ROBERT BELLARMIN (1542 - 1621), ÉCHELLE DU CIEL, OU MOYENS EFFICACES DE PARVENIR AU VRAI BONHEUR,EN CONSIDÉRANT, SELON DIEU, LES OEUVRES DE LA CRÉATION. PRÉFACE DE L'AUTEUR. La sainte Écriture nous avertit fréquemment de chercher Dieu avec soin. Car quoique Dieu ne soit pas loin de nous, puisque c'est en lui que nous avons l'être, le mouvement et la vie, nous sommes cependant nous-mêmes loin de Dieu : et à moins de préparer dans notre coeur des degrés pour former en quelque sorte une échelle qui nous élève au ciel; à moins de chercher Dieu avec une grande sollicitude, nous ne pouvons; comme l'enfant prodigue, que paître les pourceaux dans une région lointaine, loin de notre patrie et de notre Père céleste. Mais pour expliquer en peu de mots comment il se fait que Dieu ne soit pas loin de nous, tandis que nous sommes très loin de lui, nous disons que Dieu n'est pas loin de nous, parce qu'il nous voit sans cesse, que tout est présent à ses yeux; parce qu'il pense continuellement à nous, et qu'il en prend soin (I Petr. 5); parce qu'il nous touche continuellement, étant celui qui soutient tout par la puissance de sa parole (Hebr. 1,3). Mais nous sommes très éloignés de Dieu, parce que nous ne le voyons pas et qu'il nous est impossible de le voir, puisqu'il habite une lumière inaccessible ( I Tim. 6) ; parce que nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée de Dieu (II Cor. 3). Encore moins pouvons-nous l'approcher par de pieuses affections, et nous attacher à lui, s'il ne nous admet, et si sa droite ne nous attire. Ainsi David, après avoir dit à Dieu : Mon âme s'est attachée à tous, ajoute aussitôt: Votre droite m'a soutenue (Ps. 62. 8). Nous sommes très éloignés de Dieu, non seulement en ce que nous ne pouvons ni le voir, ni penser facilement à lui, ni nous y attacher par affection, mais encore parce qu'occupés des biens temporels, qui nous environnent et nous obsèdent de toutes parts, nous oublions facilement Dieu; et à peine notre langue prononce-t-elle son saint nom dans les Psaumes et les autres prières, tandis que le coeur ne ressent rien. C'est pour éviter ce malheur, que l'Esprit-Saint dans l'Écriture, comme nous l'avons dit, nous exhorte si souvent à chercher Dieu : "Quaerite Deum, et uiuet anima uestra" (Ps. 68). Cherchez la face sans cesse, ajoute le Prophète royal. Le Seigneur est bon à ceux qui espèrent en lui, il est bon à l’âme qui le cherche dit Jérémie (Lam. 3,25). Cherchez le Seigneur pendant qu'on peut le trouver, ajoute un autre prophète (Is. 55,6); mais cherchez-le dans la simplicité de votre coeur, vous dit le Sage (Sap. 1). Lorsque vous chercherez le Seigneur votre Dieu, vous le trouverez, disait Moise, pourvu toutefois que vous le cherchiez de tout votre coeur (Deut. 4,29). Or cette sollicitude pour chercher Dieu, quoiqu'elle concerne tous les fidèles, est cependant le partage propre de ceux qui gouvernent l'Eglise, d'après le témoignage des SS. Pères, et surtout de St. Augustin, de St. Grégoire et de St. Bernard. Ils font voir clairement qu'un pasteur ne peut être utile ni à lui ni aux autres, s'il ne médite sérieusement les choses divines, et ne prend un soin particulier de la nourriture de son âme. St: Augustin, dans le traité de la Cité de Dieu (Livre 19,19), enseigne que « l'amour de la vérité désire un saint repos, tandis que les devoirs de la charité nous engagent au travail ; mais il ne faut pas entièrement abandonner le plaisir de contempler la vérité, de peur que ce plaisir ne nous soit soustrait, et qu'ensuite nous ne soyons accablés par les oeuvres de la charité. » Parlant ensuite de lui-même (Conf. X,40), et de ses fréquentes méditations sur Dieu par la considération des créatures, il dit: «Je m'y exerce souvent, j'y trouve du plaisir, et sitôt que j'ai un moment de loisir, je me livre à cette satisfaction. » St. Grégoire, dans son Pastoral (2e Part. c. 5), dit ce qu'il faut que la compassion égale le pasteur à ses inférieurs, mais que la contemplation doit l'élever au-dessus d'eux. S'il partage par sa piété et sa charité les peines et les faiblesses des autres, la sublimité de sa contemplation doit l'élever au-dessus de lui-même, pour ne s'occuper que des choses célestes et invisibles. » Dans ce même chapitre, St. Grégoire rapporte l'exemple de Moïse et de Jésus-Christ. Moïse entrait fréquemment dans le tabernacle et il en sortait : il y entrait pour connaître les secrets de Dieu ; il en sortait pour se charger des infirmités du prochain. Et Jésus-Christ lui-même travaillait au salut du prochain, en prêchant et opérant des miracles pendant le jour; mais il passait les nuits sans dormir, occupé de la prière et de la contemplation. "Erat pernoctans in oratione Dei" (Luc. 6). On peut lire d'autres traits semblables dans le dernier chapitre du même livre. Enfin St. Bernard, voulant donner des avis salutaires au pape Eugène, qui avait été son disciple, et l'exhorter à ne pas tellement se livrer aux occupations extérieures, qu'il ne se recueillit chaque jour un certain temps, pour jouir d'un saint repos et d'une nourriture toute céleste, écrivit les cinq livres de la considération, dans lesquels il l'exhorte nonseulement à la méditation des choses divines, mais encore il lui enseigne la manière et les moyens de méditer, et en méditant, de s'élever, et en s'élevant, de se transformer en Dieu par le secours de l'intelligence et de la volonté. Il n'admet point l'excuse que le pontife aurait pu alléguer, et qu'allèguent tant d'autres, savoir, le grand nombre d'occupations inséparables des fonctions pontificales, et qui ne laissent aucun intervalle aux prélats pour vaquer à la méditation des choses divines. Assurément, en effet, personne n'est tenu de se livrer tellement aux affaires extérieures, qu'il ne lui reste pas de temps pour réparer ses forces par le boire et le manger, et par l'usage du repos et du sommeil. Et si le corps demande avec raison cette réfection et ce repos, avec combien plus de justice l'âme peut-elle exiger la réfection et le repos qui lui sont propres? car elle ne peut aucunement, sans soulagement, s'acquitter de ses devoirs, au milieu d'occupations d'une si haute importance. Or la nourriture de l'âme, c'est l'oraison; son sommeil, c'est la contemplation par laquelle elle médite dans son coeur les moyens de s'élever, afin de voir le Dieu des dieux dans la céleste Sion, de la manière qu'on peut le voir dans cette vallée de larmes (Ps. 83). Or une échelle. pour arriver jusqu'à Dieu, ne peut se former ici-bas que par les oeuvres de Dieu. Quant à ceux qui, par un privilège particulier, ont été introduits dans le paradis par une autre voie et ont été admis aux secrets de Dieu, à ces secrets dont il n'est pas permis à l'homme de parler, on peut dire qu'ils y ont été ravis, et non pas qu'ils y sont montés. St. Paul nous le dit : J'ai été ravi dans le paradis, et j'y ai entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis a un homme de rapporter. (Tel est le sens de ce qu'il dit en troisième personne.) L'auteur du livre de la Sagesse et St. Paul (Rom. 1) enseignent que l'homme peut, par les oeuvres de Dieu, c'est-à-dire par les créatures, s'élever à la connaissance et à l'amour du Créateur : la raison confirme ce que nous disons, puisque par les effets on connaît la cause efficiente, et que le tableau nous donne l'idée du modèle; et qu'il est certain que toutes les créatures sont l'ouvrage de Dieu. D'ailleurs l'Écriture ne nous laisse pas ignorer que les hommes et les anges sont non seulement les oeuvres, mais encore les images de Dieu. Mu par ces raisons, et pendant un peu de repos que m'ont laissé les affaires publiques, encouragé par l'exemple de St. Bonaventure qui, dans un loisir semblable, composa l'Itinéraire de l'âme vers Dieu, j'ai essayé de former, au moyen des créatures, une échelle pour monter jusqu'à Dieu: je l'ai partagée en quinze échelons, à l'instar des quinze degrés par lesquels on montait au temple de Salomon, et des quinze Psaumes qu'on appelle graduels.