[8,3a] CHAPITRE III. Les divisions de la doctrine sur l'art de commander, ou sur la république, sont ici omises. On se contente de frayer la route à deux choses à suppléer; savoir: l'art de reculer les limites d'un empire, et la doctrine qui a pour objet la justice universelle, ou les sources du droit. Je passerai donc maintenant à l'art de commander, ou à la doctrine sur l'administration de la république, doctrine dans laquelle est comprise l'économique, comme la famille l'est dans la cité. Or, sur cette partie, comme je l'ai déjà dit, je me suis imposé la loi de garder le silence. Ce n'est pas néanmoins que je me défie assez de moi-même, pour me croire tout et-fait hors d'état d'en discourir avec quelque peu d'intelligence et d'utilité, moi qui, après avoir passé successivement par tant d'emplois et de charges honorables, comme par autant de degrés, ai été élevé à la plus haute magistrature de ce royaume ; honneur que j'ai dû plutôt à la faveur et à l'indulgence de Votre Majesté qu'à mon propre mérite ; qui ai exercé cette magistrature durant quatre années entières; et qui, à tant de titres, puis me regarder comme instruit par une longue expérience ; moi enfin qui ai été honoré, pendant dix-huit ans sans interruption, des entretiens et des commandements de Votre Majesté (avantage qui, d'une souche même, aurait pu faire un politique), et qui, entre autres genres de connaissances, ai fait une longue étude de l'histoire et des lois. Et toutes ces choses, si je les rappelle, ce n'est point du tout par jactance, et pour donner une haute idée de moi à la postérité; mais bien plutôt parce que je pense qu'il importe quelque peu à la dignité des lettres, qu'un homme, quel qu'il puisse être, né plutôt pour les lettres que pour tout autre genre d'occupations, et jeté dans les affaires par je ne sais quel destin, et contre son génie, n'ait pas laissé d'être élevé a des emplois civils, si honorables et si difficiles, sous un roi infiniment sage. Mais si par la suite mon loisir enfante quelque chose sur la politique, ce sera tout au plus un avorton ou un enfant posthume. En attendant, toutes les sciences étant déjà pour ainsi dire placées sur leur siège, ne voulant pas que ce siège si élevé demeure vide, je me suis décidé à parler seulement de deux portions de la science civile, qui ne touchent point aux secrets d'état, mais qui sont d'une nature plus commune, de les noter comme étant à suppléer, et d'en donner des exemples, suivant ma coutume. Or, toutes ces espèces de moyens dont se compose l'art de gouverner, embrassent trois offices politiques; savoir : 1°. celui de conserver un état; 2°. celui de le rendre heureux et florissant; 3°. celui de l'agrandir et d'en reculer les limites. Quant aux deux premiers offices, quelques écrivains en ont traité d'une manière distinguée, du moins pour la plus grande partie. Quant au troisième, ils n'en ont rien dit; ainsi nous le rangerons parmi les choses à suppléer, lui donnant le nom de consul sous le harnois, ou d'art de reculer les limites d'un empire. Exemple d'un traité sommaire sur l'art de reculer les limites d'un empire. Certainement ce mot fameux de Thémistocle, si on se l'applique à soi-même, comme il le fit, a je ne sais quoi d'incivil et de trop enflé. Mais si n'ayant que les autres en vue, on ne parlait ainsi qu'en général, alors sans doute ce mot nous paraîtrait renfermer une observation très judicieuse, et une censure très grave. Invité dans un festin à jouer de la lyre, il répondit "qu'il ne savait point toucher de cet instrument, mais qu'il saurait fort bien d'une petite bourgade faire une grande cité". {Plutarque, Vie de Thémistocle, ch. 2 ; Cicéron, Les Tusculanes, I, 2} Nul doute que ces paroles, traduites dans le sens politique, ne marquent et ne Distinguent très bien, dans ceux qui tiennent en main le gouvernail, deux espèces de talents fort différents. En effet, si nous considérons attentivement les conseillers des rois, les sénateurs et les autres personnages admis au maniement des affaires publiques, qui ont pu exister jusqu'ici, on en trouve quelques-uns (quoique très rarement) qui seraient très capables de faire d'un petit royaume, d'une petite cité, un grand empire, et qui ne laissent pas d'être de fort mauvais joueurs de flûte. Au contraire, il en est une infinité d'autres qui sont d'admirables artistes pour jouer de la lyre ou de la guitare (c'est-à-dire bien au fait du petit manège de cour); mais qui, loin d'être capables d'agrandir un état, semblent plutôt composés et organisés tout exprès pour ébranler et renverser l'état le plus heureux et le plus florissant; car, au fond, quel nom peut-on donner à tous ces talents du bas étage, et à ces prestiges, dont les conseillers et autres hommes puissants se prévalent pour s'insinuer dans la faveur des princes, ou pour se donner la vogue parmi la multitude, sinon celui d'un certain talent de joueur de flûte, attendu que ce sont là plutôt de ces choses qui plaisent pour le moment, et qui font honneur aux artistes mêmes, que des moyens vraiment utiles et propres pour augmenter l'étendue et la puissance des états dont ils sont les ministres. Nul doute qu'on ne rencontre encore d'autres hommes d'état, d'autres conseillers estimables d'ailleurs, bien au niveau des affaires, très capables de les gérer avec dextérité, et de garantir un état de tout inconvénient notable, de toute catastrophe manifeste ; mais qui sont bien loin de posséder cet art d'élever et d'agrandir les états. Mais enfin, quels que puissent être les ouvriers, jetons les yeux sur l'oeuvre même, et tâchons de voir en quoi consiste la véritable grandeur des royaumes et des républiques, et par quels moyens on peut arriver à ce but: sujet si important, que les princes en devraient être perpétuellement occupés, et le méditer avec l'attention la plus soutenue, afin que, d'un côté, ne se faisant pas une trop haute idée de leurs forces, ils ne s'embarquent point dans des entreprises inutiles ou trop difficiles; et que de l'autre, ils ne méprisent pas non plus leurs forces, au point de se rabattre à des résolutions timides et pusillanimes. 1. La grandeur des empires, quant à leur masse et à l'étendue de leur territoire, est soumise à la mesure; et quant à leurs revenus, elle l'est au calcul. On peut, par le moyen du cens, s'assurer du nombre des citoyens, des têtes. Quant au nombre et à la grandeur des villes et des bourgs, on peut aussi en faire le tableau. Mais dans tous ces calculs politiques, qui ont pour objet les forces et la puissance d'un empire, rien n'est plus difficile que de déterminer avec justesse la 'valeur réelle et intrinsèque des choses; rien de plus sujet à l'erreur. Ce n'est pas à un gland ou à une sorte de noix d'un grand volume, que le royaume des cieux est assimilé, mais au grain de moutarde, qui de tous les grains est le plus petit, et qui ne laisse pas de recéler en lui-même une certaine force, un certain esprit inné, en vertu duquel il se développe, s'élève à la plus grande hauteur, et étend au loin ses rameaux. C'est ainsi qu'on trouve des royaumes, des états, lesquels, quant à l'étendue de leur territoire et de leur enceinte, peuvent passer pour très grands, et qui n'en sont pas plus propres pour reculer leurs limites, et pour étendre au loin leur empire; et d'autres dont les dimensions sont assez petites, et qui ne laissent pas d'être des bases sur lesquelles on peut asseoir de grandes monarchies. 2. Des villes fortifiées, des arsenaux pleins, des races généreuses de chevaux, des chariots armés, des éléphants, des machines de toute espèce. Qu'est-ce au fond que tout cela, sinon la brebis revêtue de la peau du lion, si la nation même n'est, et par sa race et par son génie, courageuse et guerrière ? Je dirai plus : le nombre même des troupes n'y fait pas beaucoup, dès que le soldat est sans force et sans courage; et c'est avec raison que Virgile a dit: "le loup ne s'inquiète guère du nombre des brebis". {Cfr. Virgile, Éclogues, VII, 52} L'armée des Perses campée dans les champs d'Arbelle, sous les yeux des Macédoniens, leur semblait un vaste océan d'hommes; en sorte que les généraux d'Alexandre, un peu étonnés de ce spectacle même, tâchaient de l'engager à livrer la bataille de nuit; non, non, répondit-il, "je ne veux pas dérober la victoire". {Plutarque, Vie d'Alexandre, XXXI } Ce fut une opinion semblable à celle de ces généraux, qui rendit plus facile la défaite de Tigranes. Ce prince étant campé sur une certaine colline avec une armée de quatre cent mille hommes, et considérant l'armée romaine de quatorze mille tout au plus, qui marchait contre lui, dit à ses courtisans : "si ce sont-là des ambassadeurs, c'est beaucoup trop; mais si ce sont des soldats, c'est trop peu", et il se complaisait dans ce bon mot. Cependant avant le coucher du soleil il éprouva qu'il y en avait encore assez pour faire de ses gens un carnage effroyable. Il est une infinité d'exemples qui montrent combien entre la multitude et le courage le combat est inégal. Ainsi, qu'on tienne pour une vérité certaine et bien constatée, que par rapport à la grandeur d'un royaume ou d'un état, le principal point est que la nation soit de race et d'humeur belliqueuse. Et c'est un proverbe plus rebattu que vrai, que celui qui dit : "l'argent est le nerf de la guerre"; si d'ailleurs il s'agit d'une nation molle et efféminée, qui n'ait point de nerf dans les bras. Car c'est avec raison que Solon répondit à Crésus, qui faisait devant lui un étalage de son or : "oui; mais s'il vient un homme qui sache mieux que vous manier le fer, tout cet or lui appartiendra bientôt". Ainsi que tout prince et tout état, quel qu'il puisse être, dont les sujets naturels manquent de courage et de qualités guerrières, ne se fasse pas une trop haute idée de ses forces; et qu'au contraire les princes qui commandent à des nations courageuses et martiales, sachent qu'ils ont assez de force, pourvu qu'ils paient de leurs personnes. Quant à ce qui regarde les troupes mercenaires, remède qu'on emploie ordinairement, lorsqu'on manque de troupes natives, tout est plein d'exemples qui montrent clairement que tout état qui s'appuie sur une telle ressource, pourra peut-être, en étendant ses alles, déborder un peu son nid ; mais les plumes lui tomberont peu après. 3. La bénédiction de Judas et celle d'Issachar ne se trouvent jamais ensemble dans une même nation ; je veux dire que jamais tribu, ou nation, "ne sera tout-à-la-fois et le lionceau et l'âne qui succombe sous sa charge. {Genèse, XLIX, 9, 14] Car un peuple accablé d'impôts, qui soit en même temps courageux et guerrier, c'est ce qu'on ne verra jamais. La vérité est que les contributions établies par le voeu général, abattent moins les âmes, et découragent moins les peuples que celles qu'impose le pouvoir arbitraire. C'est ce qu'il est aisé de voir par ces taxes de la basse Allemagne, qui portent le nom d'Excises, et jusqu'à un certain point aussi, par ce que les Anglais qualifient do subsides. Car il est bon d'observer que nous parlons ici de la disposition des âmes dans les sujets, et non de leurs fortunes. Or, quand les taxes établies par le consentement de la nation et celles qui se lèvent à l'ordre d'un maître, seraient la même chose, quant à l'effet d'épuiser les fortunes, elles ne laisseraient pas d'affecter les âmes bien différemment. Ainsi, qu'on établisse comme principe, qu'un peuple accablé d'impôts, est inhabile au commandement. 4. Mais une attention que doivent avoir les royaumes et les états qui aspirent à s'agrandir, c'est de prendre garde que les nobles, les patriciens, et ce que nous appelons les gentilshommes, ne se multiplient excessivement; l'effet de cette multiplication excessive est que le peuple du royaume devient vil et abject, et n'est presque plus composé que d'esclaves et de manoeuvres. Il en est, à cet égard, des états comme des taillis: si on laisse un trop grand nombre de baliveaux, le bois qui repoussera ne sera pas bien net et bien franc; mais la plus grande partie dégénérera en buissons, et en broussailles. C'est ainsi que chez les nations où la noblesse est trop nombreuse, le bas peuple sera vil et lâche, et dégénérera à tel point, que sur cent têtes, à peine en trouvera-t-on une capable de porter un casque, surtout s'il s'agit de l'infanterie, qui le plus ordinairement est la principale force des armées : ainsi, on aura une grande population, et peu de forces réelles. Or, ce que nous avançons ici, il n'est point d'exemples qui le prouvent mieux, que ceux de l'Angleterre et de la France. Car, quoique l'Angleterre le cède de beaucoup à la France pour l'étendue du territoire et le nombre des habitants, elle ne laisse pas d'avoir presque toujours l'avantage dans les guerres, par cette raison-là même que, chez les Anglais, les cultivateurs et les hommes du dernier ordre sont propres pour la guerre; au lieu que les paysans de France ne le sont point. Et c'est en quoi Henri VII, roi d'Angleterre, (comme nous l'avons expliqué plus en détail dans l'histoire de ce prince) semble avoir été inspiré par une prudence admirable et vraiment profonde, lorsqu'il imagina d'établir de petites métairies ou maisons de culture, à chacune desquelles était annexé un petit champ, qui n'en devait point être détaché, et d'une étendue suffisante pour que, de son produit, le propriétaire pût vivre commodément; statuant aussi que ce champ seroit cultivé par le propriétaire même du fonds, ou tout au moins par les usufruitiers, et non par des fermiers ou des mercenaires, des hommes à gages : car c'est par les heureux effets d'une telle institution, qu'une nation pourra mériter cette qualification dont Virgile honore l'antique Italie : "C'était, dit-il, une contrée puissante par la valeur de ses guerriers et la fertilité de ses champs". {Virgile, L'Énéide, I, 531} Il ne faut pas non plus oublier cette partie du peuple qui est presque particulière à l'Angleterre, et qu'on ne trouve point ailleurs que je sache, si ce n'est peut-être en Pologne, je veux dire les domestiques des nobles; car les hommes de cette classe, pour l'infanterie, ne le cèdent nullement aux cultivateurs : ainsi nul doute que cette pompe, cette magnificence hospitalière, ce nombreux domestique, et, pour ainsi dire, cette multitude de satellites qui sont en usage chez les nobles et les gens de qualité en Angleterre, ne contribuent très réellement à la puissance militaire; et qu'au contraire, quand les nobles mènent une vie plus obscure, plus retirée et plus renfermée en elle-même, cela même ne diminue beaucoup les forces militaires. 5. Ainsi il ne faut épargner aucun soin pour que cet arbre de la monarchie, semblable à celui de Nabuchodonosor, ait un tronc assez ample et assez robuste pour pouvoir soutenir ses branches et ses feuilles, c'est-à-dire, que le nombre des naturels doit être plus que suffisant pour contenir les sujets étrangers; l'on peut donc regarder comme bien constitués pour étendre leur empire, les états qui confèrent volontiers le droit de cité. Car ce serait folie de croire qu'une poignée d'hommes, quelque supériorité de génie et de courage qu'on lui suppose, puisse mettre et contenir sous le joug, des contrées vastes et spacieuses. C'est ce qu'ils pourraient peut-être faire pour un temps; mais un tel empire n'est point susceptible de durée. Les Spartiates étaient avares de ce droit de cité, et lents à s'agréger de nouveaux citoyens. Aussi, tant qu'ils ne dominèrent que dans un espace borné, leur empire fut-il ferme et stable; mais sitôt qu'ils eurent commencé à reculer leurs limites, et à donner à leur empire trop d'étendue pour que la seule race des Spartiates naturels pût contenir aisément la multitude des étrangers, l'édifice de leur puissance croula bientôt. Jamais république n'ouvrit son sein à de nouveaux citoyens avec autant de facilité que la république romaine. Aussi sa fortune répondit-elle à une si sage institution, et la vit-on, s'étendant par degrés, former un empire aussi grand que l'univers entier. Les Romains étaient dans l'usage de conférer le droit de cité, et cela au plus haut degré; je veux dire, non pas seulement le droit de commerce, de mariage, d'hérédité, mais même le droit de suffrage, le droit de pétition, et celui de briguer les honneurs : et cela encore non pas seulement à tel ou tel individu; mais à des familles, à des villes, et même à des nations entières. Ajoutez l'usage où ils étaient de tirer du corps des citoyens de quoi fonder des colonies, à l'aide desquelles la race romaine se transplantait dans un sol étranger. Or, ces deux moyens, si vous les mettez ensemble, et concevez bien ce que peut leur concours, vous direz hardiment, non que les Romains se répandirent sur l'univers entier, mais que l'univers même se répandit sur les Romains et telle est la plus sûre méthode pour reculer les limites d'un empire. Ce qui me cause quelquefois de l'étonnement, c'est que l'empire des Espagnols puisse, avec un si petit nombre de natifs, embrasser et tenir sous le joug tant de royaumes et de provinces. Mais certainement l'Espagne, proprement dite, peut être regardée comme un assez grand tronc, vu que son territoire est beaucoup plus étendu, que celui qui était tombé en partage à Rome et à Sparte naissantes. Or, quoique les Espagnols n'accordent le droit de cité qu'avec assez d'épargne, ils ne laissent pas de faire quelque chose d'approchant ; vu qu'assez souvent ils reçoivent dans leurs troupes des hommes de toute nation, et que, dans leurs guerres, ils défèrent le commandement en chef à des étrangers. Cependant cet inconvénient-là même du petit nombre des habitants naturels, il n'y a pas si longtemps qu'ils paraissent l'avoir senti, et avoir pensé à y remédier; témoin la pragmatique sanction, qu'ils n'ont publiée que cette année. 6. Il est certain que tous ces arts sédentaires qui s'exercent, non en plein air, mais sous le toit, et que ces mains-d'oeuvres délicates qui demandent plutôt le travail des doigts, que celui des bras, sont, de leur nature, contraires à l'esprit militaire. En général, les peuples belliqueux aiment à ne rien faire, et craignent moins le danger que le travail; et cette disposition, il faut bien se garder de la réprimer en eux, pour peu qu'on ait à coeur de maintenir leurs âmes en vigueur. Aussi était-ce une grande ressource pour Athènes, Spartes et Rome, que d'avoir, au lieu d'hommes libres, des esclaves auxquels ils abandonnaient ces sortes de travaux. Mais, depuis l'établissement du christianisme, l'usage des esclaves est presque entièrement tombé en désuétude, Un moyen toutefois qui approche fort de celui-là, c'est d'abandonner ces arts aux étrangers, que, dans cette vue, il faut tâcher d'attirer, ou du moins accueillir aisément. Or, le peuple des natifs doit être composé de trois sortes d'hommes, de cultivateurs, de domestiques libres, et de cette classe d'artisans dont les travaux demandent de la force et des bras d'hommes; tels que sont ces ouvriers qui travaillent en fer, en pierre ou en bois; sans compter les troupes réglées. 7. De tout ce qui peut contribuer à l'agrandissement de l'empire d'une nation, ce qui tend le plus directement à ce but, c'est que cette nation fasse profession d'aimer les armes; qu'elle en fasse gloire; qu'elle les regarde comme la plus noble de toutes les professions; qu'elle y attache les plus grands honneurs : car ce que nous avons dit jusqu'ici ne regarde encore que la simple disposition à l'égard des armes. Mais au fond que servirait cette disposition, si l'on ne s'appliquait jamais à la chose même, pour la réduire en acte ? Romulus, à ce qu'on rapporte, ou comme on le feint, légua, en mourant, à ses concitoyens le conseil de cultiver, avant tout, l'art militaire, leur assurant que, par ce moyen, leur ville s'élèverait au-dessus de toutes les autres, et deviendrait la capitale de l'univers. {Cfr. Tite-Live, L'Histoire romaine, I, 16} Toute la structure de l'empire des Spartiates (disposition qui n'était pas des plus prudentes, mais qui supposait du moins un certain soin tendant à ce but), était organisée à cette fin de les rendre belliqueux. Les Macédoniens et les Perses eurent les mêmes institutions, mais avec moins de constance et de durée. Il fut aussi un temps où les Bretons, les Gaulois, les Germains, les Goths, les Saxons et les Normands se consacraient principalement à la profession des armes. Les Turcs, un peu aiguillonnés en cela par leur loi, suivent aujourd'hui le meure plan; mais chez eux l'art militaire, dans l'état où il est aujourd'hui, a fort décliné. Dans l'Europe chrétienne, la seule nation qui conserve aujourd'hui cet usage, et qui en fasse profession, ce sont les Espagnols : mais, après tout, c'est une vérité si claire et si palpable, que le genre où l'on réussit le mieux, c'est celui dont on fait sa principale étude, qu'il n'est pas besoin de paroles pour la prouver; qu'il suffise de faire entendre que toute nation qui ne cultive pas "ex professo" les armes et l'art militaire, qui n'en fait pas sa principale occupation, sa continuelle étude, ne doit pas prétendre à un certain agrandissement, ni se flatter qu'un tel avantage lui viendra comme de soi-même; au contraire, qu'elle tienne pour certain, et de tous les oracles du temps c'est le plus sûr, que ces nations qui ont fait longtemps profession des armes, et qui en ont eu longtemps la passion (et c'est ce qu'on peut dire principalement des Romains et des Turcs), étendent leur empire avec une étonnante rapidité. Je dirai plus : ces nations mêmes qui n'ont fleuri par la gloire militaire que durant un seul siècle, n'ont pas laissé d'en tirer cet avantage, que, durant ce siècle, elles sont parvenues à un tel point d'accroissement, qu'ensuite, durant un grand nombre de siècles, quoique, chez eux, la discipline militaire se soit fort relâchée, elles n'ont pas laissé de rester à ce point. 8. Un précepte très analogue au précédent, c'est qu'un état ait des lois, et des coutumes qui lui fournissent aisément et comme à la main de justes causes, ou du moins des prétextes pour faire la guerre. Car il est, dans les âmes de tous les hommes, un sentiment de la justice tellement inné, que, lorsqu'il s'agit de la guerre, qui entraîne après soi tant de calamités, ils ne se décident point à la faire sans une raison très grave, ou du moins trè spécieuse. Les Turcs ont toujours sous la main, et comme à volonté, un prétexte de guerre ; savoir : la propagation de leur loi et de leur secte; et les Romains, quoique leurs généraux tinssent à grand honneur d'avoir pu reculer les limites de leur empire, n'ont pourtant jamais entrepris de guerre à cette seule fin de reculer ces limites. Ainsi, toute nation qui aspire à commander, doit se faire une habitude d'avoir un sentiment vif et prompt de toute injure, quelle qu'elle puisse être, faite à ceux de leurs sujets qui occupent la frontière, mi à leurs marchands, ou à leurs fonctionnaires publics; et à la première provocation, ne point différer la vengeance; par la même raison, qu'elle soit prompte et alerte pour secourir ses alliés et ses confédérés : c'est une règle dont les Romains ne s'écartèrent jamais; et cela, au point que, si l'on commettait des hostilités contre quelqu'un de leurs alliés, même contre ceux qui avaient contracté avec d'autres des alliances défensives, et qui imploraient le secours d'un grand nombre d'autres, les Romains accouraient toujours les premiers, ne se laissant jamais prévenir à cet égard, ni enlever l'honneur attaché à un tel service. Quant à ce qui regarde les guerres allumées dans les anciens temps, en conséquence d'une certaine conformité ou correspondance tacite des états, je ne vois pas trop sur quels droits elles étaient fondées. Mais du genre de celles dont nous parlons ici, furent les guerres entreprises par les Romains, pour affranchir la Grèce et lui rendre la liberté. Telles aussi celles des Lacédémoniens et des Athéniens, pour établir ou renverser des démocraties ou des oligarchies. Telles encore celles que firent certaines républiques, ou certains princes, sous prétexte de protéger les sujets d'autres états, et de les délivrer de la tyrannie. Mais, quant à notre objet actuel, il suffit de statuer qu'un état ne doit pas se flatter de pouvoir s'agrandir, si, à la première occasion juste, il ne s'éveille aussitôt pour courir aux armes. 9. Aucun corps, soit naturel, soit politique, ne peut, sans faire d'exercice, jouir d'une santé ferme et inaltérable. Or, quant aux royaumes et aux républiques, une guerre juste et honorable est ce qui leur tient lieu d'exercice. La guerre civile est comme la chaleur de la fièvre; mais une guerre au-dehors est comme cette chaleur qui naît du mouvement et qui contribue à la santé; car l'effet d'une paix accompagnée d'inertie et d'une sorte d'engourdissement, est d'amollir les âmes et de corrompre les cœurs. Mais, quoi qu'il en puisse être par rapport au bonheur réel d'un état quelconque, il ne laisse pas d'importer fort à son agrandissement, qu'il soit toujours en armes. Et quoiqu'une armée de vétérans, tenue perpétuellement sous le drapeau, soit d'une grande dépense et d'un grand entretien, c'est pourtant une force qui met une nation en état de donner la loi à ses voisins, ou qui du moins ajoute, en toutes choses, à sa réputation. C'est ce dont nous voyons un exemple frappant dans les Espagnols, qui, depuis cent vingt ans, entretiennent toujours une armée de vétérans dans certaines parties, quoique ce ne soit pas toujours dans les mêmes.