[17,0] Cupidon, ou l'atome. [17,1] Ce que les différents poètes ont dit de l'amour ne peut convenir à un seul personnage (à une seule et même divinité); cependant leurs fictions sur ce sujet ne diffèrent pas tellement les unes des autres qu'on ne puisse, pour éviter tout à la fois la confusion et la duplicité de personnages, rejeter ce qu'elles ont de différent et prendre ce qu'elles ont de commun pour l'attribuer à un seul. Certains poètes, dis-je, prétendent que l'amour est le plus ancien de tous les dieux et par conséquent de tous les êtres, à l'exception du chaos, qui selon eux n'est pas moins ancien que lui. Or, les philosophes ou les poètes de la plus haute antiquité ne qualifient jamais le chaos de divinité. La plupart d'entre eux, en parlant de cet amour si ancien, supposent qu'il n'eut point de père; quelques-uns l'appellent l'oeuf de la nuit ("ouum noctis"). Ce fut lui qui, en fécondant le chaos, engendra tous les dieux et tous les autres êtres. Quant à ses attributs, ils se réduisent à quatre principaux. Ils le supposent : 1) éternellement enfant, 2) aveugle, 3) nu, 4) armé d'un arc et de flèches. L'autre amour, suivant d'autres poètes, est le plus jeune des dieux et le fils de Vénus; on lui donne tous les attributs du plus ancien, et ils se ressemblent à certains égards. [17,2] Cette fable se rapporte au berceau de la nature et remonte à l'origine des choses. L'amour parait n'être que l'appétit ou le stimulus (la tendance primitive ou la force primordiale) de la matière, ou, pour développer un peu plus notre pensée, le mouvement naturel de l'atome. C'est cette force unique et la plus ancienne de toutes qui, en agissant sur la matière, forme et constitue tous les composés ; elle est absolument sans père, c'est-à-dire sans cause, la cause d'un effet en étant pour ainsi dire le père. Or, une telle force ne peut avoir aucune cause dans la nature, excepté Dieu (exception qu'il faut toujours faire); car rien n'ayant existé avant cette force, elle ne peut avoir de cause productive ni être un effet, et comme elle est ce qu'il y a de plus universel dans la nature, elle n'a pas non plus de genre ni de forme (de différence spécifique). En conséquence, quelle que puisse être cette force, elle est positive, absolument sourde (unique en son espèce et en son genre, sans corrélatifs et incomparable). De plus, s'il était possible de connaître sa nature et son mode d'action, on ne pourrait parvenir à cette double connaissance par celle de sa cause; car étant après Dieu la cause de toutes les causes, elle est elle-même sans cause et par conséquent inexplicable. Il se peut toutefois que la pensée humaine ne puisse saisir et embrasser son véritable mode. Ainsi les poètes le regardent avec raison comme l'oeuf pondu par la nuit. Ce philosophe sublime, dont les ouvrages font partie des Saintes-Écritures; s'exprime ainsi à ce sujet : «Il a fait chaque chose pour être belle en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes, de manière cependant que l'homme ne découvre jamais l'oeuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu'à la fin"; car la loi sommaire de la nature ou la force de ce Cupidon que Dieu a imprimée lui-même dans toutes les particules de la matière et dont l'action réitérée ou multipliée produit toute la variété des composés; cette force, dis-je, peut frapper légèrement et effleurer tout au plus la pensée humaine, mais elle n'y pénètre que très difficilement. Le système des Grecs sur les principes matériels suppose beaucoup de pénétration et de profondeur dans leurs recherches. Quant à ces principes du mouvement d'où dépendent les générations, ils n'ont eu sur ce sujet que des idées très superficielles et peu dignes d'eux, et c'est principalement sur le point dont il est question ici qu'ils semblent tous être aveugles et ne faire que balbutier. Par exemple, l'opinion des péripatéticiens qui suppose que le vrai stimulus (aiguillon ou principe du mouvement) de la matière est la privation, se réduit à des mots qui semblent désigner quelque chose et qui dans le fait ne désignent rien du tout. Quant à ceux qui rapportent tout à Dieu, c'est avec raison qu'ils le font, car tout doit se terminer là; mais au lieu de s'élever par degrés comme ils le devraient, ils sautent pour ainsi dire à la cause première. Il n'est pas douteux que la loi sommaire et unique dont toutes les autres ne sont que des cas particuliers, et qui par son universalité constitue la véritable unité de la nature, ne soit subordonnée à Dieu. C'est cette loi même dont nous parlions plus haut et qui est comprise dans ce peu de mots : l'oeuvre que Dieu a exécutée depuis le commencement jusqu'à la fin. Quant à Démocrite qui remonte plus haut que tous les autres philosophes, après avoir donné à l'atome un commencement de dimension et une figure, il ne lui attribue qu'un seul Cupidon, c'est-à-dire qu'un seul mouvement primitif et absolu auquel il joint un mouvement relatif; car son sentiment est que tous les atomes, en vertu de leur mouvement propre, tendent à se porter vers le centre du monde; mais que ceux qui ont plus de masse se portant avec plus de vitesse vers ce centre et frappant ceux qui en ont moins, les déplacent et les forcent ainsi à se mouvoir en sens contraire, c'est-à-dire vers la circonférence. Mais cette hypothèse n'embrassant que la moindre partie des considérations nécessaires nous paraît étroite et superficielle ; car ni le mouvement circulaire des corps célestes, ni les mouvements, soit expansifs, soit contractifs, qu'on observe dans une infinité de corps, ne peuvent être ramenés à ce principe unique, et il paraît impossible de les concilier avec un tel mouvement. Quant au mouvement de déclinaison et à la fortuite agitation de l'atome imaginé par Epicure, ce n'est qu'une supposition gratuite, une opinion aussi frivole qu'absurde et un aveu indirect de son ignorance sur ce point. Ainsi il paraît que ce Cupidon est enveloppé d'une nuit profonde et beaucoup plus difficile à découvrir qu'il ne serait à souhaiter. Ainsi, abandonnant pour le moment la recherche de sa nature, passons à celle de ses attributs. Rien de plus ingénieux que cette fiction qui suppose que Cupidon est dans une éternelle enfance; car les composés qui ont un certain volume sont sujets à vieillir, au lieu que les premières semences des choses, les atomes, dis-je, étant infiniment petits (et indestructibles), demeurent pour ainsi dire dans une perpétuelle enfance. C'est aussi avec d'autant plus de fondement qu'on le suppose nu qu'aux yeux de tout homme, qui se fait une juste idée des composés, ils paraissent comme vêtus et masqués. A proprement parler, il n'est dans la nature rien de nu, sinon les éléments de la matière. La supposition de l'aveuglement de Cupidon est aussi une très judicieuse allégorie; car ce Cupidon, de quelque nature qu'il puisse être, semble être totalement dépourvu de providence (d'intelligence), son mouvement et sa direction dépendant uniquement des corps qui l'avoisinent et dont il sent l'action. Il se meut pour ainsi dire à tâtons comme les aveugles, ce qui doit nous donner une plus haute idée de cette Providence divine et souveraine qui de ces atomes tout-à-fait dépourvus de providence (d'intelligence) et comme aveugles, mais nécessités par une loi fixe et émanée d'elle, a su tirer ce bel ordre et cette harmonie que nous admirons dans l'univers. Le dernier attribut de Cupidon, je veux dire son arc et ses flèches, signifie que cette force qu'il représente est de nature à pouvoir agir à distance; car ce qui agit à distance semble lancer des flèches. Or, tout philosophe qui suppose les atomes et le vide est par cela seul forcé de supposer que la force de l'atome peut agir à distance. Sans une action de cette espèce (vu le vide interposé), aucun mouvement ne pourrait être excité ni communiqué ; tout s'engourdirait et demeurerait immobile. Quant au plus jeune des deux Cupidons, les poètes le regardent avec raison comme le plus jeune des dieux ; car avant la formation des espèces il devait encore être sans énergie et sans vigueur. Dans la description que les poètes en font l'allégorie se rapporte en partie aux mœurs et s'y applique aisément. Cependant la dernière a plus d'un rapport avec la première; car Vénus produit un appétit (un désir vague) pour l'union des corps et la génération. Cupidon, son fils, détermine cette affection et l'applique à tel individu. Ainsi c'est Vénus qui est le principe de la disposition générale, et Cupidon celui des sympathies plus particulières. Le premier dépend de causes plus prochaines (et plus faciles à découvrir) et le dernier de causes plus élevées, d'une sorte de fatalité et en quelque manière de cet ancien Cupidon qui est le vrai principe de toute sympathie individuelle.