[29] XXIX. Proserpine, ou l'esprit. Pluton, suivant les poètes, après ce partage mémorable de l'univers, eut pour son lot l'empire des enfers. Désespérant d'obtenir en mariage une déesse, par la douceur de ses discours, de ses procédés et de ses manières, il ne vit d'autres moyens que le rapt, pour satisfaire ses désirs et se procurer une épouse; en conséquence, ayant épié l'occasion, il enleva Proserpine, fille de Cérès, et d'une rare beauté, tandis qu'elle cueillait des fleurs de Narcisse, dans les prairies de la Sicile. Aussitôt qu'il se fut saisi d'elle, il la mit sur son char et l'emmena dans les enfers. Elle y fut traitée avec le plus grand respect, et y reçut les honneurs et le titre de reine du sombre empire. Cérès, ne voyant plus reparaître sa fille, tomba dans la plus profonde affliction; et, ayant allumé un flambeau, elle se mit à parcourir toute la terre pour la chercher : mais toutes ses recherches furent inutiles, et ayant appris par hasard que sa fille avait été emmenée aux enfers, elle alla aussitôt trouver Jupiter, dont elle obtint, à force d'instances et de larmes, que Proserpine lui fût rendue; mais à condition que sa fille, depuis son arrivée dans les enfers, n'aurait encore rien mangé, condition qui rendit cette grâce inutile à la mère ; car on sut que Proserpine avait avalé trois grains de grenade. Cependant Cérès ne perdit pas encore toute espérance ; elle renouvela ses prières et ses larmes qui ne furent pas sans effet; et il fut décidé que Proserpine passerait alternativement six mois de l'année avec son époux, et les six autres mois avec sa mère. Dans la suite, Thésée et Pirithous furent assez téméraires pour vouloir l'enlever à son époux. Durant leur expédition aux enfers, ils s'assirent sur une pierre pour se reposer; mais ensuite, quand ils voulurent se lever, ils ne le purent et y demeurèrent éternellement assis. Cependant Proserpine continua de régner dans les enfers, et, en sa considération, Pluton accorda aux mortels un grand privilège dont ils n'avaient pas encore joui: car, jusqu'à cette époque, tout homme qui descendait aux enfers y restait pour jamais. Mais on mit à cette loi une seule exception; savoir, que tout mortel qui pourrait porter en présent à Proserpine, le rameau d'or, serait ensuite maître de retourner sur la terre. Ce rameau, unique en son espèce, n'appartenait à aucune espèce particulière d'arbre, d'arbrisseau, ou de plante; mais on le trouvait comme le gui sur un arbre d'une autre espèce; il était caché dans une immense et épaisse forêt ; et, dès qu'il était arraché, il en repoussait aussitôt un autre. La fable de Proserpine paraît avoir pour objet cet esprit éthéré (cette substance pneumatique), cet esprit vivifiant et fécondant, qui exerce son action dans le sein de la terre, qui est le principe du développement et de l'accroissement des végétaux, et dans lequel ils se résolvent après leur décomposition. Car les anciens désignaient par ce nom de Proserpine, cet esprit émané des cieux et précipité de la sphère supérieure, lequel est renfermé et retenu dans le sein de la terre, représentée par Pluton; hypothèse dont certain poète donne ainsi une assez juste idée : "Soit que la terre, alors récemment détachée de la sphère supérieure, et comme neuve retint encore les semences émanées du ciel, avec lequel elle avait été naguère confondue" {Ovide, Métamorphoses, I, 80}. Il est dit que cet esprit avait été ravi par la terre, parce qu'on ne peut le retenir et le fixer dans les corps, par une opération lente et qui lui laisse le temps de s'exhaler, mais seulement en l'y renfermant brusquement, et en resserrant aussitôt les parties solides qui l'environnent : à peu près comme on ne peut mêler l'eau avec l'air, qu'en agitant ensemble, et très violemment, ces deux fluides : et c'est en effet, par ce moyen même, qu'ils se trouvent réunis dans l'écume; l'air alors étant, pour ainsi dire, ravi par l'eau. C'est aussi avec raison qu'on ajoute, dans cette fable, que Proserpine fut enlevée au moment où elle cueillait des fleurs de Narcisse, dans les vallées; car ce mot Narcisse signifie stupeur, on engourdissement; et les circonstances où l'esprit est le plus disposé à être enlevé par la matière terrestre, c'est lorsqu'il commence à se coaguler et à contracter une sorte d'engourdissement. C'est encore avec fondement que, dans cette fiction, le poète attribue à Proserpine un honneur dont l'épouse d'aucun autre dieu n'a jamais joui. Je veux dire, celui d'être la reine des enfers : car c'est cet esprit dont nous parlons qui gouverne la matière, et qui fait tout dans ces régions souterraines; Pluton y étant comme stupide (purement passif), et ne s'y mêlant de rien. Or, ce même esprit, l'éther ou les corps célestes, représentés ici par Cérès, font continuellement effort pour l'attirer à eux et s'en ressaisir. Quant à ce flambeau des cieux, ou à cette torche ardente que la fable met- entre les mains de Cérès, elle désigne visiblement le soleil, dont la fonction est d'éclairer toute la surface de la terre; et s'il était possible de recouvrer Proserpine, ce ne pourrait être que par le secours de cet astre; cependant elle demeure fixée et comme confinée dans la région inférieure. Or, ces deux conventions de Jupiter et de Cérès, dont il est parlé ensuite, donnent une juste idée des causes de cette fixation. En effet, il n'est pas douteux que ces esprits, dont nous venons de parler, ne puissent être retenus par deux espèces de causes, dans une matière solide et terrestre : 1°. par toute cause qui resserre les parties tangibles des composés, et par le moyen de toute substance qui obstrue leurs pores; ce qui répond à l'emprisonnement violent (de Proserpine ). 2°. Par l'addition d'un aliment de nature analogue à la sienne, genre de fixation représenté par le séjour volontaire de Proserpine aux enfers. Car, une fois que l'esprit renfermé dans un corps a commencé à s'emparer de sa substance et à s'en nourrir, il ne tend plus avec autant de force à s'exhaler, mais il y fixe son séjour comme dans le domaine qui lui est propre. Voilà quel est le sens de cette partie de la fable, où il est dit que Proserpine avait avalé quelques pépins de grenade : autrement Cérès, en parcourant toute la terre, son flambeau à la main, aurait pu dès longtemps la recouvrer et l'emmener avec elle. Car l'esprit qui réside dans les métaux et autres substances minérales, peut y être fixé et retenu principalement par la solidité de la masse au lieu que ceux qui sont renfermés dans les plantes et les animaux, sont logés dans des corps très poreux, où ils trouvent une infinité d'issues par lesquelles ils s'échapperaient bientôt, s'ils n'y étaient, pour ainsi dire, volontairement fixés par cet aliment qu'ils y trouvent. Le second accord, ou traité, en vertu duquel Proserpine doit demeurer six mois avec son époux, et six autres mois avec sa mère, n'est qu'un ingénieux emblème de la distribution de l'année; cet esprit qui est répandu dans la masse du globe terrestre, restant, durant les six mois d'été, dans la région supérieure, où il opère le développement des végétaux, puis retournant dans le sein de la terre, où il reste fixé durant les six mois d'hiver. Pour ce qui est de la téméraire entreprise, formée par Thésée et Pirithous, pour enlever Proserpine, voici ce qu'elle signifie. Ces esprits subtils qui se portent de la région céleste vers la terre, où ils se logent dans une infinité de corps, au lieu de pomper l'esprit souterrain, de se l'assimiler, de s'en emparer et de l'entraîner avec eux, en s'exhalant, se coagulant dans ces corps, et ne retournent plus dans la région céleste; en sorte qu'ils augmentent ainsi le nombre des sujets de Proserpine, et restent soumis à son empire. Quant au rameau d'or, il nous serait difficile de soutenir les violents assauts des chimistes (des alchimistes), s'ils nous attaquaient sur ce point; car ils ont une si haute idée de leur pierre philosophale, que, lorsqu'ils l'auront trouvée, outre ces montagnes d'or qu'ils nous promettent, et qu'alors ils nous donneront, la restauration complète du corps humain, et de tout autre corps, en sera aussi le fruit; mais nous sommes intimement persuadés que toute leur théorie, sur ce double sujet, est dénuée de fondement, et nous soupçonnons même que leur pratique est également illusoire. Ainsi, laissant de côté cette pierre merveilleuse, et ceux qui la cherchent, nous nous contenterons d'exposer ici notre sentiment sur la dernière partie de cette fable que nous interprétons; plus nous méditons sur une infinité d'allégories des anciens, plus nous nous persuadons qu'ils ne regardaient point la conservation et la restauration complète des corps, comme des choses impossibles (à l'homme), mais seulement comme des choses difficiles et placées hors des routes battues. C'est même ce qu'ils paraissent faire entendre, sous le voile de l'allégorie, dans cet endroit que nous expliquons, attendu qu'ils ont supposé que le rameau d'or se trouvait dans une immense et épaisse forêt ; ils supposaient aussi que ce rameau était d'or, parce que ce métal est l'emblème de la durée. Enfin, ils disaient que ce rameau était comme greffé sur un arbre d'une autre espèce, pour faire entendre qu'on ne doit pas se flatter de pouvoir obtenir des effets de ce genre, par le moyen de quelque drogue facile à composer, ou par quelque procédé simple et naturel, mais par quelque procédé extraordinaire et à force d'art.