[87,0] LETTRE LXXXVII. AU CHANOINE RÉGULIER OGER. Au frère Oger, chanoine digne de la plus profonde affection, le frère Bernard, moine et pécheur, vivre jusqu'à la fin d'une manière digne de Dieu. [87,1] Si ma réponse vous arrive un peu tard, c'est, croyez-le bien, par ce que je n'ai pas eu d'occasion favorable pour vous la faire parvenir, car il y a bien longtemps que ce que vous avez en ce moment sous les yeux est écrit, mais, comme je viens de vous le dire, faute d'un commissionnaire, j'ai mis quelque retard à vous le faire parvenir, quoique je n'en aie pris aucun à le composer. Vous me dites dans votre lettre que vous vous êtes déchargé du lourd et pesant fardeau des fonctions pastorales après avoir obtenu à grand'peine, ou plutôt extorqué à force d'importunités, de votre évêque, la permission de le faire, à condition pourtant que vous ne vous éloigneriez pas des pays soumis à sa juridiction pour aller vous fixer ailleurs et vous soustraire à son autorité. Peu satisfait de cette clause, vous vous êtes adressé à l'archevêque pour en être relevé, et, fort de la décision émanée d'un pouvoir supérieur à celui de votre évêque, vous êtes retourné à votre première maison pour vous remettre sous la juridiction de votre ancien abbé, puis maintenant vous me consultez sur le genre de vie que vous devez mener désormais. Hélas? je fais un bien triste docteur et je suis un maître comme on en voit peu; à peine aurai-je ouvert la bouche pour enseigner une chose que je ne connais pas moi-même qu'aussitôt on s'apercevra que réellement je ne sais rien. Vous faites, en me consultant, comme la brebis qui demande de la laine à la chèvre, comme le moulin qui attend de l'eau d'un four, ou comme le sage qui espère tirer une parole sensée d'un fou, ce qui n'empêche pas que d'un bout à l'autre de votre lettre vous ne m'exaltiez outre mesure et n'accumuliez à mon endroit toutes sortes d'éloges que je ne mérite en aucune façon. Tout cela prouve que vous m'aimez beaucoup, c'est pourquoi je vous pardonne de parler ainsi de moi sans me connaître. Vous ne voyez que les dehors de ma personne, Dieu seul lit dans le fond du coeur, et si je m'examine avec attention sous son regard redoutable, je trouve que je me connais beaucoup plus que vous ne me connaissez, attendu que je suis beaucoup moins loin de moi que vous ne l'êtes ; aussi m'en rapporté je plus volontiers pour ce qui me concerne à ce que je vois en moi, qu'à ce que vous croyez y trouver, vous qui ne voyez de moi que l'extérieur. Néanmoins, s'il vous a été dit de moi quelque chose qui a pu vous être utile, j'en rends grâces à Dieu, qui nous tient tous dans sa main et qui est le maître de toutes nos paroles. [87,2] Vous me dites pour quel motif vous n'avez pas suivi le conseil que je vous ai donné, non-seulement de ne pas vous laisser abattre ni décourager, mais au contraire de tenir bon et de porter patiemment le fardeau qui pesait alors sur vos épaules et dont il ne vous était plus permis de vous décharger, depuis que vous l'aviez accepté; puis vous m'engagez à me mettre à votre place et à me faire goûter à moi-même les raisons qui vous ont fait agir; c'est ce que je fais; car je sais quelle pauvre sagesse est la mienne, et je me défie toujours des conseils que je me hasarde a donner, de sorte que je n'ose et ne puis en vouloir à ceux qui ne jugent pas à propos de les suivre. Je désire au contraire qu'on règle sa conduite sur de meilleurs avis que les miens. Toutes les fois que ma manière de voir est préférée et suivie, je me sens comme accablé du poids de la responsabilité qui pèse sur moi, et je me demande avec inquiétude jusqu'à la fin quelle sera l'issue des choses. Néanmoins c'est à vous de voir si vous avez eu raison de ne pas suivre mes conseils en ce qui vous concerne; c'est aussi ce que je laisse à décider aux personnes plus sages que moi, sur l'autorité desquelles vous vous êtes appuyé, si toutefois vous avez demandé d'autres avis que les miens; elles diront s'il est loisible au chrétien de se soustraire au joug de l'obéissance qui pèse sur lui jusqu'à son dernier jour, quand le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Vous me répondrez que rien ne s'y oppose, pourvu qu'on se mette en règle par une dispense de son évêque, comme vous l'avez fait. Vous avez demandé et vous avez obtenu cette dispense, cela est vrai, mais vous ne l'avez pas demandée de la manière que vous auriez dû le faire, et par conséquent vous l'avez plutôt extorquée qu'obtenue. Or la dispense qu'on extorque mérite-t-elle bien le nom de dispense? N'est-ce pas plutôt une véritable violence? Fatigué de vos importunités, votre évêque a fini par céder; il a rompu vos liens et il ne les a pas rompus. [87,3] Mais enfin vous voilà déchargé de votre fardeau, je vous en félicite; toutefois j'ai bien peur que vous n'ayez, autant qu'il est en vous, diminué la gloire de Dieu; car on ne saurait douter que vous n'ayez résisté à sa volonté en descendant du poste où il vous avait placé. Peut-être, pour vous excuser, mettrez-vous en avant les exigences de la pauvreté religieuse; mais ce sont ces nécessités mêmes qui font le mérite, en rendant les choses difficiles, je dirais volontiers impossibles pour tout le monde, excepté pour celui qui a la foi ; car, pour lui, il n'est rien qu'il ne puisse. Mais si vous voulez dire ce qu'il en est, vous conviendrez sans détour que vous avez préféré votre tranquillité à l'avantage des autres. Je ne m'en étonne pas, j'avouerai même que je suis heureux de voir que ce calme après lequel vous soupiriez vous charme maintenant, pourvu toutefois qu'il ne vous charme pas trop. Or tout ce qui nous plait au point que nous désirons le voir arriver, même par un mauvais moyen, à défaut d'un bon, nous Plaît trop et cesse d'être bien, précisément parce qu'il n'arrive pas comme il faut, car il est écrit « Bien que votre offrande soit bonne, vous ne péchez pas moins, si vous ne faites les parts comme vous le devez (Gen., IV, 7, cité ainsi par Ambroise, Augustin, Eucher, Grégoire et d'autres Pères). » Par conséquent, de deux choses l'une pour vous, ou vous ne deviez pas accepter la garde du troupeau du Seigneur, ou bien, si vous l'acceptiez, vous ne deviez plus la quitter, selon ces paroles: « Si vous avez pris femme, vous ne devez pas chercher à rompre vos liens (I Cor., VII, 27). » [87,4] Mais quel but me proposé je par tous ces raisonnements ? Est-ce de vous faire reprendre votre charge? Vous ne le pouvez plus, car elle n'est plus vacante. Est-ce de vous jeter le désespoir dans l'aime en vous persuadant qu'il vous est impossible désormais de vous relever de la chute que vous avez faite? A Dieu ne plaise que telle soit ma pensée; je veux seulement que vous ne vous fassiez pas d'illusion sur la réalité et sur la grandeur de la faute que vous avez commise; je veux que vous ne cessiez pas de vous repentir, de craindre et de trembler, selon ces paroles : « Heureux celui qui vit dans une crainte continuelle (Prov., XXVIII, 14). » Mais la crainte que je veux vous inspirer, ce n'est pas celle qui fait tomber dans les filets du désespoir, c'est celle qui nous fait espérer la vie bienheureuse. Il y a, je le sais, une crainte inutile, triste et redoutable, qui ne tend point au pardon et ne peut y conduire; mais il en est une autre, pieuse, humble et précieuse, qui obtient facilement miséricorde, au pécheur, quelque faute qu'il ait commise; cette crainte-là engendre, nourrit et conserve tout à la fois l'humilité et la douceur, la patience et la longanimité; est-il une âme que ne charment de pareils résultats? L'autre crainte n'est la triste et misérable mère que de l'opiniâtreté et du morne découragement, de l'horreur et du ressentiment, du mépris et du désespoir. Si j'ai voulu vous rappeler la faute que vous avez commise, c'est pour éveiller en vous non la crainte qui conduit au désespoir, mais celle qui donne de l'espérance; car j'appréhendais que vous ne ressentissiez pas assez, ou même que vous ne ressentissiez pas du tout cette dernière crainte. [87,5] Il y a pourtant quelque chose que je crains encore plus que cela, c'est que selon ce qui est écrit de certains pécheurs « qui sont heureux quand ils ont fait le mal et triomphent des pires actions (Prov., III, 14), » vous ne vous fassiez illusion, et que non-seulement vous ne voyiez pas le mal que vous avez fait, mais encore, ce qu'à Dieu ne plaise, vous n'en soyez même fier au fond de l'âme, et que vous ne pensiez que vous avez agi comme il est donné ordinairement à bien peu de monde de le faire, en renonçant volontairement au pouvoir de commander aux autres pour vous soumettre de nouveau vous-même au joug de l'obéissance sous votre ancien supérieur : ce serait là une bien fausse humilité et des sentiments tout remplis d'orgueil. En effet, je ne connais rien de plus orgueilleux que de se faire un mérite de ce que la force de la nécessité nous arrache, ou que nous n'avons pas eu l'énergie et le courage de garder; mais si, au lieu de céder à la force ou à la fatigue, vous n'avez suivi que votre propre volonté dans ce que vous avez fait, je ne vois qu'orgueil encore dans votre conduite, car vous avez préféré vos desseins aux vues de Dieu, et vous avez mieux aimé goûter la douceur du repos que travailler à l'œuvre pour laquelle il vous avait appelé. Si donc, non content d'avoir peu tenu compte de Dieu, vous ne craignez pas de porter à la gloire qui lui est due un plus grand détriment encore, votre gloire à vous est mauvaise : aussi je vous conseille de ne plus vous enorgueillir de ce que vous avez fait. Concevez-en plutôt de la crainte ; il est bon, pour vous, que vous ne cessiez pas d'être inquiet, de vous humilier et de trembler, non de cette crainte qui provoque la colère, comme je vous le disais plus haut, mais de celle qui l'apaise. [87,6] Si cette crainte horrible frappe jamais à la porte de votre âme pour la remplir de terreur et pour vous suggérer la secrète pensée que tout ce que vous ferez désormais pour Dieu ne peut qu'être en pure perte, et que votre pénitence est inutile, attendu que vous ne pouvez réparer le mal que vous avez fait, ne vous y arrêtez pas même un instant, mais répondez avec confiance : J'ai eu tort, je l'avoue, et ma faute est désormais sans remède; mais qui sait si Dieu ne voudra pas faire servir ce qui s'est passé à mon avantage et tirer pour moi dans sa bonté, le bien du mal mérite? Qu'il me punisse donc de la faute que j'ai faite, pourvu que le bien qu'il en peut tirer dure et persévère. Car la bonté de Dieu sait faire concourir nos volontés et nos actions désordonnées à la beauté de l'ordre qu'il a établi; souvent même, dans sa bonté, il les fait tourner à notre avantage. Combien Dieu montre d'indulgence et de bonté envers les enfants d'Adam! Non-seulement il ne cesse de nous combler de ses bienfaits quand nous cessons de les mériter, mais souvent encore il nous les prodigue, lors même que nous ne faisons rien qui ne nous en rende indignes. Mais pour revenir à vous et aux deux sortes de craintes dont j'ai parlé plus haut, ce que je veux c'est que vous craigniez et que vous ne craigniez pas en même temps, que vous espériez et que vous n'espériez pas; c'est-à-dire que vous craigniez de cette crainte qui fait le repentir, et non de celle qui donne de la présomption; que vous espériez de cette espérance qui chasse le désespoir, mais sans nous permettre de nous endormir. [87,7] Vous voyez, mon frère, si j'ai confiance en vous, puisque je me permets de vous infliger un blâme si sévère, de juger et de désapprouver avec une si grande liberté ce que vous avez fait, quoique peut-être vous ayez eu pour agir ainsi de bonnes raisons que je ne connais pas et que vous ne m'avez pas dites dans vos précédentes lettres, par humilité, ou peut-être aussi faute de place. Quoi qu'il en soit du fait en lui-même que je ne connais pas parfaitement, et sur lequel je m'abstiens de me prononcer d'une manière définitive, je loue sans restriction le parti que vous avez pris de ne pas rester sans porter un joug quelconque après avoir déposé celui du commandement, mais de reprendre les pratiques d'une règle bien-aimée sans rougir de redevenir simple disciple quand vous aviez porté le titre de maître. Vous pouviez certainement, après avoir déposé la charge pastorale, vivre indépendant sous vos propres lois, car en devenant abbé vous aviez été affranchi de l'autorité paternelle de votre propre abbé; vous n'avez pas voulu ne dépendre que de vous, et vous avez craint de vous gouverner, comme vous aviez appréhendé de gouverner les autres: ne vous croyant pas capable de diriger personne, vous n'avez pas eu plus de confiance en vous pour vous-même, et vous n'avez pas voulu vous mettre sous votre propre conduite. Vous avez eu raison en cela , car quiconque n'a d'autre maître que soi, se fait le disciple d'un triste maître. Je ne sais quel sentiment les autres ont d'eux-mêmes ; quant à moi, j'ai éprouvé personnellement ce que je dis; je trouve plus facile et plus sûr de gouverner les autres que de me conduire. Vous avez donc fait preuve à la fois de prudence et d'humilité en ne croyant pas que vous pouviez vous suffire à vous-même pour assurer votre salut, et en prenant le parti de vivre désormais sous la direction d'autrui. [87,8] Je vous approuve également de n'avoir point cherché un autre maître ni une autre maison, mais d'être revenu au monastère d'où vous étiez primitivement sorti, et de vous être remis sous l'autorité du même père avec lequel vous avez fait quelques progrès dans le bien. Il était convenable que la maison qui vous avait nourri, et dont vous ne vous étiez éloigné que par amour pour vos frères, vous reçût de nouveau dès que votre charge ne vous retenait plus ailleurs, et qu'une autre n'eût pas à sa place la joie de vous posséder. Cependant il manque encore la sanction de l'évêque à tout ce que vous avez fait; vous ferez bien de vous mettre en règle de ce côté, autant qu'il est en votre pouvoir. Après cela, ayez une vie simple au milieu de vos frères, qu'on vous voie soumis à Dieu et à votre supérieur, plein de déférence pour les anciens religieux et d'affabilité pour les jeunes. Offrez dans votre personne un spectacle agréable aux yeux des anges mêmes ; n'ayez pour tout le monde sur les lèvres que des paroles bonnes et utiles et que des sentiments de douceur et d'humilité dans l'âme. Mais surtout ne faites pas la faute de croire que vous avez droit à plus de considération que les autres religieux parce que vous avez été élevé en dignité; au contraire, n'en soyez que plus humble en toutes circonstances et ne vous distinguez en rien de vos frères. D'ailleurs, puisque vous n'avez pas voulu conserver votre charge, à quel titre réclameriez-vous les honneurs qui y sont attachés? [87,9] Il peut encore naître de votre position un autre danger contre lequel je veux vous prémunir. Nous sommes bien changeants, et souvent il arrive que nos désirs de la veille sont les regrets du lendemain, et les voeux d'un jour les dédains du jour qui le suit: aussi peut-être un renoncé à sa temps viendra où le démon remplira votre âme du regret de ce qu'elle a quitté, et lui inspirera un désir puéril de ce qu'elle a eu la mâle résolution de dédaigner. Vous retrouverez douce la pensée des choses qui vous avaient semblé amères en réalité, au point que peut-être en viendrez-vous à regretter d'avoir renoncé à l'élévation du rang, au gouvernement d'une maison et à l'administration de ses biens, aux attentions des gens de service, à l'indépendance pour vous, et au pouvoir de commander aux autres, toutes choses qui vous pesaient jadis. Si vous avez le malheur de céder un seul instant à une pareille tentation, ce qu'à Dieu ne plaise, vous perdrez presque tout le fruit de votre renoncement. [87,10] Voilà donc à quoi se réduit toute la sagesse de ce docteur si éloquent et si fleuri dont vous aviez tant à cour d'entendre les leçons; voilà cette parole si vivement désirée, si longtemps attendue et que vous appeliez de tous vos voeux; vous avez le résumé de toute ma science, n'attendez rien de plus de moi, je vous ai tout donné; une goutte d'eau de plus si vous me la demandiez, vous ne pourriez la recevoir, car j'ai versé dans votre âme tout ce que je possédais, et je suis à sec comme une citerne épuisée. Semblable à la veuve de l'Evangile, je pourrais même dire que j'ai pris sur ma pauvreté pour vous donner. Mais pourquoi cet air craintif et ces regards baissés ? Vous m'avez pressé, sollicité de vous adresser la parole, je l'ai fait; je vous ai même parlé longuement peut-être pour ne vous rien dire; beaucoup de mots et peu de sens, tel est ce discours qui devait régler en vous la charité, comme vous me l'aviez demandé, et qui n'a servi qu'à révéler mon ignorance. Peut-être ne me serait-il pas impossible de trouver des excuses; ainsi je pourrais mettre en avant la fièvre tierce qui me mine, de même que les occupations et les soins de ma charge qui ne me permettent guère de suivre ce conseil de l'Ecclésiastique: « Ecrivez à loisir quand vous traitez de la sagesse, (rap. à l'Eccles., chap. XXXVIIl, 25). » Je serais en droit de mettre ces raisons en avant, s'il s'agissait d'un travail considérable et de longue haleine; mais pour un aussi petit travail que celui-ci, je ne puis alléguer, comme je l'ai déjà fait, que la médiocrité de mon savoir. [87,11] Mais je me console dans la confusion que je ressens de n'avoir pas répondu à votre attente, c'est d'avoir fait du moins tout ce que j'ai pu pour vous satisfaire; j'espère que vous vous contenterez de ce bon vouloir en voyant qu'il ne m'était pas possible de faire davantage. D'ailleurs, si ma lettre est pour vous sans utilité, elle ne le sera pas pour moi qu'elle force à pratiquer l'humilité : « Car un insensé, tant qu'il garde le silence, peut passer pour un sage (Prov., XVII, 28); » son silence peut être pris pour de la réserve au lieu d'être regardé comme une preuve d'incapacité. J'aurais donc pu profiter du bénéfice d'un pareil jugement et passer pour un sage sans l'être, si j'avais gardé le silence; à présent, je vais prêter à rire aux uns par mon peu de sagesse, et aux autres par mon ignorance, qu'ils tourneront en ridicule, tandis que des troisièmes se sentiront indignés de ma présomption. Ne pensez pas que tout cela serve peu à la piété; au contraire, l'humilité que l'humiliation nous apprend à pratiquer est le fondement de tout l'édifice spirituel; en effet, de l'humiliation naît l'humilité, comme la paix de la patience, et le savoir de la lecture. Quiconque veut acquérir l'humilité doit rechercher les humiliations; si l'on a peur des unes, on ne connait pas encore l'autre. C'est donc tout profit pour moi que mon ignorance soit dévoilée, et il est juste que je sois humilié par des hommes d'une instruction reconnue, moi qui ai si souvent reçu des louanges que je ne méritais pas, de personnes dénuées de tout savoir ! Les craintes de l'Apôtre me font trembler moi-même quand je lui entends dire. « Je me retiens de peur que quelqu'un, en me voyant sous un trop beau jour, ne m'estime plus que ce qu'il découvre en moi ou entend dire de moi (II Corinth., XII, 6). » Comme il a raison de dire « je me retiens ! » Ce n'est pas ce que font les gens arrogants et orgueilleux, ni les personnes altérées de vaine gloire qui parlent avec emphase de toutes leurs actions, et font étalage de ce qu'elles ont, quelquefois même de ce qu'elles n'ont pas et qu'elles s'attribuent il tort. Il n'y a que la véritable humilité qui sache se retenir, et qui même ait peur de laisser voir ce qu'elle est, de crainte qu'on ne l'estime plus qu'elle ne vaut réellement. [87,12] En effet, ce n'est pas sans un grand danger que nous entendons parler de nous en termes supérieurs au mérite que nous nous reconnaissons. Qui est-ce qui me fera moissonner dans le monde autant d'humiliations méritées que j'y ai recueilli de louanges injustes? Je pourrais m'écrier alors avec le Prophète : « Après avoir été exalté, j'ai été humilié et rempli de confusion (Psalm. LXXXVII, 16); » ou bien: « Je danserai afin de paraître plus vil encore (II Reg., VI, 22). » Oui, pour faire rire de moi, je me laisserai aller à une sorte d'extravagance, mais à de bonnes extravagances qui charment les regards de Dieu si elles blessent ceux de Michel; qui peuvent me rendre ridicule aux yeux des hommes, mais qui sont pour les anges le plus charmant spectacle. Oui, je le répète, ce sont d'excellentes folies que celles qui nous exposent à la risée des riches et au mépris des superbes; mais ce sont de véritables extravagances pour les gens du monde qui nous voient dédaigner ce qu'ils recherchent avec ardeur, et désirer au contraire de toutes nos forces ce qu'ils évitent avec le plus grand soin; nous leur faisons l'effet de ces baladins et de ces bateleurs qui attirent sur eux les regards de la foule quand on les voit, contre les lois de la nature humaine, se tenir debout et marcher la tète en bas et les pieds en l'air; seulement nos extravagances à nous n'ont rien de puéril, rien qui rappelle ce qu'on voit sur le théâtre, où des gestes efféminés et corrompus réveillent les passions et représentent des choses honteuses; elles sont charmantes, honnêtes , graves , belles et capables de flatter les regards mêmes des esprits célestes qui les contemplent. C'étaient là les pures et saintes extravagances de celui qui disait: « Nous sommes en spectacle aux anges et aux hommes (I Cor., IV, 9). » Puissent-elles être les nôtres, afin que nous soyons exposés dans le monde à la risée, aux moqueries et aux humiliations de tous, jusqu'à ce que celui qui brise les grands et exalte les humbles vienne pour nous inonder de joie et de gloire et pour nous exalter à jamais.