[1,51] L'esprit humain, de sa nature, est porté aux abstractions, et regarde comme stable ce qui est dans un continuel changement. Il vaut mieux fractionner la nature que l'abstraire; c'est ce qu'a fait l'école de Démocrite, qui a mieux pénétré dans la nature que toutes les autres. Ce qu'il faut considérer, c'est la matière, ses états et ses changements d'état, ses opérations fondamentales, et les lois de l'opération ou du mouvement; quant aux formes, ce sont· des inventions de l'esprit humain, à moins qu'on ne veuille appeler formes ces lois des opérations corporelles. [1,52] Voilà les idoles que nous appelons idoles de la tribu, qui ont leur origine, ou dans la régularité inhérente à l'essence de l'esprit humain, ou dans ses préjugés, ou dans son étroite portée, ou dans son instabilité continuelle, ou dans son commerce avec les passions, ou dans l'imbécillité des sens, ou dans le mode de l'impression que nous recevons des choses. [1,53] Les idoles de la caverne viennent de la constitution d'esprit et de corps particulière à chacun; et aussi de l'éducation, de la coutume, des circonstances. Cette espèce d'erreurs est très nombreuse et variée; cependant nous indiquerons celles dont il faut le plus se garder, et qui ont la plus pernicieuse influence sur l'esprit qu'elles corrompent. [1,54] Les hommes aiment les sciences et les études spéciales, ou parce qu'ils s'en croient les auteurs et inventeurs, ou parce qu'ils y ont consacré beaucoup d'efforts et se sont particulièrement familiarisés avec elles. Lorsque les hommes de cette classe se tournent vers la philosophie et les théories générales, ils les corrompent et les altèrent en conséqupnce de leurs études favorites; c'est ce que l'on voit très-manifestement dans Aristote, qui asservit tellement la philosophie naturelle à sa logique, qu'il fit de la première une science à peu près vaine et une arène de discussions. Les chimistes, avec quelques essais au fourneau, ont construit une philoaophie imaginaire et d'une portée fort restreinte; bien mieux, Gilbert, après avoir observé les propriétés de l'aimant avec une application extrême, se fit sur·le-champ une philosophie en harmonie parfaite avec l'ohjet dont son esprit était possédé. [1,55] La distinction la plus grave et en quelque façon fondamentale à signaler entre les esprits, relativement à la philosophie et aux sciences, c'est que les uns ont plus d'aptitude et d'habileté à remarquer les différences des choses, les autres à remarquer les ressemblances. Les esprits fermes et pénétrants peuvent fixer leur attention et la concentrer sur les différences même les plus subtiles: les esprits élevés et qui raisonnent, saisissent et réunissent les ressemblances même les plus légères et les plus générales des êtr es; l'une et l'autre sorte d'esprit tombe facilement dans l'excès, en saisissant ou des points ou des ombres. [1,56] On trouve certains esprits remplis d'admiration pour tout ce qui est antique, certains autres de passion et d'entraînement pour la nouveauté; bien peu sont faits de telle sorte qu'ils puissent garder une mesure, et ne point aller battre en brèche ce que les anciens ont fondé de bon, ou mépriser ce que les modernes apportent de raisonnable à leur tour. Et ce n'est pas sans un grand dommage pour la philosophie et les sciences, que les esprits se font ainsi les partisans plutôt que les juges de l'antiquité et de la nouveauté; ce n'est pas à l'heureuse condition d'un siècle ou d'un autre, chose variable et périssable, qu'il faut demander la vérité, mais à la lumière de l'expérience et de la nature qui est éternelle. Il faut donc renoncer à ces engouements, et veiller à ce que l'esprit ne reçoive pas d'eux ses convictions. [1,57] L'étude exclusive de la nature et des corps dans leurs éléments, brise en quelque sorte l'intelligence et la met en pièces; l'étude exclusive de la nature et des corps dans leur composition et leur disposition générale, jette l'esprit dans une admiratîon qui l'énerve. C'est ce que l'on voit parfaitelllent en comparant l'école de Leucippe et Démocrite aux autres sectes philosophiques : celle-là se préoccupe tellement des éléments des choses, qu'elle néglige les composés; les autrs demeurent tellement en extase devant les composés, qu' elles ne peuvent pénétrer jusqu'aux éléments; il faut donc faire succéder ces études l'une à l'autre et les cultiver alternativement, pour que l'esprit devienne à la fois pénétrant et étendu, et que l'on puisse éviter les inconvénients que nous avons indiqués, et les idoles qui en proviennent. [1,58] Voilà les soins qu'il faut prendre pour éloigner et dissiper les idoles de la caverne, qui viennent surtout de la prédominance de certains goûts, de l'observation excessive des différences ou des ressemblances, de l'engouement pour certaines époques, enfin, d'une vue trop étendue ou trop partielle des choses. En général, tout esprit, en étudiant la nature, doit se défier de ses tendances et de ses prédilections, et apporter en tout ce qui les touche une réserve extrême, pour conserver a l'intelligence toute sa sincérité et sa pureté. [1,59] Les plus dangereuses de toutes les idoles sont celles du forum, qui viennent à l'esprit de son alliance avec le langage. Les hommes croient que leur raison commande aux mots; mais les mots exercent souvent à leur tour une influence toute-puissante sur l'intelligence, ce qui rend la philosophie et les sciences sophistiques et oiseuses. Le sens des mots est déterminé selon la portée de l'intelligence vulgaire, et le langage coupe la nature par les lignes que cette intelligence aperçoit le plus facilement. Lorsqu'un esprit plus pénétrant ou une observation plus attentive veut transporter ces lignes pour les mettre mieux en harmonie avec la réalité, le langage y fait obstacle; d'où il arrive que de grandes et solennelles controverses d'hommes très doctes dégénèrent souvent en disputes de mots; tandis qu'il vaudrait mieux commencer, suivant la prudente habitude des mathématiciens, par couper court à toute discussion, en définissant rigoureusement les termes. Cependant les définitions pour les choses naturelles et matérielles ne peuvent remédier à ce mal, parce que les définitions se font elles-mêmes avec des mots, et que les mots engendrent les mots; de telle sorte qu'il est nécessaire de recourir aux faits, a leurs séries et à leurs ordres, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous en serons venus à la méthode et aux principes suivant lesquels on doit fonder les notions et les lois générales. [1,60] Les idoles qui sont imposées à l'intelligence par le langage, sont de deux espèces : ou ce sont des noms de choses qui n'existent point (car de même qu'il y a des choses qui manquent de noms parce qu'on ne les a pas observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses et ne nomment que des rêves de notre imagination), ou des noms de choses qui existent, mais confus et mal définis, et reposant sur une vue de la nature beaucoup trop prompte et incomplète. De la première espèce sont les expressions suivantes : "fortune, premier mobile, orbes planétaires, élément du feu", et autres fictions de cette sorte, dont la racine est dans de fausses et vaines théories. Cette espèce d'idoles est celle que l'on détruit le plus facilement, parce qu'on peut les anéantir en gardant pour les théories un éloignement constant et ferme. Mais l'autre espèce, formée par une abstraction inhabile et vicieuse, enlace bien plus solidement notre esprit où elle a de profondes racines. Choisissons pour exemple cette expression, l'humide, et voyons quel rapport existe ·entre les divers objets · qu'elle signifie : nous trouverons que cette expression est le signe confus de diverses actions qui n'ont point de rapport véritable et ne peuvent se réduire à une seule. Car nous entendons par là, et ce qui en soi est indéterminé et n'a point de consistance ; et ce qui se répand facilement. autour d'un· autre corps; et ce qui cède facilement de tous côtés; et ce qui se divise et se disperse facilement; et ce qui s'unit et se rassemble facilement; et ce qui facilement coule et se met en mouvement; et ce qui adhère facilement à un autre corps et l'humecte; et ce qui facilement fond et se réduit en liquide, lorsqu'il a pris une forme solide. C'est pourquoi, lorsqu'on en vient à appliquer cette expression, si vous la prenez dans un sens, la flamme est humide; dans un autre, l'air n'est pas humide; dans un troisième, la menue poussière est humide; dans un autre encore, le verre est humide; en sorte que l'on reconnalt facilement que cette notion a été empruntée à l'eau et aux liqueurs communes et vulgaires, précipitamment et sans aucune précaution pour en vérifier la justesse. Dans les mots, il y a certains degrés d'imperfection et d'erreur. e genre le moins imparfait de tous est celui des noms qui désignent quelque substance déterminée, surtout parmi les espèces inférieures, et dont l'existence est bien établie (car nous avons de la "craie", de la "boue", une bonne notion; de la "terre", une mauvaise); une classe plus imparfaite est celle des noms d'actions,· comme "engendrer; corrompre, altérer"; la plus imparfaite de toutes est celle des noms de qualités (à l'exception des objets immédiats de nos sensations), comme le "grave", le "doux", le "léger", le "dense", etc. Cependant, parmi toutes ces classes diverses, il est impossible qu'il ne se trouve pas des notions un peu meilleures que les autres, selon l'étendue de l'expérience qui a frappé les sens. [1,61] Quant aux idoles du théâtre, elles ne sont pas innées en nous, ou introduites furtivement dans l'esprit; mais ce sont les fables des systèmes et les mauvaises méthodes de démonstration qui nous les imposent. Essayer et entreprendre de les réfuter, ce serait ne pas être conséquent à ce que nous avons déjà exposé. Comme nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur le mode de démonstration, toute argumentation est impossible. C'est une bonne fortune que de ne rien ôter à la gloire des anciens. Et nous n'attaquons en rien leur mérite, puisque ce n'est ici absolument qu'une question de méthode. Comme dit le proverbe: le boiteux qui est sur le bon chemin, arrive avant le coureur qui n'y est pas. Il est même très évident que lorsqu'on court hors de la bonne route, plus on est habile et prompt, plus on dévie. Telle est notre méthode de découvertes scienlifiques, qu'elle ne laisse pas beaucoup à la pénétration et à la vigueur des esprits, mais rend toutes les intelligences à peu près égales. Tout de même que, pour tracer une ligne droite ou décrire un cercle parfait, la fermeté de la main et l'exercice jouent un grand rô!e, si l'on ne se sert que de la main, mais sont de médiocre ou de nulle importance, si l'on emploie la règle ou le compas; ainsi fait notre méthode. Mais quoiqu'il ne serve de rien de réfuter chaque système en particulier, il faut cependant dire un mot des sectes en général et de ces sortes de théorie, des signes auxquels on peut les juger et qui les condamnent, et toucher quelque chose des causes d'un si grand insuccès et d'un accord si long et si général dans l'erreur, pour faciliter l'accès à la vérité, et pour que l'esprit humain se purifie· plus volontiers et bannisse les idoles. [1,62] Les idoles du théàtre, ou des systèmes, sont nombreuses, peuvent l'être plus encore, et le seront peut-être un jour; car si pendant beaucoup de siècles les esprits n'avaient pas été absorbés par la religion et la théologie; si les gouvernements, et surtout les monarchies, n'étaient pas ennemis de ces sortes de nouveautés, même de pure spéculation, à tel point que les hommes ne , peuvent s'y appliquer qu' à leurs risques et périls, n'en retirant aucun fruit, mais au contraire exposés par là même au mépris et à la haine, on aurait vu naître, sans aucun doute, bien d'autres sectes de philosophie, semblables à celles qui fleurirent autrefois dans la Grèce avec une grande variété. De même que sur les phénomènes de l'espace éthéré on peut élever plusieurs thèmes célestes; de même, et bien plus encore, sur les phénomènes de la philosophie, on peut construire des théories diverses, et les pièces de ce théâtre ont encore ce caractère commun avec celles des poètes, de présenter les faits dans des narrations mieux ordonnées et plus élégantes que les narrations véridiques de l'histoire, et de les offrir tels qu'on les ferait à plaisir. En général ces systèmes donnent à la philosophie pour base ou quelques faits auxquels ils demandent trop, ou beaucoup de faits auxquels ils demandent trop peu, en sorte que, d'un côté comme de l'autre, la philosophie repose sur une base beaucoup trop étroite d'expérience et d'histoire naturelle, et ne conclut que d'après des données légitimement trop restreintes. Les rationalistes s'emparent de diverses expériences les plus vulgaires, qu'i ls ne constatent point avec scrupule, et n'examinent pas avec beaucoup de soin, et mettent tout le reste dans la méditation et les évolutions de l'esprit. Il est une autre espèce de philosophes, qui, versés exclusivement dans un petit nombre d'expériences où leur esprit s'absorbe, osent tirer de là une philosophie entière, ramenant tout de vive force et d'une étrange manière à leur explication favorite. Il en est une troisième espèce, qui introduisent dans la philosophie la théologie et les traditions, au nom de la foi et de l'autorité; quelques-uns parmi eux ont poussé la folie jusqu'à demander la science aux invocations des esprits et des génies. Ainsi toutes les fausses philosophies se ramènent à trois classes : la sophistique, l'empirique et la superstitieuse. [1,63] Un exemple très manifeste du premier genre, se voit dans Aristote, qui a corrompu la philosophie naturelle par sa dialectique; construit le monde avec ses catégories; attribuè à l'âme humaine, cette noble substan ce, une nature exprimée par des termes de seconde intention ; tranché la question du "dense" et du "rare", qui donnent au corps de plus ou moins grandes dimensions en étendue, par la pauvre distinction de la puissance et de l'acte ; donné à chaque corps un mouvement unique et particulier, et affirmé que lorsqu'un corps participe à un second mouvement, c'est du dehors que celui-ci lui vient; et imposé à la nature une infinité d'autres lois arbitraires; toujours plus occupé de mettre dans ses réponses un arrangement logique; et de donner à l'esprit quelque chose de positif dans les termes, que de pénétrer dans la réalité; ce dont on est surtout frappé en com parant sa philosophie avec les autres systèmes en honneur chez les Grecs. En effet, les homéoméries d'Anaxagore, les atomes de Leucippe et Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la haine et l'amitié d'Empédocle, la résolution des corps dans l'élément indifferent du feu; et leur retour à l'état de densité d'Héraclite, sentent leur philosophie naturelle, et ont un certain goùt d'expérience et de réalité; tandis que la physique d'Aristote ne contient, la plupart du temps; rien de plus que les termes de sa dialectique; et c'est encore cette dialectique qu'il a refaite plus lard sous le nom plus solennel de métaphysique, où les termes devaient, selon lui, disparaître entièrement devant la réalité. Et que personne ne se récrie, en songeant que ses livres sur les animaux, les problèmes et d'autres traités encore, sont pleins de faits. Il avait commencé par établir des principes généraux, sans consulter l'expérience et fonder légitimement sur elle les principes; et, après avoir décrété à sa guise les lois de la nature, il fit de l'expérience l'esclave violentée de son système; de telle sorte qu'à ce titre il mérite plus de reproches encore que ses sectateurs modernes (les philosophes scolastiques), qui ont négligé complétement l'expérience. [1,64] Mais la philosophie empirique a mis au monde des opinions bien plus étranges et monstrueuses que la philosophie sophistique et rationaliste; parce qu'elle n'avait plus son fondement dans la lumière des notions vulgaires (lumière faible et superficielle, il est vrai, mais en quelque façon universelle et d'une portée fort étendue), mais dans les limites étroites et obscures d'un petit nombre d'expériences. C'est pourquoi une semblable philosophie, aux yeux de ceux qui passent leur vie à faire de ces sortes d'expériences, et qui en ont l'imagination pour ainsi dire infestée, parait vraisemblable et presque certaine; aux yeux des autres, inadmissible et vaine. Nous en trouvons un exemple remarquable dans les systèmes des chimistes; mais à l'époque où nous sommes, on n'en trouverait pas ailleurs, si ce n'est peut-être dans la philosophie de Gilbert. Toutefois il n'en est pas moins très important de se mettre en garde contre de tels systèmes; car nous prévoyons et augurons déja que si l'esprit humain, excité par nos conseils, se tourne sérieusement vers l'expérience, en disant adieu aux doctrines sophistiques, alors, par sa précipitation, son entraînement prématuré, et le saut; ou plutôt le vol par où il s'élèvera aux lois générales et aux principes des choses, il y aura pour lui un péril constant de tomber dans ces sortes de systèmes: et nous devons, dès maintenant, aller au-devant de ce danger. [1,65] Mais la philosophie corrompue par la superstition et envahie par la théologie, voilà le pire de tous les fléaux, et le plus redoutable pour les systèmès entiers ou pour leurs diverses parties. L'esprit humain n'est pas moins accessible aux impressions de l'imagination qu'à celles des notions vulgaires. La philosophie sophistique est batailleuse, enlace l'esprit dans ses piéges; mais cette autre philosophie, toute gonflée d'imagination, et qui ressemble à la poésie, flatte davantage l'esprit. Il y a en eflet, chez l'homme, une certaine ambition d'intelligence, aussi bien que de volonté; surtout chez les esprits élevés. On trouve dans la Grèce des exemples éclatants de· ce genre de philosophie, particulièrement dans Pythagore, où la superstition est des plus lourdes et grossières; dans Platon et son école, où elle est à la fois plus relevée et plus dangereuse. On retrouve encore la superstition dans certaines parties des autres philosophies, où se sont introduites les formes abstraites, les causes finales et les causes premières ; et où le plus souvent sont omises les causes moyennes, et ainsi du reste. On ne saurait trop se mettre en garde contre un tel péril; car la pire chose au monde, c'est l'apothéose des erreurs, et l'on doit considérer comme le premier fléau de l'esprit, l'autorité sacrée donnée à de vaines fictions. Quelques modernes sont tombés dans ce défaut avec une telle légèreté, qu'ils ont essayé de fonder la philosophie naturelle sur le premier chapitre Genèse, le livre de Job, et autres traités de l'Écriture sainte, interrogeant la mort au milieu de la vie. Il faut d'autant plus réprimer ces folles tentatives, que du mélange impur des choses divines et humaines, il sort non seulement une philosophie chimérique, mais encore une religion hérétique. C'est donc un précepte des plus salutaires, de contenir l'intempérance de son esprit, en ne donnant à la foi que ce qui est matière de foi. [1,66] Nous venons de parler des mauvaises autorités des philosophies, qui sont fondées ou sur les notions vulgaires, ou sur un petit nombre d'expériences, ou sur la superstition. Mais il faut dire aussi quelques mots de la fausse direction que prend d'ordinaire la contemplation de l'esprit, surtout dans la philosophie naturelle. L'esprit humain prend de fausses idées en voyant ce qui se pratique dans les arts mécaniques où les corps sont le plus souvent transformés par composition et séparation, et s'imagine qu'il se passe quelque chose de semblable dans les opérations de la nature. C'est de là qu'est venue la fiction des éléments et de leur concours pour composer les corps naturels. D'un autre côté, lorsque l'homme contemple le libre jeu de la nature, il rencontre bientôt les espèces des choses, des animaux, des plantes, des minéraux; et de là, il vient facilement à penser qu'il y a dans la nature, des formes primordiales des choses, qu'elle s'efforce de réaliser dans ses œuvres; et que la variété des individus vient des obstacles que rencontre la nature dans son travail, de ses aberrations, ou du conflit des diverses espèces et d'une sorte de fusion des unes dans les autres. La première idée nous a valu les qualités premières élémentaires; la seconde, les propriétés occultes et les vertus spécifiques; l'une et l'autre reviennent à un ordre de vaines spéculations, où l'esprit se repose, croyant juger d'un seul trait les choses, et qui le détournent des connaissances solides. Mais les médecins s'appliquent avec bien plus de fruit aux qualités secondes des choses et aux opérations dérivées, comme "attirer, répousser, amoindrir, épaissir·, dilater, ressèrrer, résoudre, hâter"; et autres semblables; et s'ils ne corrompaient par ces deux notions générales des qualités élémentaires et des vertus spécifiques, toutes celles-ci qui sont bien faites, en ramenant les qualités secondes aux qualités premières et à leurs mélanges subtils et incommensurables, ou en négligeant de les poursuivre jusqu'aux qualités tierces et quatrièmes, mais en brisant mal à propos la contemplation, ils tireraient, certes, de leurs idées, un parti bien meilleur encore. Et ce n'est pas seulement dans les opérations des substances médicinales qu'il faut chercher de telles vertus; toutes les opérations des corps naturels doivent en offrir, sinon d'identiques, au moins de semblables. Mais un inconvénient bien plus grand encore, vient de ce que l'on contemple et recherche les principes passifs des choses, desquels sortent les faits, et non les principes actifs par lesquels les faits s'accomplissent. Les premiers, en effet, sont bons pour les discours; les seconds, pour les opérations. Ces distinctions vulgaires du mouvement reçues dans la philosophie naturelle, en "génération, corruption; augmentation, diminution, altération, et transport", ne sont d'aucune utilité: Car voici tout ce qu'elles signifient: si un corps, sans éprouver d'autre altération, change de lieu, c'est là un transport; si, conservant son lieu et son espèce, il change de qualité, c'est une altération; si, de ce changement, il résulte que la masse et la quantité du corps ne soit plus la même, c'est un mouvement d'augmentation ou de diminution; s'il est changé au point de perdre son espèce et sa substance pour en prendre une autre, c'est une génération et une corruption. Mlais ce sont là des considérations tout à fait vulgaires et qui ne pénètrent nullement dans la nature ; ce sont les mesures et les périodes seulement , non pas les espèces du mouvement. Elles nous font bien entendre le jusqu'où, mais non le comment ni de quelle source: Elles ne nous disent rien des attractions secrètes ou du mouvement insensible des parties; mais lorsque le mouvement prësente aux sens, d'une façon grossière, le corps dans des conditions autres qu'auparavant, c'est là qu' elles vont établir leur division. Lorsque les philosophes veulent parler des causes des mouvements et les diviser d'aprè s leurs causes , ils présentent, avec une négligence extrême, pour toute distinction, celle du mouvement naturel et violent; distinction tout à fait vulga re, car le mouvement violent n'est en réalité qu''un mouvement nature l, par lequel un agent extérieur met, par son opération , un corps dans un aut re éta t qu' auparavant. Mais, négligeant ces distinctions, si l'on observe, par exemple, qu' il y a dans les corps un principe d'attraction mutuelle, en telle façon qu' ils ne souffrent point que la continuité de la nature soit rompue et déchirée, et que le vide s'y produise; ou si l'on dit qu' il y a dans les corps une tendance à recouvrer leurs dimensions ou étendue naturelles, en sorte que si on les comprime ou on les étend en deçà ou au delà, sur-le-champ ils s'efforceront de rentrer dans leur première sphère, et de reprendre leur primitive extension ; ou si l'on dit qu'il y a dans les corps une tendance à s'agréger aux masses de nature semblable, les corps denses tendant vers l'orbe de la terre, les corps légers et rares vers l'orbe céleste; ces distinctions et d'autres semblables seront les véritables genres physiques des mouvements. Les autres au contraire sont purement logiques et scolastiques, comme cette comparaison entre les deux espèces le prouve manifestement. Ce n'est pas aussi un moindre inconvénient que de ne s'occuper, dans les philosophies, qu'à rechercher et déterminer les premiers principes, et en quelque façon les extrémités les plu s reculées de la nature ; tandis que toute l'utilité et les ressources, pour les opérations, consistent dans la connaissance des causes intermédiaires. Il résulte de ce défaut, que les hommes ne cessent d'abstraire la nature, jusqu' à ce qu' ils soient parvenus à la matière potentielle et informe; et d'un autre côté ne cessent de la couper jusqu'à ce qu' ils rencontrent l'atome ; et quand bien même ces résultats seraient vrais, ils ne pourraient servir beaucoup à augmenter les richesses de l'homme. [1,67] Il faut aus si mettre l'esprit en garde contre les excès des philosophies, en ce qui touche le fondement de la certitude et les règles du doute; car de tels excès semblent consolider et en quelque façon perpétuer les idoles, en rendant contre elles tuute agression impossible. Il y a un double excès : l'un, de ceux qui prononcent facilement et rendent les sciences dogmatiques et magistrales; l'autre, de ceux qui ont introduit l'acatalepsie et un examen indéfini et sans terme. Le premier abaisse l'intelligence, le second l'énerve. Car, la philosophie d'Aristote, après avoir, à la façon des Ottomans qui égorgent leurs frères, anéanti par d'impitoyables réfutations toutes les autres philosophies, établit des dogmes sur toutes choses, et posa ensuite arbitrairement des questions qui reçurent leurs réponses, pour que tout fût certain et déterminé, usage qui, depuis, s'est toujours conservé dans cette école. L'école de Platon, de son côté, a introduit l'acatalepsie, d'abord en se jouant et par ironie, en haine des anciens sophistes, Protagoras, Hippias et les autres, qui ne craignaient rien tant que de paraître douter de quelque chose. Mais la nouvelle académie a fait de l'acatalepsie un dogme, et s'y est tenue comme à la vraie méthode; avec plus de raison sans doute que ceux qui se donnaient la licence de prononcer sur tout; car les académiciens disaient qu'ils ne faisaient pas de l'examen une chose dérisoire, comme Pyrrhon et les sceptiques, mais qu'ils savaient bien ce qu'il faut suivre comme proqable, quoiqu'ils ne pussent rien regarder comme vrai. Cependant, lorsque l'esprit humain a désespéré une seule fois de découvrir la vérité, tout languit dès lors, et les hommes se laissent plus volontiers entraîner à de douces et aimables discussions, et à parcourir en pensée la nature qu'ils effleurent, qu'ils ne se maintiennent dans les rudes labeurs de la véritable méthode. Mais, comme nous l'avons dit dès le principe, et ce à quoi nous travaillons sans cesse, il ne faut pas ôter aux sens et à l'esprit de l'homme, si faibles par eux-mêmes, leur autorité naturelle, mais leur fournir des secours. [1,68] Nous avons parlé de chacune des espèces d'idoles et de leur vain éclat; il faut, par une résolution ferme et solennelle, les proscrire toutes, en délivrer et en purger définitivemert l'esprit humain, de telle sorte qu'il n'y ait point d'autre accès au royaume de l'homme, qui est fondé sur !es sciences, qu'il n'y en a au royaume des cieux, dans lequel il n'est donné à personne d'entrer, si ce n'est sous la figure d'un enfant. [1,69] Mais les mauvaises démonstrations sont comme les soutiens et les défenseurs des idoles, et celles que nous possédons dans les dialectiques n'ont guère d'autre effet que de soumettre complétement le mon de aux pensées de l'homme, et les pensées aux mots. Mais, par une secrète puissance, les démonstrations sont la philosophie et la science elles-mêmes. Telles elles sont bien ou mal établies; telles naissent en conséquence les philosophies et toutes les théories. Celles dont nous nous servons, maintenant dans tout le travail par lequel nous tirons de l'expérience et des faits des conclusions, sont vicieuses et insuffisantes. Ce travail se compose de quatre parties, et offre tout autant d'imperfections. Premièrement, les impressions des sens elles-mêmes sont vicieuses, car les sens errent et font défaut. Il est nécessaire de rectifier leurs errements, et de suppléer leur défaut. Deuxièmement, les notions sont mal tirées des impressions des sens, elles sont mal définies et confuses, tandis qu'il faut les bien déterminer et définir. Troisièmement, c'est une mauvaise induction que celle qui tire les principes des sciences d'une simple énumération, sans faire les exclusions et les solutions ou les séparations de nature nécessaires. Enfin cette méthode de découverte et de démonstration, qui commence par établir les principes les plus généraux, pour leur soumettre ensuite et leur conformer les lois secondaires, est la mère de toutes les erreurs et le fléau des sciences. Mais nous parlerons avec plus de détails de tout ce que nous ne faisons que toucher en passant, lorsqu'après avoir achevé de purger et purifier l'esprit humain, nous exposerons la véritable méthode pour interpréter la nature. [1,70] La meilleure démonstration est, sans comparaison, l'expérience, pourvu qu'elle s'en tienne strictement aux observations mêmes. Car si on étend une observation à d'autres faits que l'on croit semblables, à moins d'employer ici beaucoup de prudence et d'ordre, on se trompe nécèssairement. D'ailleurs, le mode actuel d'expérience est aveugle· et insensé. Les hommes, errant au hasard, sans rout certaine; ne prenant conseil que des circonstances fortuites, rencontrent successivement une foule de faits, sans que leur esprit profite beaucoup; parfois ils sont enchantés, parfois troublés et perdus, et ils trouvent toujours à chercher plus loin. Presque toujours on fait les expériences avec légèreté et comme si l'on se jouait; on varie un peu les·observations déjà recueillies, et si tout ne vient pas à souhait, on méprise l'expérience. et l'on renonce à ses tentatives. Ceux qui s'appliquent aux expériences plus sérieusement, avec plus de constance et de labeur, consument tous leurs efforts dans un ordre unique d'observations, comme Gilbert, pour l'aimant, les chimistes, pour l'or. Agir ainsi, c'est être à la fois très inexpérimenté et très-court de vue. Car personne ne· recherche avec succès la nature de la chose dans la chose elle-même; mais les recherches doivent s'étendre à des objets plus généraux. . Ceux qui parviennent à fonder une certaine science et des dogmes sur leurs expériences, se hâtent d'arriver, par un zèle intempestif et prématuré, à la pratique : non seulement pour l'utilité et le profit qu'ils tirent de cette pratique, mais pour saisir, dans une opération nouvelle, un gage certain de l'utilité de leurs autres recherches ; et aussi pour se pouvoir vanter aux yeux des hommes, et leur donner une meilleure idée du sujet favori de leurs occupations. Il arrive par là que, semblables à Atalante, ils s'écartent de leur route pour cueillir la pomme d'or, et que cependant ils interrompent leur course et laissent échapper la victoire de leurs mains. Mais dans la véritable carrière de l'expérience, et dans l'ordre suivant lequel on doit en tirer des opérations nouvelles, il faut prendre.pour modèles l'ordre et la prudence divine. Dieu, le premier jour, créa seulement la lumière, et consacra à cette œuvre un jour entier, pendant lequel il ne fit aucun ouvrage matériel. Pareillement, en toute recherche, il faut d'abord découvrir les causes et les principes véritables, chercher des expériences lumineuses, et non point fructueuses. Les lois générales, bien découvertes et bien établies, ne fournissent pas une opération isolée, mais une pratique abondante, et entraînent après elle les œuvres par troupes. Mais nous parlerons plus tard des voies de l'expérience, qui ne sont pas moins obstruées et empêchées que celles du jugement; dans ce moment, nous n'avons voulu parler que de l'expérience vulgaire, comme d'un mauvais mode de démonstration. L'ordre des choses demande que nous disions maintenant quelques mots des signes (mentionnés ci-devant) auxquels on reconnaît que les philosophies et les systèmes en usage ne valent rien, et des causes d'un fait au premier abord si merveilleux et incroyable. La connaissance des signes dispose l'esprit à reconnaître la vérité, et l'explication des causes détruit le miracle apparent; et ce sont là deux raisons bien puissantes pour faciliter et rendre plus douces la proscription des idoles et leur expulsion de l'esprit humain. [1,71] Les sciences que nous avons nous viennent presque entièrement des Grecs. Ce que les Romains, les Arabes et les modernes y ont ajouté n'est ni considérable, ni de grande importance; et quelle que soit la valeur de ces additions, elles n'en ont pas moins pour base les inventions des Grecs. Mais la sagesse des Grecs était toute d'enseignement, et se nourrissait dans les discussions ; ce qui est le genre de philosophie le plus opposé à la recherche de la vérité. C'est pourquoi ce nom de sophistes, que ceux, qui voulurent être considérés comme des philosophes, rejetèrent par mépris sur les anciens rhéteurs, Gorgias, Protagoras, Hippias, Polus, convient à la famille entière, Platon, Aristote, Zénon, Épicure, Théophraste et à leurs successeurs, Chrysippe, Carnéade et les autres. La seule différence entre eux, c'est que les premiers couraient le monde et faisaient en quelque sorte le commerce, parcourant les diverses cités, étalant leur sagesse et demandant un salaire; les autres, au contraire, avec plus de solennité et de générosité, demeuraient à poste fixe, ouvraient des écoles, et enseignaient gratuilement leur philosophie. Mais les uns comme les autres, quoique différant sous les autres rapports, étaient des professeurs, faisaient de la philosophie un sujet de discussions, créaient et défendaient des sectes et des hérésies philosophiques, de façon à ce que l'on pût adresser à toutes leurs doctrines l'épigramme assez juste de Denys sur Platon : "Ce sont là des discours de vieillards oisifs à des jeunes gens sans expérience.» Mais les premiers philosophes de la Grèce, Empédocle, Anaxagore, Leucippe, Démocrite, Parménide, Héraclite, Xénophane, Philolaüs et les autres (nous omettons Pythagore, comme livré à la superstition), n'ont pas, à ce que nous sachions, ouvert d'écoles; mais ils s'appliquaient à la recherche de la vérité avec moins de bruit, avec plus de sévérité et de simplicité, c'est-à-dire avec moins d'affectation et d'ostentation. C'est pourquoi ils y réussirent mieux, à notre avis; mais à la suite des temps, leur œuvre fut détruite par ces œuvres plus légères qui répondent mieux à la portée du vulgaire et plaisent davantage à ses goûts; le temps, comme un fleuve, entraînant jusqu'à nous dans son cours tout ce qui est léger et gonflé, et submergeant tout ce qui est de consistance et solide. Et cependant ces esprits solides ont eux-mêmes payé leur tribut au défaut de leur pays; eux aussi étaient sollicités par l'ambition et la vanité de faire secte et de recueillir les honneurs de la célébrité. Il faut désespérer de la recherche de la vérité, lorsqu'elle se laisse aller à de telles misères ; il ne faut non plus jamais oublier ce jugement, ou plutôt cette prophétie d'un prêtre égyptien sur les Grecs : "Ils seront toujours des enfants qui n'auront jamais ni l'antiquité de la science, ni la science de l'antiquité." Et certainement ils ont bien le propre des enfants, toujours prêts à bavarder, et incapables d'engendrer ; car leur science est toute dans les mots, et stérile d'œuvres. C'est pourquoi l'origine de notre philosophie et le caractère du peuple d'où elle est sortie, ne sont pas de bons signes en sa faveur. [1,72] Le temps et l'âge où cette philosophie est née, ne sont pas de meilleurs signes pour elle que la nature du pays et du peuple qui l'ont produite. A cette époque on n'avait qu'une connaissance fort restreinte et superficielle des temps et du monde, ce qui est d'un extrême inconvénient, surtout pour ceux qui mettent tout dans l'expérience. Une histoire qui remontait à peine a mille années, et qui ne méritait pas le nom d'histoire; des fables et de vagues traditions d'antiquité, voilà tout ce qu'ils avaient. Ils ne connaissaient qu'une très petite partie des pays et des régions du monde; ils appelaient tous les peuples du nord indistinctement Scythes, tous ceux de l'occident Celtes; ne connaissaient rien en Afrique au delà des frontières de l'Éthiopie les plus rapprochées; en Asie, au delà du Gange; encore bien moins les provinces du nouveau monde, pas même par ouï-dire, et moins encore par quelque bruit incertain et qui eût de la consistance ; déclaraient inhabitables beaucoup de climats et de zones, où vivent et respirent une infinité de peuples. On vantait alors comme quelque chose de très remarquable les voyages de Démocrite, Platon, Pythagore, qui certainement ne s'étendaient pas loin et méritent plutôt le nom de promenades. De nos jours, au contraire, la plus grande partie du nouveau monde et toutes les régions extrêmes de l'ancien sont connues; et le nombre des observations s'est accru dans une proportion infinie. C'est pourquoi, si l'on veut, à la façon des astrologues, chercher des signes dans les temps de leur naissance, on ne trouvera rien de bien favorable pour ces philosophies. [1,73] Il n'y a pas de signe plus certain et plus considérable que celui qu'on demande aux résultats. Les inventions utiles sont comme des garants et des cautions de la vérité des philosophies. Eh bien! de toutes ces philosophies grecques et des sciences spéciales qui en sont les corollaires; pourrait-on montrer que soit venue, pendant tant de siècles; une seule expérience qui ait concouru à améliorer et à soulager la condition humaine, et que l'on puisse rapporter certainement aux spéculations et aux dogmes de la philosophie? Celse avoue avec ingénuité et sagesse que l'on fit d'abord des expériences en médecine, et que les hommes· élevèrent ensuite des systèmes sur ces expériences, en recherchèrent et en assignèrent les causes, et que les choses ne se passèrent point dans un ordre inverse; l'esprit débutant par la philosophie et la connaissance des causes; tirant de là et créant des expériences. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que les Égyptiens, qui attribuaient la divinité aux inventeurs des arts, aient consacré plus d'animaux que d'hommes; car les animaux, par leur instinct naturel, ont fait beaucoup de découvertes; tandis que les hommes, de leurs discours et de leurs conclusions rationnelles, en ont tiré peu ou point. Les chimistes ont obtenu quelques résultats; mais ils les doivent plutôt à des circonstances fortuites, et aux transformations des expériences, comme les mécaniciens, qu'à un art déterminé et une théorie régulièrement appliquée; car la théorie qu'ils ont imaginée est plutôt faite pour troubler l'expérience que pour la seconder. Ceux qui s'occupent de magie naturelle, comme on la nomme, ont fait aussi quelques découvertes, mais de médiocre importance, et qui ressemblent un peu à des impostures. Ainsi donc, de même que c'est un précepte en religion de prouver sa foi par des œuvres; dans la philosophie, à laquelle ce précepte s'applique parfaitement, il faut juger la doctrine par ses fruits, et déclarer vaine celle qui est stérile; et cela à plus forte raison encore, si, au lieu des fruits de la vigne et de l'olivier, la philosophie produit les ronces et les épines des discussions et des querelles. [1,74] Il faut aussi demander des signes aux progrès des philosophies et des sciences. Car tout ce qui a des fondements dans la nature croit et se développe; tout ce qui n'est fondé que sur l'opinion, a des variations, mais non pas de croissance. C'est pourquoi, si toutes ces doctrines, qui ressemblent à des plantes déracinées, avaient au contraire pris leurs racines et puisé leur sève dans la nature, elles n'auraient pas présenté le spectacle qu'elles offrent depuis tantôt deux mille ans, que les seiences, arrêtées dans leur marche, en demeurent à peu près au même point, et n'ont fait aucun progrès mémorable, à telles enseignes qu'elles ont surtout fleuri· avec leurs premiers fondateurs, et n'ont fait que décliner depuis lors. Dans les arts mécaniques qui ont pour fondement la nature et la lumière de l'expérience, nous voyons arriver tout le contraire;· ces arts, tant qu'ils répondent aux goûts des hommes, animés d'un certain souffle, croissent et fleurissent sans cesse, grossiers d'abord, habiles ensuite, délicats enfin, mais toujours en progrès. [1,75] Il est encore un autre signe à recueillir, si toutefois le nom de signe convient à ce que l'on doit plutôt regarder comme un témoignage, et même comme le plus solide de tous les témoignages: nous voulons dire le propre aveu des auteurs, que l'on suit universellement aujourd'hui. Car ces mêmes hommes qui prononcent avec tant d'assurance sur la nature des choses, lorsque par intervalles ils rentrent en eux-mêmes, s'échappent en plaintes sur la subtilité de la nature, l'obscurité des faits et l'infirmité de l'esprit humain. Si ces plaintes étaient au moins sincères, elles pourraient détourner ceux qui sont plus timides d'entreprendre de nouvelles recherches, et exciter à de nouveaux progrès les esprits plus entreprenants et plus audacieux. Mais pour eux ce n'est pas assez de faire ces aveux de leur impuissance; tout ce qu'ils n'ont point connu ou entrepris, eux ou leurs maltres, ils le rejettent hors des limites du possible, le déclarent, comme autorisés de règles infaillibles, impossible à connaître ou à faire, s'armant avec un orgueil et une jalousie extrêmes, de la faiblesse de leurs découvertes pour calomnier la nature et désespérer tous les esprits. C'est ainsi que se forma la nouvelle Académie qui professa l'acatalepsie, et condamna l'esprit humain à des ténèbres éternelles. Ainsi s'accrédita l'opinion que les formes des choses ou leurs vraies différences, qui sont en réalité les lois de l'acte pur, ne peuvent être découvertes, et dépassent la portée de l'homme. De là cette opinion dans la philosophie pratique, que la chaleur du soleil et celle du feu diffèrent du tout au tout, afin sans doute que les hommes ne pensent pas qu'ils pourraient, par le secours du feu, produire et créer quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la nature; et celle-ci, que la composition seulement est l'œuvre de l'homme, la combinaison l'œuvre exclusive de la nature; afin sans doute que les hommes n'espèrent point engendrer par art les corps naturels ou les transformer. Nous espérons donc qu'à ce signe les hommes se laisseront facilement persuader de ne point commettre leurs fortunes et leurs labeurs avec des systèmes, non seulement désespérés, mais encore voués au désespoir. [1,76] Un signe qu'il ne faut pas omettre non plus, c'est la discorde extrême qui a régné naguère entre les philosophes, et la multiplicité des écoles elles-mêmes, ce qui prouve suffisamment que l'esprit n'avait pas une route bien sûre pour s'élever de l'expérience aux lois, puisqu'une matière unique de philosophie (à savoir, la nature elle-même), fut tournée et exploitée de tant de manières diverses, aussi arbitraires qu'erronées. Et quoique de notre temps les dissentiments et les variétés de dogmes soient en général éteints, en ce qui touche les premiers principes et le corps même de la philosophie, cependant il reste, sur des points particuliers de doctrine, une multitude innombrable de questions et de controverses; d'où l'on peut facilement juger qu'il n'y a rien de certain ni de juste dans les philosophies elles-mêmes et dans les modes de démonstration. [1,77] Quant à l'idée généralement répandue, que la philosophie d'Aristote a rallié les esprits à elle, puisqu'après son apparition les systèmes antérieurs disparurent, et que, depuis lors, on n'en vit naître aucun qui lui fût préférable, de telle sorte qu'elle semble si bien et si solidement établie, qu'elle ait conquis à la fois le passé et l'avenir : d'abord, en ce qui touche la disparition des anciens systèmes, après la publication des ouvrages d'Aristote, l'opinion est fausse; les livres des anciens philosophes demeurèrent longtemps après jusqu'à l'époque de Cicéron, et pendant les siècles suivants; mais dans la suite des temps, lorsque l'empire romain fut inondé de barbares, et que la science humaine y fut comme submergée, alors seulement les philosophies d'Aristote et de Platon, comme des tablettes de matière plus légère, furent sauvées sur les flots des âges. En ce qui touche le consentement donné à cette doctrine, à y regarder de bien près, l'opinion commune est encore une erreur. Le véritable consentement est celui qui vient de l'accord des jugements portés avec liberté et après examen. Mais la grande majorité de ceux qui ont donné les mains à la philosophie d'Aristote, s'y sont engagés par préjugés et sur la foi d'autrui; ils ont suivi et ont fait nombre plutôt qu'ils n'ont consenti; Que si c'eût été là un consentement véritable et général, tant s'en faudrait qu'il fallût le tenir pour une solide et légitime autorité, qu'on devrait bien plutôt en tirer une forte présomption pour le parti opposé. Le pire augure est celui que donne le consentement général dans les matières intellectuelles, à l'exception cependant des affaires divines et politiques, où le nombre des suffrages fait loi. Rien ne plaît à la multitude que ce qui frappe l'imagination ou asservit l'esprit aux notions vulgaires, comme nous l'avons dit plus haut. On peut très bien emprunter à la morale, pour l'appliquer à la philosophie, ce mot de Phocion : «Les hommes doivent s'examiner sur-le-champ pour savoir en quoi ils ont failli ou péché, lorsque la multitude les approuve et les applaudit.» Il n'y a pas de signe plus défavorable que celui-là. Ainsi donc nous avons montré ·que tous les signes que l'on peut recueillir sur la vérité et la justesse des philosophies et des sciences actuellement en honneur, soit dans leurs origines, soit dans leurs résultats, soit dans leurs progrès, soit dans les aveux de leurs auteurs; soit dans les suffrages qtii leur sont acquis, sont tous pour elles d'un mauvais augure. [1,78] Il faut en venir maintenant aux causes mêmes des erreurs; et de leur longue domination sur les esprits; ces causes sont si nombreuses et si fortes, qu'on ne s'étonnera plus que les vérités proposées par nous aujourd'hui aient échappé jusqu'ici à l'intelligence humaine, et que l'on admirera plutôt qu'elles soient entrées enfin dans la tête d'un mortel; et sé soient offertes à sa pensée; ce qui, selon nous, est plutôt du bonheur que le fait de l'excellence même de l'esprit, et doit être considéré comme le fruit du temps, bien plus que comme le fruit du talent d'un homme. D'abord, ce grand nombre de siècles doit être, dès qù'on y réfléchit, singulièrement réduit; car de ces vingt-cinq siècles qui renferment à peu près toute l'histoire et les travaux de l'esprit huinain, à peine peut-on en distinguer six où fleurirent les sciences, et où elles trouvèrent les temps favorables à leurs progrès. Les âges, comme les contrées, ont leurs déserts et leurs landes. On ne peut compter que trois révolutions et trois périodes dans l'histoire des sciences : la première, chez les Grecs; la seconde, chez les Romains; et la dernière, chez nous, nations occidentales de l'Europe; et chacune d'elles embrasse à peine deux siècles. Dans le moyen âge, la moisson des sciences ne fut ni abondande ni belle. Il n'y a aucun motif pour faire mention des Arabes ou des scolastiques, qui pendant celte époque chargèrent les sciences de nombreux traités, sans en augmenter le poids. Ainsi donc la première cause d'un si mince progrès dans les sciences, doit être légitimement rapportée aux limites étroites des temps qui furent favorables à leur culture. [1,79] En second lieu se présente une cause qui certainement a entre toutes une gravité extrême, à savoir, que pendant ces époques mêmes où fleurirent avec plus ou moins d'éclat les intelligences et les lettres, la philosophie naturelle ait toujours occupé le moindre rang parmi les occupations des hommes. Et cependant on doit la regarder comme la mère commune de toutes les sciences. Tous les arts et les sciences, arrachés de cette souche commune, peuvent être raffinés et recevoir quelqùes applications utiles; mais ils ne prennent aucune croissance. Cependant il est manifeste qu'après l'établissement et le développement de la religion chrétienne, l'immense majorité des esprits éminents se tourna vers la théologie, que cette étude obtint dès lors les plus magnifiques encouragements et les secours les plus abondants, et qu'elle remplit presque seule cette troisième période de l'histoire intellectuelle dans l'Europe occidentale; d'autant plus qu'à peu près à la même époque, les lettres commencèrent à fleurir, et les controverses religieuses à se produire en foule. Dans l'âge précédent, pendant la seconde période, ou l'époque romaine, les méditations et l'effort des philosophes se portèrent entièrement sur la philosophie morale, qui était la théologie des païens; les plus grands esprits de ces temps se livrèrent presque tous aux affaires de l'État, à cause de la grandeur de l'empire romain, qui réclamait les soins d'un grand nombre d'hommes. Quant à l'epoque où la philosophie naturelle· parut en grand honneur chez les Grecs, elle fut très éphémère; car, dans les premiers temps, les sept sages, comme on les nommait, s'appliquèrent tous, à l'exception de Thalès, à la morale et aux affaires civiles; et dans les derniers, après que Socrate eut ramené la philosophie du ciel sur la terre, la philosophie morale prit encore un plus grand crédit, et détourna les esprits des études naturelles. Mais cette période elle-même, où les recherches naturelles furent en honneur, fut corrompue par les contradictions et par la manie des systèmes, qui la rendirent vaine. Ainsi, puisque. pendant ces trois périodes la philosophie naturelle fut on ne peut plus négligée ou empêchée, il n'est point étonnant que les hommes, occupés à tout autre chose, n'y aient pas fait de progrès. [1,80] Ajoutez à cela que, parmi les hommes mêmes qui ont cultivé la philosophie naturelle, il ne s'en est presque jamais rencontré, surtout dans ces derniers temps, qui y aient apporté un esprit net et dégagé de vues ultérieures; à moins qu'on ne cite par hasard quelque moine dans sa cellule, ou quelque noble dans son manoir; mais, en général, la philosophie naturelle servit de passage et comme de pont à d'autres objets. Et ainsi cette mère commune de toutes les sciences fut réduite, avec une indignité étrange, aux fonctions d'une servante, pour aider lès opérations de la médecine ou des mathématiques,· et pour donner aux esprits des jeunes gens qui n'ont pas encore de maturité, une préparation, et comme une première teinture qui les rendit propres à aborder plus tard d'autres études avec plus de facilité et de succès. Que cependant personne n'espère un grand progrès dans les sciences (surtout dans leur partie pratique), tant que la philosophie naturelle ne se répandra point dans les sciences particulières, et que les sciences particulières à leur tour ne se ramèneront point à la philosophie naturelle. C'est cette cause qui explique pourquoi l'astronomie, l'optique, la musique, la plupart des arts mécaniques, la médecine elle-même, et ce qui paraîtra plus étonnant, la philosophie morale et civile, ainsi que les sciences logiques, n'ont presque aucune profondeur, et sont toutes répandues sur la superficie et les variétés apparentes de la nature; car ces sciences particulières, après qu'on eut établi leur division, et constitué chacune d'elles, ne furent plus nourries par la philosophie naturelle, qui seule, en remontant aux sources et à l'intelligence véritable des mouvements, des rayons, des sons, de la contexture et de la constitution intime des corps, des affections et des perceptions intellectuelles, eût pu leur donner de nouvelles forces et un accroissement solide. Il n'y a donc rien d'étonnant que les sciences ne profitent pas, quand elles sont séparées de leurs racines.