un et l'autre ont transgressé le même précepte? Mais, que dirons-nous, si l'un a cédé, en tuant, à un premier mouvement de colère, tandis que l’autre n'a commis le meurtre qu'après l’avoir prémédité avec soin et malice ou sous l'empire d'une haine invétérée? Jugerez-vous de même une action inspirée par des sentiments si différents? Autre exemple : il ne peut se voir de fornication plus incestueuse et plus impure que celle de ces deux filles de Lot qui se couchèrent dans le lit de leur père? Et pourtant, qui ne voit que la droiture de leur intention atténue singulièrement, efface même presque tout à fait la culpabilité de leur honteuse action. De même, en tenant compte avec sa raison de la différence de ceux qui commandent ou des choses commandées, on trouvera que la désobéissance est d'autant plus grave que l'autorité de celui qui commande est plus grande pour nous ou que la chose prescrite était plus importante. Mieux vaut, en effet, obéir à Dieu qu'aux hommes, et, parmi les hommes, à des maîtres qu'à des égaux, et enfin, parmi les maîtres, aux nôtres qu'à des maîtres étrangers. Or, s'il vaut mieux obéir aux uns qu'aux autres, c'est qu'évidemment il est plus mal de désobéir aux premiers qu'aux seconds. 14. Il faut en dire autant des préceptes. Il est évident que les plus importants doivent etre observés avec plus de zèle et de soin que ceux qui le sont moins. C'est, d'après le même principe, que nous apprécierons la gravité ou la légèreté de la faute de quiconque les méprise. Or, à mon avis, c'est la volonté plus ou moins impérieuse du législateur, soit humain soit divin, qui fait que l'obligation d'un précepte est plus ou moins rigoureuse. En effet, ce précepte : « Vous ne volerez pas (Marc., X, 19),» et cet autre : « Donnez à tous ceux qui vous demandent (Luc., VI, 30), » sont deux grands préceptes, attendu qu'ils sont l'un et l'autre divins, mais celui qui défend le vol est plus grand que le second : car il n'est personne qui ne sache que Dieu, étant infiniment juste, ne regarde pas d'un oeil aussi courroucé ceux qui retiennent leur propre bien que ceux qui prennent le bien d'autrui, et préfère de ces deux maux que nous gardions notre bien, plutôt que nous ne prenions celui des autres, et que, par conséquent, c'est une moindre faute de garder ce qu'on a que de dérober ce qui appartient au prochain. 15. Il en est de même des préceptes humains, ils sont rarement d'une égale importance, parce que la volonté du législateur varie selon l'utilité ou la nécessité de ce qu'il prescrit, et qu'il désire et veut d'autant plus rigoureusement une chose qu'il la croit plus avantageuse ou plus juste. D'où il suit que c'est d'après la nature du précepte et l'autorité du législateur, qu'on doit juger jusqu'où doit aller l'obéissance, et quelle faute on commet en n'obéissant pas, puisque, comme nous l'avons dit, plus l'autorité des supérieurs est grande et leurs ordres m utiles, plus on leur doit une obéissance empressée, et plus aussi il est grave de mépriser leur commandement. 16. Cela posé, il est bien facile de déterminer de quelle manière on doit obéir, et quelle faute on commet en n'obéissant pas, et de fixer des degrés non pas entre le jour et la nuit, c'est-à-dire entre l'obéissance qui est un bien et la désobéissance qui est un mal; mais dans le jour et dans la nuit même, c'est-à-dire entre le bien et le mieux, le mal et le pire. En effet, le premier degré de l'obéissance, selon ce que dit le notre Maitre (S. Bened., Reg. Cap. 5), sera d'obéir ou par la crainte de l'enfer, ou à cause de la profession sainte que l'on a faite : mais il est préférable d'obéir par amour de Dieu, puisque dans le premier cas on obéit par crainte, et dans le second par charité; et l'obéissance sera parfaite quand on accomplira ce qui est prescrit selon l'intention de celui qui le prescrit. En effet, si les dispositions de celui qui obéit sont en harmonie avec les intentions de celui qui commande, il en résulte, qu'il ne se montre pas à contre-temps, comme cela n'arrive que trop souvent, d'un zèle très-grand pour les préceptes de médiocre importance et très-faible pour ceux d'une importance plus grande; estimant chaque précepte à sa juste valeur dans son esprit, il conserve une juste mesure dans les deux sens, soit qu'il fasse ce qui lui est prescrit, soit qu'il s'abstienne de ce qui lui est défendu. Ce n'est pas qu'il se croie en droit de mépriser ce qui lui semble moins important, mais parce qu'il regarde comme de moindre valeur ce qui l'est en effet en le comparant à d'autres choses plus importantes. Un homme vraiment obéissant, mais humble, sans mépriser les préceptes de moindre importance, sait apporter plus de soin à l'accomplissement des grands commandements, et discerner avec ce tact intime d'une âme pieuse et droite au sujet de quels préceptes il peut, avec le Prophète, répondre à son supérieur : « Vous avez ordonné que ces commandements fussent observés avec un soin tout particulier (Psalm. CXVIII, 4). » Comme en cet endroit le Psalmiste ne parle pas de tous les commandements en général, il y a lieu de croire qu'il parle seulement de ceux qui, ne pouvant jamais être violés sans une faute très-grave, sont suivis d'un châtiment égal à la faute, tels que celui-ci: « Vous ne tuerez pas; » et d'autres semblables, qu'il ne peut jamais être mal et injuste d'observer, ni bon ou licite de transgresser si on n'y est autorisé que par les hommes. [8] CHAPITRE VIII. Celui qui pèche par mépris de la loi est plus coupable que celui qui n'y contrevient que par négligence. 17. Les préceptes susceptibles de dispense de la part des supérieurs, et dont la transgression n'est punie que de peines légères, sont réputés de moindre importance; tel est, par exemple, la défense de rire ou de parler; en effet, tant qu'elle n'existe pas, il n'y a pas de mal à rire et à parler; existe-t-elle au contraire? rire ou parler est une faute, mais non un crime, pourvu qu'on ne le fasse que par surprise ou par oubli, et non point par mépris de la loi. Ce sont, en effet, de ces choses indifférentes pouvant être matière à cette sorte de préceptes qu'on nomme factices, et qui engendrent une obligation bien différente de ceux qu'on appelle naturels; mais comme on ne peut y contrevenir par négligence sans péché, ni les violer par mépris sans crime, il n'appartient qu'à ceux à qui il a été dit: « Qui vous écoute m'écoute et qui vous méprise me méprise (Luc., X, 16),» de le faire; car si la matière du précepte par elle-même est indifférente, cependant l'autorité de celui qui crée le précepte, engendre l'obligation, et l'obligation le péché; mais un péché léger, si la violation du précepte ne procède pas du mépris. 18. On en peut dire autant en général de tout ce qui, de soi ou en soi, n'est ni bon ni mauvais, ni l'objet d'un précepte; soit divin soit humain de sorte que si ce n'était pas l'objet d'un précepte, on pourrait indifféremment le faire ou ne le point faire, mais qu'on ne peut plus négliger sans faire une faute, ni mépriser sans commettre un crimes dès que c'est devenu l'objet l'un précepte; en ce cas on ne peut y contrevenir sans se rendre coupable, ni le mépriser sans être digne de l'enfer; car il y a cette différence que le premier ne pèche que par une sorte de langueur et de paresse, tandis que le second pèche par orgueil. Or le mépris, de quelque précepte qu'il s'agisse, est toujours aussi grave et généralement mortel. La négligence, au contraire, vénielle dans les préceptes muables, n'est grave que dans les immuables. Ainsi l'adultère, de quelque manière et dans quelque disposition qu'on le commette, est toujours un acte de débordement honteux, un péché, un crime; au contraire, une simple parole dite dans le temps ou dans le lieu du silence; ou un éclat de rire échappé à la vivacité plutôt qu'à 1a pensée de violer la loi, ce qui pourra peut-être dénoter un esprit distrait ou dissipé,-sont des fautes d'autant plus légères et pardonnables qu'elles sont à peine des fautes. Qui ne sait aussi que c'est violer la règle de la vérité même que de se laisser aller sciemment et de propos délibéré à des paroles oiseuses, quand même ce ne serait pas aux heures de silence? N'en doit-on pas en effet rendre compte au jugement dernier, selon la terrible menace que nous en fait le Souverain-Juge, quand il nous dit qu'on répondra au jugement dernier même d'une parole inutile (Matth., XIV). Ah ! malheureux que nous sommes! comment rendre raison de ce qui est oiseux, c'est-à-dire de ce qui manque essentiellement de raison? Or, il n'est personne qui ne sache qu'un seul mot de médisance est bien autrement répréhensible et mérite une toute autre condamnation qu'une multitude de ces paroles oiseuses dont je viens de parler. Pourquoi cela? Parce que les préceptes étant différents, la faute l'est également, en sorte, comme je le disais plus haut, que les transgressions sont plus ou moins graves, selon que les préceptes le sont eux-mêmes. [9] CHAPITRE IX. On doit obéir à son supérieur comme à Dieu même. 19. Mais il n'y a pas lieu à semblable distinction au sujet du législateur; que ce soit Dieu lui-même qui ordonne, ou un homme qui commande à sa place, on doit obéir avec le même soin et se soumettre avec la même déférence, à moins que ce dernier n'ordonne quelque chose de contraire à la loi de Dieu ; en pareil cas il n'y a évidemment, selon moi, qu'une chose à faire, c'est de se ranger à l'avis de l'apôtre Pierre qui a dit: « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act., V, 19); » car si on ne veut point faire cette réponse avec les Apôtres, on est sûr de s'entendre dire, comme autrefois aux Pharisiens: « Pourquoi, vous aussi, violez-vous le commandement de Dieu pour suivre vos traditions humaines (Matth., XV, 3) ? » Si votre supérieur se voit avec peine délaissé par vous pour le Maître qui enseigne la sagesse aux hommes, qu'il se console, en se rappelant cette pensée de Samuel, que vous lui aviez vous-même remise en mémoire, et qui semble distinguer entre lèpre et lèpre: « Si un homme pèche contre un homme, on lui peut rendre Dieu favorable; mais si un homme pèche contre le Seigneur lui-même, qui priera pour lui (I Reg., II, 25) ? » Si donc il m'arrivait d'être placé dans la dure alternative d'offenser ou Dieu ou un homme, je préférerais certainement ne point offenser Dieu ; c'est évidemment le parti le plus juste et le plus sûr; le Prophète lui-même, dans les paroles que je viens de citer, se charge de me rassurer en me disant qu'en ce cas il est encore possible de me rendre Dieu favorable. Mais si c'est Dieu même que j'offense, qui est-ce qui priera pour moi? Compterai-je sur l'homme ? Mais l'Écriture m'en dissuade; bien plus, elle me dit: « Maudit celui qui met sa confiance en l'homme (Jerem., XVII, 5), » et elle a mille fois raison; mais si j'offense Dieu, quand même on sous-entendrait que c'est pour plaire à un homme, « qui est-ce qui priera pour moi? » ni lui ni moi, car la prière de celui qui pèche et celle de celui pour qui on pèche sont également odieuses à celui contre qui on pèche, c'est-à-dire à Dieu. Il faut que celui qui doit prier Dieu pour nous soit en état de l'apaiser; or la faute, si faute il y a, qui offense l'homme à qui nous n'obéissons pas, diminue singulièrement d'importance, si tant est qu'elle ne cesse pas entièrement d'être une faute, par le motif excellent qui la fait faire; mais quand il est dit: « Si un homme pèche contre un autre homme, » il faut sous-entendre pour plaire à Dieu, attendu qu'on ne peut offenser un supérieur, ni même qui que ce soit, sans pécher si Dieu n'est pas en cause, ainsi que le prouvent ces paroles de saint Paul: « En péchant de la sorte contre votre frère, c'est contre Jésus-Christ même que vous péchez (I Corinth., VIII, 12), » et comme nous l'apprend la vérité même, quand elle dit en s'adressant aux Apôtres: «Celui qui vous méprise me méprise (Luc., X, 16), » et, en parlant de tout fidèle en général: « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits;» car, ajoute-t-il ailleurs: « Si quelqu'un est un sujet de scandale pour un de ces petits (Matth., XVIII, 6), » Dieu nous préserve de la menace dont il fait suivre ces paroles. 20. Pourtant il ne faut pas placer tous les scandales sur la même ligne; car il y a une différence entre le scandale des faibles et celui des pharisiens: en effet, ceux-ci se scandalisant du langage de la vérité même, le Seigneur dit à leur occasion aux Apôtres qui le lui faisaient remarquer et en concevaient de la crainte : « Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles (Matth., XV, 14). » C'est qu'effectivement, le scandale des premiers vient de leur ignorance, tandis que celui des seconds prend sa source dans leur malice; les uns se scandalisent parce qu'ils ne connaissent pas la vérité et les autres parce qu'ils ne l'aiment pas. Aussi, pensé je que les premiers sont appelés faibles et petits, parce que se trouvant dans de bonnes dispositions, mais étant fort peu instruits, s'ils ont le zèle des choses de Dieu, leur zèle n'est pas selon la science; le scandale qu'ils souffrent, au lieu d'exciter l'indignation des hommes vraiment spirituels, n'éveille que leur sollicitude, d'après cette recommandation de l'Apôtre: « Pour vous qui êtes spirituels ayez soin de les relever dans un esprit de douceur (Gal., VI, 1). » Il ne convient pas en effet, que ceux qui peuvent si facilement compter sur la miséricorde de Dieu, soient l'objet de l'indignation des hommes. C'est le raisonnement qu'on doit faire au sujet de ceux qui ont crucifié le Seigneur; si, d'un côté, ils ont fait un grand péché, de l'autre ils ne se sont point fait une juste idée de la faute qu'ils commettaient, et si, à un point de vue, ils étaient dignes de la colère de Dieu, à l'autre, ils méritaient qu'il leur pardonnât. Ils auraient été bien heureux si, comme le Seigneur le leur avait dit, ils n'eussent point pris de lui occasion de se scandaliser (Matth., XI, 6); comment aujourd'hui ne les point trouver à plaindre de s'être scandalisés? Mais s'ils sont à plaindre ne sont-ils pas en même temps dignes de pitié? ils le sont, je n'en veux d'autre preuve que cette charitable prière de celui que ses souffrances sur la croix n'empêchaient pas de compatir à leur malheur et de s'écrier: « Mon Père, pardonnez-leur (Luc., XXIII, 31), » ajoutant, comme s'il avait fallu trouver un motif à l'indulgence qu'il réclamait pour eux : « car ils ne savent pas ce qu'ils font. » C'est comme s'il avait dit. Ils sont d'autant plus dignes de pitié qu'ils savent moins ce qu'ils font; pardonnez-leur donc puisqu'ils ne reconnaissent point qui je suis; en effet, « s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié celui qui est le Seigneur de la gloire (I Corinth., II, 8). » Il y en a à qui je ne pardonne point comme à ceux-là, ce sont ceux qui m'ont vu et n'ont eu que des sentiments d'aversion pour moi et pour mon Père. Saint Paul voulait parler de ces fidèles qui sont petits et faibles en science, quand il inspirait la crainte du scandale à ceux qui, étant instruits de la vérité, ne savaient point condescendre à la faiblesse des autres, et leur disait: « Ainsi vous perdrez donc par votre science, votre frère pour qui Jésus-Christ est mort (I Corinth., VIII, 11)?» 21. S'il faut à ce point prendre garde de ne pas scandaliser les faibles, à combien plus forte raison doit-on éviter de scandaliser ses supérieurs, surtout quand on voit que Dieu leur fait l'honneur de les égaler à lui et de prendre pour lui le respect ou le mépris dont ils peuvent être l'objet, en disant: « Celui qui vous écoute m'écoute, et celui qui vous méprise me méprise (Luc., X, 16)? » Notre règle ne tient pas un autre langage, car elle enseigne que « Obéir aux supérieurs, c'est obéir à Dieu même (S. Bened., Reg., cap. XV). » Par conséquent, dès qu'un homme qui tient la place de Dieu, nous prescrit quelque chose qui n'est point évidemment contraire à la loi de Dieu, nous devons lui obéir comme nous obéirions à Dieu même; il importe peu, en effet, que Dieu nous commande par lui-même ou par ses ministres, c'est-à-dire, par les hommes ou par les anges. Vous me direz peut-être, que les hommes peuvent se tromper sur la volonté de Dieu dans les choses douteuses, et commander à tort. Que vous importe à vous? Vous n'avez point de reproches à vous faire en ce cas, d'autant moins que vous avez pour vous l'autorité même des saintes Lettres qui vous disent : « Les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c'est de sa bouche qu'on recevra la connaissance de la loi, parce qu'il est l'ange du Seigneur des armées (Mal., II, 7). » C'est de la bouche, est-il dit, qu'on recevra la connaissance de la loi, non pas de celle que la sainte Écriture nous fait connaître d'une manière authentique, ni de celle que la raison nous montre sans obscurité; car, pour cette sorte de loi, on n'a besoin dé personne qui nous la montre ou nous l'enseigne, mais de celle qui est tellement obscure et cachée, qu'on peut douter si Dieu veut que les choses soient de telle manière plutôt que de telle autre, tant qu'on n'est pas renseigné d'une façon claire et précise, par les lèvres mêmes de ceux qui ont reçu le dépôt de la science et par la bouche d'un ange du Dieu des armées. Au fait, à qui demanderons-nous de préférence la connaissance des intentions secrètes de Dieu, si ce n'est à ceux qui ont pour mission d'être les dispensateurs de ses divins mystères? Nous devons donc écouter, comme nous écouterions Dieu même, dans tout ce qui n'est pas ouvertement contre Dieu, celui qui tient la place de Dieu auprès de nous. 22. Et, en parlant ainsi, je ne dis rien de contraire au sentiment du prophète Samuel et je n'accorde point à l'homme, en cette circonstance, une autorité qui n'appartient qu'à Dieu, bien que, dans le cas dont je parlais plus haut, je lui reconnaisse le pouvoir de trancher la difficulté dans un sens plutôt que dans un autre, car s'il peut le faire toutes les fois qu'il y a doute, Dieu lui refuse ce pouvoir là où le précepte n'offre plus d'obscurité; en effet, si après ces mots : « Si un homme pèche contre un homme, » il faut sous-entendre pour plaire à Dieu, il est évident que l'auteur sacré suppose que les hommes peuvent commander quelque chose de contraire à la loi de Dieu. Prenant de là occasion et matière à controverses, vous prétendez que si on doit peser les commandements et les institutions des hommes au poids de l'autorité de Dieu, c'est à peine, pour ne pas dire plus, si l'homme pourra faire son salut en se soumettant à un homme, puisque dans une si grande multitude de préceptes de supérieurs qui trop souvent s'occupent bien peu de leur affaire, il est fort difficile, pour ne pas dire absolument impossible, de ne pas prévariquer en quelque point. [10] CHAPITRE X. Il n'y a que pour les religieux imparfaits, charnels et de mauvaise volonté que la règle est lourde et pénible; elle semble douce et facile aux autres, 23. Je ne veux point dire qu'il ne soit pas difficile d'atteindre à ce degré de perfection, mais ce n'est difficile que pour les âmes imparfaites. Or, on reconnaît une âme imparfaite et une volonté sans énergie, à ce signe : elles aiment à discuter les règlements des anciens; elles chicanent sur tous les points, veulent connaître la raison de tout ce qu'on leur ordonne, soupçonnent toujours qu'il y a quelque mal de caché sous toute espèce de commandement dont on leur laisse ignorer le motif, et n'obéissent volontiers, que lorsqu'on leur prescrit de faire ce qui leur plait ou ce qu'une raison évidente ou une autorité incontestable leur montre ne devoir ni ne pouvoir faire autrement. Une telle obéissance est bien faible pour ne pas dire bien insoumise, et fort éloignée de celle que la règle appelle « une obéissance sans retard (Reg. S. Bened., cap. V). » Discuter n'est point obéir au premier mot, mais avec une pensée d'astuce. L'âme charnelle qui se trouve dans ses dispositions, sera non-seulement fatiguée, mais écrasée par le fardeau de la perfection dont elle s'est chargée ; il n'en peut être autrement; car il est impossible à la chair qui est faible de porter un fardeau qu'un esprit dévoué peut seul trouver doux et léger, attendu qu'il n'y a que pour ceux qui sont animés de l'esprit de Jésus-Christ, que son joug n'est point un véritable fardeau, un joug insupportable; pour tout autre, on peut dire, à la lettre, que la loi de la règle ne s'est ajoutée à l'autre que pour donner lieu à l'abondance du péché. Ce n'est la faute ni de la loi ni du législateur, mais de celui qui a eu l'imprudence de s'y soumettre et qui a ensuite l'impiété de l'enfreindre. Quant à la loi elle-même elle est juste et sainte; mais vous, sachez que vous n'êtes rien moins que charnel et esclave du péché. Mais c'était à vous de ne point l'oublier et de commencer, comme dit l'Evangile, par vous consulter avant de jeter les premiers fondements de votre tour, afin de vous assurer que vous aviez les fonds nécessaires pour la terminer. A présent, il ne vous reste plus qu'un parti à prendre, vous corriger et obéir à vos supérieurs, si vous ne voulez avoir la confusion de voir rire de vous et de vous entendre appliquer ces paroles: « Il a commencé à bâtir une tour, mais il n'a pu l'achever (Luc., XIV, 30). » 24. Eh quoi ! dira-t-on peut-être , y a-t-il un homme assez parfait pour ne point s'oublier quelquefois, au moins un peu, dans un tel nombre de petits préceptes que parfois les supérieurs multiplient sans presque y regarder ? Je suis bien loin de le croire, surtout quand j'entends les apôtres dire en parlant d'eux-mêmes : « Nous faisons tous beaucoup de fautes (Jacob., III, 2); » et, si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes (I Joan., I, 8). » Mais de ce que nous péchons en beaucoup de circonstances, il ne s'ensuit pas que toutes nos fautes soient graves et mortelles, d'autant plus qu'un auteur sacré nous console de ces fautes en disant : « Si néanmoins quelqu'un pèche, nous avons en Jésus-Christ un avocat auprès de Dieu le père, car il est une victime de propitiation pour nos péchés (I Joan., II, 1). » Et un prophète nous apprend lui-même qu'il pria Dieu pour les transgresseurs de la loi, afin qu'ils ne périssent point (Isa., LIII, 12). Mais il faut bien remarquer que, s'il a prié pour les violateurs, il ne dit pas qu'il l'ait fait pour les contempteurs de la loi. Or, comment pourraient périr ceux pour qui le Sauveur même prie, afin qu'ils ne périssent pas? Je ne vois donc pas pourquoi on exagérait la faute de ceux qui violent quelques préceptes de médiocre importance, en criant bien haut qu'il ne peut pas y avoir de péché léger et véniel pour un religieux, parce que étant, pour toutes ses actions, sous la loi de l'obéissance, il ne peut faillir en une seule sans pécher mortellement? Pour raisonner ainsi , il faudrait évidemment admettre que tout ce que prescrit un supérieur a la même importance que ce que Dieu même ordonne; mais les préceptes évangéliques eux-mêmes diffèrent beaucoup les uns des autres, tant par le mérite qu'il y a à les observer, que, par le péril auquel on s'expose en y contrevenant. [11] CHAPITRE XI. Il y a des préceptes d'inégale importance, donc ceux qui les transgressent pèchent inégalement. 25. Ainsi, il est certain maintenant que les préceptes ne sont pas tous obligatoires au même degré et n'ont pas tous la même importance ni la même utilité; il s'ensuit donc que là transgression n'en est pas non plus également grave, et, par conséquent, que les fautes étant inégales, les châtiments qui leur sont réservés doivent pareillement être inégaux; en effet, dès que les préceptes sont d'inégale importance, la transgression n'en saurait être également coupable ni mériter un égal châtiment. Ainsi l'Évangile défend en même temps l'abus du boire et du manger et les honteux excès de la fornication, mais qui est-ce qui ne redoutera pas plus d'être souillé par le péché d'impureté que par un excès de table ? D'ailleurs est-ce que la vérité elle-même, en parlant de la poutre et du fétu de paille, dans son Évangile (Matth., VII, 4), ne montre pas qu'à ses yeux, s'il y a des désobéissances graves, il en est aussi de légères? N'est-ce pas elle qui distingue et précise les degrés dans la peine que mérite chaque faute, quand elle déclare que tel péché mérite d'être condamné par le tribunal du jugement, tel autre par celui du conseil, et que tel autre encore est digne du feu de l'enfer (Matth., V, 22) ? Je ne vois pas la nécessité de conclure de ce que les supérieurs sont investis de l'autorité même de Dieu pour commander à leurs inférieurs, il n'y a plus de fautes légères ou vénielles pour un religieux, et que toute désobéissance de sa part est une faute mortelle, parce que toutes ses actions sont soumises à la loi de l'obéissance. Admettons que ce soit un péché mortel digne du feu de l'enfer, quelle faute sera pour nous celle qui, d'après la vérité même, ne mérite que d'être condamnée par le tribunal du jugement? On ne dira pas sans doute qu'il n'y a point de coulpe dans cette faute, puisque elle rend coupable. S'il y a coulpe, il y a donc péché; or tout péché n'est péché que parce qu'il est un acte contraire à la loi de Dieu ; donc tout péché est une désobéissance à la loi de Dieu. 26. Je conclus de ce qui précède, que se mettre en colère contre son frère est une désobéissance à la loi de Dieu, mais n'est point un péché mortel; voilà donc une faute qui peut être légère et vénielle pour un religieux et quine consiste pas dans la violation d'un précepte humain, mais d'un précepte divin; c'est parmi ce genre de fautes qu'on doit ranger la plupart des entretiens vains et futiles, les pensées, les paroles et les actions oiseuses, car tout cela est toujours contraire non-seulement à une loi en général, mais à la loi de Dieu. Ce sont certainement autant de péchés, car Dieu défend tout cela; néanmoins ce ne sont que des péchés véniels et non mortels, à moins qu'ils ne soient accompagnés du mépris de la loi qui change la transgression en usage et en habitude; mais alors ce n'est plus la nature de la faute, mais l'intention de celui qui la commet qui en fait la gravité; cet orgueilleux mépris et cette persévérance dans le mal, d'un coeur sans repentir, changent les moindres fautes en fautes graves et donnent le caractère d'une révolte mortellement coupable à la transgression du précepte le moins important de sa nature. C'est en effet dans ces conditions, selon le prophète Samuel, que la désobéissance devient indubitablement mortelle; car, dit-il, « c'est une sorte de péché de magie de se révolter contre Dieu, et un crime pareil à celui de l'idolâtrie que de ne vouloir point se soumettre à sa volonté (I Reg., XV, 23). » Remarquez que le Prophète ne de dit pas que ce soit un crime « de ne point se soumettre; » mais « de ne pas vouloir se soumettre, » afin de ne pas égaler au crime de l'idolâtrie la simple transgression d'un commandement, mais seulement l'orgueilleuse révolte de la volonté; car autre chose en effet est de ne point obéir, et autre chose de ne vouloir point obéir; l'un est souvent la conséquence d'une erreur ou la suite d'un certain manque de force; l'autre au contraire vient d'un odieux entêtement ou d'un insupportable esprit de révolte. En effet, se révolter contre Dieu, ce n'est pas autre chose que résister à l'Esprit-Saint; or si cette révolte dure jusqu'à la mort, c'est un péché irrémissible en ce monde et clans l'autre. Toute transgression de la loi n'est donc mortelle que s'il y a révolte contre Dieu et volonté de ne point obéir. Mais que d'hommes violent la loi de Dieu sans que ce soit avec cette pensée de révolte et sans cette détestable mauvaise volonté? Comment donc peut-on dire que toute désobéissance est mortelle pour un religieux, s'il faut admettre que toute transgression qui n'est point accompagnée de cet esprit de révolte et de mauvais vouloir n'est point mortelle de sa nature? 27. C'est en vain qu'on voudrait assimiler toute désobéissance à celle du paradis terrestre, puisque celle-ci eut pour conséquence, non pas seulement de lier la personne des coupables, mais encore de changer leur nature. D'ailleurs je suis porté à croire que cette première et grande prévarication elle-même, ne s'est trouvée aggravée, en grande partie, sinon uniquement, que par l'esprit de révolte dans lequel les coupables ont voulu ensuite s'excuser; en effet, lorsque Dieu leur demandait pourquoi ils avaient péché, car il ne voulait pas qu'ils mourussent mais plutôt qu'ils se convertissent et vécussent, ils aimèrent mieux laisser aller leur coeur à des paroles de malice qui ne tendaient qu'à chercher une excuse à leur péché (Psalm. CXL, 4). L'homme pécheur fit ainsi deux fautes pour une, puisqu'il n'eut point assez pitié de son âme pour avouer son péché, afin d'en être guéri, et poussa ensuite la cruauté jusqu'à rejeter la faute sur sa femme, pour s'excuser lui-même par un mensonge. 28. Comment peut-on dire que toute désobéissance est un péché mortel pour un religieux, et lui faire un crime de l'impossible, lorsque, par exemple, il pèche par ignorance, succombe par suite de malheureuses circonstances, ou désobéit parce qu'il n'a pas pu faire autrement? Oui, je me demande comment on peut taxer de mortelle, toute désobéissance d'un religieux, quand cette désobéissance antique si connue et si funeste, eût été facilement pardonnée, c'est l'opinion générale, si au lieu de chercher à s'excuser, Adam pécheur eût simplement reconnu sa faute; car, comme je l'ai déjà dit, c'est moins le simple fait de sa désobéissance, quoique bien délibérée, que son endurcissement avec son excuse préméditée qui lui fut fatale. [12] CHAPITRE XII. S'il y a des degrés dans la transgression de la loi de Dieu, il faut en admettre aussi dans la violation de la Règle. 29. Mais s'il faut admettre que la transgression de la loi de Dieu est tantôt grave et tantôt légère, comment refuser d'admettre qu'il en est de même pour les péchés contre notre règle? Prétendra-t-on que les lois humaines obligent plus rigoureusement que les lois divines et qu'on doit faire plus de cas des ordres que Dieu nous donne par ses représentants que de ceux qu'il donne par lui-même? Mais nous trouvons que saint Benoît lui aussi (S. Bened. Reg., c. XXIV et XXV) établit une différence entre ses propres préceptes et regarde la transgression des uns comme une faute moindre que la transgression des autres. Evidemment là où la faute est moindre, l'obligation d'obéir l'est également. Il faut donc admettre que parmi les préceptes de nos supérieurs il s'en trouve quelquefois de moins importants les uns que les autres; et d'après la règle elle-même, la transgression est aussi moins coupable, ce qui n'empêche pas qu'on ne peut désobéir à son père abbé sans désobéir à Dieu même. Il est certain, puisque c'est Dieu lui-même qui le dit, que ses commandements ne sont pas tous d'une égale importance et ne réclament pas tous le même zèle dans la pratique; évidemment on doit observer celui qu'il nous présente « comme étant le premier et le plus grand commandement (Matth., XXII, 38), » avec plus de soin que ceux dont il dit. « Quiconque violera le moindre de ces commandements (Matth., V, 19). » Eh quoi ! après avoir entendu la règle parler de fautes plus graves et de fautes moins graves, et l'Évangile, de commandements très-grands et de commandements moins grands, peut-on bien dire que toute transgression, de quelque précepte que ce soit, est égale? Il n'y a donc aucune nécessité d'admettre, comme vous le prétendez, ou que ce que les hommes prescrivent, même lorsque ce n'est point contraire à la loi de Dieu, ce n'est point en vertu de l'autorité de Dieu qu'ils le prescrivent, ou que, pour un religieux, il n'y a point de péché léger ou véniel; en effet, s'il est vrai, comme il l'est réellement, que c'est à Dieu qu'on désobéit quand on désobéit à celui qui nous tient lieu de lui, et lorsqu'on transgresse un précepte qui n'a rien de contraire à la justice, il l'est également que la transgression n'est grave qu'à proportion de l'importance même du précepte, car c'est toujours le même Dieu qu'on offense, ses lois n'ont pas toutes la même gravité, et les fautes qu'on commet en les violant diffèrent selon les préceptes. Voilà pourquoi notre père saint Benoît a dit : « L'excommunication doit être mesurée sur l'étendue même de la faute (S. Bened. Reg., c. XIV). » 30. D'après cela, c'est donc sans motif, comme vous le voyez, que vous vous effrayez ou que vous essayez d'effrayer les autres à la pensée du vœu d'obéissance qui se fait dans la profession religieuse, comme s'il ne fallait pas faire voeu d'une chose qu'on ne peut tenir à la rigueur et qu'on ne peut pas ne point tenir sans pécher, par la raison qu'on doit regarder comme venant de Dieu même tout ce qu'ordonne de bien, celui qui tient pour nous la place de Dieu. Oui, vous dirai je, c'est absolument sans raison que vous prenez de là occasion de tellement exagérer le mal de la désobéissance que vous n'osiez plus ensuite faire voeu d'obéissance quelque utile que soit ce voeu, attendu que s'il est difficile de se préserver des embûches du serpent de la désobéissance, comme vous le dites, au milieu de préceptes si divers et si nombreux que nos pères nous ont laissés, il n'y a pas toujours de faute grave et mortelle à ne pas faire ce qui est prescrit. Quoique toute désobéissance soit inexcusable, aucune pourtant n'est mortelle que celle dont on ne fait point pénitence; nulle ne tue l'âme si elle n'a pas le mépris orgueilleux de la loi, pour principe. L'obéissance est donc pleine de sécurité pour les enfants, et les hommes de bonne volonté sont assurés de goûter une véritable paix, puisque dans toute désobéissance il n'y a de mortel que l'impénitence, malheur inconnu à ceux qui aiment Dieu; et il n'y a de grave que l'orgueil qu'on évite facilement quand on a peur de l'enfer. Mais quelques exemples feront mieux comprendre ce que je dis. Mon supérieur me prescrit de garder le silence. Par hasard, dans un moment d'oubli, quelques paroles m'échappent; je ne puis disconvenir que je sois coupable d'une désobéissance, mais ma faute n'est que vénielle; si au contraire c'est sciemment, de propos délibéré et par mépris de la loi que j'ai rompu le silence et prononcé ces quelques paroles, j'ai prévariqué et ma faute est mortelle; enfin si je persévère dans cet état jusqu'à la mort, sans me repentir, non-seulement je suis pécheur, mais de plus je suis damné. [13] CHAPITRE XIII. Saint Bernard montre leur erreur aux moines qui exagèrent la difficulté de l'obéissance religieuse ou qui prétendent qu'elle est impossible. 31. Peut-être cela vous parait-il encore bien dur; car, si j'ai bonne mémoire, voici en quels termes vous vous plaigniez de la vie monastique en considérant combien il est difficile, impossible même, selon vous, de pratiquer l'obéissance religieuse sans jamais y manquer. Est-ce là, disiez vous, cette voie d'autant plus sûre qu'elle est plus étroite, ce sentier qui mène d'autant plus directement à Dieu qu'il est plus ardu. Quand il est déjà si difficile au religieux, à cause de la faiblesse humaine, d'éviter ce qui est mal de sa nature et de pratiquer ce qui est bien en soi, il lui faut de plus apporter un soin plus grand encore pour faire ou ne point faire ce qu'il plait à son supérieur de lui prescrire en outre ou de lui défendre. Puis vous ajoutiez : la plupart des religieux sont persuadés qu'il en est ainsi, bien qu'il y en ait très-peu, si tant est qu'il y en ait, qui observent leur règle à la lettre. Que résulte-t-il de cette conviction? c'est que ces religieux se trouvent dans le même état que ceux dont l'Apôtre disait; « Il y en a qui croient encore que les idoles sont quelque chose et se rendent coupables d'idolâtrie en mangeant des viandes qui leur ont été offertes (Corinth., VIII, 7) ? » Ce serait parfaitement juste en effet, si les choses étaient telles que vous le dites. Evidemment on fait un péché toutes les fois qu'on n'accomplit pas ce à quoi on est persuadé qu'on est tenu. Vous dites donc, pour résumer votre pensée en quelques mots, que ce n'est qu'à grand'peine qu'on peut garder à la lettre les commandements de Dieu et qu'il est impossible d'observer de même ceux de l'abbé: or la vérité même déclare (Matth., V, 19), qu'on ne peut omettre un iota de la loi, et, si vous me permettez de le dire, je trouve que ceux qui sont dans ces sentiments, n'ont pas encore goûté combien le Seigneur est doux; ils gémissent toujours sous le poids de la loi et ils ne respirent pas encore à l'air libre de la grâce ; ils n'ont point éprouvé combien le joug du Seigneur est agréable; on peut dire avec certitude qu'ils sont toujours dans les défaillances de la chair parce que l'Esprit n'est point encore venu au secours de leur faiblesse (Rom., VIII, 26). 32. Que signifie cette distinction entre les commandements de Dieu qu'on ne peut qu'à grand peine garder à la lettre, et ceux de l'abbé, qu'il est impossible d'observer de même, soit qu'il ordonne soit qu'il défende quelque chose ? Comme s'il y avait moyen d'observer les uns sans les autres. Faites donc attention qu'en parlant des supérieurs même indignes, Dieu veut « que nous fassions ce qu'il nous disent (Matth., XXIII, 3). » Par conséquent ceux qui ne le font point ne désobéissent pas seulement à un homme, mais à Dieu. Mais faut-il admettre que personne n'observe exactement les ordres de son supérieur? S'il en est ainsi, à quoi cela tient-il? C'est ou parce que nous ne pouvons point ou bien parce que nous ne voulons point les observer. Si le voulant nous ne pouvons pas, nous sommes en sûreté de conscience, mais si, le pouvant, nous ne le voulons pas, nous sommes des orgueilleux ; c'est, j'en conviens avec vous, ce qu'il faut éviter d'être à tout prix, puisque c'est l'orgueil qui nous ferait tomber dans le crime de la désobéissance. Penseriez-vous qu'il est impossible de ne point violer les ordres de ses supérieurs par un sentiment d'orgueilleux mépris ? je vous dirai qu'on compte des religieux non pas en petit; mais en grand nombre, qui sont d'un avis tout opposé et qui savent le contraire par leur propre expérience. Si vous, ne trouvant plus impossible mais seulement très-difficile de ne point mépriser vos supérieurs, pendant que vous vous abstenez de céder à des sentiments de mépris et d'orgueil, sous la contrainte qui vous pèse, vous attaquez le voeu d'obéissance, en disant qu'il est dangereux de promettre ce qu'on a tant de mal à tenir, je vous répondrai, ou plutôt le Seigneur et non moi vous dira: « Que celui qui peut comprendre cela, le comprenne (Matth., XIX, 12). » C'est-à-dire, comme je vous le disais plus haut, qu'avant de placer la première pierre de l'édifice, on examine si on a tout ce qu'il faut pour le continuer jusqu'au bout; après cela, comme on dit, ne commencez pas ou, si vous commencez, continuez jusqu'à la fin. D'ailleurs personne, s'il veut bien faire attention à ce à quoi il s'engage, ne promet de ne faillir désormais en quoi que ce soit, c'est-à-dire, de ne plus jamais pécher; un tel serment ne serait rien moins qu'un parjure dans la bouche de celui qui le ferait à moins qu'il ne fût plus saint que celui qui a dit: « Nous faisons tous beaucoup de fautes (Jac., III, 2). » Si cette conséquence ne semble pas juste, il faut prendre garde au principe et voir si la loi religieuse, qui n'est établie que pour diminuer nos fautes, non-seulement n'en restreint pas le nombre, mais au contraire n'y ajoute point encore le parjure, s'il est effectivement certain pour nous, qu'en faisant profession religieuse, nous prenons des engagements qu'il nous est impossible de tenir. 33. Il faut diviser les observances régulières en deux classes, les préceptes et les remèdes. Les préceptes règlent notre vie de manière que nous ne péchions pas, et les remèdes nous rendent l'innocence perdue par le péché. Notre profession comprend donc ces deux choses, de sorte qu'une fois profès, s'il nous arrive de violer quelques points de la règle, nous ne sommes pas censés avoir manqué à nos promesses, quoique nous ayons effectivement contrevenu à la règle, pourvu que nous recourions aux remèdes que cette règle elle-même nous indique. Celui-là seul qui méprise les préceptes et les remèdes, enfreint son voeu, manque à ses engagements et viole sa règle; car pour moi, celui qui ne repousse point le conseil de se repentir, quand il lui arrive de s'écarter des sentiers de l'obéissance, est en sûreté de conscience; en effet, s'il ne s'est point rigoureusement tenu dans les limites de l'obéissance, et il ne s'est pas non plus entièrement soustrait à ses lois, puisqu'il ne refuse point de subir la pénitence que la règle lui impose; cette pénitence fait en effet partie de la règle, qui a pour but non-seulement de diriger notre vie vers le bien, mais encore de la purifier, si elle devient mauvaise. On y trouve en même temps des préceptes pour l'obéissance et des remèdes pour la désobéissance, en sorte qu'on ne puisse pas même par le péché échapper à la règle. Je reconnais volontiers qu'il n'est donné à personne de ne jamais manquer, au moins en choses légères, aux devoirs de l'obéissance, mais ne me dites pas qu'il est impossible d'observer la règle, puisque la règle elle-même fournit les moyens de réparer même les fautes graves, s'il nous arrive d'en faire quelqu'une. Lors donc que vous dites qu'il n'est pas possible qu'on le observe à la lettre tous les préceptes des supérieurs, vous avez raison, mais la désobéissance est légère et on trouve dans la règle elle-même un moyen facile de remédier au mal, si la transgression n'est pas le fruit du mépris; mais si vous prétendez qu'on ne peut toujours éviter ce sentiment de mépris, je vous dis que ce n'est point exact, et de plus, en ce cas encore, la règle ne laisse point la faute sans remède; il faut sans doute un remède plus énergique, mais enfin le mal ne lui échappe tout-à-fait que si le pécheur en vient à mépriser le remède lui-même. 34. S'il en est ainsi, c'est à tort que nous disons qu'il n'y a pas moyen de pratiquer notre règle et c'est en vain que, nous flattant qu'il nous est absolument impossible de ne pas pécher, nous croyons pouvoir mépriser les ordres justes de nos supérieurs, sous prétexte qu'ils viennent des hommes et non de Dieu. Or, on ne peut pas dire que notre règle prescrit l'impossible, parce qu'elle veut que nous obéissions aux hommes comme à Dieu même, car quel religieux ne trouvera point, je ne dis pas possible, mais facile avec la grâce de Dieu, de ne point manquer à sa règle, quand il est prouvé que ce n'est pas la désobéissance mais l'impénitence qui fait qu'on la viole. En effet, comme je vous l'ai déjà dit, il n'est pas un religieux qui s'engage à ne plus jamais pécher, par conséquent s'il lui arrive de pécher d'une manière ou d'une autre contre l'obéissance, il n'a pas pour cela violé la règle, à moins qu'il né croie par erreur qu'il ait pris un pareil engagement en faisant profession, ainsi que beaucoup le pensent, d'après ce que vous me dites. Pour ceux-là, s'ils existent en effet, comme vous me l'affirmez, il est certain, selon la remarque que vous faites, que leur conviction, qui n'est pas de la crédulité, mais de la cruauté, met leur conscience dans le même cas que celle de ces chrétiens qui péchaient en mangeant des viandes offertes aux idoles et que d'autres pouvaient manger sans pécher (I Corinth., VIII, 7). Quiconque partage cette conviction doit inévitablement être victime de sa croyance, de même que la science du fidèle instruit cause, dans le cas dont parle l'Apôtre, la perte de celui qui est encore faible et peu éclairé (I Corinth., VIII, 11). Et de même que, selon la doctrine même de l'Apôtre, rien n'est impur de ce qu'on mange en rendant grâces à Dieu, si ce n'est pour celui qui le croit impur (Rom., XIV, 14 et I Tim., IV, 4), ainsi la profession religieuse en elle-même n'est mortelle que pour celui qui la croit mortelle. Or je crois avoir suffisamment montré plus haut ce qu'il faut penser d'une telle conviction. [14] CHAPITRE XIV. Pourquoi une conscience erronée ne change pas le mal en bien comme elle change le bien en mal. 15. Vous me faites, à l'occasion du passage que je viens de citer de saint Paul, une petite question à laquelle je dois répondre ici. Vous me demandez si ce que l'Apôtre dit des viandes offertes aux idoles « je pense que de soi rien n'est impur en Jésus-Christ, excepté pour celui qui le croit impur (Rom., XIV, 14), » et « celui qui en mange alors est damné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi (Rom., XIV, 23), » peut-être regardé comme une règle générale, en sorte que tout ce qu'on fait dans la pensée que c'est mal est mal en effet, et aussi mal qu'on le croyait. Si je vous dis qu'il en est effectivement ainsi, vous allez me presser de nouveau de questions en me demandant pourquoi au contraire, ce qu'on fait en pensant, mais à tort, que c'est bien, n'est pas bien et ne l'est pas au point où on le croyait bien ; il vous parait étonnant, en effet, et même injuste que l'opinion de l'homme soit plus puissante pour le mal que pour le bien. Si je vous dis que pour le mal il est juste qu'il en soit ainsi parce que nous avons l'oeil mauvais, vous me demanderez avec raison pourquoi il n'en est pas de même en bien, pour ceux qui ont l'oeil bon. Car celui qui a dit: si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera dans les ténèbres, a dit aussi: si votre oeil est pur et simple tout votre corps sera éclairé (Matth., VI, 22). Mais remarquez bien que l'œi1 de celui qui se trompe n'est pas tout à fait pur et simple; or on ne se trompe pas moins en regardant le bien comme mal qu'en trouvant le mal bien. Or, vous savez que dans les deux cas on est sous le coup de cet anathème du Prophète: « Malheur à vous qui appelez bien ce qui est mal et mal ce qui est bien (Isa., V, 20). » Et pourtant personne ne voudra rien faire pour éviter cette malédiction du Prophète, sous prétexte que cette bonne intention est précisément l'œil pur et simple dont la vérité même a dit qu'il est la cause, que notre corps tout entier, c'est-à-dire toutes nos oeuvres sont dans la lumière. Néanmoins on ne saurait dire que le héraut de la vérité proclame quoique ce soit contre la vérité et blâme ceux qu'elle loue. 36. Selon moi, pour que l'œil de l'âme soit vraiment pur et simple, il lui faut deux choses, la charité dans l'intention et la vérité dans l'élection. Car si elle aime ce qui est bien et ne choisisse pas ce qui est vrai, elle a bien le zèle des choses de Dieu, mais c'est un zèle qui n'est pas selon la science. Or je ne sais pas comment, au jugement de la vérité, il peut y avoir une vraie simplicité sans la vérité. Lorsque la vérité magistrale voulut enseigner la vraie simplicité à ses disciples, elle leur dit «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Matth., X, 48). » Elle leur recommande d'abord la prudence sans laquelle personne ne peut être assez simple. Comment donc l'œil de l'âme le sera-t-il dans l'ignorance de la vérité? Faudra-t-il donc regarder comme une vraie simplicité celle que la simple vérité ne connaît point? N'est-il pas écrit: « L'ignorant sera ignoré. » Il est donc évident que la simplicité digne d'être louée, et qui le fut en effet par le Seigneur, ne va point sans ces deux compagnes; la bienveillance et la prudence, afin que l'œil de l'âme non-seulement soit bon et ne veuille point tromper, mais encore soit prudent et ne puisse pas être trompé. 37. D'ailleurs, de même que ce qui fait l'œil pur et simple, ce sont deux choses excellentes, l'amour du bien et la connaissance de la vérité, ainsi ce qui fait l'oeil mauvais ce sont deux choses mauvaises, l'aveuglement qui empêche l'âme de voir la vérité, et la perversité qui lui fait aimer l'iniquité. Mais, entre les deux bonnes choses qui ne peuvent ni tromper ni se tromper, et les deux mauvaises qui peuvent également se tromper et tromper, il y en a deux qui tiennent le milieu; l'une bonne qui fait que si l'œil intérieur peut être trompé parce qu'il ignore la vérité, cependant, à cause de son amour du bien, il ne peut consentir tout à fait à tromper; l'autre mauvaise qui, tout en n'empêchant pas la connaissance de la vérité, ne permet pourtant pas, à cause de sa nature mauvaise, de sentir l'amour du bien. 38. Or comme tout est plus clair quand on le divise, établissons que, de même qu'il y a deux bonnes et deux mauvaises choses, il y a aussi quatre sortes d'yeux intérieurs, un bon et un meilleur, un mauvais et un pire, et donnons des exemples à l'appui de cette division. Il y a des gens qui aiment le bien, et, par ignorance, font le mal; leur oeil est bon, puisqu'il est bienveillant, mais il n'est pas net et simple, puisqu'il ne voit pas bien. Il y en a d'autres qui font le bien volontiers et le comprennent prudemment; on peut dire qu'ils ont l'oeil net et simple, puisqu'ils réunissent ces deux bonnes choses, l'amour et la connaissance du bien. Voilà l’oeil que Dieu désire trouver en nous, quand il regarde du ciel sur les enfants des hommes, afin de voir s'il en trouvera qui aient de l'intelligence et recherchent le Seigneur (Psalm. XIII, 3). Par contre, il y a des hommes qui n'aiment pas le bien, leur malice les a pervertis, mais assez instruits pour mal faire, ce n'est pas l'ignorance qui les aveugle; ceux-là n'ont pas encore l'œil entièrement mauvais, puisqu'ils ont encore une des deux bonnes choses dont j'ai parlé, je veux dire la science; il est vrai qu'ils ne la possèdent que pour leur malheur. 39. Il y en a qui font le bien sans le savoir et sans l’aimer; ceux-là, n je n'hésite pas à les appeler mauvais, puisque je trouve en eux les deux mauvaises choses dont il a été parlé plus haut, l'aveuglement et l'ignorance. On les appelle mauvais (nequam), comme qui dirait n'ayant absolument (nequaquam) rien de bon, et privés en même temps des deux biens déjà cités, la connaissance et l'amour de la vérité. Il y a encore un autre oeil bon, comme je l'ai dit, mais facile à tromper : c'est celui que le Prophète compare « à Ephraïm qui est semblable à une colombe facile à séduire et sans intelligence (Ose., VII, 11). » Mais ce n'est pas là l'œil que le Seigneur déclare net et simple, qui ne sait ni tromper ni se tromper, et qu'il recommande à ses apôtres en leur disant: « Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes (Matth., X, 15). » 40. De même il y a un oeil simplement mauvais, trompant volontiers mais ne se laissant pas facilement tromper. Tel est l'oeil de ceux à qui le Seigneur lui-même reproche d'être plus prudents en leur genre que les enfants de la lumière (Luc., XVI, 8). Il y en a un autre tout à fait mauvais, parce qu'il l'est doublement, c'est l'œil de ceux dont la malice engendre l'ignorance et dont l'ignorance couvre la malice, en sorte qu'il leur arrive bien souvent, par ignorance, de ne pas faire le mal qu'ils voudraient ou de faire le bien qu'ils ne voudraient pas. Leur coeur insensé est comme frappé d'aveuglement, et ils semblent déjà abandonnés à leurs sens réprouvés, en sorte qu'ils ne peuvent plus ni distinguer ni aimer le bien. C'est d'eux qu'il est écrit : « Quand le méchant est tombé au fond de l'abîme du péché, il méprise tout (Prov., XVIII, 3). » En effet, ces sortes de pécheurs ne voudraient pour rien au monde éviter le mal, quand même ils le pourraient, et, le voudraient-ils, ils ne le sauraient. Voilà pourquoi, dans la division que j'établissais plus haut, j'ai classé leur oeil parmi les pires, non parce qu'il est plus gâté, mais parce qu'il est plus dangereux. En effet, l'ignorance produit la sécurité, qui rend moins attentif sinon pire: néanmoins on ne peut nier qu'il soit pire que l'autre, puisque le mauvais mil n'est mauvais que parce qu'il a une mauvaise intention, tandis que l'autre a de plus une considération fausse. De deux biens, le premier ne manque que d'un seul, l'amour du bien, le second manque, de plus, du discernement de la vérité. Je pense que c'est de ce dernier oeil, c'est-à-dire de celui qui manque des deux biens à la fois, et du premier oeil, c'est-à-dire de celui qui est très-bon parce qu'il jouit des deux biens en même temps, que la Vérité voulait parler quand elle disait, qu'avec l'un le corps entier est dans les ténèbres et avec l'autre il est tout entier dans la lumière; car pour ce qui est des deux autres sortes d'yeux, qui n'ont ni les deux biens ni les deux maux en même temps, ils peuvent bien donner quelque lumière ou quelques ténèbres au corps, mais ils ne le laissent ni dans des ténèbres ni dans une lumière complètes. 41. Si donc, pour en revenir à votre question, c'est avoir l'œil véritablement mauvais que de joindre la perversité à l'aveuglement et de croire mal le bien même qu'on fait, il est certain que celui qui fait bien en croyant mal faire, change pour lui le bien en mal, et même, en un mal aussi grand qu'il se figure qu'il est; par la raison que nous en donne le Seigneur lui-même, quand il nous dit qu'un oeil mauvais plonge le corps tout entier dans les ténèbres. En effet, quelle place y a-t-il pour la lumière, là où l'intention n'est pas bonne et où le jugement n'est pas vrai ? Mais, par contre, ne peut-on pas conclure que ceux qui font mal, en croyant bien faire, se trouvent en effet avoir agi comme ils pensaient? Pourquoi en serait-il ainsi? Evidemment on ne peut dire que celui qui agit de la sorte, a cet oeil pur et simple dont j'ai parlé plus haut, qui, au jugement de la Vérité même, rend le corps tout entier lumineux; car on ne peut dire qu'il n'y a plus de ténèbres du tout, là où l'ignorance de la vérité obscurcit la lumière de la bonne volonté; et puisque dans ce cas un œil est atteint de deux maux à la fois, tandis que l'autre manque des deux biens en question, n'est-il pas juste de conclure que le premier nuit plus que le second ne sert? Il ne serait pas juste, en effet, de penser qu'un seul bon oeil fût aussi efficace pour le bien que deux mauvais le sont pour le mal. Sans doute je trouve que la bonne intention, même seule, est un bien, et je crois que la bonne volonté ne sera point privée de sa récompense, même pour le bien qu'elle croyait faire en faisant le mal; cependant la simplicité ne se sera pas trompée sans qu'il en résulte quelque mal. Pourquoi cela, me dites-vous? n'a-t-elle pas agi avec la conviction qu'elle faisait bien ? Sans doute elle le croyait, mais elle avait tort de le croire, ou plutôt on ne peut dire qu'elle ait agi selon la foi, puisque une foi fausse n'est pas la foi, car il est certain que ce n'est pas d'une foi fausse, mais d'une foi vraie, que l'Apôtre a dit : «Tout ce qui ne se fait pas selon la foi est un péché (Rom., XIV, 23). » Or on ne peut dire que c'est une foi vraie qui nous persuade que ce qui est mal est bien, puisque c'est faux; donc c'est un péché; d'où je conclus que ce passage de saint Paul « Tout ce qui ne se fait pas selon la foi est un péché, » s'applique en même temps à la malice qui s'aveugle et à l'innocence qui se trompe. Le bien qu'on fait sans savoir que c'est bien, est gâté par l'intention mauvaise qu'on avait en le faisant, et le mal qu'on accomplit en croyant que c'est bien, n'est pas complètement justifié par la droiture d'intention de celui qui le fait. Par conséquent, soit qu'on fasse mal en croyant qu'on fait bien, soit qu'on fasse bien en croyant que c'est mal, on pèche toujours parce que, ni dans un cas ni dans l'autre, on n'agit selon les lumières de la foi; mais la faute est certainement bien moins grave là où l'intention est bonne, quoique l'action soit mauvaise en elle-même, que là ou l'intention elle-même est mauvaise comme l'action. Mais ce qui n'est pas exempt de quelque péché, si petit qu'il soit, n'est pas bien, dans la force du terme. Comment donc ce qui n'est pas rigoureusement bien pourrait-il être comparé en valeur à ce qui est mal de tous points, en d'autres termes, comment l'un peut-il être aussi bien que l'autre est mal? Mais en voilà assez sur ce sujet. Je crois aussi avoir suffisamment répondu à toutes les autres questions que vous présentez, toujours les mêmes sous des formes différentes; il n'est pas nécessaire que je me répète en vous répondant aussi souvent que vous, et il me semble qu'il suffit que j'aie une bonne fois résolu tous vos doutes. [15] CHAPITRE XV. L'obéissance est-elle aussi méritoire que la désobéissance est déméritoire? 42. La question de la gravité de l'obéissance et des différentes sortes de désobéissance, vous a conduits à me demander au sujet de la valeur de l'une et de l'autre si, quel que soit le précepte dont il s'agisse, le mérite de l'obéissance est égal au démérite de la désobéissance; si, par exemple, Abraham, quand il reçut l'ordre d'immoler son fils (Genes., XXII, 2), et je ne sais quel autre père (V. doctr. SS. PP. lib. de Obed., n. 6), celui de jeter le sien dans une fournaise ardente, se seraient attiré l'indignation de Dieu, et auraient mérité ses châtiments au même degré en n'obéissant pas, qu'ils en ont mérité l'approbation 'et les grâces en obéissant. L'affirmation vous paraît dure et cependant elle vous semble inévitable. Mais il n'en est rien. En effet, il est certain qu'il y a des choses qu'on peut omettre sans pécher, quoiqu'il y ait de la gloire à les faire; si donc on les fait, on mérite d'en être récompensé, et si on ne les fait pas, on n'est pas digne pour cela d'être puni. Ainsi ne pas toucher de femme est certainement très-méritoire, et il n'y a pas de mal à embrasser la sienne. On en peut dire autant de tout ce qui se trouve compris dans ce passage de l'Evangile où le Seigneur s'écrie : « Que celui qui peut comprendre comprenne (Matth., XIX, 12). » 43. Réciproquement, au contraire, il y a des choses qu'on ne peut négliger sans mériter d'être repris, bien qu'on ne soit digne d'aucune louange si on les fait; qu'on ne peut mépriser sans se damner et qu'on peut faire sans se sauver. Telles sont celles qui nous sont prescrites par les lois de l’État, en vertu de la loi de Dieu, et qu'on ne peut omettre sans danger pour le salut. C'est ce qui faisait dire à un auteur païen : « Je n'ai point volé. — Tu n'iras point sur la croix servir de pâture aux corbeaux (Hor., lib. I, Epist. 16), » et à l'Evangéliste : Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez vous à prétendre? et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous en cela de plus que les autres (Matth., V, 46 et 47)?» Puis ailleurs, en général : « Dites donc aussi, lorsque vous aurez fait tout ce qui vous est commandé: Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons fait que ce que nous devions faire (Luc,. XVII,10). » C'est comme s'il avait dit : Si vous vous contentez d'accomplir les préceptes et les traditions de la loi qui vous est imposée, sans aller de vous-mêmes jusqu'aux conseils de la perfection, vous avez certainement payé votre dette, mais vous n'avez rien fait qui mérite d'être loué; vous avez échappé au châtiment, sans mériter pour cela aucune récompense. D'où je conclus qu'on peut transgresser un précepte sans qu'il s'en suive que nous en serons punis exactement dans la même mesure que nous aurions mérité d'être récompensés en l'observant, et, qu'en règle générale, en cette matière, plus le précepte est difficile à observer, plus l'obéissance est méritoire, tandis que la désobéissance est moins grave; mais au contraire, plus le précepte est aisé et facile, plus le mépris en est coupable, sans que l'observation en soit pour cela méritoire au même degré. [16] CHAPITRE XVI. Y a-t-il des cas où il soit permis de changer de monastère et de passer de l'un d l'autre? 44. Si je me suis assez longuement étendu sur la question précédente, voyons maintenant à quel point on est obligé de garder la stabilité à laquelle on s'engage, en faisant profession, et pour quels motifs, si toutefois il y en a, il peut être bon ou permis à un religieux de changer de monastère; car c'est la question que vous me posez après celle que je viens de résoudre. Je commence par vous dire sans hésiter qu'il n'est jamais permis de descendre du mieux auquel on s'est engagé par voeu, à ce qui est simplement bien, et je n'approuve pas que, dans ce but, on quitte le monastère où l'on est d'abord entré librement, et volontairement, et dans lequel on s'est engagé à vivre; je ne suis pas seul de mon avis. Le pape saint Grégoire lui-même dit en effet : « Les saints se tiennent constamment sur leurs gardes pour ne jamais descendre, ni en oeuvre ni même en pensée, à quelque chose de moins parfait. » Ce que le successeur des apôtres juge qu'on doit faire, l'Apôtre lui-même, se glorifie de le pratiquer, quand il dit : « Oubliant maintenant ce qui est derrière moi, je m'avance vers ce qui est en avant (Philip., III, 13). » Le prophète Ezéchiel n'exprimait-il pas la même pensée, quand il disait, en parlant des animaux mystérieux qu'il avait vus : « Ils ne revenaient point en arrière quand ils marchaient, mais chacun d'eux allait devant soi (Ezech., I, 9)? » Or, en s'exprimant ainsi, tous ces auteurs ne faisaient que nous rendre la pensée du Maître qui a dit dans son Evangile: «Celui qui, après avoir mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n'est pas propre au royaume de Dieu (Luc. IX, 62). » D'où il suit que le voeu de stabilité sera désormais un obstacle invincible au relâchement qui n'aspire qu'à descendre, à l'esprit d'insubordination qui ne songe qu'à aller ailleurs, à toute pensée de vagabondage et de curiosité qui fait désirer de passer d'un endroit à l'autre, enfin à toute espèce d'inconstance et de légèreté; mais non pas aux changements qui seraient une conséquence de la profession religieuse, telle que la conversion des mœurs et l'obéissance selon la règle, car je n'hésiterais pas à conseiller, au contraire, à ceux qui se trouveraient dans une maison où ces points essentiels ne pourraient plus s'observer, parce que ceux qui y habitent n'ont plus ni amour du bien ni esprit religieux, de quitter librement leur monastère pour passer dans un autre où l'on fût libre de s'acquitter envers Dieu des voeux qu'on lui a faits, d'autant plus que si on se sanctifie avec les saints, on se pervertit avec les pervertis (Psal. XVII, 27). 45. Quant aux religieux qui ont fait profession dans un monastère où la piété et la règle sont en honneur, je ne leur conseillerai jamais d'en sortir, fût-ce même dans le dessein de mener une vie plus parfaite encore, sans le consentement de leur abbé. Si un religieux sorti de son monastère en a choisi ou trouvé un mieux réglé, il ne doit point, selon moi, sortir de ce dernier pour retourner dans celui qu'il a quitté et délaissé afin d'entrer dans un autre plus régulier, surtout si ce dernier est tel qu'il semble parfaitement répondre à ses premiers voeux : je n'ai pas à voir pour quelle raison et dans quelle intention il s'est décidé à embrasser un genre de vie plus sévère et plus parfait, c'est son affaire; mais, selon moi, il ne saurait, sans apostasie, revenir à un état moins saint et moins élevé, à moins pourtant que le voisinage de son premier monastère ne soit une raison pour qu'on l'y rappelle, car on ne peut ni recevoir ni retenir un religieux d'un monastère connu sans le consentement de son abbé (Reg. S. Bened., cap. LXI). Je vais expliquer a pensée par quelques exemples. 46. Je suppose qu'un religieux veuille quitter l'ordre de Cluny pour aller pratiquer la pauvreté dans celui de Cîteaux, parce qu'il préfère la règle dans toute sa pureté aux coutumes reçues chez les Clunistes; s'il me consulte sur ce qu'il doit faire, je lui conseille de ne donner suite à ses projets qu'après s'être assuré du consentement de son abbé. Pourquoi cela? D'abord pour éviter un scandale à ceux dont il se sépare; ensuite parce qu'il n'est pas sage de renoncer au certain pour l'incertain, attendu que, s'il peut pratiquer la règle qu'il quitte, il n'est pas sûr qu'il puisse également observer celle qu'il veut embrasser. En troisième lieu, je me défie de cette légèreté d'esprit qui nous fait renoncer, après les avoir expérimentées, à des pratiques faciles que souvent nous avons embrassées avant même de les connaître, voulant d'un genre de vie et n'en voulant plus presque au même instant, avec aussi peu de raison que nous y mettons de légèreté; semblables à ces gens que nous voyons bien souvent demeurer à peine une heure dans les mêmes dispositions, changer au plus léger souffle, et se laisser emporter çà et là, par leur inconstance, comme des hommes qui chancellent sous le poids de l'ivresse. A chaque nouvelle épreuve ils changent d'avis, ou plutôt, toujours agités et flottants, sans jugement aucun, ils conçoivent autant de projets qu'ils voient d'endroits différents, désirant toujours ce qu'ils n'ont pas et constamment dégoûtés de ce qu'ils ont. 47. A cela on me répond: Comment, après avoir fait profession de la règle, pourrai je être en sûreté de conscience en ne suivant pas la règle ? Ne point accomplir son voeu, n'est-ce point être parjure? Comme si, une fois ailleurs, vous ne deviez point avoir de très-bonnes raisons de vous plaindre encore davantage, quand vous aurez commencé à suivre la règle dans toute sa pureté. Certainement alors vous ne manquerez pas de dire : Comment pourrai-je, hors de mon premier monastère, de la maison qui m'a reçu au sortir du monde, qui m'a façonné au bien et m'a marqué du signe du salut, vivre en sûreté de conscience, après avoir scandalisé mes frères, désobéi à mon supérieur, violé mon voeu de stabilité et foulé mes premiers engagements aux pieds? Or ni l'une ni l'autre plainte n'est juste; en effet, celui qui se trouve parjure parce qu'il n'observe pas la règle dans toute sa pureté, me fait l'effet de ne pas bien comprendre ce à quoi il s'était engagé; en effet, quand on fait profession, on ne fait pas voeu de la règle, mais uniquement de travailler à sa conversion et, plus tard, de régler sa conduite sur la règle ; tel est à peu de chose près le sens de toutes les professions religieuses qui se font de nos jours; aussi quoique les monastères et les observances religieuses par lesquelles on sert Dieu soient différents, il est certain que, tant qu'on observe soigneusement les usages bons du monastère où l'on est, on vit selon la règle, puisque les usages, quand ils sont bons, ne sont pas en opposition avec la règle. Par conséquent, tout religieux qui observe ce qu'il trouve être bien là où il a fait profession, vit indubitablement selon ses promesses, car il est évident qu'on ne s'engage point à autre chose qu'à ce qu'observent les personnes pieuses avec lesquelles on a choisi et résolu de passer le reste de sa vie. 48. Mais quoi, est-ce que, par exemple, à Marmoutiers, les uns ne s'engagent pas à observer les pratiques en usage à Cluny, et les autres celles en usage dans un autre monastère, ou bien ne s'engagent-ils point les uns et les autres à observer, à la lettre, la règle de Cîteaux? On ne peut disconvenir qu'ils font tous également profession selon la règle, l'expression du voeu est la même pour tous ; mais tous n'ayant pas la même intention dans l'âme, tous aussi, la chose n'est pas douteuse, peuvent, sans exposer leur salut et sans violer la profession religieuse, différer entre eux de pratiques. Il en est de même des chrétiens; bien que tous n'observent pas tout ce qui se trouve dans l'Évangile, il n'en est pas moins vrai que tous vivent selon l'Évangile; en effet, ceux qui usent de la faculté de se marier, comme l'Évangile le leur permet, ne il croient point pour cela avoir rompu avec l'Évangile, quoiqu'ils n'aient pas suivi les conseils qui s'y trouvent concernant le célibat, pourvu que d'ailleurs ils observent la loi évangélique et se conduisent en vrais fidèles, dans l'état moins parfait dont ils ont fait choix; ainsi en est-il de ceux qui se sont engagés à vivre selon la règle, quoiqu'ils ne l'observent point à la lettre et rubis sur l'ongle, comme on dit, et que, selon les usages particuliers de leurs monastères, ils en changent ou en omettent quelques points, on ne peut dire qu'ils ont abandonné la profession religieuse, pourvu que, en suivant leurs usages, ils ne cessent point de vivre avec tempérance, avec justice et avec piété (Tit., II, 12). D'ailleurs, la règle elle-même fait consister le huitième degré de l'humilité « pour un religieux à ne rien faire qui ne soit conforme à la règle commune du monastère où l'on est, ou aux exemples que nous ont laissés les anciens (Reg. S. Rened., c. VII). » 49. Par conséquent, mettant de côté les Cisterciens et les religieux qui, comme eux, font profession, non pas seulement de vivre selon la règle, ont mais d'observer cette règle à la lettre et dans toute sa pureté, comme ils savent très-bien qu'ils s'y sont engagés, je pense qu'il n'y a pas lieu, pour ceux qui sont soumis à la règle, de concevoir des scrupules en songeant à la profession solennelle de religion qu'ils ont faite, puisqu'ils ne se sont point engagés, par elle, à observer la règle tout entière, ce que je ne dis pas pour les monastères où l'ordre et la discipline n'ont point à souffrir des coutumes bonnes qui s'y trouvent en usage. Toute profession religieuse faite dans un monastère bien réglé est donc bonne, pourvu que l'intention de ceux qui la font soit bonne. Quant à ceux qui n'ont pas la conscience tranquille et ne peuvent se croire dans la bonne voie, ou plutôt, qui croient et cèdent au cri de leur conscience, quittent leur monastère et vont dans un autre où ils puissent accomplir les voeux qu'ils ont faits et qu'ils n'ont pu, ou se figurent n'avoir pu observer là où ils étaient entrés, je ne loue ni ne blâme leur démarche, mais je ne leur conseille pas de rentrer jamais dans leur premier monastère, si celui où ils se sont retirés est éloigné et inconnu du premier. Qu'est-ce qui me fait parler ainsi? c'est l'opinion de saint Paul qui déclare heureux celui que sa conscience ne condamne point en ce qu'il veut faire (Rom., XIV, 21), et l'autorité de notre Maître, qui veut que nous recevions et gardions parmi nous ces sortes de religieux, que nous engagions ceux que nous jugeons pouvoir être utiles à la maison à rester avec nous et que nous nous assurions d'eux en leur faisant faire profession (Reg. S. Rened., cap. LXI). Mais après cela il faut leur persuader de demeurer dans leur nouvelle maison, et de peur que, par hasard, le souvenir de leur premier monastère, leur revenant en mémoire, ne leur inspire (a), comme cela n'arrive que trop souvent, le regret de l'avoir quitté, il leur dit à tous, pour les consoler, que « partout c'est le même Dieu qu'on sert et le même roi pour lequel on combat. » S'il défend à un monastère voisin de faire ce qu'il permet à une maison éloignée, c'est pour éviter que le voisinage ne soit une occasion de scandales et une source de querelles entre les monastères, s'ils se mettaient à recevoir mutuellement les religieux les uns des autres sans un consentement réciproque. C'est ce dont nous avons pu nous convaincre par notre propre expérience, toutes les fois qu'on a reçu quelque part quelque religieux sans tenir compte de cette disposition de la règle. 50. Après cela, s'il arrive qu'un religieux, quoique ayant été reçu selon la règle; se sente l'âme tourmentée par le souvenir du scandale qu'il a donné à ses frères en les quittant, et veut réparer, en revenant au milieu d'eux, le mal qu'il a fait en les quittant, il fera prudemment de réfléchir que le scandale est un mauvais remède au scandale. Quelle réparation est-ce, en effet, que de scandaliser les uns pour cesser de scandaliser les autres? Après tout, s'il est un scandale qu'on puisse tolérer et excuser plus qu'un autre, c'est évidemment celui auquel on donne lieu par le désir d'une plus grande perfection, plutôt que celui qu'on occasionne en apostasiant pour un état moins parfait. Mais dans le principe, quoique cela ne se puisse faire sans quelque scandale, celui qui cède au cri de sa conscience pour embrasser un état qu'il croit meilleur, prend un parti beaucoup plus sûr que s'il restait, comme il le pourrait en toute sécurité, malgré les inquiétudes de sa conscience, dans le premier état et la première maison où il est entré; mais il faudrait pour cela qu'il pût calmer les craintes de sa conscience. 51. Concluons donc la discussion de cette question par ce que l'Apôtre disait, en parlant de celui qui mange de tout et de celui qui n'ose pas manger de tout (Rom., XIV, 3), qu'il ne faut pas que celui qui, sous l'inspiration de sa conscience, sort de son monastère plutôt que de manquer à son voeu, comme il pense qu'il y manquerait, ne méprise point celui qui y demeure, et que celui qui, dans la crainte de scandaliser ses frères, demeure dans son monastère la conscience bien tranquille, ne condamne point celui qui s'en éloigne. Telle est mon opinion sur le point qui nous occupe; je vous la donne telle qu'elle est, sans préjudice de l'avis d'un plus sage que moi. [17] CHAPITRE XVII. Réponses à quelques doutes tirés des saints Pères. 52. Vous me demandez encore pourquoi le pape saint Grégoire (S. Grég., lib. I, Epist. 33, et lib. IX, Epist. 25 et 31) non-seulement n'a pas contraint un je ne sais quel religieux du nom de Vénance à reprendre l'habit qu'il avait eu l'impiété de déposer, après l'avoir pris dans un moment de ferveur, mais encore l'a reçu à la communion, tout apostat qu'il fût, et pourquoi aussi, saint Augustin paraît subordonner le voeu de continence à la loi du mariage et enseigne, dans son livre de la Virginité, que le mariage contracté, sous les inspirations du démon en dépit du voeu des parties contractantes, par des personnes qui ont fait voeu de continence (V. S. Aug., de Bono viduit., IX, 10 et 11) est indissoluble. A cela je ne vois rien de mieux et de plus simple à répondre que tel est le sentiment des saints Pontifes. Est-il juste? c'est ce qu'il ne m'appartient pas de décider. Car, quand il s'agit de l'avis et des actions des illustres Pères, je me donne bien de garde de penser autrement que saint Paul lorsqu'il disait: « Ce qu'on doit désirer dans les dispensateurs c'est qu'ils soient trouvés fidèles dans leur ministère (I Corinth., IV, 1). » Aussi est-il certain pour moi, que soit qu'ils aient abondé dans leur propre sens, ou qu'ils aient agi sous l'inspiration de Dieu, ces deux dispensateurs ont été fidèles en cette occasion comme dans toutes les autres; le premier en usant du pouvoir de dispenser, comme il pouvait le faire, et le second en écrivant ce qu'il pensait. 53. Vous me demandez aussi si les évêques que le même pape saint Grégoire envoya, dit-on, passer quelque temps dans un monastère, pour y faire pénitence de leurs excès, y demeurèrent avec l'habit religieux ou avec le leur : je l'ignore, mais je ne crois pas qu'ils aient pris le glorieux habit religieux, attendu qu'ils ne devaient pas le porter toujours ; je pense qu'ils ne sont allés dans un monastère que pour y vivre en retraite, à l'écart des religieux, et y faire pénitence. 54. Vous voulez encore que je vous dise pourquoi, de tous les exercices de pénitence, il n'y a que la vie monastique qui ait mérité d'être appelée un second baptême. Je crois que c'est de son parfait renoncement au monde et de l'excellence singulière de la vie spirituelle, qui distingue la profession religieuse de toute autre manière de vivre, et fait que ceux qui l'embrassent et l'aiment, cessent de ressembler aux hommes, pour devenir semblables aux anges, qui fait même plus encore, puisqu'elle réforme en nous l'image de Dieu, en imprimant en nous, la figure du Christ, comme le fait le baptême lui-même. Enfin c'est comme si nous recevions un second baptême quand nous mortifions notre chair sur la terre et que nous nous revêtions une seconde fois de Jésus-Christ et nous nous entions de nouveau sur lui par la ressemblance de sa mort (Rom., VI, 5). De même que par le baptême nous sommes arrachés aux puissances des ténèbres et transportés dans le royaume de l'éternelle lumière, ainsi par la seconde naissance que nous recevons dans l'exécution de notre pieux dessein, nous passons également des ténèbres, non plus du péché originel, mais de tous nos péchés actuels, dans la lumière des vertus, et renouvelons en nous ce que disait l'Apôtre: « La nuit du péché est bien avancée, le jour de l'éternité s'approche (Rom., XIII, 12). » [18] CHAPITRE XVIII. Il n'est pas permis aux religieux de changer de monastère, même à la mort de leur abbé. 55. Vous me priez également de vous dire si le changement d'abbé permet aux religieux de changer de monastère s'ils le désirent, en d'autres termes, vous me demandez si, dans le cas de mort ou de déposition de l'abbé, tant qu'il n'a pas été pourvu à son remplacement, les moines ont plus de liberté de passer d'une maison dans une autre. Je vous ne répondrai que non, attendu que la profession religieuse, quand elle se fait selon la coutume, dans la chapelle du monastère, ne se termine pas à la mort ou à la déposition de l'abbé, mais se fait seulement en sa présence: d'où il suit que les engagements d'un religieux profès durent autant que sa propre vie et ne sont point bornés à la durée de la vie d'un autre. Aussi remarquez quel est sur ce point, non pas seulement la pensée, mais le langage même de notre législateur: « Le religieux qui en agira différemment, dit-il, c'est-à-dire autrement que selon le sens de ses promesses, peut être sûr de s'entendre condamner par Dieu même, dont il se sera moqué (S. Bened. Reg., cap. LVIII). » Ailleurs il dit même « que le novice n'est plus maître de son corps non plus que ceux qui persévèrent dans la vie religieuse jusqu'à la mort (In prolog.). » Par conséquent, sauf les exceptions dont nous avons parlé plus haut, nul religieux n'est maître, jusqu'à sa mort, en quelque circonstance que ce soit, de quitter le monastère oit il a fait profession; s'il le fait, il prévarique et se damne, parce qu'il manque à ses premiers engagements. 56. Vous continuez et me demandez encore ce que doit faire un religieux qui ne peut rester dans son monastère qu'avec un coeur constamment ulcéré, soit parce que l'élection de l'abbé a été défectueuse ou qu'elle n'a point eu ses sympathies. Votre question me rappelle cette réflexion des disciples du Seigneur, quand il leur a exposé les obligations du mariage. « S'il en est ainsi, mieux vaut ne point se marier (Matth., XIX, 10). » En effet, la position d'un homme marié est des plus embarrassantes; s'il garde une femme détestée, c'est un supplice affreux; s'il la renvoie malgré elle, c'est agir d'une manière qui n'est rien moins que chrétienne. Il en est de même du religieux qui ne peut sortir de son monastère sans violer ses vœux et qui ne peut y demeurer sans y vivre avec une rancune dans le coeur, qui causera sa perte éternelle. Que lui conseillerai-je? de sortir de son monastère? il ne le peut sans manquer à ses voeux. D'y demeurer? il ne le saurait sans danger, à cause de sa rancune. Je ne vois des deux côtés qu'inconvénients et périls, et à quelque parti que je l'engage, je ne l'engagerai toujours à rien de bon. En effet, vous voulez que je vous dise ce qui vaut mieux pour un religieux, de demeurer dans son monastère avec un coeur constamment ulcéré, parce que l'élection de son abbé n'a point été régulièrement faite, ou d'en sortir pour aller vivre en paix ailleurs; c'est absolument comme si vous me demandiez quel genre de mort, par l'eau ou par le feu, je conseille de choisir à quelqu'un qui veut se tuer, car il est évident que celui qui demeure avec un coeur ulcéré se jette dans les flammes, et que celui qui viole ses engagements, se précipite dans un abîme. Mais vous m'aidez à sortir d'embarras, en disant ce que vous entendez par une élection défectueuse, surtout quand l'irrégularité en est si obscure et si difficile à démêler que, tout en n'en doutant point devant Dieu, on serait sans moyen ou presque sans moyen de la prouver aux hommes; et je me rappelle ce mot du Sage: « Celui veut rompre avec un ami en cherche l'occasion (Prov., XVIII, 1). » Comment pouvez-vous appeler irrégulière une élection qu'il n'est pas de moyen de rejeter ou de casser régulièrement? Il est vrai qu'il est dit : Ce qu'on ne peut prouver est comme s'il n'était pas ; mais vous demandez s'il faut obéir à un supérieur qu'on sait indigne, bien qu'on n'ait aucun moyen de prouver qu'il le soit. N'avez-vous donc point lu dans votre règle et dans celle de la Vérité même: « Les Scribes et les Pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse, observez et faites ce qu'ils vous disent, mais ne faites point ce qu'ils font (Matth., XXIII, 2 et 3 et S. Bened. Reg., cap. IV) ? » [19] CHAPITRE XIX. Saint Bernard répond en peu de mots à quelques autres doutes. 57. Sur la question de savoir s'il faut changer de vêtements ou les laver quand ils ont été souillés par quelque pollution nocturne, je vous dirai en peu de mots que mon avis est qu'on doit suivre en ce point les usages du monastère qu'on habite, attendu que chaque maison religieuse a les siens en pareil cas. Quant à la question de ceux qui ont fait profession dans plusieurs monastères, j'allais l'oublier, il me semble que j'y ai suffisamment répondu en traitant de la stabilité; il n'est donc pas nécessaire que je revienne sur ce sujet. Je laisse aussi sans réponse quelques questions que vous m'adressez au sujet des Canons, tant parce qu'elles n'ont aucun intérêt pour nous autres religieux que parce que vous pouvez facilement vous éclairer sur ce point, pour peu que vous vous donniez la peine de lire les livres qui en traitent. 58. J'arrive aux trois doutes que vous m'avez déjà exposés dans votre première lettre. Vous me demandez d'abord, si je pense qu'un homme qui serait tellement disposé envers un autre que, tout en ne voulant pas lui faire de mal, il ne serait pourtant pas fâché qu'il lui en fût fait, puisse s'approcher de l'autel en sûreté de conscience, ou doive s'en tenir éloigné, jusqu'à ce que son ressentiment soit apaisé. Je vous dirai que je prie Dieu de me garder d'approcher jamais de la victime pacifique avec un coeur agité et de recevoir le sacrement dans lequel nous savons que Dieu se réconcilie le monde clans une âme remplie de haine et de colère; car s'il est certain que l'offrande que je présente à l'autel ne sera point reçue tant que je n'aurai point apaisé mon frère, lorsque je me souviens qu'il a quelque chose contre moi, à combien plus forte raison ne sera-t-elle point accueillie si je n'ai point commencé par m'apaiser moi-même ? [20] CHAPITRE XX. Saint Bernard concilie deux pensées de saint Paul qui semblent en contradiction. 59. Pour ce qui est de la contradiction que vous voyez entre cette phrase de saint Paul: « Quant à nous, nous vivons déjà dans le ciel (Philipp., III, 20), » et cette autre: « Tant que nous habitons dans ce corps nous sommes éloignés du Seigneur (II Corinth., V, 6), » et qui vous fait demander comment une âme peut en même temps être loin de Dieu, parce qu'elle est unie à un corps, et avec Dieu dans le ciel; l'Apôtre lui-même a résolu la difficulté en disant ailleurs: « Ce que nous avons maintenant de science et de prophétie est fort imparfait (I Corinth., XIII, 9). » C'est-à-dire, par la science, nous sommes déjà avec Dieu et contemplons toutes choses comme si elles étaient présentes; au contraire, par la prophétie qui se rapporte à l'avenir, comme nous croyons ce que nous ne comprenons pas, et espérons ce que nous ne voyons pas, nous sommes éloignés de Dieu et en exil dans notre corps; « mais lorsque nous serons dans l'état parfait (I Corinth., XIII, 10), » c'est-à-dire dans la plénitude de la gloire qui doit suivre la résurrection générale, « tout ce qui est imparfait, » c'est-à-dire la corruption de la chair, qui est certainement la cause que nous sommes encore éloignés de Dieu et en exil dans notre corps, « sera aboli. » C'est ce qui faisait dire en gémissant à saint Paul: «Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort (Rom., VII, 24) ? » Il ne se plaint pas seulement de son corps, mais de son corps de mort, c'est-à-dire de celui où la corruption dure encore, pour nous faire comprendre que ce n'est pas le corps, mais ses infirmités qui sont cause de notre exil; car, comme le dit le Sage : « Le corps qui se corrompt appesantit l'âme (Sap., IX, 25). » Ce n'est pas le corps simplement, mais le corps qui se corrompt, de sorte que ce n'est pas la nature du corps, mais sa corruption qui est un fardeau pour l'âme. Voilà pourquoi ceux qui gémissent en eux-mêmes n'attendent pas la perte, mais la rédemption de leur corps (Rom., VIII, 23). C'est donc avec raison que, fatigués du poids bien plutôt que de la société de notre corps, nous désirons être dégagés de ses liens et réunis à Jésus-Christ (Philipp., I, 23), afin que notre exil, qui dure encore en partie, finisse, et que notre habitation dans le ciel, qui est aussi en partie commencée, s'achève. 60. Certainement « notre vie est maintenant dans les cieux (Philipp., III, 20), » de la même manière « que déjà nous sommes sauvés en espérance (Rom., VIII, 24) ; » c'est donc en espérance que, dès maintenant, nous habitons dans les cieux, puisque, en réalité, nous sommes encore sur la terre et dans l'exil de notre corps. On peut encore entendre les paroles de l'Apôtre autrement : Nous sommes en même temps dans notre corps et avec Dieu; dans notre corps, en le vivifiant et en lui donnant le sentiment, et avec Dieu, en croyant en lui et en l'aimant; car on ne saurait dire que notre âme est plus dans le corps qu'elle anime que là où elle aime; c'est-à-dire qu'elle est plus là où elle est malgré elle que là où elle se porte d'elle-même avec attrait. D'ailleurs qui ne sait que «là où est notre trésor, là aussi est notre coeur (Matth., VI, 21) ? » Et puis, s'il est vrai que l'âme qui aime Dieu reçoit sa vie de Dieu, comme le corps reçoit la sienne de l'âme, je me demande comment elle sera plus présente là où elle communique la vie que là où elle la reçoit. La source de la vie est la charité, et, pour moi, une âme ne saurait avoir la vie, si elle ne la puise à cette source. Or comment y puisera-t-elle, si elle n'est auprès de cette source qui n'est autre que la charité, autre que Dieu, par conséquent? Disons donc que quiconque aime Dieu, est d'autant plus près de lui qu'il l'aime davantage, et que, par conséquent, moins il l'aime plus il en est éloigné. Or, plus on est occupé des nécessités de la chair, moins on prouve qu'on aime Dieu. Qu'est-ce en effet que s'occuper du corps sinon, en quelque sorte, s'éloigner de Dieu? Et l'éloignement qu'est-ce autre chose que l'exil? Voilà comment il se fait que nous sommes éloignés de Dieu, et que c'est dans notre corps que nous nous en trouvons éloignés, parce que les besoins du corps nuisent à notre intention et les soins qu'il réclame, à notre charité. 61. A la fin de votre deuxième lettre, vous me demandez ce que je pense qu'on doit entendre par cette promesse évangélique : « Une grande récompense vous est réservée dans les cieux (Luc., VII, 23).» Et vous vous étonnez que saint Augustin ait dit qu'il ne faut pas entendre par ces mots, les cieux visibles et matériels, de peur que nous ne semblions placer notre récompense dans des choses mobiles et changeantes; mais certains cieux spirituels dont vous ne savez que penser, à ce que vous me dites. Mais si vous faites attention à ces paroles : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous (Luc., XVII, 21), » puis à ces autres: « Le Christ habite en vous par la foi (Ephes., III, 19) » comme un roi dans son royaume; et à celles-ci encore: « Toutes les souffrances de la vie présente n'ont point de proportion avec cette gloire qui sera un jour découverte en nous (Rom., VIII, 18), » non pas qui nous sera révélée, comme si elle fût hors de nous, mais qui est en nous et comme déjà immanente dans notre âme, bien qu'invisible encore; et enfin à ces autres paroles : « Toute la gloire de celle qui est la fille du Roi lui vient du dedans d'elle-même (Ps. XL., IV, 14); — l'homme s'élèvera au haut de son coeur (Ps. LXIII, 8) ; — il a disposé des degrés dans son âme (Ps. LXXXIII, 6) ; — l'âme du juste est le siège de la Sagesse (Isa., LXVI, 1),» de cette Sagesse sans doute qui disait: « Le ciel est mon siège;» si, dis-je, vous faites attention à ces paroles et à d'autres semblables dont l'Ecriture est remplie, il est certain que, pour chercher le royaume de Dieu et sa justice, vous rentrerez en vous-même plutôt que d'aller le chercher hors de vous ou au-dessus de vous; et quand je dis hors de vous et au-dessus de vous, je veux parler d'un lieu matériel qui serait hors et au-dessus de vous; comme le ciel est hors de la terre, le soleil et la lune au-dessus d'elle. Car les mêmes choses qui sont au-dedans de nous par la subtilité et l'invisibilité de leur nature, sont en même temps au-dessus de nous par la dignité et la sublimité de leur excellence et hors de nous par l'immensité de leur majesté. Mais tout cela est beaucoup trop élevé et demande d'être exposé avec un soin tout particulier par un docteur autre que moi et dans un traité plus étendu que celui-ci. Je m'étais en effet proposé, en traitant toutes ces matières, de ne pas dépasser le cadre d'une lettre, mais je m'aperçois que j'ai été beaucoup plus long que je ne l'avais pensé. Appelez donc ce que je vous envoie un livre on une lettre, comme bon vous semblera; pour moi, je n'ai dû me proposer, en ce que j'ai fait, que de vous contenter, soit que je vous répondisse en peu de mots ou que le fisse plus longuement.