[8,0] LIVRE VIII. [8,1] CHAPITRE PREMIER. Division de la science civile en doctrine sur l'art de traiter avec les autres; science des affaires, et science du gouvernement, ou de la République. Une ancienne histoire, roi plein de bonté, rapporte qu'une multitude de philosophes s'étant assemblés en grand appareil, en présence de l'envoyé d'un roi étranger, chacun d'eux prenait peine à étaler sa sagesse, afin que cet envoyé, en prenant la plus haute idée, eût un beau rapport à faire sur la merveilleuse sagesse des Grecs. Cependant un d'entre eux ne disait mot, et ne fournissait point sa part, l'envoyé se tourna de son côté, et lui dit : "et vous, n'avez-vous rien à me dire, dont je puisse faire mon rapport ?" "Rapportez à votre maître", lui répondit ce philosophe, "que vous avez trouvé parmi les Grecs un homme qui savait se taire". {Cfr. Plutarque, Oeuvres morales, Sur le bavardage} Quant à moi, en faisant cette espèce d'inventaire des sciences, j'avais oublié d'y insérer l'art de se taire. Néanmoins cet art-là ; puisque le plus souvent il nous manque, je l'enseignerai du moins par mon propre exemple; mais comme l'ordre des choses mêmes m'a enfin conduit à parler peu après de l'art de gouverner, ayant à le faire devant un si grand prince, qui est un maître consommé dans cet art, et qui l'a, pour ainsi dire, sucé dès le berceau ; ne pouvant non plus oublier tout-à-fait le rang que j'ai occupé près de votre personne, j'ai cru devoir plutôt, en me taisant sur ce sujet, qu'en le traitant devant Votre Majesté, lui prouver ce que je sais faire en ce genre. Or, Cicéron observe qu'il est dans le silence, non seulement un certain art, mais même une sorte d'éloquence. Aussi, dans une de ses lettres à Atticus, où il lui rend compte de certains entretiens qu'il avait eus avec un autre, et de ce qui s'y était dit, il ajoute : "ici j'empruntai quelque peu de votre éloquence, et je me tus". {Cicéron, Lettres à Atticus, XIII, 42} Quant à Pindare, qui a cela de particulier, que de temps en temps il frappe tout à coup les esprits par quelque petite sentence, les frappe, dis-je, comme avec une verge divine, il lance je ne sais quel trait semblable à ce qui suit. "Quelquefois ce qu'on ne dit pas, fait plus d'impression que ce qu'on dit". Ainsi, sur cet art du silence, j'ai pris le parti de nie taire, ou ce qui approche beaucoup du silence, celui d'être fort succinct. Mais avant de passer aux arts du commandement, il est un assez grand nombre d'observations à faire sur les autres parties de la science civile. La science civile roule sur un sujet si vaste et si varié, qu'il est fort difficile de le ramener à des principes. Il est pourtant des moyens qui diminuent cette difficulté ; car, en premier lieu, comme ce premier Caton, surnommé le censeur, avait coutume de dire des Romains, ses concitoyens : "ils ressemblent aux brebis, animaux tels qu'il est moins facile d'en mener un seul que le troupeau tout entier; car si vous pouvez venir à bout de pousser une seule brebis dans le droit chemin, à l'instant toutes les autres vont suivre celle-là". {Plutarque, Vie de Caton l'Ancien, ch. VIII} On peut dire aussi qu'à cet égard le rôle de la morale est plus difficile que celui de la politique. En second lieu, la morale se propose de pénétrer, de remplir l'âme d'une bonté intime; mais la science civile n'exige rien de plus qu'une bonté extérieure, qui suffit pour la société; aussi n'est-il pas rare que le régime soit bon et le temps mauvais. C'est une remarque qu'on rencontre à chaque pas dans l'écriture, lorsqu'il y est question des rois bons et religieux ; il y est dit : "mais le peuple n'avait pas encore tourné son coeur vers le seigneur Dieu de ses pères". {Saint Paul, II Corinthiens, XX, 33} Ainsi le rôle de la morale est aussi a cet égard plus diiïicile que celui de la politique. En troisième lieu, les états ont cela de propre, que, semblables à de grandes machines, ils se meuvent fort lentement, et ce n'est pas sans un grand appareil ; mais aussi, par cette même raison, sont-ils plus difficiles à ébranler ; car de même qu'en Égypte, les sept années fertiles nourrirent les sept années stériles, de même aussi dans les républiques, los bonnes institutions des premiers temps font que les erreurs des siècles suivants ne sont pas si promptement funestes ; mais la volonté et les moeurs de chaque individu se dépravent plus rapidement. Ainsi cette circonstance, qui charge la morale, allège d'autant la politique. La science civile a trois parties, qui répondent aux trois actions sommaires de la société ; savoir : l'usage du monde, la science des affaires, et la science du commandement ou de la république; car il est trois espèces d'avantages, que les hommes tâchent de se procurer par la société civile; savoir: remède contre la solitude, assistance dans les affaires, et protection contre les injures. Or, ces trois espèces de prudences sont tout-à-fait différentes l'une de l'autre, et rarement réunies: prudence dans la société, prudence dans les affaires, et prudence dans le gouvernement. Quant aux manières, il ne faut certainement pas y mettre d'affectation, beaucoup moins encore de la négligence; car cette prudence qui sait les régler, annonce une certaine dignité dans le caractère, et donne de grandes facilités pour toutes les affaires, tant publiques que privées. En effet, de même que l'action est d'un si grand prix pour l'orateur (quoique ce soit quelque chose d'extérieur), qu'on l'a préfère à ces autres parties au fond plus importantes, et qui tiennent davantage à l'intérieur : c'est ainsi que, dans un homme du monde, les manières et la méthode qui le gouverne (bien qu'elle ne roule que sur des choses toutes extérieures), ne laisse pas d'occuper, sinon le premier rang, du moins une place distinguée. En effet, quelle influence n'a pas l'air même du visage, et la manière de le composer ? c'est avec raison qu'un poète a dit : "Gardez-vous de détruire l'effet de votre discours par l'air de votre visage". {Ovide, L'art d'aimer, II, 312} Car l'on peut, par l'air de son visage, détruire toute la force d'un discours, et en détruire tout l'effet; et l'on peut effacer, par l'air de son visage, les faits tout aussi bien que les discours; si nous en croyons Cicéron, qui, en recommandant à son frère de témoigner beaucoup d'affabilité au peuple de son gouvernement, observe que cette affabilité ne consiste pas seulement à se rendre accessible, mais de plus à montrer un visage gracieux à ceux par qui on se laisse approcher. "Que sert", dit-il, "de tenir sa porte ouverte, si l'on tient son visage fermé?" {Cfr. Quintus Cicero, Essai sur la candidature, XI} Nous voyons aussi qu'Atticus, vers le temps de la première entrevue de Cicéron avec César, la guerre étant encore allumée, l'exhorte par lettres, très sérieusement, à composer avec soin son geste et l'air de son visage, à lui donner de la gravité et de la dignité. {Cicéron, Lettres à Atticus, IX, 12} Que si telle est la puissance d'une physionomie et d'un visage composé avec soin, quelle sera donc celle des entretiens familiers, et de toutes ces autres parties qui se rapportent à l'art de traiter avec es autres ? Or, l'on peut dire que le sommaire, l'abrégé de ce décorum, de cette dignité dont nous parlons, consiste presque en ce seul point, à garantir tellement et la dignité des autres, et sa propre dignité, qu'on tienne entr'eux et soi la balance presque égale; et c'est ce que Tite-Live n'a pas mal exprimé dans ce passage, où il donne l'idée de son propre caractère, "afin", dit-il, "de ne paraître ni arrogant, ni servile; car, dans le premier cas, ce serait perdre de vue la liberté d'autrui; et dans le dernier, sa propre liberté" ; [Tite-Live, L'histoire romaine, XXIII, 12} d'un autre coté, si l'on se pique trop de cette urbanité et de cette élégance de moeurs, ces petites attentions portées à l'excès, dégénèrent en une affectation ridicule et repoussante ; car, "quoi de plus ridicule que de transporter le théâtre dans la vie ordinaire !" Je dirai plus : en supposant même qu'on ne donne pas dans cet excès vicieux, ces minuties consument trop de temps, et une âme qui s'abaisse à de pareils soins, ne peut que se dégrader. Aussi, de même que, dans les collèges, les jeunes gens studieux, mais qui se prêtent trop au commerce de leurs égaux, reçoivent de leurs maîtres cet avertissement : "les amis sont des voleurs de temps"; on peut dire de même que cette vigilance si pointilleuse à observer le décorum, dérobe beaucoup de temps à des méditations plus importantes. De plus, ceux qui se distinguent par cette urbanité, et qui semblent nés pour cela seulement, se complaisent dans ce frêle avantage, et aspirent rarement à des vertus plus solides et plus élevées ; au lieu que ceux qui sentent ce qui leur manque à cet égard, tachent d'y suppléer par une bonne réputation; car, dès qu'un homme jouit d'une bonne réputation, tout lui sied; mais lorsque cet avantage manque, c'est alors seulement qu'il faut tâcher d'y suppléer par cette facilité de moeurs et cette urbanité; mais dans les affaires il n'est point d'obstacle aussi puissant et aussi fréquent que cette vigilance pointilleuse à observer le decorum, et que cet autre défaut qui est subordonné au premier, je veux dire cette sollicitude minutieuse a choisir les moments et les occasions; car, comme l'a si bien dit Salomon : "celui qui regarde aux vents, ne sème point; et celui qui regarde aux nuages, ne moissonne point". {Ecclesiast. XI, 4} Le plus souvent il faut plutôt créer les occasions que les attendre. En un mot, cette urbanité de moeurs est comme l'habit de l'âme; elle doit donc avoir tous les avantages et toutes les commodités d'un habit. 1°. Elle doit être de nature à servir en toute occasion. En second lieu, elle ne doit être ni trop somptueuse, ni trop recherchée. De plus, si notre âme est douée de quelque perfection, elle doit être de nature à la faire ressortir, et si nous avons quelque défaut, à y suppléer, ou tout au moins à le voiler. Enfin, cet habit ne doit pas être trop juste, et mettre l'âme tellement à l'étroit, que, dans l'action, ses mouvements en soient gênés, et qu'elle ne puisse plus se remuer. Mais cette partie de la science civile, qui regarde la manière de traiter avec les autres, ayant été élégamment cultivée par quelques écrivains, elle ne doit en aucune manière être classée parmi les choses à suppléer.