[17] XVII. Ce qui a été dit de l'excellence du but que nous nous proposons pouvant être assimilé à des voeux, il convient d'examiner avec soin l'espèce d'espérance qui brille à nos regards, et de quel côté elle nous vient. Nous devons prendre garde aussi qu'une fois pris et possédés de l'amour d'une bonne et belle chose, nous perdions ou voyions s'altérer en nous la sévérité du jugement. D'où dérive l'opportunité qu'il y aurait encore d'imiter en cela la prudence des affaires qui se défie des prescriptions ordinaires et est toujours prête à supposer des chances défavorables. De tous ces souffles d'espérance, nous devons donc rejeter ceux qui sont par trop volatiles, mais discuter ceux qui semblent offrir quelque consistance. Or, la première pensée qui se présentait à l'esprit de celui qui prenait régulièrement les augures, c'est que ce qui arrive, à cause de la nature éminente du bien, vient manifestement de Dieu, et que ce qui, des oeuvres divines, a un fois pris commencement, quelque faible et imperceptible que soit cette première origine, doit nécessairement avoir son accomplissement. Je tire aussi des présages de la nature du temps, car, de l'aveu de tout le monde, la vérité est fille du temps. On fait donc tout à la fois preuve et d'une grande faiblesse de jugement et d'une lâche adulation, en attribuant aux auteurs toutes les acquisitions faites jusqu'à ce jour, et en refusant à l'auteur des auteurs comme à celui de toute autorité, au temps, ce qui lui appartient de cette moisson. Or, ce n'est pas seulement du droit commun du temps, c'est encore de la prérogative de notre âge que j'ose bien augurer. L'opinion, en effet, que chacun porte avec jalousie en soi, sur l'antiquité, est sans aucun esprit de critique et semble contredire cette dénomination même d'antiquité, laquelle ne s'applique en toute propriété qu'à un monde même de vieillards ou bien à un âge avancé. Et au fait, tout ainsi que nous attendons une plus grande connaissance des affaires humaines et un jugement plus mûr d'un homme avancé en âge que d'un jeune homme, à cause de son expérience et de la multitude de choses qu'il a vues, entendues et méditées, nous sommes très disposés à croire notre siècle capable, s'il connaissait ses forces, qu'il voulût expérimenter la nature et considérer attentivement les faits, d'exécuter de plus grandes choses que les siècles antérieurs ; ce qui doit être, puisque enfin notre siècle répond à un âge plus avancé du monde et qu'il a ajouté aux expériences, aux observations des siècles qui l'ont précédé une foule d'autres expériences et observations. Et, dans cette appréciation, il faudrait bien se garder d'omettre les navigations et pérégrinations lointaines et si fréquentes de nos jours, lesquelles ont été pour nous une occasion de connaitre plusieurs choses de ce globe qui ne nous étaient pas encore tombées sous les yeux et peuvent apporter de nouvelles lumières à la philosophie. Ne serait-il pas en effet honteux pour les hommes que, si des espaces considérables du monde matériel, des terres, des mers, des constellations, ont été en ce temps découvertes et explorées dans une immense étendue, les découvertes des anciens et l'enceinte étroite où se sont débattues leurs idées fussent restées les limites du monde intellectuel ? La condition des temps en Europe, quant à l'administration des affaires publiques, n'est pas plus défavorable, l'Angleterre se trouvant augmentée, la Gaule pacifiée, l'Espagne fatiguée, l'Italie et l'Allemagne en repos; d'où il suit que l'équilibre des grandes puissances étant obtenu et l'état des nations influentes étant affermi sur sa base, les choses paraissent incliner à la paix, qui est aux sciences comme un ciel doux et serein aux productions du sol. L'état des lettres, en même temps, loin de renfermer rien de fâcheux, semble se présenter avec une certaine faveur, tant sous les auspices de l'art de l'imprimerie, inconnu des anciens, par le bienfait duquel les inventions et pensées de chacun peuvent traverser les espaces avec la rapidité de la foudre, que grâce à l'apaisement des disputes de religion, hors desquelles l'esprit humain, excédé de l'ennui qu'elles lui ont causé, va sans doute se reporter avec plus de vivacité à contempler la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu dans ses propres oeuvres. Mais s'il reste encore des personnes qui se sentent en quelque sorte entrainées par l'accord unanime et permanent des temps sur ce point vers la spéculation des anciens, ces personnes, du premier moment qu'elles jetteront un regard sévère et profond sur l'antiquité, y reconnaitront d'abord des chefs, en fort petit nombre, puis des esprits à la suite et faisant nombre; voilà tout; car les hommes qui ont passé de l'ignorance au préjugé, non à une adhésion formelle, laquelle ne se forme que par l'interposition du jugement, se sont avisés un jour de faire corps. Au surplus, cette série de temps, pour qui sait la voir, se réduit à un intervalle très resserré. En effet, de plusieurs centuries de vingt-cinq ans, portée ordinaire d'une mémoire d'homme, à peine en distingue-t-on cinq qui aient réellement servi à l'approvisionnement des sciences et en aient fécondé le domaine ; encore ce court espace de temps a-t-il été ensemencé et cultivé plutôt avec d'autres sciences qu'avec les faits de la natore elle-même. On ne compte guère en effet que trois forces nouvelles et périodes distinctes de doctrines : la première chez les Grecs, la seconde chez les Romains, la troisième dans l'occident de l'Europe ; tout le reste du temps a été envahi par des guerres ou d'autres caprices; et quant à la récolte des sciences, on ne rencontre plus autre part que landes et déserts.Tel est le résumé de mes méditations sur le temps. Je vais maintenant passer à exposer mes conjectures sur la force et la nature du hasard. Sans contredit le hasard a été le principe de beaucoup de découvertes dont la nature des choses n'a pas moins fourni l'occasion, ce qui ne veut pourtant pas dire qu'aux Nouvelles-Indes, par exemple, où le silex n'est pas en abondance, un Prométhée ne s'y fût pas produit aussi bien qu'en Europe et n'y eût pas fait sa découverte du feu de la même façon; car, dans les choses qui sont toujours là et pour ainsi dire sous la main, le hasard nous met libéralement sur la voie des découvertes; dans celles qui ne sont pas d'un usage journalier, il se montre plus avare à cet égard ; mais enfin avec le temps, avec les siècles à son service, il produit, il accouche. Et, de fait, pourquoi le hasard vieillirait-il, pourquoi s'épuiserait-il? Je n'en vois pas la raison. Mais, pensai-je, si les hommes, sans chercher et tout en s'occupant d'autre chose, ont cependant fait bien des découvertes, quelle plus ample moisson, je le demande, ne feraient-ils pas en ce genre s'ils s'avisaient de chercher, et de chercher avec ordre et méthode, et non par bond et ressaut? Effectivement, bien qu'il puisse se faire quelquefois qu'un travailleur vienne à achopper juste sur le même point dont précédemment la recherche aura en vain épuisé les forces d'un autre, c'est sans nul doute le contraire qui se voit ordinairement. Le hasard n'opère qu'a de rares intervalles, après coup et par saccades : l'art fonctionne avec suite, précision et ensemble. Je pense encore que, des découvertes déjà mises au jour, il y a lieu de tirer quelques légitimes inductions propres à faciliter notre initiation dans la partie secrète que nous n'avons pu encore atteindre. Et pourtant je suis bien sûr qu'avant que ces découvertes fussent connues et publiées, il n'était venu à l'esprit de personne d'en rien soupçonner. Les pronostics qu'on forme sur ce qui n'a pas encore émergé dans le monde se modèlent sur ceux des anciens à cet égard et sur les idées que, d'après leur nature présumée, on se forge à l'avance de ce genre de choses ; ce qui est une très trompeuse manière de spéculer, puisque ce qu'on tire de la source universelle des êtres ne suit pas toujours le cours habituel des choses. C'est ainsi, par exemple, que si, avant le phénomène de la détonation des armes de guerre, quelqu'un en eût décrit les effets et eût dit qu'on venait de découvrir une force par laquelle les remparts des villes et les plus formidables citadelles étaient, même à une grande distance, ébranlés et renversés de leurs fondements, on eût sans doute fait alors des commentaires à perte de vue sur les forces des machines de guerre et autres semblables, prodigieusement augmentées par les poids, les roues et autres moteurs de ce genre; mais, quant à l'espèce de vent de feu qui se manifeste en ce phénomène, comme dans l'hypothèse on n'en eût pas vu encore d'exemple, sinon toutefois dans les tremblements de terre et les éclats de foudre, que certainement personne n'eût supposé alors pouvoir être imités par l'art, on ne s'en serait fait absolument aucune idée. De même, si, avant la découverte du fil de soie, quelqu'un eût annoncé quelque part qu'il existait telle espèce de fil propre au tissage des vêtements et du linge, qui l'emportait de beaucoup sur le fil de lin ou de laine par sa ténuité, sa force, son éclat et sa mollesse, tout le monde l'eût aussitôt supposé provenir ou de quelque soie végétale, ou du poil délicat de certains animaux, ou du plumage et du duvet de tels ou tels oiseaux , et personne n'eût pensé au travail de tisserand exécuté chaque année en si grande abondance par un ver ; et on y eût si peu songé que si quelqu'un se fût avisé alors de faire entendre le nom ver, il eût infailliblement été tourné en ridicule, comme un homme qui eût vu dans ses réves de nouvelles toiles d'araignées. Et ainsi des autres secrets qu'enserre encore le sein de la nature, lesquels sont en grande partie propres à tromper l'imagination et fausser les calculs des hommes. Au surplus, si, au milieu des conjectures que je forme, il m'arrive de restreindre les espérances de certaines personnes quant aux découvertes à faire, en ce que, tirant ma raison à cet égard des premières données qui se présentent, je prononce que ces découvertes sont ou impossibles ou peu vraisemblables, ces personnes doivent savoir que je ne suis pas assez savant, je ne dis pas pour deviner et prédire, mais pour formuler des voeux exactement appropriés à l'état des choses. Je n'en pense pas moins que les découvertes déjà faites en ont généré d'autres, d'une nature diverse et presque contraire, qui prouvent que l'homme peut marcher sans s'en apercevoir sur le corps de nobles et importantes découvertes placées sous ses pas. En effet, de même que les découvertes de la poudre à canon, du fil de soie, de l'aiguille nautique, du sucre et autres semblables, paraissent avoir été en quelque sorte portées par les propriétés de la nature et des choses, celle de l'imprimerie ne renferme certes rien qui ne fût ostensible, presque sous la main et comme suggéré par les connaissances acquises jusqu'alors. Mais ici l'esprit humain joue tellement de malheur, et d'ordinaire il est si mal préparé à fournir cette carrière de l'invention, qu'à l'égard de bien des choses il commence par se défier de lui-même et qu'il finit peu après par se prendre en dédain , c'est-à-dire qu'il parait d'abord incroyable qu'on puisse découvrir quelque chose de semblable à ce qu'on imagine, et qu'ensuite, après que la découverte a eu lieu, il devient de nouveau incroyable que la même chose ait si longtemps pu échapper à tous les regards. Du reste, ce qui m'encourage à espérer, c'est qu'il reste encore une foule de découvertes à obtenir, je ne dis pas seulement de tentatives entièrement nouvelles, mais des acquisitions déjà faites, recevant plus d'extension et un autre genre d'application. J'ai donc accepté comme augures bons et heureux ces premiers symptômes que j'ai observés dans les arts mécaniques et dans leur marche, particulièrement rapportée à celle de la philosophie; car les arts mécaniques, comme s'ils étaient doués de quelque principe de vie, s'accroissent et se perfectionnent chaque jour, tandis que la philosophie est adorée et célébrée comme une idole qui reste là immobile. Sous la main des premiers ouvriers, ces arts se montrent rudes, informes et embarrassés, mais ils ne tardent pas à acquérir de nouvelles forces, de nouveaux avantages, à la différence de la philosophie qui, vigoureuses même dans les premiers auteurs, décline presque aussitôt après. La seule raison à donner d'une marche aussi contraire est qu'en mécnique la plupart des esprits convergent sur un seul point, et qu'en philosophie chaque esprit cherche à renverser les conceptions des autres. Que si on s'est rangé sous la bannière de tel ou tel chef philosophique, sans songer le moins du monde à étendre son oeuvre, on s'absorbe entièrement dans l'office servile de la rendre plus élégante ou plus compacte. C'est pour cela que toute philosophie, arrachée des racines de l'expérience qui la fit germer et grandir, est une chose morte. Poussé par ce genre d'idées, voici ce que je remarquai : Les procédés des arts et des sciences étant, de l'aveu de tout le monde, ou empiriques, ou rationnels, ou philosophiques, je ne vois pas que ces derniers soient encore bien engagés et bien liés : pour les esprits empiriques, ils ne savent qu'entasser et consommer, à la manière des fourmis ; quant aux rationalistes, c'est d'eux-mêmes qu'ils tirent leur toile, à la manière des araignées. Mais il est un procédé, celui de l'abeille, intermédiaire entre ces deux derniers, lequel consiste à tirer des fleurs des jardins et des champs une matière qu'elle sait ensuite, par une vertu qui lui est propre, élaborer et digérer. Or, ce système de travail ne diffère en rien de celui de la vraie philosophie, alors que, après avoir reçu de l'histoire naturelle et des expériences mécaniques une matière quelconque, elle la reporte, non pas telle quelle dans la mémoire, mais déjà changée et modifiée, dans l'intelligence. Je n'ignore pas d'ailleurs que, parmi les empiriques, il en est qui ne veulent pas passer pour de purs empiriques, et qu'il est, d'un autre côté, des dogmatiques qui ont la prétention d'être tenus pour habiles et sagaces en matière d'expérience; mais ce sont là les artifices de quelques hommes qui cherchent à capter un peu d'estime afin de l'emporter plus facilement les uns sur les autres, chacun dans son parti : au fond il y a toujours eu divorce, je dirais presque hostilité ouverte, entre ces manières de procéder. Si donc un jour elles contractent entre elles une étroite et sainte alliance, je suis, je crois fondé à en tirer les présages les plus heureux et les plus prospères. Voici, au surplus, ce que j'ai souvent eu occasion de remarquer, savoir : qu'il se dépensait pour des choses et des études, à vrai dire inutiles, une somme d'esprit, de temps, de ressources, devant l'équivalent de laquelle, consacrée à de sains et solides objets, il n'est pas de difficultés qui pût résister. Il n'est pas exact que les hommes éprouvent une espèce d'horreur devant la multitude des faits particuliers, puisque les phénomènes des ans sont comme un arsenal, où ne cessent de puiser les auteurs de systèmes qui ont une fois rompu avec l'évidence des choses. Dans tout ce qui vient d'être dit, il n'est rien qui ne tende à inspirer quelque espérance; mais la plus solide que nous puissions nourrir en ce genre nous vient des erreurs du passé, et c'est au point où nous en sommes sur la route de l'investigation que s'applique merveilleusement l'adage politique : que la considération d'un passé détestable est pour nous la garantie d'un avenir excellent. Effectivement les erreurs de ce genre, celles dans lesquelles sont tombés les anciens, venant à cesser tout d'un coup, ce à quoi nos fréquentes admonitions n'auront pas peu contribué, il en doit résulter un tout autre aspect des choses. Sans doute si, pendant l'espace de tant d'années, après avoir adopté une route, les hommes n'avaient cependant pu avancer d'un pas , il n'y aurait pas même une seule espérance à concevoir; mais comme il en est autrement, il devient alors manifeste que la diffculté git dans la matière et le sujet, lesquels sont indépendants de nous, non dans l'instrument qui est en notre pouvoir; en d'autres termes, dans les choses elles-mêmes et l'obscurité naturelle qui les enveloppe, non dans l'esprit humain et l'emploi de ses facultés. Il n'est pas moins évident que la route à parcourir n'est interceptée par aucune lourde masse ou aucun grand obstacle, mais que seulement elle est encore vierge de tout vestige humain ; qu'ainsi on peut bien, au premier moment où on la considère, éprouver un peu de frayeur de sa solitude, mais que c'est là le seul genre d'appréhension qu'elle inspire. Enfin je suis encore d'avis qu'il convient même de s'assurer si quelque léger et imperceptible souffle d'espérance ne s'exhalerait pas du nouveau continent que nous allons aborder, quoique un achoppement, un revers dans cette nouvelle carrière, n'entraîne pas pour nous les mêmes dangers que dans l'ancienne, où il y allait de la conquête ou la perte d'un grand bien, tandis qu'ici nous ne risquons qu'une toute petite oeuvre humaine. Or, de tout ce que j'ai pu dire et ne pas dire il découle, je crois, beaucoup d'espérance non seulement pour l'homme ingénieux en matière d'expérience, mais même pour celui qui ne croit que difficilement aux résultats.