[8,03d] APHORISME 56. Et ces chefs de lois contraires, il ne faut pas prendre trop de peine et se donner la torture pour les concilier et pour sauver le tout par des distinctions subtiles et recherchées; car ce ne serait là qu'une sorte de toile tissue par l'esprit. Et quoiqu'un pareil travail ait un certain air de modestie et de respect pour ce qui est établi, on doit néanmoins le regarder comme très-nuisible; attendu qu'il ne fait, de tout le corps des lois, qu'un tissu inégal et irrégulier. Il vaut mieux abattre tout le mauvais, et ne laisser debout que le meilleur. APHORISME 57. Les lois tombées en désuétude, et, pour ainsi dire, usées, ne doivent pas moins que les Antinomies, être soumises à l'examen d'hommes délégués avec pouvoir de les supprimer. Car, une loi expresse qui est tombée en désuétude, n'étant pas pour cela régulièrement abrogéc, il arrive de là que ce mépris pour les lois trop vieilles rejaillit sur les autres, et leur fait perdre quelque peu de leur autorité. Et il en résulte quelque chose de semblable au supplice de Mézence; {WIKTIONNAIRE : "Supplice qui consiste à attacher un homme vivant face à face avec un cadavre, et à l’y laisser mourir"} je veux dire que les lois vivantes périssent par leurs embrassements avec les lois mortes. Il ne faut épargner aucune précaution pour garantir les lois de la gangrène. APHORISME 58. Je dirai plus, que les tribunaux prétoriens aient le droit de décréter contre les statuts trop anciens qui n'ont point été promulgués de nouveau. Car bien qu'on n'ait pas eu tort de dire, qu'il ne faut pas que personne soit plus sage que les lois, néanmoins cette maxime ne doit s'entendre que des lois qui veillent, et non de celles qui dorment. Quant aux statuts plus récents, qui se trouvent être contraires au droit public, ce n'est pas aux préteurs, mais aux rois, â des conseils plus augustes, aux puissances suprêmes, qu'il appartient d'y remédier, en suspendant leur exécution, par des édits ou des actes, jusqu'au retour des comices, ou de toute autre assemblée de cette nature, qui ait le pouvoir de les abroger; et cela de peur qu'en attendant, le salut du peuple ne périclite. Sur les nouveaux digestes de lois. APHORISME 59. Que si les lois, à force de s'entasser les unes sur les autres, ont acquis un volume si énorme, et sont tombées dans une si grande confusion, qu'il soit devenu nécessaire de les remanier en entier et de les réorganiser, pour n'en former qu'un seul corps plus sain et plus agile, c'est de ce travail qu'avant tout il faut s'occuper: une telle oeuvre tenez-la pour une entreprise vraiment héroïque, et croyez que ceux qui l'exécutent, méritent de tenir place parmi les législateurs ou les réformateurs. APHORISME 60. Or, cette espèce de purification des lois, ce nouveau digeste, cinq choses sont nécessaires pour l'achever : 1°. Il faut supprimer les loir trop vieilles, que Justinien qualifiait de vieilles fables. 2°. Bien choisir, parmi les antinomies, les lois les mieux éprouvées, en abolissant les contraires. En troisième lieu, rayer aussi les homoionomies, c'est-à-dire, les lois qui ont le même son, et qui ne sont que des répétitions d'une même chose; bien entendu que, parmi ces lois, vous choisirez la plus parfaite, laquelle tiendra lieu de toutes. 4°. S'il se trouve des lois qui ne décident rien, mais qui se contentent de proposer des questions, les laissant indécises, supprimez-les également. 5°. Quant à celles qui sont trop verbeuses et trop prolixes, il faut en rendre le style plus concis et plus serré. APHORISME 61. En formant le nouveau digeste, il faut mettre, d'un côté, les lois reçues à titre de droit commun, et d'une origine, en quelque manière, immémoriale; de l'autre, les statuts qu'on y a ajoutés de temps en temps, rédiger distinctement ces deux espèces de lois, et faire de chacune un corps à part; attendu qu'à bien des égards, lorsqu'il s'agit de rendre la justice, l'interprétation et l'administration du droit commun, et celle de ces statuts particuliers, ne sont point du tout la même chose. Or, c'est ce qu'a fait Tribonien, dans le digeste et dans le code. APHORISME 62. Mais, dans la régénération et la réorganisation de cette sorte de lois, et des anciens livres, conservez religieusement les paroles et le texte même de la loi, fût-il nécessaire pour cela de les transcrire par centons et par petites portions, puis mettez-les en ordre et formez-en un tissu. Car peut-être serait-il plus aisé, et même (à envisager les principes de la droite raison) peut-être vaudrait-il mieux composer un texte tout neuf, que de coudre ainsi ensemble tous ces morceaux. Cependant, en fait de lois, c'est moins au style et à l'expression qu'il faut regarder, qu'à l'autorité et à l'antiquité, qui est comme son patron. Sans quai un pareil ouvrage aura je ne sais quoi de Scholastique ; il aura plutôt l'air d'une méthode, que d'un corps de loi intimant des ordres. APHORISME 63. En formant le nouveau digeste, il ne faut pas supprimer tout-à-fait les anciens livres, et les condamner à un oubli total : mais les laisser subsister dans les bibliothèques seulement, sans permettre au grand nombre et à toutes sortes de personnes d'en faire usage. En effet, dans les causes les plus graves, il ne sera pas inutile de considérer les changements et l'enchaînement des anciennes lois, et d'y donner un coup d'oeil : on ne peut disconvenir que ce vernis d'antiquité dont on couvre les institutions nouvelles, ne leur donne je ne sais quoi d'auguste et d'imposant. Or, ce nouveau corps de lois, c'est à ceux qui, dans chaque police, sont revêtus du pouvoir législatif, qu'il appartient de le consolider; de peur que, sous prétexte de digérer les anciennes lois, on n'impose invisiblement des lois nouvelles. APHORISME 64. Cette restauration des lois, il serait à souhaiter qu'on la fit dans des temps qui, pour les lumières et les connaissances, l'emportassent sur ces temps plus anciens, dont on remanie les actes et le travail ; et malheureusement, dans cette refonte de Justinien, le contraire est arrivé. Car, quoi de plus malheureux que de s'en rapporter au discernement et au choix des siècles moins sages et moins suivants, pour mutiler l'oeuvre des anciens et la recomposer ? Cependant trop souvent ce qui n'est rien moins que le meilleur, ne laissa pas d'être nécessaire. Mais en voilà assez sur cette obscurité des lois, qui résulte de leur excessive et confuse accumulation. Parlons maintenant de l'ambiguité et de l'obscurité dans leur expression. De l'expression obscure et équivoque des lois. APHORISME 65. L'obscurité dans l'expression des lois vient, ou do ce qu'elles sont trop verbeuses, trop bavardes, ou au contraire, de leur excessive brièveté; on enfin, de ce que le préambule de la loi est en contradiction avec le corps même de cette loi. APHORISME 66. Il est temps de parler de cette obscurité des lois qui résulte de leur mauvaise expression. Le bavardage et la prolixité qui est passée en usage dans l'expression des lois, ne nous plaît guère. Et loin que ce style diffus n'atteigne le but auquel il vise; au contraire, il lui tourne le dos. Car, en prenant peine à spécifier et à exprimer chaque cas particulier en termes propres et convenables, se flatte-t-on en vain de donner ainsi aux lois plus de certitude; on ne fait, au contraire, par cela même, qu'enfanter une infinité de disputes de mots. Et grâces à ce fracas de mots, l'interprétation, suivant l'esprit de la loi, laquelle est la plus saine et la mieux fondée, n'en marche que plus difficilement. APHORISME 67. II ne faut pas pour cela donner dans une brièveté trop concise ou affectée, pour donner aux lois un certain air de majesté, et un ton plus impératif, surtout de notre temps, de peur qu'elle ne ressemble à "la règle de Lesbos". {Cfr. ERASME, Adages, I, 93} Ce qu'il faut affecter, c'est seulement le style moyen, en choisissant des expressions générales bien déterminées; lesquelles, sans spécifier minutieusement tous les cas qu'elles comprennent, ne laissent pas d'exclure visiblement tous ceux qu'elles ne comprennent pas. APHORISME 68. Dans les lois ordinaires et politiques, pour l'intelligence desquelles on n'a point recours à un jurisconsulte, et l'on ne s'en rapporte qu'à son propre sens, tout doit être expliqué plus en détail et proportionné à l'intelligence du vulgaire : tout, en ce genre, doit, pour ainsi dire, être montré du doigt. APHORISME 69. Quant à ces préambules de lois, qui autrefois étaient réputés ineptes, et dans lesquels les lois ont l'air de disputer et non de donner des ordres, ils ne nous plairaient guère, si nous étions capables de supporter les coutumes antiques. Mais, eu égard au temps où nous vivons, trop souvent ces préambules de lois sont nécessaires; non pas tant pour expliquer la loi, que pour la persuader, pour se ménager la facilité de la présenter aux comices; en un mot, pour contenter le peuple. Quoi qu'il en soit, autant qu'il est possible, évitez ces préambules, et que la loi commence à la jussion. APHORISME 70. Bien que ce qu'on appelle ordinairement préfaces ou préambules de la loi, fournisse quelquefois des lumières pour en bien saisir l'intention et l'esprit, néanmoins on ne doit pas s'en servir pour donner à cette loi plus d'extension et de latitude. Car souvent le préambule se saisit de certains faits plausibles et spécieux à titre d'exemples, quoique la loi ne laisse pas d'embrasser beaucoup plus; ou qu'au contraire la loi renferme des restrictions et des limitations dont il n'est pas besoin d'insérer la raison dans le préambule. Ainsi c'est dans le corps même de la loi qu'il faut chercher ses dimensions et sa latitude; car souvent le préambule tombe en deçà ou en delà. APHORISME 71. Mais il est une manière très vicieuse d'exprimer les lois: par exemple, lorsque les cas que la loi a en vue sont exprimés en détail dans le préambule; car alors le préambule s'insère et s'incorpore à la loi même, ce qui y jette de l'obscurité et n'est rien moins que sûr; parce qu'ordinairement on n'examine et l'on ne pèse pas avec le même soin les paroles du préambule, que celles qu'on emploie dans le corps même de la loi. Nous traiterons plus amplement cette partie qui a pour objet l'incertitude des lois résultante de leur mauvaise expression, quand il sera question de l'interprétation des lois. En voilà assez sur l'obscurité dans l'expression des lois : il est temps de parler de la manière d'éclaircir le droit. Des différentes manières d'éclaircir le droit et d'y lever les équivoques. APHORISME 72. Il est cinq manières d'éclaircir le droit et de lever les équivoques; savoir; les recueils de jugements, les écrivains authentiques, les livres auxiliaires, les leçons; enfin, les réponses ou les consultations des habiles jurisconsultes. Tous ces moyens, s'ils sont tels qu'ils doivent être, sont d'un grand secours pour remédier à l'obscurité des lois. Sur l'enregistrement des sentences. APHORISME 73. Avant tout, ces jugements rendus dans les tribunaux suprêmes et principaux, et dans les causes les plus graves, surtout dans les causes douteuses et dans toutes celles qui présentent quelque difficulté et quelque nouveauté, il faut les recueillir avec autant d'exactitude que de sincérité. Car les jugements sont les ancres des lois, comme les lois sont les ancres des républiques. APHORISME 74. Voici quelle doit être la manière de recueillir ces jugements et de les consigner dans des écrits. Écrivez les cas avec précision et les jugements avec exactitude; ajoutez-y les raisons des juges, je veux dire, celles que les juges ont alléguées pour motiver leurs jugements; ne mêlez point avec les cas principaux, l'autorité des cas cités en exemples. Quant aux plaidoyers des avocats, à moins qu'il ne s'y trouve quelque chose d'excellent, n'en dites rien. APHORISME 75. Les personnes chargées de recueillir les jugements de cette espèce, doivent être choisies parmi les plus savants avocats, et il faut leur allouer d'amples honoraires sur le trésor public. Les juges doivent s'abstenir de tout écrit de cette espèce; de peur que, trop attachés à leurs propres opinions, et s'appuyant trop sur leur propre autorité, ils ne passent les limites prescrites à un simple référendaire. APHORISME 76. Digérez aussi ces jugements suivant l'ordre et la suite des temps, non sous une forme méthodique et par ordre de matières; car les écrits de cette nature sont comme les histoires et les narrations des jugements; et non seulement les actes mêmes, mais encore le temps où ils ont eu lieu, donnent des lumières à un juge prudent. Des écrivains authentiques. APHORISME 77. Les lois mêmes qui constituent le droit commun; puis les constitutions ou les statuts; en troisième lieu, ces jugements enregistrés : voilà les seuls matériaux qui doivent composer le corps du droit. Quant à d'autres documents authentiques, ou il n'en est point; ou, s'il en est, il ne faut les admettre qu'avec réserve. APHORISME 78. Il n'est rien qui importe à la certitude des lois dont nous traitons ici, autant que le soin de réduire les écrits authentiques à une étendue modérée, et de se débarrasser du nombre immense des auteurs et des maîtres en ce genre; masse énorme dont l'effet est que l'esprit de la loi est comme lacéré; que le juge s'étonne; que les procès deviennent éternels; et que l'avocat lui-même, désespérant de pouvoir lire avec assez d'attention tant de livres, et de se voir jamais au-dessus d'un pareil travail, recherche les abrégés et va au plutôt fait. On pourrait tout au plus recevoir et tenir pour authentiques, soit une bonne glose, soit un petit nombre d'auteurs classiques, ou plutôt quelque petite portion d'un petit nombre d'écrivains. Quant aux autres, ils pourraient encore être de quelque usage dans les bibliothèques, où on les laisserait subsister, afin que les juges et les avocats pussent au besoin y jeter un coup d'oeil. Mais dès qu'il s'agit de plaider, ne permettez pas qu'on les cite au barreau, et qu'ils fassent autorité. Des livres auxiliaires. APHORISME 79. Mais ne souffrez pas que la science et la pratique du droit soient dénuées de livres auxiliaires. Ces livres sont de six espèces; savoir : les institutions; ceux qui traitent de la signification des mots; les règles du droit; les antiquités des lois; les sommes et les formules des actions. APHORISME 80. Le meilleur livre, pour préparer les jeunes gens et les novices à étudier les parties les plus difficiles du droit, à puiser dans cette science plus aisément et plus profondément, et à s'en bien pénétrer, ce sont les institutions : ainsi donnez à ces institutions un ordre clair et facile à saisir. Dans cet ouvrage-là même, parcourez tout le droit privé, non en supprimant certaines choses, et vous arrêtant sur d'autres plus qu'il ne faut, mais en touchant chaque point avec une certaine brièveté, afin qu'à l'élève, qui se dispose à lire, avec toute l'attention requise, le corps même des lois, il ne se présente plus rien qui soit tout-à-fait nouveau pour lui, et dont il n'ait par avance quelque notion, quelque teinture. Quant au droit public, ne le touchez pas dans les institutions; car ce droit-là, c'est aux sources mêmes qu'il faut le puiser. APHORISME 81. Composez un ouvrage pour expliquer les termes du droit; mais sans vous attacher trop laborieusement, trop minutieusement à les expliquer et à en déterminer la signification. Car il ne s'agit pas ici de chercher des définitions exactes de ces mots; mais seulement des explications qui aident à entendre les livres de droit. Or, ce traité-là, il ne faut pas en ranger les matières par ordre alphabétique; ordre qu'on pourra réserver pour quelque index; mais il faut mettre ensemble tous les mots qui se rapportent à un même sujet, afin qu'ils se prêtent un mutuel secours, et que l'un aide à entendre l'autre. APHORISME 82. S'il est encore un ouvrage qui puisse contribuer à la certitude des lois, c'est un traité bien fait et bien soigné sur les règles 'du droit. Et telle est l'importance, d'un ouvrage de cette nature, qu'il mérite d'être commis aux plus grands génies et aux plus habiles jurisconsultes; car ce que nous avons en ce genre, ne nous plaît pas trop. Or, ces règles qu'il faut ainsi rassembler, ce ne pont pas seulement les règles connues et rebattues, mais aussi d'autres règles plus subtiles et plus profondes, que l'on pourra extraire de la relation réciproque des lois et des choses jugées, du tout ensemble, et telles que l'on en trouve dans les meilleures rubriques. Ce sont comme autant de conseils dictés par la raison universelle, lesquels s'étendent aux diverses matières de la loi; c'est comme le lest du droit. APHORISME 83. Mais il ne faut pas prendre les déclarations, les décisions du droit pour autant de règles; et c'est ce que trop souvent l'on fait avec assez peu de jugement. Si l'on suivait cette méthode, il y aurait autant de règles que de lois; car la loi n'est autre chose qu'une règle qui commande; mais on ne doit tenir pour règle que ce qui est inhérent à l'essence même de la justice. et c'est parce qu'il est de tels principes, que le plus souvent, dans le droit écrit des états divers, on trouve presque les mêmes règles, qui varient toutefois en raison des formes particulières de gouvernement. APHORISME 84. Après avoir énoncé la règle à l'aide d'un assemblage de mots, précis et solide, ajoutez-y les exemples et les décisions des cas; mais surtout les distinctions les plus justes qui peuvent servir à les expliquer; ou les exceptions qui peuvent les limiter. Enfin, tout ce qui, par son analogie, peut servir a étendre cette même règle. APHORISME 85. On a raison de dire qu'il ne faut pas tirer le droit des règles; mais au contraire puiser les règles dans le droit positif. Et ces mots de la règle, il ne faut pas y chercher une preuve, comme si c'était le texte d'une loi; car la règle n'établit pas la loi, mais ce n'est tout au plus qu'une sorte de boussole qui l'indique. APHORISME 86. Outre le corps même du droit, il sera encore utile de jeter un coup d'oeil sur les antiquités des lois auxquelles, quoique leur autorité se soit évanouie, est encore attachée une certaine vénération. Or, on doit regarder comme antiquités les écrits sur les lois et les jugements, publiés ou non, qui, pour le tempe, ont précédé le corps même des lois ; et il faut tâcher de ne les pas perdre. Ainsi, extrayez-en ce qui peut s'y trouver de plus utile; car on y trouve bien des choses inutiles et frivoles; et rédigez-les en un seul volume, de peur que les vieilles fables, pour employer l'expression de Trébonien, ne se mêlent avec les lois mêmes. APHORISME 87. Il importe fort à la pratique de digérer la totalité du droit sous la forme de lieux, et par ordre de matière; genre d'ouvrage auquel on pourra recourir au besoin, et qui sera comme une sorte de magasin pour les usages journaliers. Ces livres sommaires mettent en ordre ce qui est épars, et abrogent ce que la loi a de trop diffus et de trop prolixe. Mais prenez garde que ces sommes ne rendent les hommes ardents pour la pratique, et paresseux à étudier la science même ; car leur destination est tout au plus d'aider à repasser le droit, et non d'aider à l'apprendre. Or, ces sommes il faut les composer avec autant de bonne foi que de soin et de jugement, de peur qu'elles ne fassent un larcin aux lois. APHORISME 88. Recueillons aussi les diverses formules judiciaires en chaque genre d'affaires. Elles sont d'un grand secours pour la pratique, nous révélant les oracles des lois, et dévoilant ce qu'elles ont de plus caché; car il s'y trouve bien des choses qui ne sont pas faciles à saisir : mais dans les formules judiciaires, on les voit plus clairement et plus en détail; il en est de cela comme du poing et de la main ouverte. Des réponses et des consultations. APHORISME 89. Quant à ces doutes particuliers qui s'élèvent de temps en temps, il faut avoir un moyen pour les dissiper; car il est malheureux pour ceux qui voudraient se garantir de l'erreur, de ne point trouver de guide. Il l'est alors que l'acte même périclite, et qu'il n'y ait point, avant que l'affaire soit décidée, de moyen pour connaître le droit. APHORISME 90. Que les réponses, soit des avocats, soit des docteurs, à ceux qui les consultent sur le droit, aient une telle autorité, qu'il ne soit pas permis au juge de s'en écarter; c'est ce qui ne nous plaît point du tout; car c'est des seuls juges assermentés qu'il faut tirer le droit. APHORISME 91. Qu'on essaie les jugements à l'aide de causes et de personnes feintes, afin d'entrevoir d'avance quelle pourra être la règle de la loi; c'est ce qui ne nous plaît pas davantage. Car un tel jeu qui rabaisse la majesté des lois, doit être regardé comme une sorte de prévarication, et il est indigne de donner aux jugements un air de jeu comique. APHORISME 92. Ainsi, que les jugements et les réponses à ces consultations n'appartiennent qu'aux seuls juges, les premiers, par rapport aux affaires actuellement pendantes; les dernières, relativement aux questions difficiles qui sont actuellement sur le tapis. Or, ces consultations sur les affaires soit privées, soit publiques, ce n'est pas aux juges mêmes qu'il faut les demander (car si l'on se mettait sur ce pied, le juge se changerait en avocat); mais c'est au prince, c'est à l'état qu'il faut les demander, et c'est de là qu'elles doivent passer aux juges. Puis les juges, appuyés d'une telle autorité, entendront les plaidoyers des*avocats, choisis par ceux que l'affaire regarde, ou assignés par les juges mêmes, s'il est nécessaire; ils entendront les raisons de part et d'autre; enfin, l'affaire bien considérée, ils feront droit et prononceront leur sentence. Que les consultations de cette espèce soient rapportées parmi les jugements rendus publiquement, et qu'elles jouissent d'une égale autorité. Des leçons. APHORISME 93. Quant aux leçons et aux exercices nécessaires à ceux qui s'appliquent à l'étude du droit, qu'on les règle et qu'on les ordonne de manière qu'ils tendent à terminer les questions et les controverses sur le droit, plutôt qu'à les exciter. A la manière dont on s'y prend aujourd'hui, il semble qu'on ouvre école exprès pour multiplier les altercations et les disputes sur le droit, comme pour faire montre de son esprit : abus fort ancien; un vrai mal ; car, chez les anciens aussi, l'on faisait gloire de se partager en sectes et en factions, par rapport à une infinité de questions de droit, et de travailler plus à les fomenter, qu'à les éteindre. De la vacillation des jugement. APHORISME 94. Les jugements vacillent, ou parce que la sentence n'est pas assez mûrie, et qu'on se presse trop de la rendre, ou par la jalousie réciproque des divers tribunaux, ou à cause du peu de bonne foi et d'intelligence avec lequel on enregistre les jugements, ou parce qu'on offre trop de facilité à la rescision; il faut donc pourvoir à ce que les jugements n'émanent qu'après une délibération bien mûre; à ce que les tribunaux sa respectent mutuellement; enfin, à ce que les jugements soient recueillis avec autant de bonne foi que d'intelligence. Que la voie à la rescision des jugements soit étroite, scabreuse, et comme semée de chausses-trapes. APHORISME 95. Si un jugement, ayant été rendu sur un certain cas, dans tel des principaux tribunaux, il intervient, dans un autre tribunal, un cas semblable, qu'on ne procède pas au jugement avant que consultation à ce sujet n'ait été faite dans quelque compagnie composée de juges supérieurs car si par hasard il est absolument nécessaire de casser quelque jugement, il faut du moins l'enterrer avec honneur. APHORISME 96. Que les tribunaux soient sujets à ferrailler les uns contre les autres, et qu'il y ait conflit de juridiction, c'est un inconvénient attaché à l'humanité et il ne faut pas pour cela qu'en vertu de cette inepte maxime, qui dit: qu'un bon juge, un juge vigoureux, doit travailler à étendre la juridiction de son tribunal; il ne faut pas, dis-je, nourrir ce vice de constitution, et user de l'éperon où le frein serait nécessaire. Mais qu'en vertu de cet esprit contentieux, les divers tribunaux se permettent de casser les jugements les uns des autres, quoiqu'ils ne ressortissent point à leurs juridictions, c'est un abus insupportable, et auquel les rois, les sénats, et en général, le gouvernement ne doit pas manquer de remédier avec vigueur. Car, quel plus mauvais exemple que de voir les tribunaux, qui sont destinés à établir la paix, s'appeler, pour ainsi dire, en duel. APHORISME 97. Ne montrez pas trop d'inclination et de facilité pour la rescision des jugements, soit par la voie d'appel, ou par les impétitions d'erreur, ou les révisions, ou d'autres semblables moyens, Chez quelques-uns il est reçu que l'affaire doit être évoquée au tribunal supérieur, comme si elle était encore toute neuve, sans égard, au premier jugement, et le sursis ayant tout-à-fait lieu. D'autres veulent que le jugement même subsiste dans toute sa vigueur mais que l'exécution seulement., cesse d'avoir lieu. Or, ni l'un ni l'autre ne nous plaît, à moins que les tribunaux par lesquels le jugement a été rendu, ne soient tout-à-fait du dernier ordre. Nous aimerions mieux que le jugement subsistât, et qu'on procédât à l'exécution; pourvu toutefois que caution soit donnée, par le défendeur pour les dépens et dommages, au cas que le jugement encourût la rescision. Ce sommaire sur la certitude des lois suffira pour donner un exemple du reste de ce digeste que nous projetons ; ainsi nous avons désormais terminé la doctrine civile, eu égard du moins à la manière dont nous avons cru devoir la traiter. Terminons en même temps la philosophie humaine, et avec elle, la philosophie en général. Enfin, respirant quelque peu et tournant nos regards vers ce que nous avons laissé derrière nous, nous pensons que ce traité que nous venons de donner, ressemble assez à ces préludes à l'aide desquels les musiciens essaient leurs instruments lorsqu'ils les mettent d'accord; prélude qui, à la vérité, a je ne sais quoi de rude et de désagréable à l'oreille, mais dont l'effet sera que tout le reste n'en paraîtra que plus doux. C'est précisément dans cet esprit qu'en accordant la lyre des muses, et en la mettant au véritable ton, nous la mettons en état de rendre, sous les doigts des autres et sous leur archet, des sons plus mélodieux. Certes, lorsque, mettant sous nos yeux la disposition du temps où nous vivons; temps où les lettres semblent être revenues trouver les mortels pour la troisième fois, et que nous considérons en même temps les grands moyens, les grandes ressources dont elles sont armées dans cette troisième visite; la pénétration et la profondeur qui distingue un si grand nombre de génies de notre siècle; ces monuments admirables que les anciens nous ont laissés dans leurs écrits, et qui sont comme autant de flambeaux placés devant nous pour éclairer notre marche; l'art typographique, qui, d'une main libérale, distribue des livres aux gens de tout état; ces grandes navigations, par lesquelles l'océan a comme ouvert son sein à tous les mortels, voyages auxquels on a dû une infinité d'expériences inconnues aux anciens, et qui ont fait prendre à l'histoire naturelle un accroissement immense; ce loisir et cette tranquillité dont jouissent si complètement les meilleurs esprits dans les royaumes et les différentes provinces de l'Europe; les hommes de cette classe étant aujourd'hui moins embarrassés dans les affaires publiques, qu'ils ne le furent chez les Grecs, dont le gouvernement était populaire ; ou chez les Romains, à cause de l'étendue de leur empire; cette paix dont jouissent, à cette époque, la grande Bretagne, l'Espagne, l'Italie, la France même en ce moment, et une infinité d'autres contrées qui ne sont pas en petit nombre; l'épuisement de tout ce qu'il semble qu'on pouvait imaginer ou dire sur les controverses de religion, qui depuis si longtemps détournaient les esprits des autres genres d'études ; l'éminente et souveraine érudition de Votre Majesté, à laquelle semblent se rallier tous les esprits, comme les oiseaux au phénix ; enfin, cette propriété inséparable du temps, qui lui est comme inhérente, et dont l'effet est que la vérité va se découvrant de jour en jour : quand, dis-je, je réfléchis sur tout cela, il ne se peut que je n'élève assez haut mes espérances, pour penser que cette troisième période des lettres l'emportera de beaucoup sur les deux autres périodes qui eurent lieu chez les Grecs et les Romains; pourvu que les hommes veuillent connaître, avec autant de sincérité que de jugement, et leurs forces réelles, et ce qui leur manque à cet égard; et que, se passant, pour ainsi dire, de main en main, le flambeau des sciences, et non le boute-feu de la contradiction, ils regardent la recherche de la vérité comme la plus noble des entreprises, et non comme un objet d'amusement ou d'ornement; qu'ils signalent leur magnificence et emploient leurs fortunes dans des choses solides et dignes de leur attention, au lieu de les consumer à des choses triviales et qui se trouvent sous la main. Quant à ce qui regarde nos propres travaux, s'il plaisait à quelqu'un d'en faire un sujet de critique, il n'y gagnerait autre chose que de tirer de nous ce mot qui est le témoignage d'une souveraine patience : "frappe, mais écoute". {Pluttarque, Vie de Thémistocle, XI, 3} Que les hommes nous critiquent autant qu'ils le voudront; mais du moins qu'ils prêtent l'oreille, et qu'ils fassent attention à ce que nous leur disons; et ce serait choisir une voie d'appel très légitime (quoique peut-être un tel expédient ne fût pas des plus nécessaires), que d'en appeler des premières pensées des hommes à leurs secondes pensées, et du siècle présent à la postérité. Venons donc à cette science qui a manqué aux deux premières périodes; car un si grand bonheur ne leur fut point accordé, je veux dire, à la théologie sacrée, à celle qui est inspirée par la divinité même, et qui est, par rapport à tous les travaux et tous les voyages humains, comme le port, le lieu du repos.