[1,0] Francis Bacon, Nouvel Organum Rédigé en aphorismes. APHORISMES sur l'interprétation de la nature et le règne de l'homme. LIVRE PREMIER. [1,1] I. L'homme, interprète et ministre de la nature, n'étend ses connaissances et son action qu'à mesure qu'il découvre l'ordre naturel des choses, soit par l'observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. [1,2] II. La main seule et l'entendement abandonné à lui-même n'ont qu'un pouvoir très-limité ; ce sont les instruments, et les autres genres de secours qui font presque tout, secours et instruments non moins nécessaires à l'esprit qu'à la main ; et de même que les instruments de la main excitent ou règlent son mouvement, les instruments de l'esprit l'aident à saisir la vérité ou à éviter l'erreur. [1,3] III. La science et la puissance humaine se correspondent dans tous les points et vont au même but ; c'est l'ignorance où nous sommes de la cause qui nous prive de l'effet ; car on ne peut vaincre la nature qu'en lui obéissant ; et ce qui était principe, effet ou cause dans la théorie, devient règle, but ou moyen dans la pratique. [1,4] IV. Approcher ou écarter les uns des autres les corps naturels, c'est à quoi se réduit toute la puissance de l'homme ; tout le reste, la nature l'opère à l'intérieur et hors de notre vue. [1,5] V. Les seuls hommes qui se mêlent d'étudier la nature, ce sont tout au plus le mécanicien, le mathématicien, le médecin, l'alchimiste et le magicien ; mais tous, du moins jusqu'ici, avec aussi peu de succès que de vraie méthode. [1,6] VI. Il serait insensé, et même contradictoire, de penser que ce qui n'a jamais été exécuté puisse l'être autrement que par des moyens qui n'ont pas encore été tentés. [1,7] VII. Au premier coup d'œil jeté sur les livres, les laboratoires et les ateliers, les productions de l'esprit et de la main de l'homme paraissent innombrables. Mais toute cette variété se réduit à une subtilité recherchée, et à des dérivations de ce qui frappe le plus la vue, et non à de nombreux axiomes. [1,8] VIII. Je dis plus : tous ces moyens imaginés jusqu'ici sont bien plutôt dus au hasard et à la routine, qu'aux sciences et à la méthode. Car ces sciences prétendues, dont nous sommes en possession, ne sont tout au plus que d'ingénieuses combinaisons de choses connues depuis longtemps, et non de nouvelles méthodes d'invention ou des indications de nouveaux moyens. [1,9] IX. Au fond, les sources et les causes de tous les abus qui se sont introduits dans les sciences se réduisent à une seule, à celle-ci : c'est précisément parce qu'on admire et qu'on vante les forces de l'esprit humain qu'on ne pense point à lui procurer de vrais secours. [1,10] X. La subtilité des opérations de la nature surpasse infiniment celle des sens et de l'entendement, en sorte que toutes ces brillantes spéculations et toutes ces explications dont on est si fier ne sont qu'un art d'extravaguer méthodiquement ; et si elles en imposent, c'est que personne encore n'a fait cette remarque. [1,11] XI. Comme les sciences que nous possédons ne contribuent en rien à l'invention des moyens, la logique reçue n'est pas moins inutile à l'invention des sciences. [1,12] XII. Cette logique, dont l'usage n'est qu'un abus, sert beaucoup moins à faciliter la recherche de la vérité, qu'à fixer les erreurs qui ont pour base les notions vulgaires ; elle est plus nuisible qu'utile. [1,13] XIII. Le syllogisme n'est d'aucun usage pour inventer ou vérifier les premiers principes des sciences. Ce serait en vain qu'on voudrait l'employer pour les axiomes moyens ; c'est un instrument trop faible et trop grossier pour pénétrer dans les profondeurs de la nature. Aussi voit-on qu'il peut tout sur les opinions, et rien sur les choses mêmes. [1,14] XIV. Le syllogisme est composé de propositions, les propositions le sont de mots, et les mots sont en quelque manière les étiquettes des choses. Que si les notions mêmes, qui sont comme la base de l'édifice, sont confuses et extraites des choses au hasard, tout ce qu'on bâtit ensuite sur un tel fondement ne peut avoir de solidité. Il ne reste donc d'espérance que dans la véritable induction. [1,15] XV. Rien de plus faux ou de plus hasardé que la plupart des notions reçues, soit en logique, soit en physique, telles que celles de substance, de qualité, d'action, de passion, et la notion même de l'être. Encore moins peut-on faire fonds sur les notions de densité et de raréfaction, de pesanteur et de légèreté, d'humidité et de sécheresse, de génération et de corruption, d'attraction et de répulsion, d'élément et de matière, de forme, ni sur une infinité d'autres semblables, toutes notions fantastiques et mal déterminées. [1,16] XVI. Les notions des espèces du dernier ordre, comme celles de l'homme, du chien, du pigeon, et les perceptions immédiates des sens, comme celles du chaud, du froid, du blanc, du noir, sont beaucoup moins trompeuses ; encore ces dernières mêmes deviennent-elles souvent confuses et incertaines, par différentes causes, telles que : la nature variable de la matière, l'enchaînement de toutes les parties de la nature, et la prodigieuse complication de tous les sujets. Mais toutes les autres notions dont on a fait usage jusqu'ici sont autant d'erreurs ; aucune n'a été extraite de l'observation et de l'expérience par la méthode convenable. [1,17] XVII. Même licence et même aberration dans la manière de former et d'établir les axiomes, que dans celle d'abstraire les notions ; et l'erreur est dans les propositions mêmes qu'on qualifie ordinairement de principes, et qui toutes sont le produit de l'induction vulgaire ; mais elle est beaucoup plus grande dans les axiomes et les propositions d'ordre inférieur qu'on déduit par le moyen du syllogisme. [1,18] XVIII. Ce qu'on a jusqu'ici inventé dans les sciences est presque entièrement subordonné aux notions vulgaires, ou s'en éloigne bien peu ; mais veut-on pénétrer jusqu'aux parties les plus reculées et les plus secrètes de la nature, il faut extraire de l'observation et former, soit les notions, soit les principes, par une méthode plus exacte et plus certaine ; en un mot, apprendre à mieux diriger tout le travail de l'entendement humain. [1,19] XIX. Il peut y avoir et il y a en effet deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L'une, partant des sensations et des faits particuliers, s'élance du premier saut jusqu'aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c'est celle-ci qu'on suit ordinairement. L'autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s'élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n'arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l'a encore tentée. [1,20] XX. L'entendement abandonné à lui-même suit précisément la même marche que lorsqu'il est dirigé par la dialectique ; car l'esprit humain brûle d'arriver aux principes généraux pour s'y reposer ; puis après s'y être un peu arrêté, il dédaigne l'expérience. Mais la plus grande partie du mal doit être imputée à la dialectique, qui nourrit l'orgueil humain par le vain étalage et le faste des disputes. [1,21] XXI. L'entendement abandonné à lui-même dans un homme judicieux, patient et circonspect, surtout lorsqu'il n'est arrêté par aucune prévention née des opinions reçues, fait quelques pas dans cette autre route qui est la vraie, mais il y avance bien peu ; l'entendement, s'il n'est sans cesse aidé et dirigé, étant sujet a mille inconséquences, est tout à fait incapable par lui-même de pénétrer dans les obscurités de la nature. [1,22] XXII. L'une et l'autre méthode, partant également des sensations et des choses particulières, se reposent dans les plus générales, mais avec cette différence immense que l'une ne fait qu'effleurer l'expérience et y toucher pour ainsi dire en courant, au lieu que l'autre s'y arrête autant qu'il le faut et avec méthode. De plus, la première établit de prime-saut je ne sais quelles généralités abstraites, vagues et inutiles, au lieu que la dernière s'élève par degrés aux principes réels et avoués de la nature. [1,23] XXIII. Ce n'est pas une légère différence que celle qui se trouve entre les fantômes de l'esprit humain et les idées de l'esprit divin, je veux dire entre certaines opinions frivoles et les vraies marques, les vraies caractères empreints dans les créatures, quand on sait les voir telles qu'elles sont. [1,24] XXIV. Il ne faut pas s'imaginer que des principes établis par la simple argumentation puissent être jamais d'un grand usage pour inventer des moyens réels et effectifs, la subtilité de la nature surpassant infiniment celle des arguments ; mais, les principes extraits des faits particuliers avec ordre et avec méthode conduisent aisément à de nouveaux faits particuliers, et c'est ainsi qu'ils rendent les sciences actives. [1,25] XXV. D'où ont découlé les principes sur lesquels on se fonde aujourd'hui ? d'une poignée de petites expériences, d'un fort petit nombre de faits très-familiers, d'observations triviales ; et comme ces principes sont, pour ainsi dire, taillés à la mesure de ces faits, il n'est pas étonnant qu'ils ne puissent conduire à de nouveaux faits. Que si par hasard quelque fait contradictoire, qu'on n'avait pas d'abord aperçu, se présente tout à coup, on sauve le principe à l'aide de quelque frivole distinction, au lieu qu'il aurait fallu corriger d'abord le principe même. [1,26] XXVI. Ce produit de la raison humaine, dont nous faisons usage pour raisonner sur les opérations de la nature, nous l'appelons anticipations de la nature, attendu que ce n'est qu'une production fortuite et prématurée. Mais les autres connaissances que nous tirons des choses observées et analysées avec méthode, nous les appelons interprétations de la nature. [1,27] XXVII. Les anticipations n'ont que trop de force pour extorquer notre assentiment ; car, après tout, si les hommes, étant tous atteints de la même folie, extravaguaient précisément de la même manière, ils pourraient encore s'entendre assez bien. [1,28] XXVIII. Je dis plus ; les anticipations subjuguent plus aisément notre raison que ne le font les interprétations de la nature, les premières n'étant extraites que d'une poignée de cette sorte de faits qu'on rencontre à chaque instant, que l'entendement reconnaît aussitôt et dont l'imagination est déjà pleine ; au lieu que, les interprétations étant formées de notions prises çà et là, extrêmement différentes et fort éloignées, soit les unes des autres, soit des idées communes, ne peuvent aussi promptement frapper notre esprit ; et les opinions qui en résultent, ne se mariant pas aussi aisément aux opinions reçues, semblent étranges, malsonnantes, et sont comme autant d'articles de foi. [1,29] XXIX. Les anticipations et la dialectique sont assez utiles dans les sciences qui ont pour base les opinions et les maximes reçues, vu qu'alors il s'agit plus de subjuguer les esprits que les choses mêmes. [1,30] XXX. Quand tous les esprits de toutes les nations et de tous les siècles, concertant leurs travaux et se transmettant réciproquement leurs découvertes, formeraient une sorte de coalition, les sciences n'en feraient pas de plus grands progrès par le seul moyen des anticipations ; car lorsque les erreurs sont radicales et ont eu lieu dans la première digestion de l'esprit, quelque remède qu'on applique ensuite, et quelque parfaites que puissent être les fonctions ultérieures, elles ne corrigent point le vice contracté dans les premières voies. [1,31] XXXI. En vain se flatterait-on de pouvoir faire de grands progrès dans les sciences, en entassant, en greffant le neuf sur le vieux ; il faut reprendre tout l'édifice par ses fondements, si l'on ne veut tourner perpétuellement dans le même cercle, en avançant tout au plus de quelques pas. [1,32] XXXII. Rendons aux anciens auteurs l'honneur qui leur est dû ; car il ne s'agit pas ici de comparer les esprits ou les talents, mais seulement les méthodes ; et quant à nous, notre dessein n'est pas de prendre ici le rôle de juge, mais seulement celui de guide. [1,33] XXXIII. Disons-le ouvertement ; on ne peut, par le moyen des anticipations, c'est-à-dire des opinions reçues, juger sainement de notre méthode, ni de ce qui a été inventé en la suivant ; car on ne peut exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appelé en jugement. [1,34] XXXIV. Ce que nous proposons ici n'est même pas trop facile à exposer ; car on ne comprend ce qui est entièrement nouveau que par analogie avec ce qui est déjà connu. [1,35] XXXV. Borgia, parlant de l'expédition des Français en Italie, disait : qu'ils étaient venus la craie en main pour marquer leurs étapes, et non l'épée au poing pour faire une invasion. Il en est de même de notre méthode ; nous voulons qu'elle s'insinue doucement dans les esprits les mieux disposés à la recevoir, et les plus capables de la saisir ; qu'elle s'y fasse jour peu à peu, et sans violence ; car dès que nous ne sommes d'accord ni sur les principes, ni sur les notions, ni même sur la forme des démonstrations, les réfutations ne peuvent plus avoir lieu. [1,36] XXXVI. Reste donc une seule méthode à employer, méthode fort simple ; c'est, quant à nous, de mener les hommes aux faits mêmes, pour leur en faire suivre l'ordre et l'enchaînement ; mais eux, de leur côté, il faut aussi qu'ils s'imposent la loi d'abjurer pour un temps toutes leurs notions, et de se familiariser avec les choses mêmes. [1,37] XXXVII. La méthode des philosophes qui soutenaient le dogme de l'acatalepsie est, dans les commencements, presque parallèle à la nôtre ; mais sur la fin elles s'écartent prodigieusement l'une de l'autre, et elles sont même opposées : car eux, affirmant absolument, et sans restriction, qu'on ne peut rien savoir, ôtent ainsi aux sens et à l'entendement toute autorité ; au lieu que nous, qui disons seulement qu'on ne peut, par la méthode reçue, acquérir de grandes connaissances sur la nature, nous proposons une autre méthode, dont le but est de chercher et de procurer sans cesse des secours aux sens et à l'entendement. [1,38] XXXVIII. Non-seulement les fantômes et les notions fausses qui ont déjà pris pied dans l'entendement humain, et y ont jeté de si profondes racines, obséderont tellement les esprits que la vérité aura peine à s'y faire jour ; mais, le passage une fois ouvert, ils accourront de nouveau dans la restauration des sciences, et feront encore obstacle, si les hommes ne sont bien avertis de s'en défier et de prendre contre eux toutes sortes de précautions. [1,39] XXXIX. Ces fantômes qui obsèdent l'esprit humain, nous avons cru devoir (pour nous faire mieux entendre) les distinguer par les quatre dénominations suivantes : la première espèce, ce sont les fantômes de race ; la seconde, les fantômes de la caverne ; la troisième, les fantômes de la place publique ; la quatrième, les fantômes de théâtre. [1,40] XL. Quoique le plus sur moyen pour bannir à perpétuité tous ces fantômes soit de ne former les notions et les axiomes que d'après les règles de la véritable induction, l'indication de ces fantômes ne laisse pas d'être d'une grande utilité ; car la doctrine qui a pour objet ces fantômes est à l'interprétation de la nature ce que la doctrine qui a pour objet les sophismes est à la dialectique ordinaire. [1,41] XLI. Les fantômes de race ont leur source dans la nature même de l'homme ; c'est un mal inhérent à la race humaine, un vrai mal de famille, car rien n'est plus dénué de fondement que ce principe : « Le sens humain est la mesure de toutes les choses. » Il faut dire au contraire que toutes les perceptions, soit des sens, soit de l'esprit, ne sont que des relations à l'homme, et non des relations à l'univers. L'entendement humain, semblable à un miroir faux, fléchissant les rayons qui jaillissent des objets, et mêlant sa propre nature à celle des choses, gâte, tord, pour ainsi dire, et défigure toutes les images qu'il réfléchit. [1,42] XLII. Les fantômes de la caverne sont ceux de l'homme individuel ; car, outre les aberrations de la nature humaine prise en général, chaque homme a une sorte de caverne, d'antre individuel, qui rompt et corrompt la lumière naturelle, en vertu de différentes causes, telles que : la nature propre et particulière de chaque individu, l'éducation, les conversations, les lectures, les sociétés, l'autorité des personnes qu'on admire et qu'on respecte, enfin la diversité des impressions que peuvent faire les mêmes choses, selon qu'elles rencontrent un esprit préoccupé et déjà vivement affecté par d'autres objets, ou qu'elles trouvent un esprit tranquille et reposé ; en sorte que, rien n'étant plus inégal, plus variable, plus irrégulier que la disposition naturelle de l'esprit humain, considéré dans les divers individus, ses opérations spontanées sont presque entièrement le produit du hasard. Et c'est ce qui a donné lieu à cette observation si juste d'Héraclite : « Les hommes vont cherchant les sciences dans leurs petits mondes particuliers, et non dans le monde universel, c'est-à-dire dans le monde commun à tous. » [1,43] XLIII. Il est aussi des fantômes de convention et de société que nous appelons fantômes de la place publique, et dont la source est la communication qui s'établit entre les différentes familles du genre humain. C'est à ce commerce même, et aux associations de toute espèce, que fait allusion le nom par lequel nous les désignons, car les hommes s'associent par les discours ; et les noms qu'on impose aux différents objets d'échange, on les proportionne à l'intelligence des moindres esprits. De là tant de nomenclatures inexactes, d'expressions impropres qui font obstacle aux opérations de l'esprit : et c'est en vain que les savants, pour prévenir ou lever les équivoques, multiplient les définitions et les explications ; rien de plus insuffisant qu'un tel remède ; quoi qu'ils puissent faire, ces mots font violence à l'entendement, et troublent tout en précipitant les hommes dans de stériles et innombrables disputes. [1,44] XLIV. Il est enfin des fantômes originaires des dogmes dont les diverses philosophies sont composées, et qui, de là, sont venus s'établir dans les esprits. Ces derniers, nous les appelons fantômes de théâtre : car tous ces systèmes de philosophie, qui ont été successivement inventés et adoptés, sont comme autant de pièces de théâtre que les divers philosophes ont mises au jour, et sont venus jouer chacun à leur tour ; pièces qui présentent à nos regards autant de mondes imaginaires et vraiment faits pour la scène. Nous ne parlons pas seulement ici des opinions philosophiques et des sectes qui ont régné autrefois, mais en général de toutes celles qui ont pu ou peuvent encore exister, attendu qu'il est encore assez facile de composer une infinité d'autres pièces du même genre, les erreurs les plus opposées ayant presque toujours des causes semblables. Et, ce que nous disons, il ne faut pas l'entendre seulement des systèmes pris en totalité, mais même d'une infinité de principes et d'axiomes reçus dans les sciences ; principes que la crédulité, en les adoptant sans examen et les transmettant de bouche en bouche, a accrédités. Mais nous allons traiter plus amplement et plus en détail de ces diverses espèces de fantômes, afin d'en garantir plus sûrement l'esprit humain. [1,45] XLV. L'entendement humain, en vertu de sa constitution naturelle, n'est que trop porté à supposer dans les choses plus d'uniformité, d'ordre et de régularité qu'il ne s'y en trouve en effet ; et quoiqu'il y ait dans la nature une infinité de choses extrêmement différentes de toutes les autres, et uniques en leur espèce, il ne laisse pas d'imaginer un parallélisme, des analogies, des correspondances et des rapports qui n'ont aucune réalité. De là cette supposition chimérique que tous les corps célestes décrivent des cercles parfaits, espèce de conte physique qu'on n'a adopté qu'en rejetant tout à fait les lignes spirales et les dragons (aux noms près, qu'on a conservés) ; de là aussi celle du feu élémentaire et de sa forme orbiculaire, laquelle n'a été introduite que pour faire, en quelque manière, la partie carrée (le quadrille) avec les trois autres éléments qui tombent sous le sens. On a été encore plus loin ; on a imaginé je ne sais quelle proportion ou progression décuple, qu'on attribue à ce qu'on appelle les éléments, supposant que leur densité va croissant dans ce rapport, et mille autres rêves de cette espèce. Or, les inconvénients de cette promptitude à faire des suppositions ne se font pas seulement sentir dans les opinions, mais même dans les notions simples et élémentaires ; elle falsifie tout. [1,46] XLVI. L'entendement, une fois familiarisé avec certaines idées qui lui plaisent, soit comme généralement reçues, soit comme agréables en elles-mêmes, s'y attache obstinément ; il ramène tout à ces idées de prédilection ; il veut que tout s'accorde avec elles ; il les fait juge de tout ; et les faits qui contredisent ces opinions favorites ont beau se présenter en foule, ils ne peuvent les ébranler dans son esprit ; ou il n'aperçoit point ces faits, ou il les dédaigne, ou il s'en débarrasse à l'aide de quelques frivoles distinctions, ne souffrant jamais qu'on manque de respect à ces premières maximes qu'il s'est faites. Elles sont pour lui comme sacrées et inviolables ; genre de préjugés qui a les plus pernicieuses conséquences. C'était donc une réponse fort judicieuse que celle de cet ancien qui, voyant suspendus dans un temple des portraits de navigateurs qui, ayant fait un vœu durant la tempête, s'en étaient acquittés après avoir échappé au naufrage, et pressé par cette question de certains dévots : « Hé bien, reconnaissez-vous actuellement qu'il y a des dieux ? » répondit sans hésiter : « À la bonne heure ! mais montrez-nous aussi les portraits de ceux qui, ayant fait un vœu, n'ont pas laissé de périr. » Il en faut dire autant de toutes les opinions ou pratiques superstitieuses, telles que les rêves de l'astrologie judiciaire, les interpretations de songes, les présages, les némésis et autres. Les hommes infatués de ces chimères ont grand soin de remarquer les événements qui cadrent avec la prédiction ; mais quand la prophétie tombe à faux, ce qui arrive le plus souvent, ils ne daignent pas même y faire attention. Ce genre de préjugés serpente et s'insinue encore plus subtilement dans les sciences et la philosophie ; là, ce dont on est une fois engoué tire tout à soi et donne sa teinte à tout le reste, même à ce qui en soi-même a plus de vérité et de solidité. Je dis plus : abstraction faite de cet engouement et de ces puériles préventions, c'est une illusion propre et inhérente à l'esprit humain d'être plus affecté et plus entraîné par les preuves affirmatives que par les négatives, quoique, suivant la raison, il dût se prêter également aux unes et aux autres. On peut même tenir pour certain qu'au contraire, lorsqu'il est question d'établir ou de vérifier un axiome, l'exemple négatif a beaucoup plus de poids. [1,47] XLVII. Ce qui remue le plus fortement l'entendement humain, c'est ce que l'esprit conçoit aisément et qui le frappe aussitôt ; en un mot, ce qui se lie aisément aux idées dont l'imagination est déjà remplie et même enflée. Quant aux autres idées, par l'effet naturel d'une prévention dont il ne s'aperçoit pas lui-même, il les façonne, il les suppose tout à fait semblables à celles dont il a l'esprit obsédé : mais faut-il passer rapidement de ces idées si familières à des faits très-éloignés et très-différents de ceux qu'il connaît, genre de faits qui sont, pour les axiomes, comme l'épreuve du feu ; l'esprit ne se traîne plus qu'avec peine, et ne peut franchir cette grande distance, à moins qu'on ne lui fasse violence à cet égard, et qu'il n'y soit forcé par la plus impérieuse nécessité. [1,48] XLVIII. L'entendement humain ne sait point s'arrêter et semble haïr le repos ; il veut aller toujours en avant, et trop souvent c'est en vain qu'il le veut. Par exemple, on a beau vouloir imaginer les extrémités de l'univers, on n'en peut venir à bout ; et quelques limites qu'on y veuille supposer, on conçoit toujours quelque chose au delà. Il n'est pas plus facile d'imaginer comment l'éternité a pu s'écouler jusqu'à ce jour ; car cette distinction qu'on fait ordinairement d'un infini "a parte ante", et d'un infini "a parte post", est tout à fait insoutenable. De cette double opposition il s'ensuivrait qu'il existe un infini plus grand qu'un autre infini, que l'infini peut s'épuiser, qu'il tend au fini, etc. Telle est aussi la subtile recherche qui a pour objet la divisibilité de certaines lignes à l'infini, recherche qui fait bien sentir à l'esprit sa faiblesse. Mais cette faiblesse se fait sentir d'une manière tout autrement préjudiciable dans la recherche des causes : car, quoique les faits les plus généraux de la nature doivent seulement être constatés, et donnés comme tels, et que la cause en soit insaisissable, néanmoins l'entendement humain, qui ne sait point s'arrêter, demande encore quelque chose de plus connu pour les expliquer ; mais alors, pour avoir voulu aller trop loin, il retombe dans ce qui le touche de trop près, dans les causes finales, qui tiennent infiniment plus à la nature de l'homme qu'à celle de l'univers. C'est de cette source qu'ont découlé tant de préjugés dont la philosophie est infectée ; et c'est également le propre d'un esprit superficiel et peu philosophique de demander la cause des faits les plus généraux, et de ne rien faire pour connaître celle des faits inférieurs et subordonnés à ceux-là. [1,49] L'esprit humain ne reçoit pas avec sincérité la lumière des choses, mais il y mêle sa volonté et ses passions; c'est ainsi qu'il se fait une science à son goût : car la vérité que l'homme reçoit le plus volontiers c'est celle qu'il désire. Il rejette les vérités ditficiles à saisir, à cause de son impatience à atteindre le résultat; les principes qui le restreignent, parce que son espérance y trouve des bornes; les lois les plus hautes de la nature, parce qu'elles gênent ses superstitions ; la lumière de l'expérience, par une arrogance superbe, pour que son intelligence ne paraisse pas s'occuper d' objets méprisables et fugitifs ; les idées extraordinaires, parce qu'élles choquent les opinions vulgaires; enfin, d'innombrables et secrètes passions pénètrent de toutes parts l'esprit et corrompent le jugement. [1,50] Mais la plus grande source d'erreurs et d'embarras pour l'esprit humain se trouve dans la grossièreté, l'imbécillité et les aberrations des sens, qui donnent aux choses qui les frappent plus d'importance qu'à celles dont ils ne sont pas frappés immédiatement, quoique les dernières en aient réellement plus que les autres. L'esprit ne va guère plus loin que l'œil; aussi l'observation de ce qui est invisible est-elle complétement ou à peu près nulle. C'est pourquoi toutes les opérations des esprits dans les corps tangibles nous échappent et demeurent inconnues. Nous ne remarquons pas non plus dans les choses visibles les changements d'état insensibles, que l'on nomme d'ordinaire altérations, et qui sont en effet un transport des parties les plus ténues. Et cependant, si ces opérations et ces changements ne sont connus et mis en lumière, on ne peut rien produire de grand dans la nature en fait d'industrie. D'un autre côté, la nature de l'air et de tous les corps plus légers que l'air (et il y en a beaucoup), nous est presque entièrement inconnue. Les sens par eux-mêmes sont très-bornés et nous trompent souvent, et les instruments ne peuvent leur donner beaucoup d'étendue ni de finesse; mais toute véritable interprétation de la nature repose sur l'examen des faits et sur des expériences préparées et concluantes ; dans cette méthode, les sens jugent de l'expérience seulement, et l'expérience, de la nature et de l'objet à connaître. ·