[25,0] XXV. De l'expédition dans les affaires. [25,1] Une diligence affectée est un vrai fléau dans les affaires. On peut la comparer à ce que les médecins appellent prédigestion, ou digestion trop hâtive, dont l'effet est de remplir le corps de crudités et d'humeurs vicieuses qui sont des semences de maladies. Ainsi, ne mesurez pas votre diligence par le temps employé dans une affaire, mais par vos progrès vers le but. Et de même que, dans la course, ce n'est pas en faisant de grandes enjambées, ou en levant fort haut les pieds, qu'on arrive plus vite au terme, mais en allant toujours droit au but et sans se lasser; de même aussi l'expédition, dans les affaires, ne consiste pas à embrasser tout en une seule fois, mais à suivre l'affaire avec constance et sans s'écarter. On voit assez d'hommes, qui, se piquant d'être de grands travailleurs, et plus jaloux de paraître expéditifs que de l'être réellement, ne donnent pas aux affaires le temps qu'elles exigent, et précipitent tout. Cependant, abréger une affaire, en simplifiant les matières, ou l'abréger en la tronquant, sont deux choses bien différentes. Mais, quand on traite une affaire avec précipitation, à chaque séance, ou entrevue, on la voit tantôt avancer, tantôt reculer, et l'on est obligé d'y revenir à plusieurs fois. Un personnage, de ma connaissance, avait coutume de dire à ceux qu'il voyait se presser trop de finir : allez un peu plus doucement, afin que nous finissions plutôt. [25,2] D'un autre côté, la vraie diligence est une qualité précieuse. Car le temps est la vraie mesure de la valeur des affaires, comme l'argent est la mesure de celle des marchandises; et quand elles consument trop de temps, c'est acheter trop cher le succès. La lenteur des Spartiates, parmi les anciens, et celle des Espagnols, parmi les modernes, ont passé en proverbe. "Mi venga la muerte de Spagna" (puisse ma mort venir de l'Espagne!) car alors elle sera un peu longtemps à venir. [25,3] Prêtez une oreille attentive à ceux qui vous donnent la première information sur une affaire; et, au lieu d'interrompre le fil de leurs discours, contentez-vous de les diriger un peu dans le commencement, afin qu'ils ne s'écartent point; car tout homme qu'on empêche de suivre l'ordre qu'il s'était tracé, ne sait plus où il en est; il redit vingt fois la même chose; il est obligé de prendre du temps pour se rappeler ses idées, et il devient ainsi beaucoup plus prolixe qu'il ne l'eut été, si on l'eut laissé s'expliquer à sa manière. Car le souffleur même devient quelquefois plus ennuyeux et plus fatiguant que l'acteur qui ne sait pas bien son rôle. [25,4] Les répétitions font sans doute perdre du temps; cependant rien n'abrège autant que celles dont le but est de bien déterminer l'état de la question; ce qui épargne la plus grande partie des discours inutiles qu'on retranche par ce moyen. Les discours prolixes et recherchés sont précisément aussi commodes pour l'expédition des affaires, qu'une robe à longue queue l'est pour la course. Les discours préliminaires, les digressions, les excuses, les compliments, et autres accessoires qui n'intéressent que la personne qui parle, font perdre beaucoup de temps, et quoiqu'ils semblent être des preuves de modestie, c'est encore la vanité qui les suggère. Cependant, si vous vous apercevez que la disposition des personnes auxquelles vous avez affaire vous est fort contraire, gardez-vous d'entrer trop tôt en matière; car toute forte prévention exige un exorde et un préambule pour la détruire; comme une fomentation est nécessaire pour faire pénétrer un onguent. [25,5] La véritable source, l'âme de l'expédition dans les affaires, c'est l'ordre, la méthode, une judicieuse distribution, et des divisions exactes. Cependant il ne faut pas que ces divisions soient en trop grand nombre, ni fondées sur des distinctions trop subtiles. Car celui qui ne divise point du tout, ne pourra jamais pénétrer dans une affaire, et celui qui divise trop la matière, l'embrouillant ainsi, au lieu de l'éclaircir, n'en sortira jamais avec honneur. Le vrai moyen d'épargner le temps, c'est de bien prendre son temps; car une motion faite à contretemps n'est que de l'air battu. Il y a dans toute affaire trois parties essentielles: la préparation, l'examen, ou la discussion, et la perfection, ou la conclusion. Si l'on veut expédier, c'est l'examen qui demande le plus de temps et de personnes, les deux autres en exigeant beaucoup moins. Procéder par écrit, au commencement d'une affaire, est un moyen qui, en facilitant la discussion, contribue a l'expédition. Car, en supposant même que ce premier écrit soit rejeté, cependant cette négative même procurera toujours plus de lumières qu'une considération vague et simplement verbale de l'affaire, comme les cendres sont plus productives que la poussière.