[31,0] XXXI. Les Sirènes, ou la volupté. [31,1] On a de tout temps appliqué la fable des sirènes aux dangereux attraits de la volupté; mais, dans l'application qu'on en a faite jusqu'ici, et qui est assez juste quant au fond, on n'a saisi que ce qui se présentait à la première vue. Cette sagesse des anciens peut être comparée à des raisins mal foulés, et dont on a exprimé quelques sucs, en y laissant ce qu'il y avait de meilleur. Les sirènes étaient filles d'Acheloüs et de Terpsichore, une des neuf muses. Dans les premiers temps, elles eurent des ailes; mais ayant fait aux muses un téméraire défi, ces ailes leurs furent ôtées. De ces plumes qui leur furent arrachées, les muses se firent des espèces de couronnes, en sorte que, depuis cette époque, elles ont toutes des ailes à la tête, à l'exception d'une seule ; savoir, celle qui était la mère des sirènes : ces sirènes habitaient certaines îles de l'aspect le plus riant; lorsque, de la hauteur où elles se tenaient ordinairement, elles apercevaient des vaisseaux, elles s'efforçaient de séduire les navigateurs par leurs chants mélodieux, tâchant d'abord de les engager à s'arrêter, puis de les attirer jusqu'à elles ; et lorsqu'elles y réussissaient, après s'être saisies d'eux, elles les égorgeaient ; leur chant n'était rien moins qu'uniforme et monotone, mais elles savaient en varier le mode, le ton et la mesure, pour l'approprier au naturel et au goût de ceux qu'elles voulaient séduire; par le moyen de cet art perfide, elles avaient fait périr un si grand nombre d'hommes, que la surface de ces îles qu'elles habitaient, paraissait dans l'éloignement d'une blancheur éclatante, à cause de ces ossements dont elles étaient couvertes. Cependant on pouvait se garantir de ce fléau par deux genres de moyens, dont l'un fût employé par Ulysse et l'autre par Orphée. Le premier ordonna à tous ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire. Pour lui, voulant faire l'épreuve des effets de ce chant, mais sans courir aucun risque, il se fit attacher au mât de son vaisseau, en défendant à tous ses compagnons, sous des peines très sévères, de le détacher, dans le cas même où il le leur ordonnerait. Quant à Orphée, jugeant cette précaution inutile, il se mit à chanter les louanges des dieux, en s'accompagnant de sa lyre, et d'un ton si élevé, que sa voix couvrant tout-à-fait celle des Sirènes, celle-ci ne produisit plus aucun effet. [31,2] Cette fable se rapporte visiblement aux mœurs; et quoique le sens de cette allégorie soit facile à saisir, elle n'en est pas moins ingénieuse. Les voluptés ont pour cause principale l'abondance, l'affluence des biens, avec un sentiment de joie et d'expansion. Lorsque les hommes étaient encore plongés dans la plus profonde ignorance, ils cédaient aux premières séductions, et les voluptés, qui alors avaient des ailes, les entraînaient rapidement; mais dans la suite la science et l'habitude de réfléchir qui les mit en état de réprimer du moins les premiers mouvements de l'âme, et de prévoir les conséquences de ces plaisirs auxquels ils étaient tentés de se livrer, ôta aux voluptés leurs ailes; heureux effet des sciences, qui donna aux muses plus de relief et de dignité; car, lorsqu'on se fut assuré, par l'exemple de quelques âmes fortes, que la philosophie pouvait inspirer le mépris des voluptés, elle parut quelque chose de sublime et d'élevé, c'est-à-dire qu'elle parut capable d'élever l'âme au-dessus du limon terrestre auquel elle semblait être restée attachée jusqu'à cette époque, et de donner, pour ainsi dire, des ailes à la pensée humaine, dont le siège est la tête. Cette muse qui, suivant la fable, étant mère des sirènes, fut la seule qui n'eut point d'ailes, représente ces sciences et ces arts frivoles qui n'ont pour objet que le simple amusement. Tels étaient ceux dont Pétrone faisait ses délices, et auxquels il attachait tant de prix, qu'après avoir reçu sa sentence de mort, et près de la subir, il voulut goûter encore quelques plaisirs ; et comme celui que procurent les lettres, faisait partie des siens, au lieu de méditer quelque ouvrage qui pût lui inspirer de la fermeté, il ne voulut lire que des poésies légères, dans le goût de celles-ci : "Vivons, aimons, ô ma Lesbie! crois-en ton amant; ces maximes sévères que certains vieillards chagrins rebattent sans cesse, ne valent pas un denier (le plus léger plaisir)" (Catulle, Élégie V). Et celle-ci : "Abandonnons à des vieillards le soin de chercher quels sont nos droits respectifs, de pâlir sur le juste et l'injuste, et de garder tristement l'immense dépôt des lois" (Ovide, Métamorphoses, IX, 550). [31,3] En effet, les productions de ce genre semblent vouloir arracher aux muses les plumes dont leurs couronnes sont formées, pour les rendre aux sirènes. Il est dit, dans cette fable, que les sirènes faisaient leur résidence dans des îles, parce qu'en effet les voluptés cherchent ordinairement des lieux écartés, et tâchent de se dérober aux regards des hommes. Le chant des Sirènes, son pernicieux effet, et cet art perfide avec lequel elles le variaient, sont des choses dont l'application est assez connue, et qui désormais n'ont plus besoin d'explication. Mais la blancheur de ces îles, occasionnée par la grande quantité d'ossements dont elles étaient couvertes, est une circonstance qui renferme un sens plus caché et plus profond. Cette partie de la fable paraît destinée à faire entendre que les exemples, aussi frappants que multipliés, des malheurs auxquels on s'expose en se livrant trop aux voluptés, sont des avertissements presque toujours insuffisants et très rarement écoutés. Reste à expliquer cette partie de la fable qui indique les remèdes, et qui, bien que facile à expliquer, n'en est pas moins judicieuse, et ne mérite pas moins de fixer notre attention. Or, ces préservatifs contre le poison de la volupté se réduisent à trois; la philosophie fournit les deux premiers, et la religion le troisième. Le premier est de remonter à la source du mal et de le prévenir, en évitant avec le plus grand soin, toutes les occasions tentatives et les objets trop séduisants, comme le firent les compagnons d'Ulysse, conformément à l'ordre de leur chef : remède toutefois qui ne convient et qui n'est absolument nécessaire qu'aux âmes faibles et vulgaires, représentées dans cette fable par les compagnons d' Ulysse; car les âmes plus élevées, armées d'une ferme résolution, peuvent braver la volupté, et même s'exposer impunément aux tentations les plus dangereuses; disons plus, elles aiment à faire ainsi l'épreuve de leur vertu et l'essai de leurs forces; elles ne dédaignent même pas de s'instruire de tous ces détails frivoles qui concernent les voluptés, non pour s'y livrer, mais seulement pour les mieux connaître. C'était ce que Salomon disait de lui-même, après avoir fait l'énumération très détaillée de tous les plaisirs dont il jouissait ou pouvait jouir; énumération qu'il termine ainsi : "Et la sagesse n'a pas laissé de demeurer avec moi". Ainsi les héros de cette classe ont assez de force pour demeurer, en quelque manière, immobiles au milieu des objets les plus séduisants, et s'arrêter sur le penchant même du précipice ; la seule précaution qu'ils prennent, à l'exemple d' Ulysse, c'est d'interdire à ceux qui les environnent les conseils pernicieux, et ces lâches complaisances qui amollissent et ébranlent l'âme la plus ferme ; mais le plus puissant et le plus sûr de tous les remèdes, c'est celui d'Orphée, qui, en chantant les louanges des dieux, sur un ton très élevé, couvrit la voix enchanteresse des Sirènes, et en prévint ainsi les dangereux effets; car les profondes méditations sur les choses divines l'emportent sur les voluptés, non seulement par leurs puissants effets, mais même par les plaisirs aussi vifs que purs qui en dérivent.