[0] A L'ÉGLISE DE NÉOCÉSARÉE. [1] La perte que vous venez d'essuyer, demanderait que je fusse dans votre ville pour rendre au saint prélat les derniers devoirs avec vous qui teniez de si près à son cœur, pour participer à votre tristesse par le spectacle même des objets tristes, et pour vous donner les conseils dont vous avez besoin. Mais comme beaucoup de raisons m’empêchent d'aller vous joindre, il me reste à vous témoigner par une lettre la part que je prends à votre douleur. Les actions et les vertus distinguées de celui que nous pleurons, lesquelles nous rendent sa perte si sensible, ne pourraient être renfermées dans une lettre, et d'ailleurs il ne serait pas à propos d'en parcourir les détails lorsque notre âme est accablée par l'affliction. Ces actions et ces vertus sont telles qu'il est impossible d'en perdre la mémoire, et qu'on ne doit point les passer sous silence : mais elles sont en si grand nombre que je ne pourrais parvenir à les rapporter toutes, et si j'en omettais quelques-unes je craindrais de trahir la vérité. [2] La mort nous a enlevé l'homme de notre siècle qui était doué des plus grandes qualités naturelles, le soutien de sa patrie, l'ornement des Eglises, la colonne de la vérité, l'appui le plus ferme de la foi en Jésus-Christ, gardien sûr de ses enfants, ennemi redoutable des ennemis de Dieu, attaché aux anciennes coutumes, opposé aux nouveautés, montrant dans sa personne la figure de l'Eglise primitive, et réglant sur ce modèle l'Eglise particulière confiée à ses soins; de sorte que les fidèles qu'il gouvernait semblaient avoir vécu avec les chrétiens qui ont brillé il y a deux cents ans et au-delà: tant le pontife dont nous parlons ne disait rien de lui-même, ne produisait aucune imagination nouvelle, mais savait, selon la bénédiction de Moïse, tirer du fond de son cœur, comme d'un excellent trésor, ce qu'il y avait de plus ancien préférablement à ce qui était nouveau. C'est pour cela que parmi ses égaux, sans avoir égard à son âge, tous d'un accord unanime lui déféraient la première place, parce qu'il se distinguait entre tous par une sagesse vraiment antique. Pour comprendre combien l'attachement aux anciennes maximes est utile, il suffit de jeter les yeux sur vous. Vous êtes les seuls des peuples que nous connaissons, ou du moins avec très peu d'autres, qui, grâce à son gouvernement, ayez joui du calme le plus paisible au milieu des orages et des tempêtes qui agitaient le monde chrétien. Les vents violents des hérésies ne vous ont point troublés, ces vents dangereux qui font subir tant de naufrages aux âmes inconstantes. Puissent-ils ne vous troubler jamais! je le demande au souverain Seigneur, qui avait choisi son serviteur fidèle pour être l'appui de l'Eglise, et pour y maintenir le plus longtemps possible la tranquillité. Ne l'exposez pas, cette tranquillité, dans la circonstance présente ; et en vous livrant à une douleur excessive, à des lamentations immodérées, ne fournissez pas à ceux qui veulent vous nuire l'occasion de vous surprendre. Que si vous voulez absolument verser des pleurs, ce que je ne vous conseille pas dans la crainte que vous ne ressembliez à ceux qui n'ont pas d'espérance, pleurez du moins d'une manière qui convienne au digne pasteur que la mort vient de vous ravir. [3] Quoiqu'il ne soit point parvenu jusqu'à l'extrême vieillesse, cependant il a eu assez de vie pour vous bien gouverner. Il ne s'intéressait à son corps qu'autant qu'il lui donnait sujet de montrer la force de son âme dans les douleurs de la maladie. Quelqu'un de vous pensera peut-être que le temps et l'habitude de vivre avec les personnes, loin de nous rassasier pour elles, augmentent en nous le plaisir de les voir, et redoublent notre tendresse ; de sorte que plus vous avez joui longtemps d'un grand bien, plus vous en sentez la privation. Peut-être penserez-vous aussi que les cendres d'un juste doivent être honorées par tout ce qu'il y a d'hommes vertueux. Je désire moi-même que vous soyez tous dans ces sentiments; car je ne dis pas qu'on doive négliger la mémoire de votre pontife, mais je vous conseille de supporter votre douleur avec une modération raisonnable. Je n'ignore pas ce que peuvent dire ceux qui pleurent leurs évêques. Elle est muette cette bouche dont les paroles se répandaient comme les eaux d'un fleuve abondant. Ce cœur immense, dont personne ne pouvait mesurer l'étendue, s'est évanoui, du moins pour les hommes, comme un vain songe. Qui jamais eut plus de pénétration pour prévoir l'avenir? qui jamais eut une âme plus ferme et plus décidée pour entreprendre avec promptitude les affaires? O ville infortunée, tu as déjà éprouvé bien des malheurs ; mais celui-ci t'a porté le coup le plus sensible. Ton plus bel ornement est absolument flétri, un morne silence règne dans ton église, tes grandes assemblées sont obscurcies par la douleur, le clergé regrette son chef, les Ecritures Saintes n'ont plus d'interprète, les enfants ont perdu leur père, les anciens leur égal, les magistrats leur maître, le peuple un prélat qui le gouvernait, les pauvres un ami compatissant qui les nourrissait. Tous lui donnent les noms les plus tendres, et chacun regarde sa perte par l'endroit qui le touche davantage. [4] Mais où m'emporte le plaisir que j'ai moi-même à pleurer? Ne nous réveillerons-nous pas? ne rentrerons-nous pas en nous-mêmes? ne nous résignerons-nous pas à la volonté du Maître commun, qui rappelle à lui ses saints après qu'ils ont fourni leur carrière? Souvenez-vous, dans la conjoncture présente, des paroles de l'Apôtre que votre pontife vous répétait sans cesse dans ses discours : Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers (Phil. 3. 2.). Il est beaucoup de chiens. Que dis-je? toute la terre est pleine de loups ravissants qui, cachant leur malignité sous la peau de brebis, déchirent le troupeau du Fils de Dieu. Mettez-vous à l'abri de ces loups, en vous mettant sous la conduite de quelque vigilant pasteur. C'est à vous à le demander avec un esprit soumis, sans dispute et sans intrigue : c'est à Dieu à vous le désigner, lui qui, depuis votre illustre évêque Grégoire, jusqu'au pontife que vous venez de perdre, les a tous choisis les uns après les autres, et les a disposés comme des pierres précieuses pour l'ornement de votre Eglise. Ne désespérez donc point pour l'avenir ; le Seigneur connaît les siens, et il en peut produire que nous n'attendons pas. [5] Il y a longtemps que j'aurais voulu finir cette lettre, la douleur que j'éprouve m'en empêche. Je vous conjure, au nom des pères, au nom de la foi orthodoxe, au nom de l’évêque dont vous regrettez la perte, de penser sérieusement au choix de son successeur, de croire que ce soin vous regarde chacun particulièrement, et, quel que soit le succès de la chose, bon ou mauvais, que chacun de vous sera le premier à en ressentir les effets. Que personne, comme ce n'est que trop l'ordinaire, ne rejette sur son voisin le soin des affaires publiques : car tandis que chaque particulier les néglige pour sa part, tous, sans y prendre garde, s'attirent à eux-mêmes un malheur qui leur est propre. Soit que mes avis soient ceux d'un homme qui s'intéresse à ses voisins, ou qui communique avec vous de sentiments, ou, ce qui est le plus véritable, qui, selon la loi de charité, craint d'encourir le blâme d'avoir gardé le silence, recevez-les avec bienveillance, je vous prie, persuadés que vous êtes ma gloire comme nous sommes la vôtre pour le jour du Seigneur, et que d'après le choix du pasteur que vous allez élire, ou nous serons unis davantage, ou qu'une séparation totale....... Je n'achève pas, je ne veux point présager un malheur que Dieu éloignera par sa grâce, je l'espère. Au reste, et c'est par où je finis, si le pontife que nous pleurons n'a pas travaillé de concert avec nous pour la paix de l'Eglise, à cause de certaines préventions, comme il l'assurait lui-même, je prends à témoins Dieu et tous ceux qui me connaissent, que je ne cessai jamais de penser comme lui, et de l'inviter à prendre part aux combats que je livrais aux hérétiques.