[26,0] XXVI. Prométhée, ou du véritable état de l'homme (de la condition humaine). [26,1] Suivant une antique tradition, l'homme fut l'ouvrage de Prométhée, et fut formé du limon de la terre; cependant Prométhée joignit à la masse quelques particules tirées de différentes espèces d'animaux : puis, amoureux de son oeuvre, jaloux de ne devoir qu'à lui-même tout ce qu'il pourrait y ajouter, et, voulant être, non seulement 1'auteur du genre humain, mais même son bienfaiteur, en lui procurant les plus grandes ressources, il monta furtivement dans les cieux, portant avec lui un faisceau de tiges de cette plante connue sous le nom de férule; et ce faisceau mis en contact avec le char du soleil, ayant pris feu, il apporta ce feu sur la terre, et en fit présent aux hommes, en leur apprenant la manière d'en faire usage. Mais les hommes, après avoir reçu de lui un si grand bienfait, ne le payant que d'ingratitude, formèrent une conspiration contre lui, et l'accusèrent de ce larcin au tribunal de Jupiter. Cette accusation, toute odieuse qu'elle était, ne laissa pas d'être agréable à Jupiter et aux autres dieux. Ainsi, satisfaits de la conduite des mortels, en cette occasion, non seulement ils leur permirent de faire usage du feu, mais ils leur accordèrent un don cent fois plus durable et plus précieux, celui d'une éternelle jeunesse. Les hommes, charmés de ce présent, et se livrant à une joie immodérée, mirent imprudemment sur un âne le présent des dieux. Durant le temps de leur retour, leur âne, poussé par une soif ardente, s'étant approché d'une fontaine gardée par un serpent, celui-ci ne voulut lui permettre de s'y désaltérer qu'à condition qu'il lui donnerait ce qu'il portait sur son dos, quoi que ce pût être : le pauvre âne, pressé par la soif, fut obligé d'accepter cette dure condition; et ce fut ainsi que la faculté de rajeunir et le don d'une éternelle jeunesse passa de l'espèce humaine à celle des serpents; elle fut le prix de quelques gouttes d'eau. Lorsque Prométhée, qui se réconcilia depuis avec les hommes, vit que le prix de leur accusation leur avait ainsi échappé, fidèle à son caractère malicieux, et voulant se venger de Jupiter, contre lequel son coeur était encore ulcéré, il ne craignit point d'employer la ruse, dans un sacrifice qu'il lui offrit. Il immola donc à ce dieu deux taureaux; mais ces deux victimes étaient de nature bien différente; car il avait mis dans la peau de l'un toute la chair et la graisse des deux, ne laissant à l'autre que les os et la peau rembourrée de paille et d'autres matières molles, pour la tenir tendue ; puis, affectant des sentiments religieux et le désir de se rendre agréable à Jupiter, il le supplia de choisir celui des deux taureaux qui lui plairait le plus. Le dieu, indigné de son impudence et de sa mauvaise foi, mais charmé de trouver une occasion et un prétexte pour se venger, choisit à dessein celui qui n'avait que la peau et les os. Puis il s'occupa de sa vengeance; et, persuadé que le plus sûr moyen pour réprimer l'insolence de Prométhée, était de faire quelque funeste présent au genre humain (la formation de l'homme étant l'oeuvre dont cet impie se glorifiait le plus), ordonna à Vulcain de former une femme parfaitement belle, à laquelle tous les dieux firent aussi chacun un don (et qui, en conséquence, fut appellée Pandore). De plus, ils lui mirent entre les mains un très beau vase où étaient renfermés tous les maux de l'âme et du corps; mais l'espérance était au fond. Cette femme, s'étant d'abord rendue auprès de Prométhée, tâcha de l'engager à recevoir ce vase, et à l'ouvrir; mais Prométhée était trop prudent pour accepter une telle offre : piquée de ce refus, elle alla trouver Épiméthée, frère de Prométhée, mais d'un caractère bien différent. Celui- ci, qui était plus téméraire, ne balança point à ouvrir le vase; puis, voyant que tous les maux en sortaient et se répandaient rapidement sur la terre, il sentit trop tard sa faute, et tâcha aussi-tôt de la réparer, en remettant le couvercle sur le vase ; mais tous les maux en étaient déja sortis, et il ne put y retenir que l'espérance qui resta au fond. Jupiter, alors considérant tous les crimes dont Prométhée s'était rendu coupable (crimes d'autant plus graves, qu'après avoir dérobé le feu du ciel, et insulté à la majesté du maître des dieux par un sacrifice trompeur, il y avait mis le comble en voulant violer Pallas), il le fit garotter, et le condamna à un éternel supplice, dont telle était la nature : transporté sur le mont Caucase, il y fut attaché à une colonne, de manière qu'il ne pouvait faire aucun mouvement. Dans cette situation, un aigle lui rongeait continuellement le foie durant le jour; mais, durant la nuit, toute la partie de ce foie, qui avait été dévorée, se reproduisait d'elle même, afin que la matière et la cause de ses douleurs se renouvellant sans cesse, son supplice fût éternel. Cependant ces douleurs eurent une fin; car Hercule, ayant traversé l'océan dans un vase de terre que le soleil lui avait donné, arriva au Caucase, et délivra Prométhée, après avoir tué l'aigle qu'il perça de ses flèches. Dans la suite, on institua, en l'honneur de Prométhée, des jeux, où ceux qui disputaient la victoire, devaient courir un flambeau à la main; ceux dont le flambeau s'éteignait avant qu'ils eussent parcouru toute la carrière, perdaient le prix, et il était adjugé à celui qui était le premier arrivé au but, sans que le sien se fût éteint. [26,2] Cette fable renferme, sous le voile d'une ingénieuse allégorie, un assez grand nombre de vérités, dont quelques-unes sont sensibles, et les autres plus difficiles à appercevoir. Aussi les premières ayant été d'abord apperçues, les dernières ont-elles échappé à la pénétration de tous ceux qui ont tenté jusqu'ici d'expliquer cette fiction ; car les anciens, promenant leurs regards dans l'immensité des choses, pensaient que la formation et la constitution de l'homme était l'oeuvre la plus propre à la divinité, la plus digne d'elle, et c'est la seule qu'ils aient attribuée à la divine providence; opinion qui a pour base deux vérités incontestables. En premier lieu, la nature humaine (l'homme) est, en partie, composée d'un esprit et d'un entendement qui est le siège propre de la providence (de la prévoyance); il serait absurde de supposer, et impossible de se persuader que des éléments bruts aient pu être le principe d'une raison et d'une intelligence; d'où l'on est forcé de conclure que la providence de l'âme humaine a pour modèle, pour principe et pour fin une providence suprême. En second lieu, l'homme est comme le centre du monde, du moins quant aux causes finales; car, si l'homme pouvait être ôté de l'univers, tout le reste ne ferait plus qu'errer vaguement et flouer dans l'espace, sans but et sans objet; en un mot, pour me servir d'une expression reçue et même triviale, le monde ne serait plus qu'une sorte de balai défait, et dont les brins se disperseraient, faute de lien. En effet, tout semble destiné et subordonné à l'homme; car lui seul sait tout s'approprier, et tirer parti de tout. Les mouvements périodiques et les révolutions des astres lui servent à distinguer et à mesurer les temps, ou à déterminer la situation des lieux. Les météores lui fournissent des pronostics pour prévoir les saisons, la température ou d'autres météores. Les vents lui fournissent une force motrice pour la navigation, pour les moulins, et pour une infinité d'autres machines; les plantes et les animaux de toute espèce, des matières pour le logement et le vêtement, des aliments, des remèdes, des instruments et des moyens pour faciliter, abréger et perfectionner tous ses travaux; en un mot, une infinité de choses nécessaires, commodes ou agréables : en sorte que tous les êtres qui l'environnent, semblent s'oublier eux-mêmes, et ne travailler que pour lui; et ce n'est pas au hasard que le poète, inventeur de cette fiction, ajoute que, dans cette masse destinée à former l'homme, Prométhée mêla et combina, avec le limon, des particules tirées de différents animaux. En effet, de tous les êtres que l'univers embrasse dans son immensité, il n'en est point de plus composé et de plus hétérogène que l'homme. Ainsi ce n'est pas sans raison que les anciens l'ont qualifié de petit monde, de microcosme, le regardant comme un abrégé du monde entier. [26,3] Or, quoique les chymistes, qui ont abusé de ce mot de microcosme, et qui en ont détourné la signification, en le prenant à la lettre, en aient détruit toute l'élégance et toute la vraie force, lorsqu'ils ont avancé que tous les minéraux et tous les végétaux, ou des substances très analogues, se trouvent dans le corps humain, cette ridicule exagération ne détruit, en aucune manière, ce que nous venons de dire, et il n'en est pas moins certain que, de tous les corps connus, c'est le plus mélangé, et celui qui présente le plus de substances différentes et de parties distinctes; complication à laquelle il est naturel d'attribuer ces propriétés et ces facultés étonnantes dont il est doué : car les corps très simples n'ont qu'un très petit nombre de forces, ou de propriétés, et dont l'effet est prompt et certain, parce qu'elles n'y sont point balancées par d'autres qui puissent les affaiblir et les émousser, comme elles le sont dans les corps plus composés. Mais la multitude des propriétés et l'excellence des facultés dépend de la composition et d'une plus grande diversité dans les parties constitutives. Cependant l'homme, à son origine, semble être nu et désarmé; il est longtemps sans pouvoir se secourir lui-même ; il manque de tout. Aussi Prométhée se hâta-t-il de dérober le feu du ciel, qui est si nécessaire à l'homme, pour satisfaire la plupart de ses besoins, ou de ses fantaisies ; que, si l'âme peut être appellée la forme par excellence, et la main, le premier de tous les instruments, le feu peut être regardé comme le plus puissant de tous les secours et le plus efficace de tous les moyens. C'est de là que l'industrie humaine et les arts méchaniques tirent leurs principales ressources; c'est un agent dont l'homme varie à l'infini l'emploi et l'usage. [26,4] La manière dont Prométhée s'y prit pour faire ce larcin, s'applique, avec beaucoup de justesse, à notre explication, et est tirée de la nature même de la chose ; il est dit qu'il se servit pour cela d'une férule qu'il fit toucher au char du soleil : or, la, férule sert à frapper, à donner des coups, ce qui se rapporte au vrai mode de génération du feu, qui est ordinairement excité par de vives percussions et des chocs violents, qui, en atténuant les matières et en les mettant en mouvement, les préparent à recevoir la chaleur des corps célestes, les met en état de prendre feu, et de le dérober, pour ainsi dire, furtivement au char du soleil. [26,5] Vient ensuite la partie de cette fable, qui mérite le plus de fixer l'attention. Les hommes, y est-il dit, au lieu de ces remerciements et de cette gratitude qu'ils semblaient devoir à celui qui leur avait fait un tel présent, le payant d'une accusation, dénoncèrent Prométhée et son larcin au tribunal de Jupiter; accusation qui fut si agréable au dieu, que sa munificence versa sur eux de nouveaux bienfaits. N'est-on pas étonné de voir ce dieu approuver et récompenser même leur ingratitude envers leur auteur et leur bienfaiteur, crime si commun parmi nous? Mais le vrai sens de cette partie de la fiction est très différent de celui qu'elle présente à la première vue ; en voici la vraie signification. Lorsque les hommes accusent ainsi leur art et leur propre nature, le sentiment que suppose une telle accusation est plus louable et a de plus heureux effets qu'on ne le pense; la disposition contraire déplaisant aux dieux, et étant pour l'homme une source de maux : car ceux qui vantent excessivement la nature humaine ou les arts dont l'homme est en possession, et qui sont comme en extase devant ce peu qu'ils possèdent, veulent en même temps qu'on regarde comme complètes ces sciences dont ils font profession, ou qu'ils cultivent; admiration d'où résulte une double méprise. En premier lieu, ils sont moins respectueux envers la divinité, aux perfections de laquelle ils semblent comparer leur faible intelligence. En second lieu, ils se rendent moins utiles aux autres hommes; parce que, s'imaginant qu'ils sont déja arrivés au but, et que leur tâche est remplie, ils ne font plus de nouvelles recherches. Au contraire, ceux qui accusent et dénoncent les arts et la nature humaine, se plaignant continuellement de leur ignorance et de leur impuissance, ont une idée plus juste et plus modeste de leur état; disposition qui éveille leur industrie, et les excite à faire de nouvelles recherches; raison de plus pour être étonné du peu de jugement et de la faiblesse de ceux qui, endossant la livrée de certains maîtres, et devenus esclaves d'un petit nombre de philosophes arrogants, ont une si haute vénération pour cette philosophie des Péripatéticiens (qui, après tout, n'étoit que la plus faible portion de la philosophie des Grecs), que toute accusation ou critique dont elle est le sujet, leur parait non seulement inutile, mais même suspecte et dangereuse; c'est, à leurs yeux, une sorte d'hérésie. Ainsi, abandonnant cette philosophie magistrale d'Aristote, qui tranche sur tout, et semble ne jamais douter de rien, croyons-en plutôt Empedocle et Démocrite, qui se plaignent continuellement, le premier, avec une sorte de colère et d'indignation, le dernier, avec plus de réserve et de modestie, que tout, dans l'étude de la nature, est hérissé de difficultés; que l'homme est plongé dans les plus profondes ténèbres, qu'il ne sait rien, absolument rien; que la vérité est au fond d'un puits; qu'elle est tellement mêlée et entrelacée avec l'erreur, qu'il est impossible de démêler l'une d'avec l'autre; car il est inutile de parler de la troisième académie, qui, sur ce point, a excédé toute mesure, et a porté le doute jusqu'à l'extravagance. Ainsi les hommes doivent être bien persuadés que l'effet ordinaire de cette dénonciation des arts humains et de la nature même de l'homme, genre d'accusation agréable à la divinité, est de l'engager à répandre de nouveaux bienfaits sur les accusateurs; que cette accusation si âpre, si violente, et en apparence si injuste, intentée contre Prométhée, quoiqu'ils lui doivent leur existence et une partie de leurs lumières, ne laisse pas d'être plus judicieuse qu'une gratitude excessive et une admiration outrée pour ses présents. Enfin, que cette trop haute idée que l'homme a de son opulence est une des principales causes de son indigence. [26,6] Quant à ce don que les hommes reçurent pour prix de leur accusation, je veux dire celui d'une perpétuelle jeunesse, il est d'une nature qui nous porterait à penser que les anciens ne désespéraient pas de la découverte des moyens et des procédés nécessaires pour retarder la vieillesse et prolonger la vie humaine, mais la regardaient plutôt comme un de ces secrets précieux que les hommes avaient possédés autrefois, et laissé échapper de leurs mains, par leur paresse, leur incurie et leur négligence, que comme un avantage qui ne leur eût jamais été accordé, et qui leur eût même été refusé pour toujours : car ils nous font entendre assez clairement, dans cette fiction, en y indiquant le véritable usage du feu, et en relevant, avec autant de force que de justesse, les erreurs de l'art, que si les hommes ne sont pas possesseurs de ce secret, ce n'est pas que les dieux l'aient mis hors de leur portée, mais parce qu'ils s'en sont eux-mêmes privés, en mettant ce don si précieux sur un âne pesant et tardif; fidèle image de cette expérience aveugle et stupide, dont la marche excessivement lente a donné lieu à cette plainte si ancienne sur la courte durée de la vie et les longueurs de l'art. Quant à nous, notre sentiment est que l'on n'a pas encore su faire une judicieuse combinaison de la méthode dogmatique et de la méthode empyrique, qui ne sont pas faites pour être séparées, mais pour s'aider réciproquement, et qu'on a l'imprudence de confier les présents des dieux, ou à la témérité d'une philosophie abstraite, espèce d'oiseau qui ne fait que voltiger, ou aux lenteurs de l'expérience fortuite, qui est l'âne de la philosophie; et cet âne même, on ne doit pas non plus en avoir trop mauvaise idée, ni en trop mal augurer; il peut toujours être de quelque utilité. En effet, tout homme qui, dirigé par des règles et une méthode aussi sûres que fixes, s'adonnerait à l'expérience avec un zèle soutenu, et sans que la soif de ces expériences qui n'ont pour objet qu'un vil gain, ou un vain étalage, l'excitât jamais à jeter (ou à laisser prendre) son fardeau, pour courir après ces objets frivoles; cet homme, dis-je, pourrait nous apporter de nouveaux dons de la munificence divine. Lorsque les poètes ajoutent que le don d'une jeunesse perpétuelle passa des hommes aux serpents, ce n'est qu'une circonstance ajoutée pour embellir cette fable; à moins qu'on ne pense que les anciens, par cette addition, ont voulu aussi faire entendre que les hommes devraient rougir de n'avoir pu jusqu'ici, à l'aide du feu, et des arts dont ils sont en possession, s'approprier ce que la nature même a accordé à tant d'autres animaux. De plus, cette réconciliation subite des hommes avec Prométhée, après avoir fait une si grande perte et avoir vu ainsi toutes leurs espérances trompées, renferme une observation aussi utile que judicieuse, c'est une fidèle image de l'inconstance et de la légèreté de la plupart des hommes qui se mélent de faire des expériences ; car, lorsque leurs premières tentatives ne sont pas heureuses et ne répondent pas à leurs desirs, ils se découragent aussitôt et abandonnent tout, pour revenir précipitamment à leur ancienne marche et à leurs premières opinions, avec lesquelles ils se réconcilient. [26,7] La fable, après avoir décrit l'état de l'homme, par rapport aux arts et aux facultés intellectuelles, passe à la religion; car la culture des arts a presque toujours marché de front avec le culte divin, qui a été ensuite envahi et souillé par l'hypocrisie. Ainsi ce double sacrifice, ces deux victimes offertes par Prométhée, nous donnent une juste idée de l'homme vraiment religieux et de l'hypocrite. Car, dans la peau de l'un des deux taureaux se trouve la graisse, dont l'inflammation et la fumée sont l'emblème de l'amour et du zèle pour la gloire de Dieu; sentiment qui enflamme les coeurs, en élevant les pensées; elle renferme et contient aussi les entrailles, image de la charité; enfin, des chairs substantielles, qui représentent la substance et la réalité d'une piété sincère. La peau de l'autre taureau ne contient que des os arides et dépouillés de chair, qui ne laissent pas de tenir cette peau tendue, et de lui donner toute l'apparence d'une très belle victime. Ce dernier taureau est l'emblème de ces rites extérieurs et de ces fastueuses cérémonies dont les hommes chargent et enflent, pour ainsi dire, le culte divin; toutes choses bonnes pour l'ostentation et l'étalage, mais qui n'ont rien de commun avec la vraie piété ; et les hommes, non content de se jouer de la divinité par cet orgueilleux hommage, ont bien l'audace d'imputer à Dieu même leur propre vanité, de soutenir que de telles offrandes sont de son choix, et que c'est lui-même qui les a prescrites. Mais le prophète les dément, en faisant parler Dieu lui-même sur ce sujet, se plaint en ces termes de l'espèce d'option qu'ils lui donnent: "Est-ce donc là ce jeûne que j'ai prescrit? est-ce moi qui ai voulu que l'homme se contentât de mortifier ainsi son corps durant le cours d'une seule journée, et courbât ainsi la tête comme le roseau débile? qu'ai-je besoin de vos boucs et de vos genisses"? [26,8] Après avoir décrit l'état de la religïon, la fable passe à la description des moeurs et des misères attachées à la condition humaine, dont elle indique la principale source. C'est une opinion assez commune, et qui n'en est pas moins fondée, que cette Pandore est l'emblème de la volupté (des désirs illicites) qui, après l'invention des arts nécessaires, des commodités de la vie et des rafinements du luxe, a, pour ainsi dire, allumé son flambeau. Aussi est-ce à Vulcain (qui est l'emblème du feu) que sont attribués les inventions et les travaux qui ont pour objet la volupté: source impure d'où découlent une infinité de maux et de calamités avec le tardif repentir; maux qui se font sentir, non seulement aux individus, mais même aux empires, soit royaumes, soit républiques; car c'est de-là que dérivent la guerre, les troubles, les révoltes et la tyrannie. Mais ce qui doit ici fixer principalement notre attention, ce sont les deux conditions opposées, les deux exemples, et, en quelque manière, les deux tableaux contraires tracés dans cette fable sous les personnages de Prométhée et d'Epiméthée : car ceux qui ont embrassé la secte d'Épiméthée, manquent ordinairement de prévoyance; leur vue n'est pas de très longue portée ; ils mettent au premier rang les douceurs dont ils peuvent jouir dans le présent; insouciance qui les expose à une infinité de dangers, de malheurs et de difficultés, contre lesquels ils sont obligés de lutter sans cesse. Mais du moins ils ont l'avantage de se satisfaire, de céder à leur penchant, et de suivre leur propre goût; à quoi il faut ajouter une infinité d'espérances chimériques qu'ils doivent à leur ignorance même, et dont ils se paissent comme d'autant de rêves agréables; songes flatteurs qui adoucissent les misères de leur condition. Mais l'école de Prométhée est composée d'hommes très prudents, qui, découvrant fort loin dans l'avenir, s'épargnent et éloignent, par leurs précautions, prises longtemps. d'avance, les maux dont ils sont menacés. Mais cet avantage même est balancé par un terrible inconvénient qui s'y trouve attaché. Ces mêmes hommes se privent d'une infinité de plaisirs et de douceurs : ils luttent continuellement contre leur propre penchant et font violence à leur naturel; sans compter les craintes, les inquiétudes et les soucis dont ils sont perpétuellement rongés; inconvénient pire que le premier; car liés comme Prométhée à la colonne inébranlable de la nécessité, ils sont tourmentés pax une infinité de pensées affligeantes (représentées par cet aigle de la fable, parce qu'elles ne font pour ainsi dire, que voltiger) ; pensées dont l'aiguillon les pénètre et qui, leur rongent, pour ainsi dire, le foie ; à la réserve de quelques instants de relâche où ils respirent un peu, et qui sont pour eux comme le repos de la nuit ; mais ces craintes et ces inquiétudes renaissent bientôt pour les tourmenter de nouveau. Aussi il est peu d'hommes qui sachent réunir en eux tous les avantages attachés à ces deux dispositions contraires de l'âme; je veux dire, la sûreté réelle qui est le fruit d'une sage prévoyance, et la sécurité attachée à une judicieuse insouciance et au mépris du danger. [26,9] On ne peut parvenir à ce double but que par le moyen d'Hercule, c'est-à-dire, de ce courage soutenu, de cette force d'âme et de cette constance qui fait que l'homme préparé à tout événement, et disposé à mépriser les maux ainsi que les biens, sait prévoir sans crainte, jouir sans dégoût (excès), et souffrir sans impatience. Mais une circonstance qu'on ne doit pas oublier ici, c'est que cette égalité d'âme n'était point naturelle à Prométhée, mais qu'il l'avait acquise et qu'il la devait au secours d'un autre, nul individu n'ayant naturellement une âme assez forte pour s'élever si haut. Elle lui était venue des lieux situés au-delà de l'océan; et il en avait l'obligation au soleil, qui avoit fourni les moyens nécessaires pour la lui apporter; car elle était l'effet et le fruit de la sagesse et de profondes méditations sur l'instabilité, les vicissitudes, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, sur les ondulations de la vie humaine ; méditations qui peuvent être comparées à la navigation d'Hercule traversant l'océan (dans un vase de terre). Virgile a su peindre, avec son élégance ordinaire, cet état de l'âme, en indiquant sa véritable source : "Heureux qui, ayant découvert les causes de tout, a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, le destin inexorable et le fracas de l'avare Achéron" (Virgile, Géorgiques, II, v. 490). C'est avec le même jugement que l'auteur de cette fiction que nous expliquons, ajoute, pour encourager les hommes et fortifier leur âme, que ce héros d'une si haute stature ne laissa pas de traverser l'océan dans un vase de terre, de peur qu'ils n'allèguent pour excuse la fragilité de leur nature, et ne s'imaginent, ou ne prétendent, qu'elle est tout-à-fait incapable d'une telle force et d'une telle confiance. Sénèque avait une plus haute idée des forces de la nature humaine, lorsqu'il s'exprimait ainsi : "Est-il un spectacle plus imposant et plus auguste que de voir réunies, dans un même homme, la fragilité d'un mortel et la sécurité d'un dieu"? [26,10] Mais revenons sur nos pas pour éclaircir un point que nous avons passé à dessein, et afin de ne pas en séparer d'autres qui avaient entre eux une liaison et une connexion naturelle: je veux parler de ce crime que commit Prométhée, en sollicitant Pallas, et en voulant attenter à la pudicité de cette déesse : car ce fut proprement pour ce crime, le plus grand de tous ceux dont il s'était rendu coupable, qu'il fut condamné à avoir les entrailles continuellement dévorées par un aigle. Cette partie de la fiction nous paraît destinée à faire entendre que les hommes, fiers d'avoir porté leurs arts à un certain degré de perfection, et enflés de l'étendue de leurs connaissances, tentent souvent de soumettre la sagesse divine à leurs sens et à leur raison; prétention audacieuse, dont la conséquence nécessaire et la punition naturelle est cette espèce de déchirement et cette perpétuelle agitation d'esprit figurée par le supplice de Prométhée. Ainsi, les hommes doivent, avec toute la modestie et la soumission convenables, faire une juste distinction entre les choses divines et les choses humaines, entre les oracles des sens et ceux de la foi ; à moins qu'ils ne veuillent embrasser l'hérésie, ou une philosophie fantastique et mensongère. [26,11] Reste à parler de ces jeux institués en l'honneur de Prométhée, où ceux qui disputaient le prix, couraient un flambeau à la main; cette dernière partie de la fable se rapporte également aux arts et aux sciences, comme ce feu dérobé au ciel par Prométhée et en mémoire duquel ils furent institués ; elle renferme une observation très judicieuse; savoir, qu'on ne doit attendre de rapides progrès dans les sciences, que de la succession des individus ou des nations qui les cultivent, et non de la vivacité ou de la vigueur d'esprit d'un seul individu ou d'une seule nation. En effet, ceux qui sont les plus légers à la course, sont peut-être ceux qui ont le moins d'adresse pour tenir leur flambeau allumé; son extinction pouvant tout aussi-bien être l'effet de la rapidité de la course, que de sa lenteur. Malheureusement les courses et les joutes de cette espèce sont tombées en désuétude depuis long temps ; les sciences n'ayant été florissantes que dans leurs premiers inventeurs, tels qu'Aristote, Galien, Euclide, Ptolomée, etc. et leurs successeurs n'ayant rien fait et presque rien tenté de grand. Il serait à souhaiter que ces jeux, en l'honneur de Prométhée, ou de la nature humaine, fussent rétablis. Ils pourraient exciter une louable émulation et provoquer des joutes utiles ; car alors la succession des sciences ne dépendrait plus du frêle flambeau d'un seul individu, flambeau perpétuellement agité et toujours prét à s'éteindre. Ainsi on ne saurait trop exhorter les hommes à s'éveiller eux-mêmes et à fournir leur carrière avec vigueur au lieu de se reposer entièrernent, comme ils le font, sur l'autorité d'un petit nombre d'esprits. [26,12] Telles sont les vérités que cette fable si connue nous présente sous le voile mystérieux de l'allégorie. Cependant, nous ne disconvenons pas qu'elle n'en renferme un grand nombre d'autres qui se rapportent aux mystères du christianisme. Avant tout, cette navigation qu'Hercule entreprit dans un vase de terre, pour délivrer Prométhée, paraît être une figure de l'incarnation du Verbe divin, qui daigna, pour ainsi dire, faire voile sur l'océan de ce monde, revêtu d'une chair humaine (espèce de vase fragile), pour la rédemption du genre humain. Mais nous devons nous arrêter ici ; car nous nous sommes interdit toute interprétation trop libre en ce genre, de peur de porter un feu étranger et profane sur l'autel du Seigneur.