[38] XXXVIII. De la fortune. Il est, comme on n'en peut douter, beaucoup de causes purement accidentelles, qui peuvent mener les hommes plus rapidement à la fortune : telles sont la faveur des grands, d'heureux hasards, la mort des autres ou les successions ; enfin, des occasions favorables aux talents ou aux vertus qui nous sont propres. Mais le plus souvent la fortune de chaque individu est dans ses mains, comme l'a dit un poète {Appius Claudius Caecus} : chacun est l'artisan de sa propre fortune. Mais pour désigner plus précisément la principale et la plus puissante des causes dont nous avons fait l'énumération, disons hardiment que c'est la sottise de l'un qui fait la fortune de l'autre et l'expérience prouve en effet que le moyen le plus sûr et le plus prompt pour faire fortune, est d'être toujours prêt à profiter des fautes d'autrui. Un serpent ne devient un dragon, qu'après avoir dévoré un autre serpent. Les vertus éminentes, et qui ont beaucoup d'éclat, n'attirent que des éloges; mais il y a des vertus secrètes et cachées, qui contribuent davantage à notre fortune ; c'est une certaine manière élégante, délicate et aisée, de se faire valoir; genre de talent que les Espagnols expriment, en partie, par le mot de "desenvoltara", ce qui signifie que, pour faire fortune, il faut avoir, non un caractère raide et difficile, mais une âme souple, versatile, et toujours disposée à tourner avec la roue de cette fortune. Tite-Live voulant donner une juste idée de Caton-le-Censeur, et le bien caractériser, s'exprime ainsi à son sujet : "la vigueur d'âme et de corps était-elle portée à tel point dans ce personnage, qu'en quelque lieu qu'il fût né il aurait fait sa fortune?" puis il ajoute : "il avait un génie souple et versatile". {Tite-Live, Histoire romaine, XXXXIX, 40} Pour peu qu'un homme ait la vue perçante, et regarde autour de lui, tôt ou tard il apercevra la fortune; car, quoiqu'elle soit aveugle, elle n'est pas invisible. Le chemin de la fortune est semblable à la voie lactée; c'est un assemblage de petites étoiles, dont chacune étant séparée des autres, serait invisible, mais qui, étant réunies, répandent une lumière assez vive : et pour parler sans figures, c'est un assemblage de facultés et d'habitudes (de talents et de vertus) déliées et imperceptibles. Parmi ces qualités nécessaires pour faire fortune, les Italiens en comptent quelques-unes dont on ne se douterait guère. Selon eux, pour qu'un homme ait toutes les conditions requises, et soit assuré de réussir de parvenir, il faut qu'il ait un "poco di matto" (un grain de folie). En effet, il est deux qualités essentielles pour parvenir; l'une, est d'avoir ce grain de folie, et l'autre, de n'être pas trop honnête homme. Aussi, ceux qui sont uniquement dévoués à la patrie ou au souverain, ont rarement de grands succès. Car, tandis qu'un homme, détournant ses regards de lui-même, les fixe sur un objet étranger à lui, il perd son chemin, et ne va pas à son propre but. Une fortune très rapide rend un homme présomptueux, turbulent, et, pour user d'une expression française, entreprenant ou remuant. Mais une fortune acquise avec peine augmente son habileté. La fortune mérite nos respects et nos hommages, ne fut-ce qu'en considération de ses deux filles, la confiance et la réputation. Car tels sont les deux effets que produisent les heureux succès; l'un en nous-mêmes, l'autre, dans ceux avec qui nous vivons, et dans leurs procédés avec nous. Les hommes prudents, pour se soustraire à l'envie à laquelle les exposent leurs talents ou leurs vertus, attribuent leurs succès à la fortune ou à la divine providence. Par ce moyen, ils jouissent en paix de leur supériorité. Sans compter qu'un personnage illustre donne une plus haute idée de lui-même, lorsqu'il peut persuader qu'une puissance supérieure veille sur ses destinées. C'est dans ce même esprit que César disait à son pilote dans une tempête : "ne crains rien, mon ami, tu portes César et sa fortune" {Plutarque, Vie de César, XXXVIII, 5}; et que Sylla préférait la qualification d'heureux ou de fortuné, à celle de grand. On a observé aussi que ceux qui ont eu la présomption d'attribuer leurs succès à leur propre prudence et à leurs propres directions, ont fini par être très malheureux : observation qui s'applique surtout à l'Athénien Timothée; dans une harangue où il rendait compte de ses opérations militaires devant l'assemblée du peuple, il ajouta plusieurs fois cette remarque : "observez, Athéniens, que la fortune n'a eu aucune part à ce succès"; depuis cette époque il fut malheureux dans toutes ses entreprises. Parmi les personnes qui ont de grands succès, il en est dont la fortune ressemble aux vers d'Homère, qui sont plus faciles et plus coulants que ceux des autres poètes, comme Plutarque l'observe dans la vie de Timoléon, en comparant la fortune de ce personnage avec celle d'Agésilas et d'Epaminondas.