[41] «Or, mes fils, je ne vous conseillerais nullement d'exposer votre fortune, par amour et bienveillance pour nous, dans une entreprise non seulement désespérée mais encore vouée au désespoir. Mais tandis que dans votre intérêt et dans celui de la science nous nous laissons aller à ces digressions, le temps s'écoule, et nous tenons à ce que votre initiation exerce sur vous la même influence que le mois d'avril ou le printemps exerce sur la nature; qu'elle brise l'indifférence glaciale de vos coeurs et qu'elle y fasse fleurir les germes de la vérité. Il nous reste à examiner le plus certain de tous les signes, celui des moyens ; car en tout il faut une méthode, et c'est d'elle que dépendent la valeur et la substance du principe ; selon qu'elle est bien ou mal établie, les choses et les conséquences sont utiles ou pernicieuses. Il en résulte que, si les moyens sur lesquels se fonde votre philosophie ne sont ni justes ni vraisemblables, nous en concluons que l'espoir qu'elle vous inspire est crédule et frivole. Et certes, mes fils, s'il fallait transporter un obélisque d'une grandeur colossale, pour l'ornement d'un triomphe ou d'une solennité semblable, et si des hommes essayaient d'y parvenir avec le secours seul de leurs mains, ne penseriez-vous pas qu'ils ont besoin d'ellébore? S'ils augmentaient le nombre des ouvriers, et que par ce moyen ils crussent pouvoir réussir, ne les regarderiez-vous pas comme plus fous encore? Ou bien s'ils faisaient un choix, en écartant les plus faibles et en n'employant que les plus forts et les plus vigoureux, et que par ce moyen ils ne doutassent pas d'accomplir leur entreprise; si, non contents de cela, ils recouraient à l'expédient athlétique, et ordonnaient que tous vinssent avec les mains, les bras et les nerfs frottés et préparés avec des onguents, ne vous écrieriez-vous pas qu'ils mettent toute leur raison et toute leur science à faire des folies? Et cependant les hommes ne montrent pas moins d'absurdité dans leurs entreprises intellectuelles, en n'employant pas d'autre secours que celui de l'intelligence, en attendant de grands résultats de la multitude et de la supériorité des écrivains, et en fortifiant les nerfs de l'esprit par la dialectique, qui peut être regardée comme une sorte de préparation athlétique, au lieu de se servir de machines à l'aide desquelles les forces de chacun seraient employées et concourraient à l'oeuvre. [42] De même qu'on n'apporte à l'esprit aucun secours convenable, de même on emploie de faux moyens pour l'étude des phénomènes physiques. Qu'en dirons-nous, en effet? Suffit-il donc pour fonder une philosophie de juger la nature d'après quelques expériences communeset vulgaires, et d'envelopper ensuite des siècles entiers dans des méditations? En vérité, mes fils, je ne savais pas que les hommes fussent assez aimés de la nature pour qu'elle voulût nous découvrir ses secrets et nous octroyer ses bienfaits après une aussi courte et légère entrevue. Les hommes semblent nous observer et contempler la nature, comme s'ils étaient placés dans une tour haute et lointaine d'où ils pourraient en apercevoir l'image, ou plutôt une vapeur semblable à son image, sans qu'il leur fût possible de distinguer et de saisir les différences des choses (point le plus essentiel des recherches), à cause de leur subtilité et de l'intervalle de la distance. Et cependant ils travaillent et s'évertuent, et forcent leur intelligence comme ils forceraient leurs yeux; ils en excitent la perspicacité en la faisant méditer, et l'aiguisent en la faisant agir ; ils ont recours aux ressources de l'argumentation pour s'en servir comme de miroirs artificiels, et comprendre et saisir par l'imagination ces différences et ces subtilités de la nature. Certes, ce serait faire preuve d'un jugement bien étroit et d'un zèle bien ridicule, si, pour voir plus clairement et distinctement, on montait dans une tour, chargé de lunettes pour y appliquer les yeux, quand on peut, sans ces lourds instruments et cette extrême fatigue, en venir à son but par un moyen facile et bien supérieur en résultat et en succès, c'est-à-dire, en descendant et en s'approchant plus près des choses. Et cependant, dans l'exercice de l'intelligence, les hommes ne montrent pas moins d'irréflexion. [43] «Nous ne devons pas exiger, mes fils, que la nature vienne au-devant de nous, et il doit nous suffire que, quand nous nous rendons près d'elle avec le respect convenable, elle nous permette de la contempler. Que s'il venait à l'esprit de quelqu'un d'avancer : qu'il est certain que les anciens et Aristote même ont préparé une foule d'exemples ou de particularités par le principe de leurs méditations, et qu'ils ont ouvert et parcouru la voie que nous présentons et indiquons comme nouvelle, en sorte que nous pourrions être regardés comme faisant ce qui a été déjà fait, nous répondrions, mes fils, qu'une telle allégation est insensée; car eux-mêmes exposent leur méthode et leur moyen d'investigation, et leurs écrits en portent l'image fidèle. Ils passaient brusquement d'inductions sans importance aux conclusions les plus générales , pôles, pour ainsi dire, des discussions, et sacrifiaient tout pour en rendre la vérité éternelle et immuable. Car quand la science fut fixée, s'il s'élevait une controverse sur un exemple ou une démonstration qui était en contradiction avec les principes émis, ils ne se mettaient pas à corriger le principe, mais en hommes ingénieux ils le laissaient vivre, arrangeaient au moyen de quelque distinction subtile et adroite et intercalaient au moyen d'une exception des exemples qui faisaient leur affaire; si la démonstration présentait un sens non contradictoire, mais obscur, tantôt ils l'ajustaient à leurs propres idées et tantôt le torturaient de la manière la plus pitoyable. Une telle doctrine nous semble manquer de base. [44] N'allez donc pas vous tromper en voyant dans quelques écrits d'Aristote un assez grand nombre de citations, d'exemples et de particularités. N'oubliez pas qu'ils n'ont été ajoutés que plus tard, et après que cette addition eût été regardée comme nécessaire ; car il n'avait pas pour habitude de laisser le champ libre à l'expérience, il l'assujettissait, au contraire, à ses principes ; et loin de vouloir la rendre le mobile de recherches communes et exactes, il la contraignait à défendre l'influence particulière de sa doctrine. Ne vous imaginez pas non plus que cette subtilité des différences, dont nous sentons si vivement le besoin, se rencontre et s'explique assez clairement dans les distinctions des philosophes scolastiques; croyez, d'ailleurs, que cette subtilité tardive a été d'un impuissant secours pour effacer de l'oeuvre originale la négligence, la précipitation et la légèreté qu'on y remarquait. Il est impossible, mes fils, de remplir une telle lacune, et ce que l'on dit ordinairement de la fortune, soyez-en persuadés, peut s'appliquer aussi avec vérité à la nature ; elle a des cheveux par-devant, mais elle est chauve par-derrière. Or, toute cette subtilité et cette attention, qui ne sont venues que lorsque le temps véritable de l'observation était passé, eût bien pu effleurer et toucher la nature, mais jamais elles ne l'ont saisie ni arrêtée. [45] Je suis convaincu d'une chose, et vous ne tarderez pas à le reconnaître vous-mêmes ; une fois que vous vous serez un peu accoutumés à la subtilité réelle et naturelle des choses, et aux différences qu'explique et démontre l'expérience, qui se révèlent aux sens, ou du moins que les sens découvrent, vous considérerez aussitôt comme chose vaine et comme une sorte de fantôme et de sortilége cette autre subtilité de discussions et de mots, qui a si singulièrement surpris votre esprit et votre admiration. Par conséquent, mes fils, laissons de côté toutes ces philosophies abstraites, et attachons- nous uniquement aux choses; ne recherchons pas la gloire de fonder une secte, mais occupons-nous sérieusement de la richesse et de la grandeur humaine; formons entre l'esprit et la nature une chaste et légitime union, à laquelle préside la miséricorde divine; prions Dieu, dont la puissance et la volonté règlent tout, et qui, comme père des hommes et de la nature, est aussi celui des lumières et des consolations, de permettre que de cette union il naisse, non des monstres de notre imagination, mais une race de héros capables de dompter et de détruire les monstres, c'est-à-dire qu'il en sorte des découvertes utiles et salutaires, capables de vaincre et de soulager, autant que possible, les besoins de l'humanité. Que tel soit le voeu de l'épithalame.