[31,0] XXX. Du soupçon. Le soupçon est, parmi nos pensées, ce que la chauve-souris est parmi les oiseaux; et comme elle, il ne voltige que dans l'obscurité. On ne doit pas l'écouter, ou du moins s'y livrer trop aisément; il obscurcit l'esprit, éloigne nos amis, et fait que l'on marche avec moins de facilité et de constance vers le but. Les soupçons disposent les rois à la tyrannie, les époux a la jalousie, et les hommes les plus sages à l'irrésolution et à la mélancolie. Ce défaut vient plus de l'esprit que du coeur, et souvent les âmes les plus courageuses n'en sont pas exemptes : Henri VII, roi d'Angleterre, est un exemple frappant de cette vérité; il y a eu peu de princes qui aient été en même temps aussi courageux et aussi soupçonneux que lui : les soupçons ont moins d'inconvénient dans un esprit de cette trempe, qui ne leur donne entrée qu'après les avoir suffisamment examinés pour en déterminer le degré de probabilité; mais, dans un caractère faible et timide, ils prennent pied trop aisément. Le soupçon est fils de l'ignorance; ainsi, le vrai remède à cette infirmité, c'est de s'instruire, au lieu de nourrir les soupçons et de les couver, pour ainsi dire, dans le silence; car les soupçons se nourrissent dans les ténèbres, et se repaissent de fumées. Après tout, ces soupçons et ces ombrages sont aussi injustes que nuisibles; les hommes ne sont rien moins que des anges; ils vont à leurs fins, comme vous allez aux vôtres; vous qui les soupçonnez, exigeriez-vous qu'ils s'occupassent de votre intérêt plutôt que du leur? Ainsi le plus sûr moyen pour modérer ces soupçons, c'est de prendre ses précautions, comme s'ils étaient fondés, et de les réprimer comme s'ils étaient faux. Car l'avantage de ces soupçons ainsi modérés, sera que nous nous arrangerons de mauière que, dans le cas même où ce que nous soupçonnons se trouverait vrai, nous n'en aurons rien à craindre. Les soupçons qui ne nous viennent que de nous-mêmes, ne sont qu'un vain bourdonnement; mais ceux que nous inspirent et que nourrissent les propos malicieux ou inconsidérés des rapporteurs et des nouvellistes, sont une sorte d'aiguillon qui les fait pénétrer plus profondément. Le meilleur expédient pour sortir du labyrinthe des soupçons, c'est de les avouer franchement à la personne même qui en est l'objet. Par ce moyen, nous nous procurerons probablement un peu plus de lumières sur le sujet de notre défiance, sans compter que nous rendrons cette personne plus circonspecte et plus attentive sur elle-même, pour ne plus donner lieu à de tels soupçons. Mais gardez-vous de faire de tels aveux à une âme basse et perfide; lorsqu'un homme de ce caractère se voit soupçonné, il ne faut plus compter sur sa fidélité, comme le dit ce proverbe italien : "sospetto licenzia fede"; comme si le soupçon devait congédier, pour ainsi dire, et chasser la bonne foi, qu'il doit, au contraire, ranimer et obliger à se manifester si clairement, qu'on ne puisse plus en douter.