[8,0] LIVRE VIII. [8,1] CHAPITRE PREMIER. Division de la science civile en doctrine sur l'art de traiter avec les autres; science des affaires, et science du gouvernement, ou de la République. Une ancienne histoire, roi plein de bonté, rapporte qu'une multitude de philosophes s'étant assemblés en grand appareil, en présence de l'envoyé d'un roi étranger, chacun d'eux prenait peine à étaler sa sagesse, afin que cet envoyé, en prenant la plus haute idée, eût un beau rapport à faire sur la merveilleuse sagesse des Grecs. Cependant un d'entre eux ne disait mot, et ne fournissait point sa part, l'envoyé se tourna de son côté, et lui dit : "et vous, n'avez-vous rien à me dire, dont je puisse faire mon rapport ?" "Rapportez à votre maître", lui répondit ce philosophe, "que vous avez trouvé parmi les Grecs un homme qui savait se taire". {Cfr. Plutarque, Oeuvres morales, Sur le bavardage} Quant à moi, en faisant cette espèce d'inventaire des sciences, j'avais oublié d'y insérer l'art de se taire. Néanmoins cet art-là ; puisque le plus souvent il nous manque, je l'enseignerai du moins par mon propre exemple; mais comme l'ordre des choses mêmes m'a enfin conduit à parler peu après de l'art de gouverner, ayant à le faire devant un si grand prince, qui est un maître consommé dans cet art, et qui l'a, pour ainsi dire, sucé dès le berceau ; ne pouvant non plus oublier tout-à-fait le rang que j'ai occupé près de votre personne, j'ai cru devoir plutôt, en me taisant sur ce sujet, qu'en le traitant devant Votre Majesté, lui prouver ce que je sais faire en ce genre. Or, Cicéron observe qu'il est dans le silence, non seulement un certain art, mais même une sorte d'éloquence. Aussi, dans une de ses lettres à Atticus, où il lui rend compte de certains entretiens qu'il avait eus avec un autre, et de ce qui s'y était dit, il ajoute : "ici j'empruntai quelque peu de votre éloquence, et je me tus". {Cicéron, Lettres à Atticus, XIII, 42} Quant à Pindare, qui a cela de particulier, que de temps en temps il frappe tout à coup les esprits par quelque petite sentence, les frappe, dis-je, comme avec une verge divine, il lance je ne sais quel trait semblable à ce qui suit. "Quelquefois ce qu'on ne dit pas, fait plus d'impression que ce qu'on dit". Ainsi, sur cet art du silence, j'ai pris le parti de nie taire, ou ce qui approche beaucoup du silence, celui d'être fort succinct. Mais avant de passer aux arts du commandement, il est un assez grand nombre d'observations à faire sur les autres parties de la science civile. La science civile roule sur un sujet si vaste et si varié, qu'il est fort difficile de le ramener à des principes. Il est pourtant des moyens qui diminuent cette difficulté ; car, en premier lieu, comme ce premier Caton, surnommé le censeur, avait coutume de dire des Romains, ses concitoyens : "ils ressemblent aux brebis, animaux tels qu'il est moins facile d'en mener un seul que le troupeau tout entier; car si vous pouvez venir à bout de pousser une seule brebis dans le droit chemin, à l'instant toutes les autres vont suivre celle-là". {Plutarque, Vie de Caton l'Ancien, ch. VIII} On peut dire aussi qu'à cet égard le rôle de la morale est plus difficile que celui de la politique. En second lieu, la morale se propose de pénétrer, de remplir l'âme d'une bonté intime; mais la science civile n'exige rien de plus qu'une bonté extérieure, qui suffit pour la société; aussi n'est-il pas rare que le régime soit bon et le temps mauvais. C'est une remarque qu'on rencontre à chaque pas dans l'écriture, lorsqu'il y est question des rois bons et religieux ; il y est dit : "mais le peuple n'avait pas encore tourné son coeur vers le seigneur Dieu de ses pères". {Saint Paul, II Corinthiens, XX, 33} Ainsi le rôle de la morale est aussi a cet égard plus diiïicile que celui de la politique. En troisième lieu, les états ont cela de propre, que, semblables à de grandes machines, ils se meuvent fort lentement, et ce n'est pas sans un grand appareil ; mais aussi, par cette même raison, sont-ils plus difficiles à ébranler ; car de même qu'en Égypte, les sept années fertiles nourrirent les sept années stériles, de même aussi dans les républiques, los bonnes institutions des premiers temps font que les erreurs des siècles suivants ne sont pas si promptement funestes ; mais la volonté et les moeurs de chaque individu se dépravent plus rapidement. Ainsi cette circonstance, qui charge la morale, allège d'autant la politique. La science civile a trois parties, qui répondent aux trois actions sommaires de la société ; savoir : l'usage du monde, la science des affaires, et la science du commandement ou de la république; car il est trois espèces d'avantages, que les hommes tâchent de se procurer par la société civile; savoir: remède contre la solitude, assistance dans les affaires, et protection contre les injures. Or, ces trois espèces de prudences sont tout-à-fait différentes l'une de l'autre, et rarement réunies: prudence dans la société, prudence dans les affaires, et prudence dans le gouvernement. Quant aux manières, il ne faut certainement pas y mettre d'affectation, beaucoup moins encore de la négligence; car cette prudence qui sait les régler, annonce une certaine dignité dans le caractère, et donne de grandes facilités pour toutes les affaires, tant publiques que privées. En effet, de même que l'action est d'un si grand prix pour l'orateur (quoique ce soit quelque chose d'extérieur), qu'on l'a préfère à ces autres parties au fond plus importantes, et qui tiennent davantage à l'intérieur : c'est ainsi que, dans un homme du monde, les manières et la méthode qui le gouverne (bien qu'elle ne roule que sur des choses toutes extérieures), ne laisse pas d'occuper, sinon le premier rang, du moins une place distinguée. En effet, quelle influence n'a pas l'air même du visage, et la manière de le composer ? c'est avec raison qu'un poète a dit : "Gardez-vous de détruire l'effet de votre discours par l'air de votre visage". {Ovide, L'art d'aimer, II, 312} Car l'on peut, par l'air de son visage, détruire toute la force d'un discours, et en détruire tout l'effet; et l'on peut effacer, par l'air de son visage, les faits tout aussi bien que les discours; si nous en croyons Cicéron, qui, en recommandant à son frère de témoigner beaucoup d'affabilité au peuple de son gouvernement, observe que cette affabilité ne consiste pas seulement à se rendre accessible, mais de plus à montrer un visage gracieux à ceux par qui on se laisse approcher. "Que sert", dit-il, "de tenir sa porte ouverte, si l'on tient son visage fermé?" {Cfr. Quintus Cicero, Essai sur la candidature, XI} Nous voyons aussi qu'Atticus, vers le temps de la première entrevue de Cicéron avec César, la guerre étant encore allumée, l'exhorte par lettres, très sérieusement, à composer avec soin son geste et l'air de son visage, à lui donner de la gravité et de la dignité. {Cicéron, Lettres à Atticus, IX, 12} Que si telle est la puissance d'une physionomie et d'un visage composé avec soin, quelle sera donc celle des entretiens familiers, et de toutes ces autres parties qui se rapportent à l'art de traiter avec es autres ? Or, l'on peut dire que le sommaire, l'abrégé de ce décorum, de cette dignité dont nous parlons, consiste presque en ce seul point, à garantir tellement et la dignité des autres, et sa propre dignité, qu'on tienne entr'eux et soi la balance presque égale; et c'est ce que Tite-Live n'a pas mal exprimé dans ce passage, où il donne l'idée de son propre caractère, "afin", dit-il, "de ne paraître ni arrogant, ni servile; car, dans le premier cas, ce serait perdre de vue la liberté d'autrui; et dans le dernier, sa propre liberté" ; {Tite-Live, L'histoire romaine, XXIII, 12} d'un autre coté, si l'on se pique trop de cette urbanité et de cette élégance de moeurs, ces petites attentions portées à l'excès, dégénèrent en une affectation ridicule et repoussante ; car, "quoi de plus ridicule que de transporter le théâtre dans la vie ordinaire !" Je dirai plus : en supposant même qu'on ne donne pas dans cet excès vicieux, ces minuties consument trop de temps, et une âme qui s'abaisse à de pareils soins, ne peut que se dégrader. Aussi, de même que, dans les collèges, les jeunes gens studieux, mais qui se prêtent trop au commerce de leurs égaux, reçoivent de leurs maîtres cet avertissement : "les amis sont des voleurs de temps"; on peut dire de même que cette vigilance si pointilleuse à observer le décorum, dérobe beaucoup de temps à des méditations plus importantes. De plus, ceux qui se distinguent par cette urbanité, et qui semblent nés pour cela seulement, se complaisent dans ce frêle avantage, et aspirent rarement à des vertus plus solides et plus élevées ; au lieu que ceux qui sentent ce qui leur manque à cet égard, tachent d'y suppléer par une bonne réputation; car, dès qu'un homme jouit d'une bonne réputation, tout lui sied; mais lorsque cet avantage manque, c'est alors seulement qu'il faut tâcher d'y suppléer par cette facilité de moeurs et cette urbanité; mais dans les affaires il n'est point d'obstacle aussi puissant et aussi fréquent que cette vigilance pointilleuse à observer le decorum, et que cet autre défaut qui est subordonné au premier, je veux dire cette sollicitude minutieuse a choisir les moments et les occasions; car, comme l'a si bien dit Salomon : "celui qui regarde aux vents, ne sème point; et celui qui regarde aux nuages, ne moissonne point". {Ecclesiast. XI, 4} Le plus souvent il faut plutôt créer les occasions que les attendre. En un mot, cette urbanité de moeurs est comme l'habit de l'âme; elle doit donc avoir tous les avantages et toutes les commodités d'un habit. 1°. Elle doit être de nature à servir en toute occasion. En second lieu, elle ne doit être ni trop somptueuse, ni trop recherchée. De plus, si notre âme est douée de quelque perfection, elle doit être de nature à la faire ressortir, et si nous avons quelque défaut, à y suppléer, ou tout au moins à le voiler. Enfin, cet habit ne doit pas être trop juste, et mettre l'âme tellement à l'étroit, que, dans l'action, ses mouvements en soient gênés, et qu'elle ne puisse plus se remuer. Mais cette partie de la science civile, qui regarde la manière de traiter avec les autres, ayant été élégamment cultivée par quelques écrivains, elle ne doit en aucune manière être classée parmi les choses à suppléer. [8,2a] CHAPITRE II. Division de la science des affaires en doctrine sur les occasions éparses, et art de s'avancer dans le monde. Exemple de la doctrine sur les occasions éparses, tiré de quelques paraboles de Salomon. Préceptes sur l'an de s'avancer. Nous diviserons la science des affaires en doctrine, sur les occasions éparses, et art de s'avancer dans le monde : deux parties, dont l'une embrasse toute la variété des affaires, et est comme le secrétaire de la vie humaine; et dont l'autre ne se rapporte qu'à l'agrandissement particulier de chaque individu. Elle recueille et suggère une infinité de petits moyens, dont l'ensemble peut servir à chacun de tablettes et de codicille secret. Mais avant de descendre aux espèces, nous ferons quelques observations préliminaires sur la science des affaires en général. Cette doctrine des affaires est un sujet que personne jusqu'ici n'a traité d'une manière qui répondit à son importance ; et c'est sans contredit au grand préjudice de la réputation, tant des lettrés mêmes que des lettres; car c'est de lit qu'est né cet inconvénient, qui est pour les savants une vraie tache. Cet inconvénient est l'opinion où l'on est, que l'érudition et l'habileté dans les affaires sont rarement réunies. En effet, si l'on y fait bien attention, de ces trois sortes cle prudence qui, comme nous l'avons dit, se rapportent à la science civile, celle qui regarde les manières, est presque méprisée des savants, qui la regardent comme je ne sais quoi de servile, et de tout-à-fait incompatible avec la vie contemplative. Quant à celle qui se rapporte à l'administration de la république, lorsque quelques-uns d'entr'eux sont placés au gouvernail, on peut dire qu'ils s'acquittent assez mal de leur emploi, mais rarement sont-ils placés si haut. Quant à la prudence dans les affaires (et c'est celle dont nous parlons ici), partie sur laquelle roule toute la vie humaine, nous n'avons pas un seul livre sur ce sujet, à moins qu'on ne donne ce nom à quelques avis sur la manière de se conduire; ce qui forme tout au plus un ou deux petits recueils, qui ne répondent en aucune manière à l'étendue d'un si vaste sujet. En effet, si nous avions des livres sur ce sujet comme sur tant d'autres, je ne cloute nullement que des savants, à l'aide de ces livres, et d'un petit nombre d'expériences, ne l'emportassen de beaucoup sur les hommes sans lettres, même instruits par une longue expérience , et qu'en tournant contre eux leurs propres armes, ils ne les frappassent de plus loin. Et nous n'avons pas lieu de craindre qu'une telle matière soit trop diversifiée pour pouvoir être ramenée à des préceptes; elle a beaucoup moins d'étendue que celle qui a pour objet l'administration de la république, science qui pourtant, comme nous le voyons, est très bien cultivée. Or, ce genre de prudence, il paraît que chez les Romains, et dans les meilleurs temps, certains personnages en faisaient profession ; car Cicéron atteste qu'il était passé en usage quelque peu avant son siècle, que les sénateurs distingués par leur prudence et une longue expérience, tels que les Coruncanius, les Curies, les Laelius et autres, se promenassent à certaines heures fixes sur la place publique, et que là, se rendant accessibles à tous les citoyens, ils donnassent des consultations, non pas seulement sur le droit, mais sur des affaires de toute espèce, telle qu' "une fille à marier, un fils à éduquer, une terre à acheter, un contrat à passer, une accusation à intenter, une défense à entreprendre; enfin, sur tout ce qui peut survenir dans la vie ordinaire" ; {Cicéron, De l'orateur, III, 33} par où l'on voit qu'il est un certain art de donner des conseils, même dans les affaires privées, résultant d'une expérience très diversifiée , et d'une connaissance générale des choses, connaissance qui, à la vérité, s'applique aux cas particuliers, mais qui se tire de l'observation générale des cas semblables. C'est ainsi, comme nous le voyons, que, dans ce livre que Cicéron composa pour son frère Quintus, sur la manière de briguer le consulat, le seul, parmi les ouvrages qui nous restent des anciens, qui traite de telle affaire particulière; livre qui, bien que les conseils qu'il renferme, ne se rapportent qu'à l'affaire qu'il avait en vue, ne laisse pas de renfermer aussi bien des principes de politique, qui ne sont pas seulement d'un usage momentané; mais de plus une sorte de modèle perpétuel de la manière de se conduire dans les élections populaires ; mais je ne trouve en ce genre rien de comparable à ces aphorismes qu'a publiés Salomon ; prince dont l'écriture a dit : "qu'il mit un esprit comparable au sable de la mer"; {1 Rois, IV, 29} car de même que le sable de la mer environne toutes les côtes de l'univers, de même aussi la sagesse de Salomon embrassait tout, les choses divines, aussi bien que les choses humaines. Or, dans ces aphorismes, outre certains préceptes qui tiennent davantage de la théologie, vous trouverez un assez bon nombre de préceptes et d'avis moraux, fort utiles; préceptes qui jaillissent des profondeurs de la sagesse, et de là vont se répandant sur le champ immense de la variété. Or, comme nous rangeons parmi les choses à suppléer cette doctrine qui envisage les occasions éparses, et qui a pour objet la première partie de la science des affaires, nous nous y arrêterons un peu, suivant notre coutume, et nous en proposerons un exemple, tiré des aphorismes ou paraboles de Salomon. Nous ne pensons pas qu'on doive nous faire un sujet de reproche de cette liberté que nous prenons de donner un sens politique a certains passages de l'écriture sainte ; car si nous avions encore les commentaires de ce même Salomon sur la nature des choses, commentaires où il traitait de tous les végétaux, depuis la mousse qui croit sur la muraille, jusqu'au cèdre du Liban, il ne serait pas défendu de les interpréter dans le sens physique, ce qui doit nous être également permis en politique. [8,2b] Exemple de cette portion de la doctrine des occasions éparses, tiré de quelques paraboles de Salomon. PARABOLE. 1. Une douce réponse rompt la colère. {Proverbes, XV, 1} EXPLICATION. Si la colère du prince ou de quelque autre supérieur s'allume contre vous, et que votre tour de parler soit venu; vous avez, suivant le conseil de Salomon, deux choses à faire : 1°. il recommande de faire une réponse, puis il veut qu'elle soit douce. Ce premier avis renferme trois préceptes: 1°. de se garder d'un silence qui sente la mauvaise humeur et l'opiniâtreté ; car tout l'effet d'un tel silence est de rejeter la faute sur vous ; il semble que vous n'ayez rien à répondre, ou qu'en secret vous taxiez votre maître d'injustice, comme si ses oreilles étaient fermées, même à une juste défense. En second lieu, veut-il dire, gardez-vous de remettre cette réponse, et de demander un autre temps pour votre défense; cette demande ferait naître contre vous le même préjugé que le premier parti, et vous sembleriez croire que votre maître ne se possède pas assez en ce moment; elle signifierait clairement que vous méditez quelque défense artificieuse, et n'avez rien à alléguer sur-le-champ. En sorte que le mieux est de faire d'abord un peu de réponse, et de hasarder un commencement de justification qui naisse de la chose même. 3°. C'est une réponse, une vraie réponse qu'il faut faire ; une réponse, dis-je, et non un simple aveu, ou un pur acte de soumission, mais une réplique qui tienne de l'apologie et de l'excuse. Toute autre conduite, en pareil cas, n'est rien moins que pure; à moins qu'on n'ait affaire à certaines âmes tout-à-fait généreuses et magnanimes, lesquelles sont fort rares; il faut enfin que cette réponse soit douce, et non rude ou choquante. PARABOLE. 2. Le serviteur prudent commandera au fils insensé, et il partagera l'héritage entre les frères. {Proverbes, XVII, 2} EXPLICATION. Dans toute famille où règne le trouble et la discorde, s'élève toujours quelque serviteur, ou autre ami, d'une condition inférieure, qui, se portant pour arbitre, accommode les différends de la famille, et pour lequel, à ce titre, et la famille toute entière, et le maître lui-même, ont beaucoup de déférence. Si cet homme n'a en vue que son propre intérêt, il fomente et aggrave les maux de la famille. Mais, s'il est vraiment fidèle et intègre, on lui a de grandes obligations; et cela au point qu'il peut, à juste titre, être regardé comme un frère, ou du moins avoir la procuration fiduciaire de l'héritage. PARABOLE. 3. L'homme sage, s'il s'amuse à quereller avec l'insensé, soit qu'il s'irrite, ou qu'il badine, ne trouvera point de repos. {Proverbes, XXIX, 9} EXPLICATION. On nous recommande souvent d'éviter tout combat inégal; en ce sens, qu'il ne faut point lutter avec des gens au-dessus de soi. Mais un avertissement non moins utile, c'est celui que nous donne ici Salomon, de ne point quereller avec des gens au-dessous de soi; on y trouve toujours beaucoup de désavantage; car, si on l'emporte, il n'en résulte aucune victoire ; et si l'on a le dessous, il n'en résulte qu'un grand affront : et cette querelle, on aurait beau vouloir n'en faire qu'un badinage, en y mêlant des airs de dédain et des termes méprisants, on n'en serait pas plus avancé, De quelque manière que nous nous y prenions, nous perdrons de notre considération, et nous aurons peine à nous tirer d'affaire. Ce sera bien pis, si cet homme avec lequel nous contestons, a quelque teinte de folie; je veux dire, s'il est quelque peu téméraire et insolent. PARABOLE. 4. Garde toi de prêter l'oreille à tous les propos qu'on peut tenir, de peur d'entendre ton serviteur disant du mal de toi. {Ecclésiaste, VII, 21} EXPLICATION. Il est incroyable combien cette inutile curiosité et cette excessive envie de savoir ce qu'on pense de nous, répand d'amertume sur notre vie; je veux dire, quand nous allons épiant tous ces secrets, dont la découverte ne fait que nous affliger, et n'avance point du tout nos affaires. Car, 1°. tout ce que nous y gagnons, c'est de l'inquiétude et du chagrin, tout en ce monde n'étant qu'ingratitude et perfidie. En sorte que si l'on pouvait faire acquisition d'une sorte de miroir magique, où l'on vit nettement toutes les haines dont on est l'objet, et tout ce qu'on machine contre nous, le mieux serait de le jeter ou de le briser ; car il en est de tous ces propos comme du murmure des feuilles, ils s'évanouissent bientôt. En second lieu, cette curiosité nous rend excessivement soupçonneux. Or, rien n'est plus préjudiciable à nos desseins ; cette défiance les compliquant excessivement, et y jetant de l'irrésolution. En troisième lieu, cette curiosité fixe le mal même, qui, sans cela, n'eût fait que passer; car il est dangereux d'exciter le dépit des hommes qui se sentent coupables; tant qu'ils s'imaginent qu'on ne les voit pas, il est aisé de les ramener; mais une fois qu'ils se voient démasqués, ils s'en vengent en faisant encore pis. Ainsi, c'est avec raison qu'on a regardé comme un trait de souveraine prudence le parti que prit Pompée de jeter au feu tous les papiers de Sertorius, sans les avoir lus lui-même, et sans avoir permis à qui que ce soit de les lire. PARABOLE. 5. La pauvreté arrive comme un voyageur, et l'indigence comme un homme armé. {Proverbes, VI, 11 et XXIV, 34} EXPLICATION. Cette parabole décrit élégamment la manière dont se ruinent les prodigues et les gens trop insouciants sur leurs affaires domestiques. Car d'abord ces causes qui nous obèrent, et qui entament notre fortune, viennent, pour ainsi dire, à pied et à pas lents, comme un voyageur; d'abord on ne les sent presque pas. Mais bientôt arrive en force l'indigence, semblable à un homme armé, avec une main si forte et si puissante, qu'il est impossible de lui résister ; et les anciens ont eu grande raison de dire, que ce qu'il y a de plus fort en ce monde, c'est la nécessité. {Euripide, Hélène, v. 514} C'est pourquoi il faut aller au-devant du voyageur, et se fortifier contre l'homme armé. PARABOLE 6. Celui qui instruit un railleur, se fait tort à lui-même; et celui qui reprend un impie, se fait une tache. {Proverbes, LX, 7} EXPLICATION. Cette parabole s'accorde avec ce précepte du Sauveur, par lequel il nous recommande de ne point semer nos perles devant des pourceaux. On y distingue l'acte du conseil positif de celui de la réprimande. On y distingue aussi la personne du railleur de celle de l'impie. On y distingue enfin les deux espèces de retours différents qu'on trouve avec eux. En effet, dans le premier, le seul retour est de perdre sa peine; et dans le dernier, on y gagne de plus une tache; car lorsqu'on s'amuse à instruire et à endoctriner un railleur, d'abord on perd son temps avec lui, puis les autres se moquent de vos efforts, regardant vos tentatives comme inutiles, et comme de la peine mal placée. Enfin, le railleur lui-même dédaigne la science qu'on lui a apprise : mais on court plus de risque encore en reprenant un impie; cet impie, qui non seulement n'écoute pas, mais qui de plus tournant, pour ainsi dire, ses cornes contre celui qui le redresse, et qui lui est déjà devenu odieux, ne manque pas de l'accabler d'invectives, ou du moins de l'accuser devant les autres. PARABOLE. 7. Le fils sage est pour son père un sujet de joie; et le fils insensé, un sujet d'affliction pour sa mère. {Proverbes, X, 1} EXPLICATION. Cette parabole distingue parmi les joies et les afflictions domestiques, celles qui sont propres au père et à la mère, au sujet de leurs enfants. En effet, le fils sage et rangé, est un sujet de joie, surtout pour le père, qui connaît mieux le prix de la vertu, et qui, par cette raison, est plus charmé de le voir enclin au bien. Il trouve de plus, dans l'éducation qu'il lui a donnée, un nouveau sujet de se féliciter; il se sait bon gré de l'avoir si bien élevé par ses préceptes et son exemple. Au contraire, la mère compatit davantage aux disgrâces du fils, parce que l'affection maternelle est plus tendre et plus molle, puis parce qu'elle se dit que c'est peut-être son excessive indulgence qui l'a ainsi corrompu et dépravé. PARABOLE. 8. La mémoire du juste sera accompagnée d'éloges, mais le nom de l'impie tombera en pourriture avec lui. {Proverbes, X, 7} EXPLICATION. Cette parabole fait une distinction entre la réputation des gens de bien et celle des méchants, en montrant ce que doivent être l'une et l'autre après la mort. En effet, quant aux gens de bien, cette envie qui attaquait leur réputation tant qu'ils vivaient, s'éteignant alors, leur nom va fleurissant, et leur gloire croissant de jour en jour. Quant aux méchants, si quelquefois leur réputation se soutient pendant quelque temps, par la faveur de leurs amis et de leur faction, bientôt à cette réputation d'un jour succède une longue infamie, et leur nom exhale, en quelque manière, une odeur fétide et repoussante. PARABOLE. 9. Celui qui met le trouble dans sa Maison, ne possédera que des vents. {Proverbes, XI, 29} EXPLICATION. Très utile avertissement par rapport aux dissensions et aux troubles domestiques; il est bien des gens qui, en faisant divorce avec leurs épouses, ou en déshéritant leurs enfants, ou en changeant fréquemment de domestiques, s'imaginent gagner beaucoup par ces changements, et se flattent qu'ils pourront par là se mettre l'esprit en repos, et que leurs affaires en iront mieux. Mais le plus souvent toutes ces espérances ne produisent que du vent; car ou après ces bouleversements les affaires n'en vont pas mieux, ou encore ces perturbateurs de leurs familles se jettent dans des embarras de toute espèce, ou n'éprouvent que de l'ingratitude de la part de ceux qu'ils ont adoptés et choisis, après avoir chassé les autres. De plus, cette conduite donne lieu à de mauvais bruits sur leur compte, et leur fait une réputation assez équivoque; et Cicéron n'a pas eu tort de dire, "que toute réputation vient de notre maison". {Quintus Cicéron, Essai sur la candidature, ch. 5} Or, ces deux espèces d'inconvénients, Salomon les désigne élégamment par cette expression, "posséder des vents". Et c'est avec raison qu'il compare aux vents ce que gagne celui dont l'attente est trompée, ou qui donne prise au caquet. PARABOLE. 10. La fin du discours importe plus que le commencement. {Ecclésiaste, VII, 8} EXPLICATION. Cette parabole relève une erreur très familière, non seulement à ceux qui font du discours leur principale étude, mais même aux hommes les plus sages. Voici en quoi elle consiste. La plupart des hommes s'occupent beaucoup plus du préambule et de l'entrée de leurs discours, que de l'issue. Ils méditent avec plus de soin leurs exordes et leurs avant-propos, que leurs péroraisons. Cependant ils devraient et ne pas négliger les premiers, et, portant encore plus leur attention sur les derniers, comme étant d'une toute autre importance, les tenir tout prêts et tout digérés, en considérant mûrement et prévoyant, autant qu'il est possible, de quelle conclusion ils pourront user, et comment cette fin pourra servir à mûrir et à avancer leurs affaires ; et ce n'est pas tout: non seulement il faut méditer avec soin ces épilogues et ces fins de discours, qui se rapportent aux affaires mêmes; mais il faut de plus prendre peine à imaginer quelque propos, qu'on puisse jeter avec autant de dextérité que d'urbanité, au moment où l'on prend congé. Deux conseillers que j'ai connus, deux hommes sans contredit du plus grand talent et d'une souveraine prudence, sur lesquels principalement portait le poids des affaires, avaient cela de propre et de familier, que chaque fois qu'ils conféraient avec leurs princes sur les affaires de ces derniers, ils ne terminaient pas l'entretien par ce qui tenait à l'affaire même en question; mais ils tâchaient de les distraire, en jetant quelque plaisanterie, ou quelque autre trait agréable. En un mot, comme dit le proverbe, "ils dessalent les saumons de mer dans de l'eau de rivière", {Érasme, Adages, III, 3, 26} et ce n'était pas le moins ingénieux de leurs expédients. [8,2c] PARABOLE. 11. De même qu'une mouche morte donne une mauvaise odeur au parfum le plus suave, la moindre sottise a le même effet par rapport à un homme distingué par sa sagesse et par sa réputation. {Ecclésiaste, X, 1} EXPLICATION. C'est une injustice et un malheur attaché à la condition des hommes d'une éminente vertu, comme l'observe fort bien la parabole, qu'on ne leur pardonne pas la plus petite faute. Mais de même que, dans un diamant très éclatant, le plus petit grain, le plus petit nuage frappe la vue et fait une sorte de peine; quoique ce même défaut, s'il se fût trouvé dans une pierre de moindre prix, à peine y eût-on fait attention : de même, dans des hommes distingués par leur vertu, les plus petits défauts happent la vue, et sont sévèrement critiqués; défauts que, dans des hommes médiocres, on n'apercevrait pas, ou que du moins on leur pardonnerait aisément. Ainsi, dans un homme très prudent, le plus petit trait d'imprudence ; dans un homme très vertueux, le plus petit délit ; et dans un homme très poli et de moeurs élégantes, le plus petit ridicule leur fait perdre beaucoup de leur considération ; en sorte que ces personnages distingués ne feraient pas trop mal de mêler à dessein quelques petites sottises à leurs actions (non pas des vices toutefois), afin de conserver une sorte de liberté, et de confondre , par ce moyen, les marques de leurs petits défauts. PARABOLE. 12. Les railleurs sont le fléau de la cité; mais les sages détournent les calamités. {Proverbes, XXIX, 8} EXPLICATION. Il pourra paraître étonnant que, voulant désigner les hommes que la nature semble avoir faits tout exprès pour renverser et perdre les républiques, Salomon aille choisir le caractère, non de l'homme superbe et insolent, non de l'homme tyrannique et cruel, non de l'homme téméraire et violent, non de l'impie et du scélérat, non de l'homme injuste et oppresseur, non du séditieux et du brouillon, non du libertin et du voluptueux, non enfin le caractère du sot et de l'homme sans talents mais bien celui du railleur. Ce choix néanmoins est vraiment digne de ce prince, qui connaissait si bien les vraies causes de la conservation et de la ruine des républiques; car il n'est peut-être pas de fléau égal à celui dont les royaumes, ou les républiques sont affligés, lorsque les conseillers des rois, ou les sénateurs, ou et en général ceux qui sont au gouvernail, sont d'esprit railleur. Les hommes de cette trempe vont toujours exténuant la grandeur des inconvénients, afin de paraître des sénateurs courageux, insultant à ceux qui pèsent ces inconvénients comme ils le doivent, et les taxant de timidité. Ils se moquent de ces délibérations si lentes, de ces discussions si approfondies, prétendant que ce n'est qu'un bavardage d'orateur; que rien n'est plus fastidieux, et qu'elles ne contribuent en rien au succès. Ils méprisent l'opinion publique, sur laquelle pourtant les princes doivent régler leurs desseins, la regardant comme le caquet de la populace, comme le bruit d'un jour. La force et l'autorité des lois qui, selon eux, ne sont qu'une sorte de filets peu faits pour faire obstacle aux grands desseins, n'a pas plus le pouvoir de les arrêter. Ces dispositions et ces précautions, qui regardent un avenir éloigné, leur paraissent comme autant de rêves et d'imaginations mélancoliques. Par leurs bons mots et leurs sarcasmes, ils se jouent des personnages prudents et recommandables tout à la fois par l'élévation de leur âme et leur capacité. En un mot, ils ruinent, d'un seul coup, tous les fondements du régime politique. Et c'est à quoi il faut faire d'autant plus d'attention, qu'ils n'attaquent pas ouvertement, mais qu'ils minent sourdement l'édifice : or, ce talent si dangereux, on ne s'en défie pas autant qu'il le faudrait. ° PARABOLE. 13. Le prince, qui prête une oreille facile aux paroles du mensonge, n'aura que de méchants serviteurs. {Proverbes, XXIX, 12} EXPLICATION. Lorsque le prince est de caractère à prêter sans jugement une oreille facile et crédule aux médisants et aux sycophantes, il souffle, de la région où il est, une sorte de vent contagieux qui infecte et corrompt tous ses serviteurs. Les uns épient les terreurs du prince, et les augmentent par de fausses relations; les autres réveillent dans son coeur les furies de l'envie, surtout contre les personnages les plus estimables; d'autres lavent leurs propres souillures et les crimes dont ils se sentent coupables, en accusant les autres; d'autres encore, ne favorisant que leurs amis, font tout pour la gloire de ceux-ci, et semblent ne faire voile qu'a leur ordre, calomniant et dénigrant leurs compétiteurs; d'autres composent, contre leurs ennemis, des espèces de pièces de théâtre, et les débitent en vrais comédiens. Cette facilité du maître a une infinité d'autres semblables inconvénients. Tels sont du moins ses effets sur les plus méchants de ses serviteurs. Mais aussi ceux qui ont plus de moeurs et de probité, voyant qu'ils trouvent peu d'appui dans leur seule innocence, attendu que le prince ne sait pas démêler le vrai d'avec le faux, se dépouillent de cette probité si incommode; ils sont à l'affût des vents de cour, qui les font tournoyer d'une manière tout-à-fait servile; et c'est ce qu'observe Tacite au sujet de Claude. "Il n'est point de sûreté", dit-il, "auprès d'un prince qui ajoute foi à tout ce qu'on lui dit, et qui prend, pour ainsi dire, l'ordre de tout le monde". {Tacite, Annales, XII, 3} Et Comines a fort bien remarqué aussi, "qu'il vaut encore mieux servir un prince dont les soupçons n'ont point de fin, qu'un prince dont la crédulité est sans mesure". {Cfr. Philippe de Commines, Mémoires, I, 16} PARABOLE. 14. Le juste a pitié de l'animal qui le sert; mais la pitié pour les méchants est cruauté. {Cfr. Proverbes, XII, 10} EXPLICATION. C'est la nature même qui a planté dans le coeur humain le noble et généreux sentiment de la commisération; sentiment qui s'étend aux brutes mêmes, lesquelles, en vertu de la loi divine, sont soumises à son empire. Ainsi ce dernier genre de compassion a quelqu'analogie avec celle d'un prince pour ses sujets. Disons plus: il est hors de doute que plus une âme a d'élévation et de dignité, plus elle embrasse d'êtres sensibles dans sa compassion. En effet, les âmes étroites et dégradées s'imaginent que ce qui regarde les animaux, n'est point du tout leur affaire; mais celle qui est vraiment la plus noble portion de l'univers, est sensible dans le tout. Aussi voyons-nous que l'ancienne loi renfermait un bon nombre de préceptes qui n'étaient pas purement cérémoniels, mais plutôt destinés à inspirer la commisération : tel était celui qui défendait de manger la chair avec le sang, et autres semblables. De plus, les sectes des Esséniens et des Pythagoriciens s'abstenaient entièrement de la chair des animaux; et c'est une observance qui a lieu même aujourd'hui chez quelques habitants de l'empire du Mogol, par une superstition à laquelle rien n'a pu donner atteinte. Il y a plus : les Turcs, nation qui, par son origine et ses institutions, ne peut être que cruelle et sanguinaire, sont dans l'usage de faire l'aumône aux animaux mêmes, et ne trouvent pas bon qu'on les vexe, qu'on les fasse souffrir. Mais, de peur qu'on ne pense que ce que nous venons de dire justifie toute espèce de compassion, Salomon ajoute que la compassion pour les méchants est cruauté; et c'est ce qui a lieu lorsqu'on épargne les méchants et les scélérats que le glaive de la justice eût dû frapper; et une compassion de cette nature est plus cruelle que la cruauté même. Car la Cruauté proprement dite ne s'exerce que sur tel ou tel individu; mais cette pitié dont nous parlons, accordant l'impunité à la tourbe entière des méchants, les arme et les lance contre les gens de bien. PARABOLE. 15. L'insensé lâche toute son haleine; mais le sage réserve quelque chose pour l'avenir. {Proverbes XXIX, 11} EXPLICATION. Cette parabole semble destinée à relever, non la futilité de certains hommes qui disent étourdiment et ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire; non cette intempérance de langue qui les porte à se donner carrière sans choix et sans jugement sur toutes sortes de personnes et de sujets; non ce babil intarissable qui étourdit l'oreille et fait mal au coeur; mais un autre défaut plus caché, une certaine manière de gouverner ses discours dans les entretiens particuliers, qui manque tout-à-fait de prudence et de politique, il s'agit de la faute que commettent ceux qui lâchent, tout d'un trait et comme d'une haleine, tout ce qu'ils ont dans l'esprit par rapport au sujet en question: car rien n'est plus préjudiciable aux affaires. En effet, 1°. un discours morcelé et qui se développe par parties, pénètre beaucoup plus avant, qu'un discours continu; car un discours continu ne met pas l'auditeur à portée de bien peser chaque chose distinctement une à une, et ne laisse pas le temps à chaque raison de prendre pied ; mais une raison chasse l'autre avant quo la première se soit bien établie. En second lieu, il n'est point d'homme d'une éloquence si heureuse et si puissante, qu'il puisse, du premier choc de son discours, rendre son interlocuteur tout-à-fait muet, et, pour ainsi dire, lui couper la langue : cet autre, selon toute apparence, fera quelque réponse, quelqu'objection. Mais alors qu'arrivera-t-il? Que ce qu'il eût fallu réserver pour le réfuter ou lui répliquer, ayant déja été touché et dit avant coup, perd ainsi toute sa force et toute sa grâce. En troisième lieu, si ce qu'on a à dire, on ne le répand pas tout d'un coup, mais qu'on le présente par parties, en jetant tantôt une chose et tantôt une autre, on est à même de découvrir, par l'air du visage et les réponses de l'interlocuteur, quelle impression chaque chose fait sur lui, ou en quelle part il la prend : de manière que ce qui reste à dire, on peut, redoublant de précautions, ou le supprimer tout-à-fait, ou y mettre plus de ghoix. PARABOLE. 16. Si l'esprit de celui qui a la puissance s'élève contre toi, n'abandonne pas ton poste; car le traitement remédiera aux grandes erreurs de régime. {Ecclésiaste, X, 4} EXPLICATION. La parabole enseigne comment on doit se conduire lorsqu'on a encouru l'indignation et la colère du prince : précepte qui renferme deux parties. 1°. Il recommande de ne pas abandonner son poste; 2°. de penser à la cure, comme dans une maladie grave, et de n'épargner pour cela ni soin ni précautions. Car la plupart des hommes, lorsqu'ils voient leur prince irrité contre eux, disparaissent; et, soit par l'impuissance de supporter la perte de leur considération, soit pour ne pas frotter la plaie en se montrant, soit enfin pour rendre le prince témoin de leur affliction et de leur humiliation, ils se dérobent à leurs emplois et à leurs fonctions; ils vont quelquefois jusqu'à abdiquer leurs magistratures et leurs dignités, et â les remettre entre les mains du prince. Mais Salomon improuve ce genre de traitement, le regardant comme préjudiciable; et cela par les raisons les plus fortes. 1°. Cela même rend votre déshonneur trop public, vos ennemis et vos envieux en deviennent plus hardis pour vous attaquer ; et vos amis, plus timides pour vous servir. Il en résulte aussi que la colère du prince, qui, si elle n'était pas rendue publique, tomberait d'elle-même, se fixe davantage, et qu'ayant déja ébranlé son homme, elle le pousse dans le précipice. De plus cette retraite donne un certain air de malveillance et de mécontentement du présent; ce qui ajoute, au mal de l'indignation, le mal du soupçon. Or, voici en quoi consiste le traitement. 1°. Il ne faut pas se donner l'air d'être insensible à l'indignation du prince, soit par une sorte de stupidité, soit par une hauteur excessive; mais il faut en paraître affecté comme on doit l'être; c'est-à-dire qu'il faut composer son visage, non en y faisant paraître un air de mauvaise humeur et de rébellion, mais une tristesse grave et modeste. Il faut, dans tout ce que l'on fait, montrer moins de gaieté et d'enjouement qu'à l'ordinaire. De plus, pour rétablir un peu vos affaires, usez de l'entremise d'un ami, et engagez-le à faire entendre au prince, par un discours insinuant, de quelle douleur vous êtes intérieurement pénétré. En second lieu, évitez avec soin toutes les occasions, même les plus légères, de rappeler au prince la chose qui a excité sa colère, et de toucher ainsi à la plaie; et beaucoup plus encore de l'irriter de nouveau, et de lui donner lieu de vous faire une seconde réprimande devant les autres : saisissez avec soin toutes les occasions où votre service peut être agréable au prince, afin de lui témoigner le plus vif désir de réparer la faute commise, et de lui faire sentir de quel serviteur il se priverait, s'il venait à vous congédier : rejetez adroitement la faute sur les autres, ou insinuez que, si vous l'avez commise, ce n'est point par mauvaise intention ; ou encore faites remarquer la malignité de ceux qui vous ont dénoncé au roi, et faites voir qu'ils ont excessivement aggravé la chose: enfin tenez-vous continuellement éveillé, et occupez-vous sérieusement du traitement. PARABOLE. 17. Le premier qui plaide, a toujours raison; puis vient l'autre partie, et l'on informe contre elle. {Proverbes, XVIII, 17} EXPLICATION. En toute espèce de cause, la première information, pour peu qu'elle ait pris pied dans l'esprit du juge, y jette de profondes racines; elle le prévient, elle se rend maîtresse de lui : en sorte qu'il est bien difficile de l'effacer, et moins qu'il ne se trouve quelque fausseté manifeste dans la matière même de l'information, ou qu'on ne découvre quelque artifice dans la manière de l'exposer. En effet, une défense simple et nue, quoique juste, balancera difficilement, dans l'esprit du juge, le préjugé qui naît de la première information : une fois que la balance de la justice penche d'un côté, difficilement pourra-t-elle la ramener à l'équilibre. Ainsi le plus sûr, pour le juge, c'est de ne pas se permettre le plus petit jugement sur le droit, avant d'être bien informé du fuit, et d'avoir entendu, sur ce point, les deux parties l'une après l'autre; et ce que le défendeur peut faire de mieux quand il voit le juge prévenu, c'est de faire voir que sa partie adverse a employé quelque artifice, quelque ruse condamnable, pour surprendre la religion du juge. PARABOLE. 18. Celui qui nourrit trop délicatement un serviteur encore enfant, le trouvera rebelle par la suite. {Proverbes, XXIX, 21} EXPLICATION. Les princes et les maîtres de toute espèce, d'après le conseil de Salomon, doivent, dans les grâces et les faveurs qu'ils répandent sur leurs serviteurs, garder certaines mesures. 1°. Il faut les avancer par degrés et non par sauts; 2°. les accoutumer aux refus; 3°. et c'est ce que Machiavel recommande avec raison; outre les grâces qu'ils ont déjà obtenues, il faut qu'ils aient toujours devant les yeux quelque autre but auquel ils puissent aspirer : sans quoi, les princes, au lieu de cette reconnaissance et de ces services qu'ils attendent de leurs serviteurs, ne feront à la fin que les rassasier et leur apprendre à leur résister. Une élévation subite rend insolent; et lorsqu'on est accoutumé à obtenir tout ce qu'on désire, on devient incapable de supporter un refus. Enfin, ôtez les désirs, vous ôtez l'activité et l'industrie. PARABOLE. 19. Avez-vous vu un homme expéditif dans sa besogne; cet homme-là se tiendra debout devant les rois, et il ne sera pas de ceux qu'on distinguera le moins. {Proverbes, XXII, 29} EXPLICATION. De toutes les qualités que les rois considèrent dans le choix de leurs serviteurs, et qu'ils y souhaitent le plus, celle qui leur est la plus agréable, c'est la célérité et une certaine promptitude à expédier les affaires. Quant aux hommes d'une prudence profonde, ils sont suspects aux rois; ce sont pour eux des espèces d'inspecteurs; ils craignent que ces esprits supérieurs n'abusent de leurs avantages pour les surprendre, les maîtriser et les tourner à leur fantaisie comme des machines. Les hommes populaires ne sont pas vus de meilleur oeil ; ils offusquent les rois, parce qu'ils attirent sur eux-mêmes les regards du peuple. Les hommes courageux passent pour des brouillons; l'on craint qu'ils n'osent plus qu'ils ne doivent. Les hommes probes et intègres paraissent trop difficiles, trop peu disposés à obéir au moindre signe d'un maître. Enfin, il n'est point de vertu qui ne porte quelque ombrage aux rois, et qui ne les blesse par quelque côté; au lieu que la promptitude à exécuter leurs ordres n'a rien qui ne les flatte : car les volontés des rois sont soudaines, et ne souffrent point de délais; ils s'imaginent qu'il n'est rien qu'ils ne puissent, et qu'il ne leur manque que des gens qui exécutent assez vite ce qu'ils commandent : ainsi, avant tout, c'est la célérité qui leur est agréable. PARABOLE. 20. J'ai vu tous ceux qui vivent et qui marchent sous le soleil, quitter le prince régnant, pour se ranger auprès de celui qui était près de lui succéder. {Ecclésiaste, IV, 15} EXPLICATION. Cette parabole relève la vanité des hommes qu'on voit accourir en foule auprès des successeurs désignés des princes, et leur faire cortège. Or , la vraie racine de ce mal n'est autre que cette folie que la nature a si profondément plantée dans le coeur humain, et qui rend les hommes trop amoureux des objets de leurs espérances; car on en voit peu qui ne se complaisent plus dans ce qu'ils espèrent, que dans ce qu'ils possèdent. De plus, la nouveauté est agréable à la nature humaine, elle en est comme affamée : or, dans le successeur du prince, se trouvent ensemble ces deux choses, un objet d'espoir et la nouveauté. Or, ce que la parabole nous fait entendre, c'est cela même qu'autrefois Pompée dit à Sylla, et depuis, Tibère à Macron : "qu'on adore plus le soleil levant, que le soleil couchant". {Cfr. Plutarque, Vie de Pompée, ch. 22} Et néanmoins ceux, qui commandent, ne sont pas autrement choqués de cet abandon, et n'y attachent pas trop d'importance, comme on le voit par l'exemple de Sylla et de Tibère ; mais plutût ils se rient de la légèreté des hommes, et ne s'amusent point à lutter contre des songes; car quelqu'un l'a dit, "l'espérance n'est que le rêve d'un homme éveillé". {Cfr. Quintilien, L'institution oratoire, VI, 2, 30} [8,2d] PARABOLE. 21. Il était une cité petite et mal peuplée. Un grand roi vint l'attaquer; il combla les fossés; il fit une circonvallation, et toutes les dispositions nécessaires pour un siège furent achevées. Il se trouva dans cette ville un homme tout-à-la fois pauvre et sage, qui la sauva par sa sagesse; mais ensuite cet homme pauvre, personne ne s'en souvint plus. {Ecclésiaste, IX, 14, 15} EXPLICATION. Cette parabole nous donne une idée du génie pervers et de la malveillance de la plupart des hommes. Dans le malheur, et lorsque la nécessité les presse, ils ont recours aux hommes prudents et courageux qu'ils méprisaient auparavant ; mais dès que l'orage est passé, ceux qui les ont sauvés, n'éprouvent de leur part que de l'ingratitude; et ce n'est pas sans raison que Machiavel, à ce sujet, propose cette question ; savoir : "quel est le plus ingrat du prince ou du peuple," {Macchiavel, Discours, I, 29} mais en attendant il taxe l'un et l'autre d'ingratitude. Cependant cet oubli dont nous parlons, ne vient pas seulement de l'ingratitude du prince ou du peuple, il a encore une autre cause ; savoir : la jalousie des grands, qui s'affligent en secret du plus heureux succès dont on ne leur a point l'obligation. Aussi ne manquent-ils pas de rabaisser le mérite de celui qui a rendu ce service, et de le déprimer le plus qu'ils peuvent. PARABOLE. 22. La voie du paresseux est semblable à une haie d'épines. {Proverbes, XV, 10} EXPLICATION. Cette parabole nous montre, avec beaucoup d'élégance, que la paresse finit par la peine. Car lorsqu'on fait ses préparatifs avec toute la diligence et tout le soin requis, on a l'avantage de ne point heurter son pied contre aucune pierre d'achoppement, et d'aplanir le chemin avant de se mettre en marche. Au lieu que le paresseux, l'homme qui diffère jusqu'au dernier moment, est ensuite forcé de se faire un chemin à travers des broussailles et des épines qui l'arrêtent à chaque pas. C'est ce qu'on peut observer aussi dans le gouvernement de la famille. Quand on met dans tout le soin et la diligence nécessaires, tout marche paisiblement, et coule de soi-même sans bruit et sans fracas ; sinon au premier grand besoin qui survient, il faut tout faire à-la-fois, les domestiques font un bruit terrible, et toute la maison retentit de ce fracas. PARABOLE. 23. Celui qui, dans un jugement regarde au visage, ne fait pas bien; et cet homme, pour une bouchée de pain, abandonnera la vérité. {Proverbes, XXVIII, 21} EXPLICATION. Cette parabole observe très judicieusement que, dans un juge, une certaine facilité de caractère est plus pernicieuse que l'avidité qui se laisse corrompre par des présents. Car il s'en faut de beaucoup que tout le monde puisse faire des présents; mais il est peu de causes où il ne se trouve quelque considération qui fléchisse l'esprit du juge, dès qu'une fois il regarde aux personnes. Celui-ci est populaire, celui-là est une mauvaise langue, un autre est riche, un autre encore plaît davantage, tel lui est recommandé par un ami. Enfin, où domine l'acception de personnes, tout respire la partialité, et l'on rend des jugements iniques pour fort peu de chose; en un mot, pour une bouchée de pain. PARABOLE. 24. Un homme pauvre calomniant d'autres pauvres, est semblable à une pluie violente qui amène la famine. {Proverbes XXVIII, 3} EXPLICATION. Cette parabole a été jadis exprimée et peinte dans la fable des deux hirondelles, dont l'une pleine, et l'autre vide. L'oppression exercée par l'homme pauvre et affamé, est beaucoup plus accablante que celle qu'exerce l'homme riche et comblé de biens; car le premier a recours à tous les raffinements de la malhonnêteté, et va furetant dans tous les coins pour trouver le dernier écu. Et pour marquer la différence de ces deux sortes d'homme, on les comparaît ordinairement aux éponges, qui, lorsqu'elles sont sèches, pompent fortement l'humidité, et qui ne la pompent plus de même, une fois qu'elles sont imbibées. Cette parabole renferme un utile avertissement. D'un côté, elle recommande aux princes de ne pas confier le gouvernement des province ou les magistratures à des hommes indigents et obérés : de l'autre, elle conseille aux peuples de ne point exposer leurs souverains à lutter contre une grande indigence. PARABOLE. 25. L'homme juste succombant devant l'impie, c'est la fontaine qu'on trouble avec le pied; c'est le filet d'eau corrompu. {Proverbes XXV, 26} EXPLICATION. Ce que recommande cette parabole, c'est de se donner bien de garde, dans les républiques, de certains jugements iniques et déshonorants, rendus dans des causes célèbres et importantes, surtout lorsque l'effet du jugement est non d'absoudre un coupable, mais de condamner un innocent. En effet, les injustices qui se commettent entre particuliers, ont à la vérité l'effet de troubler et de souiller les eaux de la justice, mais seulement dans les petits ruisseaux; au lieu que ces jugements iniques dont nous parlons, et qui ensuite font exemple, infectent et souillent les sources mêmes de la justice : une fois qu'un tribunal s'est tourné du côté de l'injustice, à l'instant tout est bouleversé, et l'administration n'est plus qu'un brigandage public; c'est alors, sans contredit, que l'homme est pour l'homme un vrai loup. {Cfr. Érasme, Adages, I,1,70] PARABOLE 26. Gardez-vous d'être l'ami d'un homme colère, et de marcher avec un homme furieux. {Proverbes, XXII, 24} EXPLICATION. S'il est vrai qu'entre honnêtes gens il faille respecter les droits de l'amitié, et en remplir scrupuleusement tous les devoirs, c'est une raison de plus pour y regarder d'abord de bien près, et pour choisir ses amis avec le plus grand soin. Pour ce qui est des défauts qui peuvent se trouver dans leur naturel et leur caractère, nous devons, quant à nous-mêmes, nous résoudre à les supporter. Mais si ces liaisons nous imposent la nécessité de jouer à l'égard des autres tel ou tel rôle qu'il plaît à ces amis, c'est alors une bien triste chose que cette amitié; c'est une vraie tyrannie. Il importe donc, comme nous le recommande Salomon, pour assurer son repos et se mettre en sûreté, de ne point mêler dans nos affaires des hommes colères, de ces gens si prompts à susciter des querelles ou à les épouser. Car des amis de cette trempe nous impliquent sans cesse dans des différents et dans des factions, et il faudra ou rompre avec eux, ou se compromettre. PARABOLE. 27. Celui qui tait vos fautes, recherche votre amitié; mais celui qui les rappelle, sépare les alliés. {Proverbes, XVII, 9} EXPLICATION. Il est deux méthodes pour moyenner la paix et rapprocher les esprits : l'une part de l'amnistie; l'autre, en reparlant des injures, y joint des excuses et des apologies. Ce qui me rappelle le sentiment d'un homme vraiment prudent, d'un vrai politique : "Moyenner la paix", disait-il, "sans reparler du sujet de la querelle, c'est plutôt séduire les coeurs par l'amour du repos, qu'accommoder les différents avec équité". Mais Salomon encore plus prudent que lui, est d'un sentiment contraire ; et il préfère l'amnistie au remaniement de l'affaire. En effet, ce soin de rappeler le sujet de la querelle a plusieurs inconvénients. On met, pour ainsi dire, l'ongle dans la plaie, et c'est s'exposer à susciter de nouvelles altercations. Car les parties belligérantes ne sont jamais d'accord sur la mesure des injures réciproques puis il faut en venir à des apologies. Or, chacun des deux partis aime mieux paraître avoir pardonné une offense, qu'avoir reçu une excuse. PARABOLE. 28. Dans tout travail utile est l'abondance; mais où se trouve beaucoup de paroles, se trouve aussi presque toujours l'indigence. {Proverbes, XIV, 23} EXPLICATION. Dans cette parabole, Salomon distingue le fruit du travail de la langue d'avec celui du travail des mains, donnant à entendre que le produit de l'un est la misère, et le produit de l'autre, l'abondance. En effet, il arrive presque toujours que ces gens qui bavardent tant, qui se vantent sans cesse, qui font beaucoup de promesses, manquent de tout, et qu'ils ne tirent aucun fruit de tous ces discours. Rarement ils sont actifs et industrieux : ils se nourrissent, ils dînent de ces discours, et se paissent, pour ainsi dire, de vent. On peut dire, d'après un poète, que "celui qui sait se taire, a de la fermeté". {Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 697} Un homme qui sent que sa besogne avance, s'applaudit à lui-même et se tait. Mais celui qui ne peut se dissimuler qu'il n'aspire qu'à un vain bruit de réputation, se vante d'une infinité de choses; il promet monts et merveilles. PARABOLE. 29. Une censure franche et ouverte vaut mieux qu'une amitié qui se cache. {Proverbes, XXVII, 5} EXPLICATION. La parabole relève cette mollesse de certains amis, qui n'osent user du privilège de l'amitié pour reprendre librement et courageusement leurs amis, tant par rapport aux fautes que ceux-ci peuvent commettre, que relativement aux risques qu'ils courent. "Que faire", dit ordinairement tel de ces amis si mous, "quel parti prendre ? je l'aime autant qu'il est possible; et s'il lui arrivait quelque malheur, je me mettrais volontiers à sa place : mais je connais son humeur; si je lui parle trop librement, je le choquerai, ou tout au moins je l'affligerai, et je n'en serai pas plus avancé: l'effet de mes remontrances sera plutôt de me brouiller avec lui, que d'arracher de sa tête ce qui y est comme cloué". Salomon condamne un ami de cette trempe, à titre d'homme sans nerf et sans utilité, et prononce qu'on tire plus de fruit d'un ennemi déclaré, que d'un tel ami; car cet ennemi peut, pour vous humilier, vous dire hautement ce qu'un ami trop indulgent oserait à peine vous dire à l'oreille. PARABOLE 30. L'homme prudent se contente de bien peser toutes ses démarches : l'insensé a recours aux rubriques. {Proverbes XIV, 8 et 15} EXPLICATION. Il est deux espèces de prudence : l'une, saine et véritable; l'autre, basse et fausse. C'est cette dernière que Salomon ne balance pas à qualifier de folie. Celui qui s'adonne à la première, ne marche qu'avec précaution; et pèse avec soin toutes ses propres démarches; prévoyant de loin le danger, pensant de bonne heure au remède, s'appuyant du secours des gens de bien, se fortifiant contre les méchants, circonspect en commençant, soigneux de se ménager une retraite, prompt à saisir les occasions, ferme contre les obstacles: enfin, n'épargnant aucun soin, aucune attention pour bien régler ses actions et ses démarches. Mais l'autre espèce est toute cousue de finesses et de rubriques; elle met toute son espérance dans l'art de circonvenir les autres, et de les tourner à sa fantaisie. Or, celle-ci c'est avec raison que la parabole la rejette, non pas seulement comme malhonnête, mais même comme sotte; car, ce ne sont pas là de ces choses qui soient en notre pouvoir, et il n'est point en cet art de règle fixe sur laquelle on puisse s'appuyer. Mais il faut chaque jour imaginer de nouveaux stratagèmes; les premiers s'usant bientôt et devenant banaux. En second lieu, tout homme qui a une fois encouru la réputation d' homme double et artificieux, s'est privé par là du plus grand instrument dans les affaires, je veux dire, de la confiance des autres. Aussi rarement ses succès seront-ils conformes à ses voeux. Enfin, toutes ses finesses peuvent paraître fort belles dans la spéculation, et l'on peut s'y complaire, mais le plus souvent elles trompent l'attente de celui qui s'y fie. C'est ce que Tacite a fort bien observé : "Les entreprises dirigées par la ruse et l'audace, sont fort belles en projet, difficiles dans l'exécution, et malheureuses dans l'issue". {Tite-Live, Histoire romaine, XXXV, 32} PARABOLE. 31. Ne vous piquez pas d'être trop juste et plus sage qu'il ne faut. Pourquoi vous laisser ainsi emporter tout d'un coup? {Ecclésiaste, VII, 16} EPLICATION. Il est des temps, comme l'observe encore Tacite, "où les grandes vertus mènent infailliblement un homme à sa perte"; {Cfr. Tacite, Histoires, I, 2} et c'est ce qui arrive quelquefois aux hommes distingués par leur vertu et leur justice, quelquefois tout-à-coup, et quelquefois aussi après l'avoir prévu de loin. Que si à ces qualités vous joignez de la prudence; c'est-à-dire, si vous supposez qu'ils soient circonspects et vigilants pour leur propre sûreté, qu'y gagneront-ils? que leur catastrophe arrivera tout-à-coup par des voies obscures et détournées, et qu'on les attaquera par surprise, pour éviter l'odieux d'une attaque ouverte, et pour les perdre plus sûrement. Quant à ce "trop" dont il est question dans la parabole, comme ce n'est pas un Périandre qui parle ici, mais un Salomon, qui observe souvent le mal dans la vie humaine, mais qui ne le conseille jamais ; ce qu'il dit, il faut l'entendre, non de la vertu même, où il n'y a jamais d'excès; mais de cette affectation et de cet étalage qui excite l'envie. Tacite fait entendre quelque chose de semblable au sujet d'un certain Lépidus, remarquant, comme une sorte de miracle, qu'il n'avait jamais ouvert aucun avis qui sentît la servitude, et que cependant il n'avait pas laissé de se conserver dans ces tempe de cruauté. "Lorsque je réfléchis sur ce sujet", dit-il, je ne sais trop si ce n'est pas le destin qui gouverne toutes ces choses; ou si plutôt il n'est pas en notre pouvoir de tenir, entre un honteux assujettissement et une hauteur insolente, un certain milieu tout à la fois exempt de bassesse et d'imprudence". {Cfr. Tacite, Annales, IV, 20} PARABOLE. 32. Fournis au sage l'occasion, et tu verras croître sa sagesse. {Proverbes, IX, 9} EXPLICATION. La parabole fait une distinction entre cette sagesse qui est devenue une véritable habitude et qui s'est bien mûrie, et celle qui ne fait encore que flotter dans la cervelle et dans la pensée, et qui s'étale dans les discours; mais qui n'a point encore jeté de profondes racines. Car la première, dès qu'elle trouve une occasion pour s'exercer, s'éveille aussitôt, se met à l'ouvrage, s'étend au loin, et semble alors se surpasser elle-même. Au lieu que l'autre, qui était si éveillée avant l'occasion, s'étonne et s'abat quand l'occasion est venue ; et cela au point que ceux mêmes qui croyaient en être vraiment doués, sont réduits à en douter, et à soupçonner que tous ces préceptes dont leur esprit est plein, sont autant de rêves et de vaines spéculations. PARABOLE. 33. Celui qui aujourd'hui loue son ami à voix haute, sera pour lui demain, en se levant, une cause de malédiction. {Proverbes, XXVII, 14} EXPLICATION. L'effet des louanges modérées, données à propos et seulement par occasion, est de contribuer beaucoup à la réputation et à la fortune de ceux qui en sont le sujet. Mais des éloges excessifs, bruyants et donnés à contretemps, ne servent de rien. Il y a plus : suivant le sens de la parabole, ils sont très nuisibles; car, 1°. ils décèlent l'intention de ceux qui les donnent ; ils semblent dictés par une excessive prévention en leur faveur, ou affectés à dessein pour séduire les personnes qu'on loue, par des éloges peu mérités, plutôt que pour les faire valoir, en faisant ressortir leurs qualités réelles. En second lieu, un éloge sobre et modéré, invite les auditeurs à y ajouter quelque chose du leur; au lieu que les éloges prodigués et excessifs excitent ceux qui les entendent à en retrancher quelque chose. En troisième lieu (et ce qui est ici le principal point), on réveille l'envie contre celui qu'on loue excessivement; attendu que tous ces éloges trop marqués, semblent avoir pour but d'humilier ceux des auditeurs qui n'en méritent pas moins. PARABOLE. 34. De même qu'on voit son visage dans le miroir des eaux, de même aussi le coeur humain est visible pour les hommes prudents. {Proverbes XXVII, 19} EXPLICATION. La parabole distingue entre les esprits des hommes prudents, et ceux des autres hommes; comparant les premiers à la surface des eaux, ou aux miroirs qui réfléchissent les images des objets et assimilant les autres à la terre, ou à une pierre brute, qui ne les réfléchit point. Et c'est avec d'autant plus de justesse, que l'esprit d'un homme prudent est ici comparé à un miroir, que dans un miroir l'on peut contempler tout-à-la-fois sa propre image et celle des autres, propriété qu'on ne peut attribuer aux yeux mêmes ou à un miroir. Que si l'esprit de l'homme prudent a assez de capacité pour pouvoir observer et démêler une infinité d'esprits et de caractères, reste à tâcher de le rendre assez souple pour varier ses applications, et pour représenter toutes sortes d'objets. {Ovide, L'art d'aimer, I, v. 760} [8,3a] CHAPITRE III. Les divisions de la doctrine sur l'art de commander, ou sur la république, sont ici omises. On se contente de frayer la route à deux choses à suppléer; savoir: l'art de reculer les limites d'un empire, et la doctrine qui a pour objet la justice universelle, ou les sources du droit. Je passerai donc maintenant à l'art de commander, ou à la doctrine sur l'administration de la république, doctrine dans laquelle est comprise l'économique, comme la famille l'est dans la cité. Or, sur cette partie, comme je l'ai déjà dit, je me suis imposé la loi de garder le silence. Ce n'est pas néanmoins que je me défie assez de moi-même, pour me croire tout et-fait hors d'état d'en discourir avec quelque peu d'intelligence et d'utilité, moi qui, après avoir passé successivement par tant d'emplois et de charges honorables, comme par autant de degrés, ai été élevé à la plus haute magistrature de ce royaume ; honneur que j'ai dû plutôt à la faveur et à l'indulgence de Votre Majesté qu'à mon propre mérite ; qui ai exercé cette magistrature durant quatre années entières; et qui, à tant de titres, puis me regarder comme instruit par une longue expérience ; moi enfin qui ai été honoré, pendant dix-huit ans sans interruption, des entretiens et des commandements de Votre Majesté (avantage qui, d'une souche même, aurait pu faire un politique), et qui, entre autres genres de connaissances, ai fait une longue étude de l'histoire et des lois. Et toutes ces choses, si je les rappelle, ce n'est point du tout par jactance, et pour donner une haute idée de moi à la postérité; mais bien plutôt parce que je pense qu'il importe quelque peu à la dignité des lettres, qu'un homme, quel qu'il puisse être, né plutôt pour les lettres que pour tout autre genre d'occupations, et jeté dans les affaires par je ne sais quel destin, et contre son génie, n'ait pas laissé d'être élevé a des emplois civils, si honorables et si difficiles, sous un roi infiniment sage. Mais si par la suite mon loisir enfante quelque chose sur la politique, ce sera tout au plus un avorton ou un enfant posthume. En attendant, toutes les sciences étant déjà pour ainsi dire placées sur leur siège, ne voulant pas que ce siège si élevé demeure vide, je me suis décidé à parler seulement de deux portions de la science civile, qui ne touchent point aux secrets d'état, mais qui sont d'une nature plus commune, de les noter comme étant à suppléer, et d'en donner des exemples, suivant ma coutume. Or, toutes ces espèces de moyens dont se compose l'art de gouverner, embrassent trois offices politiques; savoir : 1°. celui de conserver un état; 2°. celui de le rendre heureux et florissant; 3°. celui de l'agrandir et d'en reculer les limites. Quant aux deux premiers offices, quelques écrivains en ont traité d'une manière distinguée, du moins pour la plus grande partie. Quant au troisième, ils n'en ont rien dit; ainsi nous le rangerons parmi les choses à suppléer, lui donnant le nom de consul sous le harnois, ou d'art de reculer les limites d'un empire. Exemple d'un traité sommaire sur l'art de reculer les limites d'un empire. Certainement ce mot fameux de Thémistocle, si on se l'applique à soi-même, comme il le fit, a je ne sais quoi d'incivil et de trop enflé. Mais si n'ayant que les autres en vue, on ne parlait ainsi qu'en général, alors sans doute ce mot nous paraîtrait renfermer une observation très judicieuse, et une censure très grave. Invité dans un festin à jouer de la lyre, il répondit "qu'il ne savait point toucher de cet instrument, mais qu'il saurait fort bien d'une petite bourgade faire une grande cité". {Plutarque, Vie de Thémistocle, ch. 2 ; Cicéron, Les Tusculanes, I, 2} Nul doute que ces paroles, traduites dans le sens politique, ne marquent et ne Distinguent très bien, dans ceux qui tiennent en main le gouvernail, deux espèces de talents fort différents. En effet, si nous considérons attentivement les conseillers des rois, les sénateurs et les autres personnages admis au maniement des affaires publiques, qui ont pu exister jusqu'ici, on en trouve quelques-uns (quoique très rarement) qui seraient très capables de faire d'un petit royaume, d'une petite cité, un grand empire, et qui ne laissent pas d'être de fort mauvais joueurs de flûte. Au contraire, il en est une infinité d'autres qui sont d'admirables artistes pour jouer de la lyre ou de la guitare (c'est-à-dire bien au fait du petit manège de cour); mais qui, loin d'être capables d'agrandir un état, semblent plutôt composés et organisés tout exprès pour ébranler et renverser l'état le plus heureux et le plus florissant; car, au fond, quel nom peut-on donner à tous ces talents du bas étage, et à ces prestiges, dont les conseillers et autres hommes puissants se prévalent pour s'insinuer dans la faveur des princes, ou pour se donner la vogue parmi la multitude, sinon celui d'un certain talent de joueur de flûte, attendu que ce sont là plutôt de ces choses qui plaisent pour le moment, et qui font honneur aux artistes mêmes, que des moyens vraiment utiles et propres pour augmenter l'étendue et la puissance des états dont ils sont les ministres. Nul doute qu'on ne rencontre encore d'autres hommes d'état, d'autres conseillers estimables d'ailleurs, bien au niveau des affaires, très capables de les gérer avec dextérité, et de garantir un état de tout inconvénient notable, de toute catastrophe manifeste ; mais qui sont bien loin de posséder cet art d'élever et d'agrandir les états. Mais enfin, quels que puissent être les ouvriers, jetons les yeux sur l'oeuvre même, et tâchons de voir en quoi consiste la véritable grandeur des royaumes et des républiques, et par quels moyens on peut arriver à ce but: sujet si important, que les princes en devraient être perpétuellement occupés, et le méditer avec l'attention la plus soutenue, afin que, d'un côté, ne se faisant pas une trop haute idée de leurs forces, ils ne s'embarquent point dans des entreprises inutiles ou trop difficiles; et que de l'autre, ils ne méprisent pas non plus leurs forces, au point de se rabattre à des résolutions timides et pusillanimes. 1. La grandeur des empires, quant à leur masse et à l'étendue de leur territoire, est soumise à la mesure; et quant à leurs revenus, elle l'est au calcul. On peut, par le moyen du cens, s'assurer du nombre des citoyens, des têtes. Quant au nombre et à la grandeur des villes et des bourgs, on peut aussi en faire le tableau. Mais dans tous ces calculs politiques, qui ont pour objet les forces et la puissance d'un empire, rien n'est plus difficile que de déterminer avec justesse la 'valeur réelle et intrinsèque des choses; rien de plus sujet à l'erreur. Ce n'est pas à un gland ou à une sorte de noix d'un grand volume, que le royaume des cieux est assimilé, mais au grain de moutarde, qui de tous les grains est le plus petit, et qui ne laisse pas de recéler en lui-même une certaine force, un certain esprit inné, en vertu duquel il se développe, s'élève à la plus grande hauteur, et étend au loin ses rameaux. C'est ainsi qu'on trouve des royaumes, des états, lesquels, quant à l'étendue de leur territoire et de leur enceinte, peuvent passer pour très grands, et qui n'en sont pas plus propres pour reculer leurs limites, et pour étendre au loin leur empire; et d'autres dont les dimensions sont assez petites, et qui ne laissent pas d'être des bases sur lesquelles on peut asseoir de grandes monarchies. 2. Des villes fortifiées, des arsenaux pleins, des races généreuses de chevaux, des chariots armés, des éléphants, des machines de toute espèce. Qu'est-ce au fond que tout cela, sinon la brebis revêtue de la peau du lion, si la nation même n'est, et par sa race et par son génie, courageuse et guerrière ? Je dirai plus : le nombre même des troupes n'y fait pas beaucoup, dès que le soldat est sans force et sans courage; et c'est avec raison que Virgile a dit: "le loup ne s'inquiète guère du nombre des brebis". {Cfr. Virgile, Éclogues, VII, 52} L'armée des Perses campée dans les champs d'Arbelle, sous les yeux des Macédoniens, leur semblait un vaste océan d'hommes; en sorte que les généraux d'Alexandre, un peu étonnés de ce spectacle même, tâchaient de l'engager à livrer la bataille de nuit; non, non, répondit-il, "je ne veux pas dérober la victoire". {Plutarque, Vie d'Alexandre, XXXI } Ce fut une opinion semblable à celle de ces généraux, qui rendit plus facile la défaite de Tigranes. Ce prince étant campé sur une certaine colline avec une armée de quatre cent mille hommes, et considérant l'armée romaine de quatorze mille tout au plus, qui marchait contre lui, dit à ses courtisans : "si ce sont-là des ambassadeurs, c'est beaucoup trop; mais si ce sont des soldats, c'est trop peu", et il se complaisait dans ce bon mot. Cependant avant le coucher du soleil il éprouva qu'il y en avait encore assez pour faire de ses gens un carnage effroyable. Il est une infinité d'exemples qui montrent combien entre la multitude et le courage le combat est inégal. Ainsi, qu'on tienne pour une vérité certaine et bien constatée, que par rapport à la grandeur d'un royaume ou d'un état, le principal point est que la nation soit de race et d'humeur belliqueuse. Et c'est un proverbe plus rebattu que vrai, que celui qui dit : "l'argent est le nerf de la guerre"; si d'ailleurs il s'agit d'une nation molle et efféminée, qui n'ait point de nerf dans les bras. Car c'est avec raison que Solon répondit à Crésus, qui faisait devant lui un étalage de son or : "oui; mais s'il vient un homme qui sache mieux que vous manier le fer, tout cet or lui appartiendra bientôt". Ainsi que tout prince et tout état, quel qu'il puisse être, dont les sujets naturels manquent de courage et de qualités guerrières, ne se fasse pas une trop haute idée de ses forces; et qu'au contraire les princes qui commandent à des nations courageuses et martiales, sachent qu'ils ont assez de force, pourvu qu'ils paient de leurs personnes. Quant à ce qui regarde les troupes mercenaires, remède qu'on emploie ordinairement, lorsqu'on manque de troupes natives, tout est plein d'exemples qui montrent clairement que tout état qui s'appuie sur une telle ressource, pourra peut-être, en étendant ses alles, déborder un peu son nid ; mais les plumes lui tomberont peu après. 3. La bénédiction de Judas et celle d'Issachar ne se trouvent jamais ensemble dans une même nation ; je veux dire que jamais tribu, ou nation, "ne sera tout-à-la-fois et le lionceau et l'âne qui succombe sous sa charge. {Genèse, XLIX, 9, 14] Car un peuple accablé d'impôts, qui soit en même temps courageux et guerrier, c'est ce qu'on ne verra jamais. La vérité est que les contributions établies par le voeu général, abattent moins les âmes, et découragent moins les peuples que celles qu'impose le pouvoir arbitraire. C'est ce qu'il est aisé de voir par ces taxes de la basse Allemagne, qui portent le nom d'Excises, et jusqu'à un certain point aussi, par ce que les Anglais qualifient do subsides. Car il est bon d'observer que nous parlons ici de la disposition des âmes dans les sujets, et non de leurs fortunes. Or, quand les taxes établies par le consentement de la nation et celles qui se lèvent à l'ordre d'un maître, seraient la même chose, quant à l'effet d'épuiser les fortunes, elles ne laisseraient pas d'affecter les âmes bien différemment. Ainsi, qu'on établisse comme principe, qu'un peuple accablé d'impôts, est inhabile au commandement. 4. Mais une attention que doivent avoir les royaumes et les états qui aspirent à s'agrandir, c'est de prendre garde que les nobles, les patriciens, et ce que nous appelons les gentilshommes, ne se multiplient excessivement; l'effet de cette multiplication excessive est que le peuple du royaume devient vil et abject, et n'est presque plus composé que d'esclaves et de manoeuvres. Il en est, à cet égard, des états comme des taillis: si on laisse un trop grand nombre de baliveaux, le bois qui repoussera ne sera pas bien net et bien franc; mais la plus grande partie dégénérera en buissons, et en broussailles. C'est ainsi que chez les nations où la noblesse est trop nombreuse, le bas peuple sera vil et lâche, et dégénérera à tel point, que sur cent têtes, à peine en trouvera-t-on une capable de porter un casque, surtout s'il s'agit de l'infanterie, qui le plus ordinairement est la principale force des armées : ainsi, on aura une grande population, et peu de forces réelles. Or, ce que nous avançons ici, il n'est point d'exemples qui le prouvent mieux, que ceux de l'Angleterre et de la France. Car, quoique l'Angleterre le cède de beaucoup à la France pour l'étendue du territoire et le nombre des habitants, elle ne laisse pas d'avoir presque toujours l'avantage dans les guerres, par cette raison-là même que, chez les Anglais, les cultivateurs et les hommes du dernier ordre sont propres pour la guerre; au lieu que les paysans de France ne le sont point. Et c'est en quoi Henri VII, roi d'Angleterre, (comme nous l'avons expliqué plus en détail dans l'histoire de ce prince) semble avoir été inspiré par une prudence admirable et vraiment profonde, lorsqu'il imagina d'établir de petites métairies ou maisons de culture, à chacune desquelles était annexé un petit champ, qui n'en devait point être détaché, et d'une étendue suffisante pour que, de son produit, le propriétaire pût vivre commodément; statuant aussi que ce champ seroit cultivé par le propriétaire même du fonds, ou tout au moins par les usufruitiers, et non par des fermiers ou des mercenaires, des hommes à gages : car c'est par les heureux effets d'une telle institution, qu'une nation pourra mériter cette qualification dont Virgile honore l'antique Italie : "C'était, dit-il, une contrée puissante par la valeur de ses guerriers et la fertilité de ses champs". {Virgile, L'Énéide, I, 531} Il ne faut pas non plus oublier cette partie du peuple qui est presque particulière à l'Angleterre, et qu'on ne trouve point ailleurs que je sache, si ce n'est peut-être en Pologne, je veux dire les domestiques des nobles; car les hommes de cette classe, pour l'infanterie, ne le cèdent nullement aux cultivateurs : ainsi nul doute que cette pompe, cette magnificence hospitalière, ce nombreux domestique, et, pour ainsi dire, cette multitude de satellites qui sont en usage chez les nobles et les gens de qualité en Angleterre, ne contribuent très réellement à la puissance militaire; et qu'au contraire, quand les nobles mènent une vie plus obscure, plus retirée et plus renfermée en elle-même, cela même ne diminue beaucoup les forces militaires. 5. Ainsi il ne faut épargner aucun soin pour que cet arbre de la monarchie, semblable à celui de Nabuchodonosor, ait un tronc assez ample et assez robuste pour pouvoir soutenir ses branches et ses feuilles, c'est-à-dire, que le nombre des naturels doit être plus que suffisant pour contenir les sujets étrangers; l'on peut donc regarder comme bien constitués pour étendre leur empire, les états qui confèrent volontiers le droit de cité. Car ce serait folie de croire qu'une poignée d'hommes, quelque supériorité de génie et de courage qu'on lui suppose, puisse mettre et contenir sous le joug, des contrées vastes et spacieuses. C'est ce qu'ils pourraient peut-être faire pour un temps; mais un tel empire n'est point susceptible de durée. Les Spartiates étaient avares de ce droit de cité, et lents à s'agréger de nouveaux citoyens. Aussi, tant qu'ils ne dominèrent que dans un espace borné, leur empire fut-il ferme et stable; mais sitôt qu'ils eurent commencé à reculer leurs limites, et à donner à leur empire trop d'étendue pour que la seule race des Spartiates naturels pût contenir aisément la multitude des étrangers, l'édifice de leur puissance croula bientôt. Jamais république n'ouvrit son sein à de nouveaux citoyens avec autant de facilité que la république romaine. Aussi sa fortune répondit-elle à une si sage institution, et la vit-on, s'étendant par degrés, former un empire aussi grand que l'univers entier. Les Romains étaient dans l'usage de conférer le droit de cité, et cela au plus haut degré; je veux dire, non pas seulement le droit de commerce, de mariage, d'hérédité, mais même le droit de suffrage, le droit de pétition, et celui de briguer les honneurs : et cela encore non pas seulement à tel ou tel individu; mais à des familles, à des villes, et même à des nations entières. Ajoutez l'usage où ils étaient de tirer du corps des citoyens de quoi fonder des colonies, à l'aide desquelles la race romaine se transplantait dans un sol étranger. Or, ces deux moyens, si vous les mettez ensemble, et concevez bien ce que peut leur concours, vous direz hardiment, non que les Romains se répandirent sur l'univers entier, mais que l'univers même se répandit sur les Romains et telle est la plus sûre méthode pour reculer les limites d'un empire. Ce qui me cause quelquefois de l'étonnement, c'est que l'empire des Espagnols puisse, avec un si petit nombre de natifs, embrasser et tenir sous le joug tant de royaumes et de provinces. Mais certainement l'Espagne, proprement dite, peut être regardée comme un assez grand tronc, vu que son territoire est beaucoup plus étendu, que celui qui était tombé en partage à Rome et à Sparte naissantes. Or, quoique les Espagnols n'accordent le droit de cité qu'avec assez d'épargne, ils ne laissent pas de faire quelque chose d'approchant ; vu qu'assez souvent ils reçoivent dans leurs troupes des hommes de toute nation, et que, dans leurs guerres, ils défèrent le commandement en chef à des étrangers. Cependant cet inconvénient-là même du petit nombre des habitants naturels, il n'y a pas si longtemps qu'ils paraissent l'avoir senti, et avoir pensé à y remédier; témoin la pragmatique sanction, qu'ils n'ont publiée que cette année. 6. Il est certain que tous ces arts sédentaires qui s'exercent, non en plein air, mais sous le toit, et que ces mains-d'oeuvres délicates qui demandent plutôt le travail des doigts, que celui des bras, sont, de leur nature, contraires à l'esprit militaire. En général, les peuples belliqueux aiment à ne rien faire, et craignent moins le danger que le travail; et cette disposition, il faut bien se garder de la réprimer en eux, pour peu qu'on ait à coeur de maintenir leurs âmes en vigueur. Aussi était-ce une grande ressource pour Athènes, Spartes et Rome, que d'avoir, au lieu d'hommes libres, des esclaves auxquels ils abandonnaient ces sortes de travaux. Mais, depuis l'établissement du christianisme, l'usage des esclaves est presque entièrement tombé en désuétude, Un moyen toutefois qui approche fort de celui-là, c'est d'abandonner ces arts aux étrangers, que, dans cette vue, il faut tâcher d'attirer, ou du moins accueillir aisément. Or, le peuple des natifs doit être composé de trois sortes d'hommes, de cultivateurs, de domestiques libres, et de cette classe d'artisans dont les travaux demandent de la force et des bras d'hommes; tels que sont ces ouvriers qui travaillent en fer, en pierre ou en bois; sans compter les troupes réglées. 7. De tout ce qui peut contribuer à l'agrandissement de l'empire d'une nation, ce qui tend le plus directement à ce but, c'est que cette nation fasse profession d'aimer les armes; qu'elle en fasse gloire; qu'elle les regarde comme la plus noble de toutes les professions; qu'elle y attache les plus grands honneurs : car ce que nous avons dit jusqu'ici ne regarde encore que la simple disposition à l'égard des armes. Mais au fond que servirait cette disposition, si l'on ne s'appliquait jamais à la chose même, pour la réduire en acte ? Romulus, à ce qu'on rapporte, ou comme on le feint, légua, en mourant, à ses concitoyens le conseil de cultiver, avant tout, l'art militaire, leur assurant que, par ce moyen, leur ville s'élèverait au-dessus de toutes les autres, et deviendrait la capitale de l'univers. {Cfr. Tite-Live, L'Histoire romaine, I, 16} Toute la structure de l'empire des Spartiates (disposition qui n'était pas des plus prudentes, mais qui supposait du moins un certain soin tendant à ce but), était organisée à cette fin de les rendre belliqueux. Les Macédoniens et les Perses eurent les mêmes institutions, mais avec moins de constance et de durée. Il fut aussi un temps où les Bretons, les Gaulois, les Germains, les Goths, les Saxons et les Normands se consacraient principalement à la profession des armes. Les Turcs, un peu aiguillonnés en cela par leur loi, suivent aujourd'hui le meure plan; mais chez eux l'art militaire, dans l'état où il est aujourd'hui, a fort décliné. Dans l'Europe chrétienne, la seule nation qui conserve aujourd'hui cet usage, et qui en fasse profession, ce sont les Espagnols : mais, après tout, c'est une vérité si claire et si palpable, que le genre où l'on réussit le mieux, c'est celui dont on fait sa principale étude, qu'il n'est pas besoin de paroles pour la prouver; qu'il suffise de faire entendre que toute nation qui ne cultive pas "ex professo" les armes et l'art militaire, qui n'en fait pas sa principale occupation, sa continuelle étude, ne doit pas prétendre à un certain agrandissement, ni se flatter qu'un tel avantage lui viendra comme de soi-même; au contraire, qu'elle tienne pour certain, et de tous les oracles du temps c'est le plus sûr, que ces nations qui ont fait longtemps profession des armes, et qui en ont eu longtemps la passion (et c'est ce qu'on peut dire principalement des Romains et des Turcs), étendent leur empire avec une étonnante rapidité. Je dirai plus : ces nations mêmes qui n'ont fleuri par la gloire militaire que durant un seul siècle, n'ont pas laissé d'en tirer cet avantage, que, durant ce siècle, elles sont parvenues à un tel point d'accroissement, qu'ensuite, durant un grand nombre de siècles, quoique, chez eux, la discipline militaire se soit fort relâchée, elles n'ont pas laissé de rester à ce point. 8. Un précepte très analogue au précédent, c'est qu'un état ait des lois, et des coutumes qui lui fournissent aisément et comme à la main de justes causes, ou du moins des prétextes pour faire la guerre. Car il est, dans les âmes de tous les hommes, un sentiment de la justice tellement inné, que, lorsqu'il s'agit de la guerre, qui entraîne après soi tant de calamités, ils ne se décident point à la faire sans une raison très grave, ou du moins trè spécieuse. Les Turcs ont toujours sous la main, et comme à volonté, un prétexte de guerre ; savoir : la propagation de leur loi et de leur secte; et les Romains, quoique leurs généraux tinssent à grand honneur d'avoir pu reculer les limites de leur empire, n'ont pourtant jamais entrepris de guerre à cette seule fin de reculer ces limites. Ainsi, toute nation qui aspire à commander, doit se faire une habitude d'avoir un sentiment vif et prompt de toute injure, quelle qu'elle puisse être, faite à ceux de leurs sujets qui occupent la frontière, mi à leurs marchands, ou à leurs fonctionnaires publics; et à la première provocation, ne point différer la vengeance; par la même raison, qu'elle soit prompte et alerte pour secourir ses alliés et ses confédérés : c'est une règle dont les Romains ne s'écartèrent jamais; et cela, au point que, si l'on commettait des hostilités contre quelqu'un de leurs alliés, même contre ceux qui avaient contracté avec d'autres des alliances défensives, et qui imploraient le secours d'un grand nombre d'autres, les Romains accouraient toujours les premiers, ne se laissant jamais prévenir à cet égard, ni enlever l'honneur attaché à un tel service. Quant à ce qui regarde les guerres allumées dans les anciens temps, en conséquence d'une certaine conformité ou correspondance tacite des états, je ne vois pas trop sur quels droits elles étaient fondées. Mais du genre de celles dont nous parlons ici, furent les guerres entreprises par les Romains, pour affranchir la Grèce et lui rendre la liberté. Telles aussi celles des Lacédémoniens et des Athéniens, pour établir ou renverser des démocraties ou des oligarchies. Telles encore celles que firent certaines républiques, ou certains princes, sous prétexte de protéger les sujets d'autres états, et de les délivrer de la tyrannie. Mais, quant à notre objet actuel, il suffit de statuer qu'un état ne doit pas se flatter de pouvoir s'agrandir, si, à la première occasion juste, il ne s'éveille aussitôt pour courir aux armes. 9. Aucun corps, soit naturel, soit politique, ne peut, sans faire d'exercice, jouir d'une santé ferme et inaltérable. Or, quant aux royaumes et aux républiques, une guerre juste et honorable est ce qui leur tient lieu d'exercice. La guerre civile est comme la chaleur de la fièvre; mais une guerre au-dehors est comme cette chaleur qui naît du mouvement et qui contribue à la santé; car l'effet d'une paix accompagnée d'inertie et d'une sorte d'engourdissement, est d'amollir les âmes et de corrompre les cœurs. Mais, quoi qu'il en puisse être par rapport au bonheur réel d'un état quelconque, il ne laisse pas d'importer fort à son agrandissement, qu'il soit toujours en armes. Et quoiqu'une armée de vétérans, tenue perpétuellement sous le drapeau, soit d'une grande dépense et d'un grand entretien, c'est pourtant une force qui met une nation en état de donner la loi à ses voisins, ou qui du moins ajoute, en toutes choses, à sa réputation. C'est ce dont nous voyons un exemple frappant dans les Espagnols, qui, depuis cent vingt ans, entretiennent toujours une armée de vétérans dans certaines parties, quoique ce ne soit pas toujours dans les mêmes. [8,3b] 10. L'empire de la mer est comme un abrégé de la monarchie. Cicéron écrivant à Atticus sur les préparatifs de Pompée contre César, s'exprime ainsi à son sujet : "Le plan de Pompée ressemble tout-à-fait à celui de Thémistocle; il pense que celui qui est maître de la mer, est maître de tout". {Cicéron, Lettres à Atticus, X, 8} Aussi n'est-il pas douteux qu'à la longue il ne fût parvenu à lasser César et à le consumer, si, enflé d'une vaine présomption, il ne se fût écarté de ce plan. Une infinité d'exemples montrent de quel poids sont les batailles navales. La bataille d'Actium décida de l'empire de l'univers ; celle de Lépante attacha une bride aux Turcs : combien de fois les victoires remportées sur mer n'ont-elles pas suffi pour terminer les guerres; ce qui pourtant n'a eu lieu que dans les cas où l'on avait commis toute la fortune de ces guerres au hasard d'un pareil combat. Quoi qu'il en soit, il n'est pas douteux que celui qui est le maître de la mer, agit en toute liberté, et que, par rapport à la guerre, il n'en prend qu'autant qu'il veut; au lieu que celui qui ne doit sa supériorité qu'aux troupes de terre, ne laisse pas d'être exposé à une infinité d'inconvénients; mais, si aujourd'hui, et chez nous autres Européens, la puissance navale (qui sans contredit est échue en partage à ce royaume de la Grande Bretagne) est plus qu'en tout autre temps et en tout autre lieu d'un grand poids pour élever une nation au premier rang, c'est ou parce que la plupart des royaumes de l'Europe ne sont pas simplement méditerranées, mais en très grande partie ceints par la mer; ou encore parce que les trésors et les richesses des deux Indes sont attachées à cet empire de la mer, et en sont comme l'accessoire. 11 . Les guerres modernes semblent se faire dans les ténèbres, en comparaison de cette gloire et de cet éclat, qui, dans les temps anciens, rejaillissait des exploits militaires sur les guerriers mêmes. Nous avons bien aujourd'hui, pour animer les courages, certains ordres militaires assez honorables, mais qui malheureusement sont devenus communs à la robe et à l'épée. Au même but tendent ces marques distinctives et glorieuses, qu'on voit dans les armoiries de certaines familles. Tels sont encore les hospices publics établis pour les soldats vétérans ou invalides; mais chez les anciens, c'était bien autre chose. Sur les lieux mêmes où les victoires avoient été remportées, on élevait des trophées, on prononçait des oraisons funèbres, on érigeait de magnifiques monuments en faveur de ceux qui étaient morts au champ d'honneur; ajoutez ces couronnes civiques, militaires, qu'on décernait à tel ou tel individu.. Et ce titre même d'empereur, que dans la suite les plus grands souverains empruntèrent des généraux d'armée, il faut le compter pour quelque chose. Oublions encore moins ces triomphes si fameux décernés aux généraux d'armée à leur retour des expéditions militaires heureusement terminées. Telles étaient enfin ces gratifications, ces largesses faites aux armées au moment de les licencier. Ces moyens, dis-je, étaient si multipliés, ils étaient si grands, si éclatants, si imposants, qu'ils portaient, pour ainsi dire, le feu dans les âmes, échauffaient les coeurs les plus glacés, et les enflammaient de l'ardeur des combats ; mais surtout cet usage de triompher, chez les Romains, n'était pas, comme on pourrait le penser, une simple pompe, une sorte de vain spectacle, mais bien une des plus sages et des plus nobles institutions, attendu qu'elle renfermait trois avantages. D'abord, l'honneur et la gloire des chefs, puis celui d'enrichir le trésor public des dépouilles des ennemis ; enfin, celui de fournir de quoi faire des largesses aux soldats. Mais l'honneur du triomphe ne convient peut-être pas aux monarchies, si ce n'est en la personne du roi même, ou des fils du roi. Et tel était l'usage à Rome, du temps des empereurs, qui, après les guerres qu'ils avaient faites en personne, réservaient pour eux et leurs enfants, l'honneur même du triomphe, comme leur étant propre ; n'accordant aux autres généraux que des robes triomphales et autres décorations de cette espèce. Mais, afin de terminer ces discours, nous dirons, et c'est ce qu'atteste l'écriture même, "qu'il n'est point d'homme qui, à force d'y songer, puisse ajouter une coudée à sa taille", {Mathieu, VI, 27 ; Luc, XII, 25} ce qui n'est vrai que par rapport à la stature du corps humain; mais dans les dimensions beaucoup plus grandes des royaumes et des républiques, la vérité est que l'avantage d'étendre un empire et d'en reculer les limites, est au pouvoir des rois et de ceux qui commandent; car, qui serait assez sage pour introduire des lois, des institutions et des coutumes de la nature de celles que nous venons de proposer, et d'autres semblables, jetterait, pour les siècles suivants et la postérité, des semences d'agrandissement. Mais ce sont là de ces sujets qu'on traite rarement devant les princes; et la plupart du temps, c'est à la seule fortune qu'on commet toutes ces choses. Voilà donc, par rapport à l'art de reculer les limites d'un empire, ce qui, pour le moment, se présente à notre esprit; mais à quoi bon toute cette dissertation, la monarchie romaine devant être (du moins à ce qu'on croit) la dernière des monarchies mondaines? c'est afin d'être fidèles à notre plan, que nous ne perdons jamais de vue; car, ces trois offices de la politique, que nous avons marqués distinctement, celui d'agrandir un empire étant le troisième, nous n'avons pas dit le passer entièrement sous silence. Ainsi, de ces deux choses que nous avions notées comme étant à suppléer, reste la seconde; savoir : celle qui a pour objet la justice universelle, ou les sources du droit. Si quelques auteurs ont écrit sur les lois, c'est en philosophes ou en jurisconsultes qu'ils ont traité ce sujet. Quant aux philosophes, ils ont proposé une infinité de choses fort belles pour le discours, mais trop éloignées de la pratique; et les jurisconsultes, assujettis, dévoués à la lettre des lois de leur patrie, ou même des lois romaines ou pontificales, n'ont pas suffisamment usé de la liberté de leur jugement, et tout ce qu'ils disent sur ce sujet, ils semblent le dire du fond d'une prison. C'est sans contredit un genre de connaissances qui appartient aux hommes d'état, c'est à eux qu'il faut demander ce que comportent la nature de la société humaine, le salut du peuple, l'équité naturelle, les moeurs des nations, les diverses formes de gouvernement. Ainsi, c'est à eux de donner leurs décisions sur les lois, d'après les principes et les préceptes, soit de l'équité naturelle, soit de la politique. Il ne s'agit donc ici que de remonter aux sources de la justice et de l'utilité publique, et de présenter, dans chaque partie du droit, un certain caractère, une certaine idée du juste, à laquelle on puisse rapporter les lois particulières des royaumes et des républiques, afin de les mieux apprécier et de les corriger; pour peu qu'on ait cette entreprise à coeur, et qu'on s'occupe de ce soin. Ainsi nous en donnerons un exemple, suivant notre coutume, et sous un seul titre. Exemple d'un traité sommaire sur la justice universelle et sur les sources du droit, rédigé sous un seul titre, et par aphorismes. APHORISME 1. Dans la société civile, c'est ou la loi ou la force qui commande. Or, il est une certaine espèce de violence qui singe la loi, et une certaine espèce de loi qui respire plus la violence que l'équité de droit. L'injustice a trois sources; savoir : la violence pure, un certain enlacement malicieux, sous prétexte de la loi; enfin, l'excessive rigueur de la loi même. APHORISME 2. Tel est le vrai fondement du droit privé. L'effet d'une injustice, pour celui qui la commet, et en conséquence du fait même, est ou une certaine utilité, ou un certain plaisir, ou un certain risque, à cause de l'exemple qu'il donne. Quant aux autres, ils ne participent point à ce plaisir ou à cette utilité ; mais ils pensent que cet exemple s'adresse à eux-mêmes. C'est pourquoi ils se déterminent aisément à se réunir, pour se garantir tous, par le moyen des lois, de peur que l'injustice ne faisant, pour ainsi dire, le tour, ne s'adresse successivement à chacun d'eux. Que si, par l'effet de la disposition des temps et de la complicité, il arrive que ceux qu'une loi menace, soient en plus grand nombre et plus puissants que ceux qu'elle protège, alors une faction dissout la loi, et c'est ce qui arrive souvent. APHORISME 3. Mais le droit privé subsiste, pour ainsi dire, à l'ombre du droit public; car c'est la loi qui garantit le citoyen, et le magistrat qui garantit la loi. Or, l'autorité des magistrats dépend de la majesté du commandement, de la structure de la police et des lois fondamentales. Ainsi, pour peu que ces parties soient saines, et que la constitution soit bonne, les lois seront bien observées et d'un heureux effet, sinon on y trouvera peu d'appui. APHORISME 4. Or, l'objet du droit public n'est pas seulement d'être une simple addition au droit privé, de lui servir comme de garde, d'empêcher qu'on ne le viole, et de faire cesser les injures; mais de plus il s'étend à la religion, aux armes, à la discipline et aux décorations publiques, à tous les moyens de puissance; en un mot, à tout ce qui concerne le bien-être de la cité. APHORISME 5. Le but, la fin, que les lois doivent envisager, et vers laquelle elles doivent diriger toutes leurs jussions et leurs sanctions, n'est autre que celle-ci : de faire que les citoyens vivent heureux. Or, ce but, ils y parviendront, si, la religion et la piété ayant présidé à leur éducation, ils sont honnêtes, quant à leurs moeurs ; en sûreté, à l'égard de leurs ennemis, par leurs forces militaires ; à l'abri des séditions et des injures particulières, par la protection des lois; obéissant à l'autorité et aux magistrats; enfin, par leurs biens et leurs autres moyens de puissance, riches et florissants. Or, les instruments et les nerfs de toutes ces choses-là, ce sont les lois. APHORISME 6. Ce but, les meilleures lois y atteignent ; mais !a plupart des lois le manquent. Or, entre telles et telles lois on observe des différences infinies, et il en est qui sont à une distance immense les unes des autres; en sorte qu'il en est d'excellentes et de tout-à-fait vicieuses. Nous dicterons donc, en raison de la mesure de notre jugement, certaines ordonnances qui sont comme des lois de lois, à l'aide desquelles on verra aisément ce que dans chacune des diverses lois il se trouve de bien ou de mal posé et constitué. APHORISME 7. Mais avant de passer au corps même des lois particulières, nous dirons un mot des qualités et du mérite des lois en général. Une loi peut être réputée bonne, lorsqu'elle est, quant à son intimation, bien certaine ; juste, quant à ce qu'elle prescrit; facile, dans l'exécution, et de plus bien d'accord avec la forme de la police, et tendant à enfanter la vertu dans les sujets. APHORISME 8. Il importe tellement à la loi qu'elle soit certaine, que, sans cette condition, elle ne peut pas même être juste. "En effet, si la trompette ne rend qu'un son incertain, qui est-ce qui se préparera à la guerre ?" {I Corinthiens XIV, 8} De même, si la loi n'a qu'une voix incertaine, qui est-ce qui se disposera à obéir ? Il faut donc qu'elle avertisse avant de frapper; et c'est avec raison qu'on établit en principe : "que la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge", {Aristote, Rhétorique, I, 1} et c'est un avantage qui résulte de sa certitude. APHORISME 9. L'incertitude de la loi peut avoir lieu dans deux cas : l'un, quand il n'y a point de loi portée; l'autre, lorsque la loi établie est obscure et ambiguë. Il faut donc parler d'abord des cas omis par la loi; afin de trouver, par rapport à ces cas, quelque règle de certitude. Des cas omis par la loi. APHORISME 10. Les limites de la prudence humaine sont si étroites, qu'elle ne peut embrasser tous les cas que le temps peut faire naître. Aussi n'est-il pas rare de voir des cas omis et nouveaux. Or, par rapport à ces cas, on emploie trois sortes de remèdes. Ou l'on procède par analogie; ou l'on se règle sur des exemples, quoiqu'ils n'aient pas encore force de loi; ou par des juridictions qui statuent d'après les décisions d'un prud'homme, et d'après des distinctions bien justes; soit que ces tribunaux soient prétoriens ou censoriens. De la manière de procéder par analogie, et d'étendre les lois. APHORISME 11. Il faut, par rapport aux cas omis, déduire la règle du droit, des cas semblables, mais avec précaution et avec jugement: en quoi il faut observer les règles suivantes ; que la raison soit prolifique, mais que la coutume soit stérile et n'enfante pas de cas nouveaux. Ainsi, ce qui est contraire à la raison du droit, ou encore ce dont la raison est obscure, ne doit point être tiré en conséquence. APHORISME 12. Un bien public et frappant, attire à soi les cas omis. Ainsi, lorsqu'une loi procure à la République un avantage notable et manifeste, il finit, en l'interprétant, lui donner hardiment de l'extension et de l'amplitude. APHORISME 13. C'est cruauté de donner la torture aux lois pour la donner aux hommes. Ainsi, je n'aime point qu'on étende les lois pénales ; beaucoup moins encore les lois capitales, à des délits nouveaux. Que si le crime étant ancien et désigné par la loi, la poursuite de ce crime tombe dans un cas nouveau que la loi n'ait pas prévu; alors il faut s'écarter tout-à-fait des maximes du droit, plutôt que de laisser les crimes impunis. APHORISME 14. Dans les statuts qui abrogent le droit commun, principalement lorsqu'il s'agit de choses qui arrivent fréquemment, et qui ont pris pied, je n'aime point qu'on procède par voie d'analogie, des cas désignés aux cas omis. Car, si la république a bien pu se passer si longtemps de la loi toute entière, même dans les cas exprimés, on risque peu d'attendre qu'un nouveau statut vienne suppléer aux cas omis. APHORISME 15. Quant aux statuts qui sont visiblement des lois de circonstances, et qui sont nés des situations où se trouvait la république, lorsqu'elles faisaient sentir toute leur force, si la situation actuelle est différente, c'est assez pour ces statuts que de se soutenir dans les cas qui leur sont propres; et ce serait renverser l'ordre, que de les appliquer, par une sorte de retrait, aux cas omis. APHORISME 16. Il ne faut point tirer d'une conséquence une autre conséquence; mais l'extension doit s'arrêter dans les limites des cas les plus voisins; sans quoi l'on tombera peu à peu dans des cas dissemblables, et la pénétration d'esprit aura plus d'influence que l'autorité des lois. APHORISME 17. Quant aux lois et aux statuts d'un style plus concis, on peut, en les étendant, se donner plus de liberté; mais, par rapport à celles qui font l'énumération des cas particuliers, il faut user d'une plus grande réserve; car, comme l'exception renforce la loi dans les cas non exceptés, par la raison des contraires, l'énumération l'infirme dans les cas non dénombrés. APHORISME 18. Tout statut explicateur bouche, pour ainsi dire, l'écluse du statut précédent, et n'admet plus d'extension par rapport à l'un ou à l'autre statut; et lorsque la loi a commencé elle-même à s'étendre, le juge ne doit point faire de sur-extension. APHORISME 19. Les mots et les actes solennels n'admettent point d'extension aux cas semblables; car tout ce qui, étant d'abord consacré par l'usage, devient ensuite sujet au caprice, perd alors son caractère de solennité, et l'introduction des nouveaux usages détruit la majesté des anciens. APHORISME 20. Mais on peut se permettre d'étendre la loi aux cas nés après coup, et qui n'existaient point dans la nature des choses dans le temps où la loi fut portée; car, ou il était impossible d'exprimer un cas de cette espèce, parce qu'il n'en existait point encore de tel; ou le cas omis peut être réputé exprimé, s'il a beaucoup d'analogie avec les cas désignés. En voilà assez sur les extensions des lois, dans les cas omis; parlons actuellement de l'usage des exemples. Des exemples et de leur usage. APHORISME 21. Il est temps de parler des exemples où il faut puiser le droit lorsque la loi manque. Et quant à la coutume, qui est une sorte de loi, et aux exemples qui, par un fréquent usage, ont passé en coutume et sont une sorte de loi tacite, nous en parlerons en leur lieu; nous ne parlons que des exemples qui se présentent rarement et de loin en loin, et qui n'ont point acquis force de loi. Il s'agit de savoir quand et avec quelles précautions il en faut tirer la règle du droit, lorsque la loi manque. APHORISME 22. Ces exemples doivent se tirer des meilleurs temps, des plus modérés, et non des temps de tyrannie, de factions et de dissolution; car les exemples de cette dernière espèce ne sont que des bâtards du temps; ils sont plus nuisibles qu'utiles. APHORISME 23. En fait d'exemples, les plus récents sont ceux qu'il faut regarder comme les plus sûrs ; car ce qui s'est fait peu auparavant, et dont il n'est résulté aucun inconvénient, qui empêche de le refaire ? Il faut convenir pourtant que ces exemples si récents ont moins d'autorité; et si par hasard il était besoin d'amender les choses, on trouverait que ces exemples si nouveaux respirent plus l'esprit de leur siècle, que la droite raison. APHORISME 24. Quant aux exemples plus anciens, il ne les faut adopter qu'avec précaution et avec jugement; car le laps du temps amène tant de changements, qu'il est telles choses qui, à considérer le temps, paraissent anciennes; mais qui, par rapport aux troubles qu'elles excitent, et à la difficulté de les ajuster au temps présent, sont tout-à-fait nouvelles. Ainsi, les meilleurs exemples sont ceux qui se tirent des temps moyens, et surtout des temps qui ont beaucoup d'analogie avec le temps présent: et cette analogie quelquefois on la trouve plutôt dans un temps éloigné, que dans un temps voisin. APHORISME 25. Renfermez-vous dans les limites de l'exemple; ou plutôt dans son voisinage; mais gardez-vous bien, dans tous les cas, de passer ces limites. Car où manque une loi qui puisse servir de règle, on doit tenir presque tout pour suspect. Ainsi, il en doit être de ces exemples comme des choses obscures; ne vous y attachez pas trop. APHORISME 26. Il faut se défier aussi des fragments et des abrégés d'exemples; mais considérer le tout ensemble avec tout l'appareil de sa marche. Car s'il est contre le droit de juger d'une partie de la loi, sans avoir envisagé la loi toute entière, à plus forte raison doit-on considérer le tout, lorsqu'il s'agit des simples exemples, lesquels sont d'une utilité très équivoque, à moins qu'ils ne cadrent parfaitement. APHORISME 27. Dans le choix des exemples, ce qui importe fort, c'est de savoir par quelles mains ils ont passé, et qui les a maniés: car s'ils n'ont eu cours que parmi les greffiers seulement et les ministres de la justice, et d'après le courant du tribunal, sans que les supérieurs en aient eu pleine connaissance, ou encore parmi le peuple, qui, en fait d'erreur, est un grand maigre, il faut marcher dessus et en faire peu de cas : mais si c'est parmi les sénateurs, les juges ou dans les grands tribunaux, et qu'ils aient été mis sous leurs yeux, au point qu'on soit en droit de supposer qu'ils ont été appuyés de l'approbation des juges, tout au moins tacite, alors ils ont plus de poids et de valeur. APHORISME 28. Quant aux exemples qui ont été publiés, en supposant même qu'ils aient été moins en usage; cependant, comme ils ont dû être discutés, et, pour ainsi dire, tamisés dans les conversations et les disputes journalières, on doit leur accorder plus d'autorité : mais ceux qui sont demeurés comme ensevelis dans les bureaux et les cabinets d'archives, et condamnés publiquement à l'oubli, ils en méritent moins; car il en est des exemples comme de l'eau; ce sont les plus courants qui sont les plus sains. APHORISME 29. Quant aux exemples qui regardent les lois, nous n'aimons point qu'on les emprunte des historiens; mais nous voulons qu'on les tire des actes publics et des traditions les plus exactes. Car c'est un malheur attaché aux historiens, même aux meilleurs, qu'ils ne s'arrêtent point assez aux lois et aux actes judiciaires; et que s'ils font preuve de quelque attention sur ce point, ils ne laissent pas de s'éloigner des documents les plus authentiques. APHORISME 30. Un exemple qu'a rejeté le temps même où il s'est offert, ou le temps voisin, en supposant même que le cas auquel il se rapporte se présente de temps à autres; cet exemple, dis-je, ne doit pas être admis trop aisément. Et que les hommes en aient quelquefois fait usage, c'est une raison qui fait moins pour cet exemple, que le parti qu'ils ont pris de l'abandonner d'après l'épreuve, ne milite contre. [8,3c] APHORISME 31. On n'emploie les exemples qu'à titre de conseil, et non à titre d'ordre ou de commandement; il faut donc en diriger l'usage de manière qu'ils se plient et s'ajustent au temps présent. Voilà ce que nous avions à dire sur les lumières qu'on peut tirer des exemples, lorsque la loi vient à manquer: parlons actuellement des tribunaux prétoriens et censoriens. Des tribunaux prétoriens et censoriens. APHORISME 32. Qu'il y ait des tribunaux et des juridictions qui statuent, d'après l'arbitrage d'un prud'homme et des distinctions bien justes, dans tous les cas où manque une loi qui puisse servir de règle : la loi, comme nous l'avons déjà dit, ne suffisant pas à tous les cas; mais elle ne s'adapte qu'à ce qui arrive le plus souvent. Car, comme l'ont dit les anciens, il n'est rien de plus sage que le temps, qui, chaque jour, fait naître et invente, pour ainsi dire, de nouveaux cas. APHORISME 33. Or, parmi ces nouveaux cas qui surviennent, il en est, dans le criminel, qui exigent une peine; et dans le civil, d'autres qui demandent un remède. Or, ces tribunaux qui se rapportent aux cas de la première espèce, nous les qualifions de censoriens; et ceux qui connaissent des cas de la dernière, nous les désignons sous le nom do prétoriens. APHORISME 34. Que les tribunaux prétoriens aient la juridiction et le pouvoir nécessaires, non seulement pour punir les délits nouveaux, mais même pour aggraver les peines déjà portées par les lois pour les délits anciens; si les cas sont odieux et énormes, en supposant toutefois qu'il ne s'agisse point de peines capitales; car tout ce qui est énorme est comme nouveau. APHORISME 35. Que les tribunaux prétoriens aient aussi le pouvoir, tant d'adoucir l'excessive rigueur de la loi, que de suppléer à son défaut sur cc point. Car si l'on doit offrir un remède à celui que la loi a laissé sans secours, à plus forte raison le doit-on à celui qu'elle a blessé. APHORISME 36. Que ces tribunaux censoriens et prétoriens se renferment dans les cas énormes et extraordinaires, et qu'ils n'envahissent pas les juridictions ordinaires; de peur que par hasard le tout n'aboutisse qu'à supplanter la loi, au lieu de la suppléer. APHORISME 37. Que ces juridictions résident d'abord dans les tribunaux suprêmes, et ne descendent pas jusqu'aux tribunaux inférieurs; car un pouvoir qui s'éloigne peu de celui d'établir des lois, c'est celui de les suppléer, de les étendre et de les modérer. APHORISME 38. Cependant, qu'on se garde bien de confier un tel pouvoir à un seul homme; et que chacun de ces tribunaux soit composé de plusieurs membres. Il ne faut pas non plus que les décrets sortent en silence, mais que les juges rendent raison de leurs sentences, et cela publiquement, en présence d'une assemblée qui les environne ; afin que ce qui est libre, quant au pouvoir de décider, soit du moins circonscrit par la renommée et l'opinion publique. APHORISME 39. Point de rubriques de sang: qu'on se garde bien de prononcer, dans quelque tribunal que ce soit, sur les crimes capitaux, sinon d'après une loi fixe et connue. Dieu commença par décerner la peine de mort, puis il l'infligea. C'est ainsi qu'il ne faut ôter la vie qu'à un homme qui ait pu savoir, avant de pécher, qu'il pécherait au risque de sa vie. APHORISME 40. Dans les tribunaux censoriens, il faut donner aux juges une troisième balotte (boule), afin de ne pas leur imposer la nécessité d'absoudre ou de condamner; et afin qu'ils puissent prononcer aussi que l'affaire n'est pas suffisamment éclaircie. Or, ce n'est pas assez d'une peine décernée par ces tribunaux censoriens, il faut de plus une note, non un décret qui inflige un supplice, mais qui se termine par une simple admonestation, qui imprime aux coupables une légère note d'infamie, et qui les châtie par une sorte de rougeur dont elle couvre leur visage. APHORISME 41. Dans les tribunaux censoriens, lorsqu'il s'agit de grands crimes, de grands attentats, il faut punir les actes commencés et les actes moyens, quoique l'effet consommé ne s'ensuive pas : et que telle soit la principale destination de ces tribunaux, attendu qu'il importe, et à la sévérité, que les commencements des crimes soient punis; et à la clémence, qu'on empêche de les consommer, en punissant les actes moyens. APHORISME 42. Il faut surtout prendre garde que, dans les tribunaux censoriens, on ne supplée au défaut de loi, dans les cas que la loi n'a pas tant omis que méprisés, les regardant ou comme trop peu importants, ou comme trop odieux, et comme tels, indignes de remèdes. APHORISME 43. Mais, avant tout, il importe à la certitude des lois (ce qui est notre objet actuel) d'empêcher ces tribunaux de s'enfler et de se déborder tellement que, sous prétexte d'adoucir la rigueur de la loi., ils n'aillent jusqu'à l'affaiblir, et, pour ainsi dire, à en relâcher, à en couper les nerfs, en ramenant tout à l'arbitraire. APHORISME 44. Que ces tribunaux prétoriens n'aient pas le droit de décréter contre un statut formel; car, si l'on souffre cela, bientôt le juge deviendra législateur; et tout dépendra de son caprice. APHORISME 45. Chez quelques-uns, il est reçu que les juridictions qui prononcent suivant le juste et le bon, et ces autres qui prononcent selon le droit strict, doivent être attribuées aux mêmes tribunaux; d'autres veulent avec plus de raison, qu'elles le soient à des tribunaux différents et séparés; car ce ne serait plus garder la distinction des cas, que de faire un tel mélange de juridictions : mais alors l'arbitraire finirait par attirer à lui la loi même. APHORISME 46. Ce n'était pas sans raison que, chez les Romains, était passé en usage l'album du préteur; album sur lequel il prescrivait et publiait d'avance la manière dont il rendrait la justice, et quelle espèce de droit il suivrait : à leur exemple, dans les tribunaux censoriens, les juges doivent, autant qu'il est possible, se faire des règles certaines, et les afficher publiquement. En effet, la meilleure loi est celle qui laisse le moins à la disposition du juge; et le meilleur juge, celui qui laisse le moins à sa propre volonté. Mais nous traiterons plus amplement de ces tribunaux, lorsque nous en viendrons au lieu où il sera, question des jugements. Nous n'en parlons ici qu'en passant et en tant qu'ils aident à se tirer d'affaire, dans les cas omis par la loi, et en tant qu'ils y suppléent. De la rétrospection des lois. APHORISME 47. Il est une certaine manière de suppléer les cas omis, qui a lieu lorsqu'une loi, montant, pour ainsi dire, sur une autre loi, tire avec elle ces cas omis. C'est l'effet de ces lois et de ces statuts qui regardent en arrière, comme on le dit ordinairement : sorte de lois qu'on ne doit employer que très rarement et avec les plus grandes précautions; car nous n'aimons point à voir Janus au milieu des lois. APHORISME 48. Celui qui, par des subtilités et des arguments captieux, élude et circonscrit les paroles ou l'esprit d'une loi, mérite que la loi suivante l'enlace lui-même. Ainsi, dans les cas de dol et d'évasion frauduleuse, il est juste que les lois regardent en arrière, et qu'elles se prêtent un mutuel secours, afin que celui dont l'esprit travaille pour éluder et ruiner les lois présentes, ait tout à craindre des lois futures. APHORISME 49. Quant aux lois qui appuient et fortifient les vraies intentions des actes et des instruments contre les défauts des formalités et de la marche judiciaire, c'est avec toutes sortes de raisons qu'elles embrassent le passé; car le principal vice d'une loi qui regarde en arrière, consiste en ce qu'elle est inquiétante : mais le but de ces lois confirrnatoires dont nous parlons, est de maintenir la sécurité et de consolider ce qui est déja fait : il faut toutefois prendre garde de déraciner ce qui est déja jugé. APHORISME 50. Cependant il faut bien se garder de croire que les lois qui infirment les actes antérieurs, soient les seules qui regardent en arrière; mais tenir aussi pour telles, celles qui renferment des prohibitions et des restrictions par rapport aux choses futures, qui ont une connexion nécessaire avec le passé. Par exemple, s'il existait une loi qui défendît à certains artisans de vendre le produit de leur travail, une telle loi parlerait dans l'avenir, mais elle agirait dans le passé; car ces ouvriers n'auraient plus d'autre moyen pour gagner leur vie. APHORISME 51. Toute loi déclaratoire, quoique, dans son énoncé, elle ne dise pas un mot du passé, ne laisse pas de s'y appliquer par la force de la déclaration même ; car l'interprétation ne commence pas au moment où cette déclaration a lieu; mais elle devient, pour ainsi dire, contemporaine de la loi même : ainsi ne portez point de lois déclaratoires, sinon dans les cas où les lois peuvent avec justice regarder en arrière. Mais nous terminerons ici la partie qui traite de l'incertitude des lois, dans les cas où aucune loi n'est portée. Maintenant il faut parler de cette partie qui traite des cas où il y a bien une loi, mais une loi obscure et ambiguë. De l'obscurité des lois. APHORISME 52. L'obscurité des lois tire son origine de quatre causes; savoir la trop grande accumulation des lois, surtout quand on y mêle les lois trop vieilles; l'ambiguité de leur expression, ou le défaut de clarté et de netteté dans cette expression; la négligence totale par rapport aux méthodes d'éclaircir le droit, ou le mauvais choix de ces méthodes; enfin, la contradiction et la vacillation des jugements. De la trop grande accumulation des lois. APHORISME 53. Il pleuvra sur eux des filets, dit le prophète (Psaumes, X, 7) : or, il n'est point de pires filets que les filets des lois, surtout ceux des lois pénales : lorsque leur nombre étant immense, et que le laps de temps les ayant rendues inutiles, ce n'est plus une lanterne qui éclaire notre marche, mais un filet qui embarrasse nos pieds. APHORISME 54. Il est deux manières usitées d'établir un nouveau statut: l'une confirme et consolide les statuts précédents sur le même sujet; puis elle y fait quelque addition ou quelque changement : l'autre abroge et biffe tout ce qui a été statué jusques là; puis reprenant le tout, elle y substitue une loi nouvelle et homogène. Nous préférons cette dernière méthode; car l'effet de la première est que les ordonnances se compliquent et s'embarrassent les unes dans les autres : en la suivant, on remédie bien au mal le plus pressant; mais cependant on rend le corps même des lois tout-à-fait vicieux. Quant à la dernière, elle exige de plus grandes précautions; car alors ce n'est pas moins que sur la loi même qu'on délibère. Il faut donc, avant de porter la loi, bien examiner tous les actes antérieurs et les bien peser ; mais aussi le fruit de cette méthode est de mettre pour l'avenir toutes les lois parfaitement d'accord. APHORISME 55. C'était un usage établi chez les Athéniens, par rapport à ces chefs de lois contraires, qu'ils qualifiaient d'Antinomies, de nommer chaque année six personnes pour les examiner; et lorsqu'absolument ils ne pouvaient les concilier, de les proposer au peuple, afin qu'il statuât sur ce point quelque chose de certain et de fixe. A cet exemple, ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, doivent, tous les trois, tous les cinq ans, ou après telle autre période qu'on aura choisie, remanier ces antinomies; mais que des hommes délégués ad hoc les examinent et les préparent, pour les présenter ensuite aux comices, afin que ce qu'on aura dessein de conserver, soit établi et fixé par les suffrages. [8,3d] APHORISME 56. Et ces chefs de lois contraires, il ne faut pas prendre trop de peine et se donner la torture pour les concilier et pour sauver le tout par des distinctions subtiles et recherchées; car ce ne serait là qu'une sorte de toile tissue par l'esprit. Et quoiqu'un pareil travail ait un certain air de modestie et de respect pour ce qui est établi, on doit néanmoins le regarder comme très-nuisible; attendu qu'il ne fait, de tout le corps des lois, qu'un tissu inégal et irrégulier. Il vaut mieux abattre tout le mauvais, et ne laisser debout que le meilleur. APHORISME 57. Les lois tombées en désuétude, et, pour ainsi dire, usées, ne doivent pas moins que les Antinomies, être soumises à l'examen d'hommes délégués avec pouvoir de les supprimer. Car, une loi expresse qui est tombée en désuétude, n'étant pas pour cela régulièrement abrogéc, il arrive de là que ce mépris pour les lois trop vieilles rejaillit sur les autres, et leur fait perdre quelque peu de leur autorité. Et il en résulte quelque chose de semblable au supplice de Mézence; {WIKTIONNAIRE : "Supplice qui consiste à attacher un homme vivant face à face avec un cadavre, et à l’y laisser mourir"} je veux dire que les lois vivantes périssent par leurs embrassements avec les lois mortes. Il ne faut épargner aucune précaution pour garantir les lois de la gangrène. APHORISME 58. Je dirai plus, que les tribunaux prétoriens aient le droit de décréter contre les statuts trop anciens qui n'ont point été promulgués de nouveau. Car bien qu'on n'ait pas eu tort de dire, qu'il ne faut pas que personne soit plus sage que les lois, néanmoins cette maxime ne doit s'entendre que des lois qui veillent, et non de celles qui dorment. Quant aux statuts plus récents, qui se trouvent être contraires au droit public, ce n'est pas aux préteurs, mais aux rois, â des conseils plus augustes, aux puissances suprêmes, qu'il appartient d'y remédier, en suspendant leur exécution, par des édits ou des actes, jusqu'au retour des comices, ou de toute autre assemblée de cette nature, qui ait le pouvoir de les abroger; et cela de peur qu'en attendant, le salut du peuple ne périclite. Sur les nouveaux digestes de lois. APHORISME 59. Que si les lois, à force de s'entasser les unes sur les autres, ont acquis un volume si énorme, et sont tombées dans une si grande confusion, qu'il soit devenu nécessaire de les remanier en entier et de les réorganiser, pour n'en former qu'un seul corps plus sain et plus agile, c'est de ce travail qu'avant tout il faut s'occuper: une telle oeuvre tenez-la pour une entreprise vraiment héroïque, et croyez que ceux qui l'exécutent, méritent de tenir place parmi les législateurs ou les réformateurs. APHORISME 60. Or, cette espèce de purification des lois, ce nouveau digeste, cinq choses sont nécessaires pour l'achever : 1°. Il faut supprimer les loir trop vieilles, que Justinien qualifiait de vieilles fables. 2°. Bien choisir, parmi les antinomies, les lois les mieux éprouvées, en abolissant les contraires. En troisième lieu, rayer aussi les homoionomies, c'est-à-dire, les lois qui ont le même son, et qui ne sont que des répétitions d'une même chose; bien entendu que, parmi ces lois, vous choisirez la plus parfaite, laquelle tiendra lieu de toutes. 4°. S'il se trouve des lois qui ne décident rien, mais qui se contentent de proposer des questions, les laissant indécises, supprimez-les également. 5°. Quant à celles qui sont trop verbeuses et trop prolixes, il faut en rendre le style plus concis et plus serré. APHORISME 61. En formant le nouveau digeste, il faut mettre, d'un côté, les lois reçues à titre de droit commun, et d'une origine, en quelque manière, immémoriale; de l'autre, les statuts qu'on y a ajoutés de temps en temps, rédiger distinctement ces deux espèces de lois, et faire de chacune un corps à part; attendu qu'à bien des égards, lorsqu'il s'agit de rendre la justice, l'interprétation et l'administration du droit commun, et celle de ces statuts particuliers, ne sont point du tout la même chose. Or, c'est ce qu'a fait Tribonien, dans le digeste et dans le code. APHORISME 62. Mais, dans la régénération et la réorganisation de cette sorte de lois, et des anciens livres, conservez religieusement les paroles et le texte même de la loi, fût-il nécessaire pour cela de les transcrire par centons et par petites portions, puis mettez-les en ordre et formez-en un tissu. Car peut-être serait-il plus aisé, et même (à envisager les principes de la droite raison) peut-être vaudrait-il mieux composer un texte tout neuf, que de coudre ainsi ensemble tous ces morceaux. Cependant, en fait de lois, c'est moins au style et à l'expression qu'il faut regarder, qu'à l'autorité et à l'antiquité, qui est comme son patron. Sans quai un pareil ouvrage aura je ne sais quoi de Scholastique ; il aura plutôt l'air d'une méthode, que d'un corps de loi intimant des ordres. APHORISME 63. En formant le nouveau digeste, il ne faut pas supprimer tout-à-fait les anciens livres, et les condamner à un oubli total : mais les laisser subsister dans les bibliothèques seulement, sans permettre au grand nombre et à toutes sortes de personnes d'en faire usage. En effet, dans les causes les plus graves, il ne sera pas inutile de considérer les changements et l'enchaînement des anciennes lois, et d'y donner un coup d'oeil : on ne peut disconvenir que ce vernis d'antiquité dont on couvre les institutions nouvelles, ne leur donne je ne sais quoi d'auguste et d'imposant. Or, ce nouveau corps de lois, c'est à ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, qu'il appartient de le consolider; de peur que, sous prétexte de digérer les anciennes lois, on n'impose invisiblement des lois nouvelles. APHORISME 64. Cette restauration des lois, il serait à souhaiter qu'on la fit dans des temps qui, pour les lumières et les connaissances, l'emportassent sur ces temps plus anciens, dont on remanie les actes et le travail ; et malheureusement, dans cette refonte de Justinien, le contraire est arrivé. Car, quoi de plus malheureux que de s'en rapporter au discernement et au choix des siècles moins sages et moins suivants, pour mutiler l'oeuvre des anciens et la recomposer ? Cependant trop souvent ce qui n'est rien moins que le meilleur, ne laissa pas d'être nécessaire. Mais en voilà assez sur cette obscurité des lois, qui résulte de leur excessive et confuse accumulation. Parlons maintenant de l'ambiguité et de l'obscurité dans leur expression. De l'expression obscure et équivoque des lois. APHORISME 65. L'obscurité dans l'expression des lois vient, ou do ce qu'elles sont trop verbeuses, trop bavardes, ou au contraire, de leur excessive brièveté; on enfin, de ce que le préambule de la loi est en contradiction avec le corps même de cette loi. APHORISME 66. Il est temps de parler de cette obscurité des lois qui résulte de leur mauvaise expression. Le bavardage et la prolixité qui est passée en usage dans l'expression des lois, ne nous plaît guère. Et loin que ce style diffus n'atteigne le but auquel il vise; au contraire, il lui tourne le dos. Car, en prenant peine à spécifier et à exprimer chaque cas particulier en termes propres et convenables, se flatte-t-on en vain de donner ainsi aux lois plus de certitude; on ne fait, au contraire, par cela même, qu'enfanter une infinité de disputes de mots. Et grâces à ce fracas de mots, l'interprétation, suivant l'esprit de la loi, laquelle est la plus saine et la mieux fondée, n'en marche que plus difficilement. APHORISME 67. II ne faut pas pour cela donner dans une brièveté trop concise ou affectée, pour donner aux lois un certain air de majesté, et un ton plus impératif, surtout de notre temps, de peur qu'elle ne ressemble à "la règle de Lesbos". {Cfr. ERASME, Adages, I, 93} Ce qu'il faut affecter, c'est seulement le style moyen, en choisissant des expressions générales bien déterminées; lesquelles, sans spécifier minutieusement tous les cas qu'elles comprennent, ne laissent pas d'exclure visiblement tous ceux qu'elles ne comprennent pas. APHORISME 68. Dans les lois ordinaires et politiques, pour l'intelligence desquelles on n'a point recours à un jurisconsulte, et l'on ne s'en rapporte qu'à son propre sens, tout doit être expliqué plus en détail et proportionné à l'intelligence du vulgaire : tout, en ce genre, doit, pour ainsi dire, être montré du doigt. APHORISME 69. Quant à ces préambules de lois, qui autrefois étaient réputés ineptes, et dans lesquels les lois ont l'air de disputer et non de donner des ordres, ils ne nous plairaient guère, si nous étions capables de supporter les coutumes antiques. Mais, eu égard au temps où nous vivons, trop souvent ces préambules de lois sont nécessaires; non pas tant pour expliquer la loi, que pour la persuader, pour se ménager la facilité de la présenter aux comices; en un mot, pour contenter le peuple. Quoi qu'il en soit, autant qu'il est possible, évitez ces préambules, et que la loi commence à la jussion. APHORISME 70. Bien que ce qu'on appelle ordinairement préfaces ou préambules de la loi, fournisse quelquefois des lumières pour en bien saisir l'intention et l'esprit, néanmoins on ne doit pas s'en servir pour donner à cette loi plus d'extension et de latitude. Car souvent le préambule se saisit de certains faits plausibles et spécieux à titre d'exemples, quoique la loi ne laisse pas d'embrasser beaucoup plus; ou qu'au contraire la loi renferme des restrictions et des limitations dont il n'est pas besoin d'insérer la raison dans le préambule. Ainsi c'est dans le corps même de la loi qu'il faut chercher ses dimensions et sa latitude; car souvent le préambule tombe en deçà ou en delà. APHORISME 71. Mais il est une manière très vicieuse d'exprimer les lois: par exemple, lorsque les cas que la loi a en vue sont exprimés en détail dans le préambule; car alors le préambule s'insère et s'incorpore à la loi même, ce qui y jette de l'obscurité et n'est rien moins que sûr; parce qu'ordinairement on n'examine et l'on ne pèse pas avec le même soin les paroles du préambule, que celles qu'on emploie dans le corps même de la loi. Nous traiterons plus amplement cette partie qui a pour objet l'incertitude des lois résultante de leur mauvaise expression, quand il sera question de l'interprétation des lois. En voilà assez sur l'obscurité dans l'expression des lois : il est temps de parler de la manière d'éclaircir le droit. Des différentes manières d'éclaircir le droit et d'y lever les équivoques. APHORISME 72. Il est cinq manières d'éclaircir le droit et de lever les équivoques; savoir; les recueils de jugements, les écrivains authentiques, les livres auxiliaires, les leçons; enfin, les réponses ou les consultations des habiles jurisconsultes. Tous ces moyens, s'ils sont tels qu'ils doivent être, sont d'un grand secours pour remédier à l'obscurité des lois. Sur l'enregistrement des sentences. APHORISME 73. Avant tout, ces jugements rendus dans les tribunaux suprêmes et principaux, et dans les causes les plus graves, surtout dans les causes douteuses et dans toutes celles qui présentent quelque difficulté et quelque nouveauté, il faut les recueillir avec autant d'exactitude que de sincérité. Car les jugements sont les ancres des lois, comme les lois sont les ancres des républiques. APHORISME 74. Voici quelle doit être la manière de recueillir ces jugements et de les consigner dans des écrits. Écrivez les cas avec précision et les jugements avec exactitude; ajoutez-y les raisons des juges, je veux dire, celles que les juges ont alléguées pour motiver leurs jugements; ne mêlez point avec les cas principaux, l'autorité des cas cités en exemples. Quant aux plaidoyers des avocats, à moins qu'il ne s'y trouve quelque chose d'excellent, n'en dites rien. APHORISME 75. Les personnes chargées de recueillir les jugements de cette espèce, doivent être choisies parmi les plus savants avocats, et il faut leur allouer d'amples honoraires sur le trésor public. Les juges doivent s'abstenir de tout écrit de cette espèce; de peur que, trop attachés à leurs propres opinions, et s'appuyant trop sur leur propre autorité, ils ne passent les limites prescrites à un simple référendaire. APHORISME 76. Digérez aussi ces jugements suivant l'ordre et la suite des temps, non sous une forme méthodique et par ordre de matières; car les écrits de cette nature sont comme les histoires et les narrations des jugements; et non seulement les actes mêmes, mais encore le temps où ils ont eu lieu, donnent des lumières à un juge prudent. Des écrivains authentiques. APHORISME 77. Les lois mêmes qui constituent le droit commun; puis les constitutions ou les statuts; en troisième lieu, ces jugements enregistrés : voilà les seuls matériaux qui doivent composer le corps du droit. Quant à d'autres documents authentiques, ou il n'en est point; ou, s'il en est, il ne faut les admettre qu'avec réserve. APHORISME 78. Il n'est rien qui importe à la certitude des lois dont nous traitons ici, autant que le soin de réduire les écrits authentiques à une étendue modérée, et de se débarrasser du nombre immense des auteurs et des maîtres en ce genre; masse énorme dont l'effet est que l'esprit de la loi est comme lacéré; que le juge s'étonne; que les procès deviennent éternels; et que l'avocat lui-même, désespérant de pouvoir lire avec assez d'attention tant de livres, et de se voir jamais au-dessus d'un pareil travail, recherche les abrégés et va au plutôt fait. On pourrait tout au plus recevoir et tenir pour authentiques, soit une bonne glose, soit un petit nombre d'auteurs classiques, ou plutôt quelque petite portion d'un petit nombre d'écrivains. Quant aux autres, ils pourraient encore être de quelque usage dans les bibliothèques, où on les laisserait subsister, afin que les juges et les avocats pussent au besoin y jeter un coup d'oeil. Mais dès qu'il s'agit de plaider, ne permettez pas qu'on les cite au barreau, et qu'ils fassent autorité. Des livres auxiliaires. APHORISME 79. Mais ne souffrez pas que la science et la pratique du droit soient dénuées de livres auxiliaires. Ces livres sont de six espèces; savoir : les institutions; ceux qui traitent de la signification des mots; les règles du droit; les antiquités des lois; les sommes et les formules des actions. APHORISME 80. Le meilleur livre, pour préparer les jeunes gens et les novices à étudier les parties les plus difficiles du droit, à puiser dans cette science plus aisément et plus profondément, et à s'en bien pénétrer, ce sont les institutions : ainsi donnez à ces institutions un ordre clair et facile à saisir. Dans cet ouvrage-là même, parcourez tout le droit privé, non en supprimant certaines choses, et vous arrêtant sur d'autres plus qu'il ne faut, mais en touchant chaque point avec une certaine brièveté, afin qu'à l'élève, qui se dispose à lire, avec toute l'attention requise, le corps même des lois, il ne se présente plus rien qui soit tout-à-fait nouveau pour lui, et dont il n'ait par avance quelque notion, quelque teinture. Quant au droit public, ne le touchez pas dans les institutions; car ce droit-là, c'est aux sources mêmes qu'il faut le puiser. APHORISME 81. Composez un ouvrage pour expliquer les termes du droit; mais sans vous attacher trop laborieusement, trop minutieusement à les expliquer et à en déterminer la signification. Car il ne s'agit pas ici de chercher des définitions exactes de ces mots; mais seulement des explications qui aident à entendre les livres de droit. Or, ce traité-là, il ne faut pas en ranger les matières par ordre alphabétique; ordre qu'on pourra réserver pour quelque index; mais il faut mettre ensemble tous les mots qui se rapportent à un même sujet, afin qu'ils se prêtent un mutuel secours, et que l'un aide à entendre l'autre. APHORISME 82. S'il est encore un ouvrage qui puisse contribuer à la certitude des lois, c'est un traité bien fait et bien soigné sur les règles 'du droit. Et telle est l'importance, d'un ouvrage de cette nature, qu'il mérite d'être commis aux plus grands génies et aux plus habiles jurisconsultes; car ce que nous avons en ce genre, ne nous plaît pas trop. Or, ces règles qu'il faut ainsi rassembler, ce ne pont pas seulement les règles connues et rebattues, mais aussi d'autres règles plus subtiles et plus profondes, que l'on pourra extraire de la relation réciproque des lois et des choses jugées, du tout ensemble, et telles que l'on en trouve dans les meilleures rubriques. Ce sont comme autant de conseils dictés par la raison universelle, lesquels s'étendent aux diverses matières de la loi; c'est comme le lest du droit. APHORISME 83. Mais il ne faut pas prendre les déclarations, les décisions du droit pour autant de règles; et c'est ce que trop souvent l'on fait avec assez peu de jugement. Si l'on suivait cette méthode, il y aurait autant de règles que de lois; car la loi n'est autre chose qu'une règle qui commande; mais on ne doit tenir pour règle que ce qui est inhérent à l'essence même de la justice. et c'est parce qu'il est de tels principes, que le plus souvent, dans le droit écrit des états divers, on trouve presque les mêmes règles, qui varient toutefois en raison des formes particulières de gouvernement. APHORISME 84. Après avoir énoncé la règle à l'aide d'un assemblage de mots, précis et solide, ajoutez-y les exemples et les décisions des cas; mais surtout les distinctions les plus justes qui peuvent servir à les expliquer; ou les exceptions qui peuvent les limiter. Enfin, tout ce qui, par son analogie, peut servir a étendre cette même règle. APHORISME 85. On a raison de dire qu'il ne faut pas tirer le droit des règles; mais au contraire puiser les règles dans le droit positif. Et ces mots de la règle, il ne faut pas y chercher une preuve, comme si c'était le texte d'une loi; car la règle n'établit pas la loi, mais ce n'est tout au plus qu'une sorte de boussole qui l'indique. APHORISME 86. Outre le corps même du droit, il sera encore utile de jeter un coup d'oeil sur les antiquités des lois auxquelles, quoique leur autorité se soit évanouie, est encore attachée une certaine vénération. Or, on doit regarder comme antiquités les écrits sur les lois et les jugements, publiés ou non, qui, pour le tempe, ont précédé le corps même des lois ; et il faut tâcher de ne les pas perdre. Ainsi, extrayez-en ce qui peut s'y trouver de plus utile; car on y trouve bien des choses inutiles et frivoles; et rédigez-les en un seul volume, de peur que les vieilles fables, pour employer l'expression de Trébonien, ne se mêlent avec les lois mêmes. APHORISME 87. Il importe fort à la pratique de digérer la totalité du droit sous la forme de lieux, et par ordre de matière; genre d'ouvrage auquel on pourra recourir au besoin, et qui sera comme une sorte de magasin pour les usages journaliers. Ces livres sommaires mettent en ordre ce qui est épars, et abrogent ce que la loi a de trop diffus et de trop prolixe. Mais prenez garde que ces sommes ne rendent les hommes ardents pour la pratique, et paresseux à étudier la science même ; car leur destination est tout au plus d'aider à repasser le droit, et non d'aider à l'apprendre. Or, ces sommes il faut les composer avec autant de bonne foi que de soin et de jugement, de peur qu'elles ne fassent un larcin aux lois. APHORISME 88. Recueillons aussi les diverses formules judiciaires en chaque genre d'affaires. Elles sont d'un grand secours pour la pratique, nous révélant les oracles des lois, et dévoilant ce qu'elles ont de plus caché; car il s'y trouve bien des choses qui ne sont pas faciles à saisir : mais dans les formules judiciaires, on les voit plus clairement et plus en détail; il en est de cela comme du poing et de la main ouverte. Des réponses et des consultations. APHORISME 89. Quant à ces doutes particuliers qui s'élèvent de temps en temps, il faut avoir un moyen pour les dissiper; car il est malheureux pour ceux qui voudraient se garantir de l'erreur, de ne point trouver de guide. Il l'est alors que l'acte même périclite, et qu'il n'y ait point, avant que l'affaire soit décidée, de moyen pour connaître le droit. APHORISME 90. Que les réponses, soit des avocats, soit des docteurs, à ceux qui les consultent sur le droit, aient une telle autorité, qu'il ne soit pas permis au juge de s'en écarter; c'est ce qui ne nous plaît point du tout; car c'est des seuls juges assermentés qu'il faut tirer le droit. APHORISME 91. Qu'on essaie les jugements à l'aide de causes et de personnes feintes, afin d'entrevoir d'avance quelle pourra être la règle de la loi; c'est ce qui ne nous plaît pas davantage. Car un tel jeu qui rabaisse la majesté des lois, doit être regardé comme une sorte de prévarication, et il est indigne de donner aux jugements un air de jeu comique. APHORISME 92. Ainsi, que les jugements et les réponses à ces consultations n'appartiennent qu'aux seuls juges, les premiers, par rapport aux affaires actuellement pendantes; les dernières, relativement aux questions difficiles qui sont actuellement sur le tapis. Or, ces consultations sur les affaires soit privées, soit publiques, ce n'est pas aux juges mêmes qu'il faut les demander (car si l'on se mettait sur ce pied, le juge se changerait en avocat); mais c'est au prince, c'est à l'état qu'il faut les demander, et c'est de là qu'elles doivent passer aux juges. Puis les juges, appuyés d'une telle autorité, entendront les plaidoyers des*avocats, choisis par ceux que l'affaire regarde, ou assignés par les juges mêmes, s'il est nécessaire; ils entendront les raisons de part et d'autre; enfin, l'affaire bien considérée, ils feront droit et prononceront leur sentence. Que les consultations de cette espèce soient rapportées parmi les jugements rendus publiquement, et qu'elles jouissent d'une égale autorité. Des leçons. APHORISME 93. Quant aux leçons et aux exercices nécessaires à ceux qui s'appliquent à l'étude du droit, qu'on les règle et qu'on les ordonne de manière qu'ils tendent à terminer les questions et les controverses sur le droit, plutôt qu'à les exciter. A la manière dont on s'y prend aujourd'hui, il semble qu'on ouvre école exprès pour multiplier les altercations et les disputes sur le droit, comme pour faire montre de son esprit : abus fort ancien; un vrai mal ; car, chez les anciens aussi, l'on faisait gloire de se partager en sectes et en factions, par rapport à une infinité de questions de droit, et de travailler plus à les fomenter, qu'à les éteindre. De la vacillation des jugement. APHORISME 94. Les jugements vacillent, ou parce que la sentence n'est pas assez mûrie, et qu'on se presse trop de la rendre, ou par la jalousie réciproque des divers tribunaux, ou à cause du peu de bonne foi et d'intelligence avec lequel on enregistre les jugements, ou parce qu'on offre trop de facilité à la rescision; il faut donc pourvoir à ce que les jugements n'émanent qu'après une délibération bien mûre; à ce que les tribunaux sa respectent mutuellement; enfin, à ce que les jugements soient recueillis avec autant de bonne foi que d'intelligence. Que la voie à la rescision des jugements soit étroite, scabreuse, et comme semée de chausses-trapes. APHORISME 95. Si un jugement, ayant été rendu sur un certain cas, dans tel des principaux tribunaux, il intervient, dans un autre tribunal, un cas semblable, qu'on ne procède pas au jugement avant que consultation à ce sujet n'ait été faite dans quelque compagnie composée de juges supérieurs car si par hasard il est absolument nécessaire de casser quelque jugement, il faut du moins l'enterrer avec honneur. APHORISME 96. Que les tribunaux soient sujets à ferrailler les uns contre les autres, et qu'il y ait conflit de juridiction, c'est un inconvénient attaché à l'humanité et il ne faut pas pour cela qu'en vertu de cette inepte maxime, qui dit: qu'un bon juge, un juge vigoureux, doit travailler à étendre la juridiction de son tribunal; il ne faut pas, dis-je, nourrir ce vice de constitution, et user de l'éperon où le frein serait nécessaire. Mais qu'en vertu de cet esprit contentieux, les divers tribunaux se permettent de casser les jugements les uns des autres, quoiqu'ils ne ressortissent point à leurs juridictions, c'est un abus insupportable, et auquel les rois, les sénats, et en général, le gouvernement ne doit pas manquer de remédier avec vigueur. Car, quel plus mauvais exemple que de voir les tribunaux, qui sont destinés à établir la paix, s'appeler, pour ainsi dire, en duel. APHORISME 97. Ne montrez pas trop d'inclination et de facilité pour la rescision des jugements, soit par la voie d'appel, ou par les impétitions d'erreur, ou les révisions, ou d'autres semblables moyens, Chez quelques-uns il est reçu que l'affaire doit être évoquée au tribunal supérieur, comme si elle était encore toute neuve, sans égard, au premier jugement, et le sursis ayant tout-à-fait lieu. D'autres veulent que le jugement même subsiste dans toute sa vigueur mais que l'exécution seulement., cesse d'avoir lieu. Or, ni l'un ni l'autre ne nous plaît, à moins que les tribunaux par lesquels le jugement a été rendu, ne soient tout-à-fait du dernier ordre. Nous aimerions mieux que le jugement subsistât, et qu'on procédât à l'exécution; pourvu toutefois que caution soit donnée, par le défendeur pour les dépens et dommages, au cas que le jugement encourût la rescision. Ce sommaire sur la certitude des lois suffira pour donner un exemple du reste de ce digeste que nous projetons ; ainsi nous avons désormais terminé la doctrine civile, eu égard du moins à la manière dont nous avons cru devoir la traiter. Terminons en même temps la philosophie humaine, et avec elle, la philosophie en général. Enfin, respirant quelque peu et tournant nos regards vers ce que nous avons laissé derrière nous, nous pensons que ce traité que nous venons de donner, ressemble assez à ces préludes à l'aide desquels les musiciens essaient leurs instruments lorsqu'ils les mettent d'accord; prélude qui, à la vérité, a je ne sais quoi de rude et de désagréable à l'oreille, mais dont l'effet sera que tout le reste n'en paraîtra que plus doux. C'est précisément dans cet esprit qu'en accordant la lyre des muses, et en la mettant au véritable ton, nous la mettons en état de rendre, sous les doigts des autres et sous leur archet, des sons plus mélodieux. Certes, lorsque, mettant sous nos yeux la disposition du temps où nous vivons; temps où les lettres semblent être revenues trouver les mortels pour la troisième fois, et que nous considérons en même temps les grands moyens, les grandes ressources dont elles sont armées dans cette troisième visite; la pénétration et la profondeur qui distingue un si grand nombre de génies de notre siècle; ces monuments admirables que les anciens nous ont laissés dans leurs écrits, et qui sont comme autant de flambeaux placés devant nous pour éclairer notre marche; l'art typographique, qui, d'une main libérale, distribue des livres aux gens de tout état; ces grandes navigations, par lesquelles l'océan a comme ouvert son sein à tous les mortels, voyages auxquels on a dû une infinité d'expériences inconnues aux anciens, et qui ont fait prendre à l'histoire naturelle un accroissement immense; ce loisir et cette tranquillité dont jouissent si complètement les meilleurs esprits dans les royaumes et les différentes provinces de l'Europe; les hommes de cette classe étant aujourd'hui moins embarrassés dans les affaires publiques, qu'ils ne le furent chez les Grecs, dont le gouvernement était populaire ; ou chez les Romains, à cause de l'étendue de leur empire; cette paix dont jouissent, à cette époque, la grande Bretagne, l'Espagne, l'Italie, la France même en ce moment, et une infinité d'autres contrées qui ne sont pas en petit nombre; l'épuisement de tout ce qu'il semble qu'on pouvait imaginer ou dire sur les controverses de religion, qui depuis si longtemps détournaient les esprits des autres genres d'études ; l'éminente et souveraine érudition de Votre Majesté, à laquelle semblent se rallier tous les esprits, comme les oiseaux au phénix ; enfin, cette propriété inséparable du temps, qui lui est comme inhérente, et dont l'effet est que la vérité va se découvrant de jour en jour : quand, dis-je, je réfléchis sur tout cela, il ne se peut que je n'élève assez haut mes espérances, pour penser que cette troisième période des lettres l'emportera de beaucoup sur les deux autres périodes qui eurent lieu chez les Grecs et les Romains; pourvu que les hommes veuillent connaître, avec autant de sincérité que de jugement, et leurs forces réelles, et ce qui leur manque à cet égard; et que, se passant, pour ainsi dire, de main en main, le flambeau des sciences, et non le boute-feu de la contradiction, ils regardent la recherche de la vérité comme la plus noble des entreprises, et non comme un objet d'amusement ou d'ornement; qu'ils signalent leur magnificence et emploient leurs fortunes dans des choses solides et dignes de leur attention, au lieu de les consumer à des choses triviales et qui se trouvent sous la main. Quant à ce qui regarde nos propres travaux, s'il plaisait à quelqu'un d'en faire un sujet de critique, il n'y gagnerait autre chose que de tirer de nous ce mot qui est le témoignage d'une souveraine patience : "frappe, mais écoute". {Pluttarque, Vie de Thémistocle, XI, 3} Que les hommes nous critiquent autant qu'ils le voudront; mais du moins qu'ils prêtent l'oreille, et qu'ils fassent attention à ce que nous leur disons; et ce serait choisir une voie d'appel très légitime (quoique peut-être un tel expédient ne fût pas des plus nécessaires), que d'en appeler des premières pensées des hommes à leurs secondes pensées, et du siècle présent à la postérité. Venons donc à cette science qui a manqué aux deux premières périodes; car un si grand bonheur ne leur fut point accordé, je veux dire, à la théologie sacrée, à celle qui est inspirée par la divinité même, et qui est, par rapport à tous les travaux et tous les voyages humains, comme le port, le lieu du repos.