[4,2] CHAPITRE II. Division de la doctrine qui a pour objet le corps humain, en médecine et en science de la volupté. Division de la médecine en trois fonctions ; savoir : conservation de la santé, guérison des maladies, et prolongation de la vie : que la dernière partie, qui traite de la prolongation de la vie, doit être séparée des deux autres. LA doctrine qui a pour objet le corps humain, reçoit la même division que les biens du corps même qu'elle est destinée à servir. Or, les biens du corps sont de quatre espèces : santé, beauté ou agréments de la personne, force, et volupté; auxquelles répondent autant de sciences, médecine, cosmétique, athlétique et science de la volupté, que Tacite appelait "un luxe savant". {Cfr. TACITE Annales, XVI, 18} L'art de la médecine est des plus nobles, et rien de plus illustre que son origine, si nous en croyons les poètes. Ils ont représenté Apollon comme le premier dieu de la médecine, lui donnant pour fils Esculape, dieu aussi et médecin de profession. Car, si, d'un côté, le soleil, parmi les corps naturels, est l'auteur, la source de la vie; de l'autre, le médecin en est le conservateur, et, en quelque manière, la seconde source. Mais ce qui donne encore plus de relief à la médecine, ce sont les oeuvres du Sauveur, qui fut médecin du corps et de l'âme; et comme il fit de l'âme l'objet de sa céleste doctrine, il constitua aussi le corps humain comme l'objet propre de ses miracles. Car nous ne lisons nulle part qu'il ait fait aucun miracle relativement aux honneurs, à l'argent (à l'exception de celui qu'il fit pour payer le tribut à César); mais seulement par rapport au corps humain, soit pour le conserver, soit pour le substanter, soit pour le guérir. Ce sujet de la médecine, je veux dire le corps humain, est, de tous ceux que la nature a formés, le plus susceptible de remèdes; mais, d'un autre côté, l'art d'administrer ces remèdes est de tous les arts le plus sujet à l'erreur. Car cette délicatesse, et cette variété même du sujet, qui ouvre à l'art de guérir un si vaste champ, fait qu'il est facile de s'y égarer. Ainsi, comme cet art, du moins à la manière dont on le traite aujourd'hui, est regardé comme très conjectural ; l'étude n'en est, par cela même, que plus difficile, et n'en exige que plus d'application. Mais nous n'irons pas pour cela extravaguer avec Paracelse et les Alchimistes, au point de croire qu'on trouve dans le corps humain des choses qui répondent aux diverses espèces dispersées dans l'immensité des choses ; par exemple, aux étoiles, aux minéraux, comme ils l'ont imaginé ; traduisant grossièrement cette expression emblématique des anciens : que "l'homme est un microcosme", ou un abrégé du monde entier, et l'ajustant à leur chimérique opinion. Mais enfin cette opinion même revient à ce que nous avons commencé à dire : que parmi les corps naturels, il n'en est point de plus composé et de plus mélangé que le corps humain. Car nous voyons que les herbes et les plantes se nourrissent de terre et d'eau; les animaux, d'herbes et de fruits; l'homme, de la chair des animaux (quadrupèdes, oiseaux, poissons) et même d'herbes, de graines, de fruits, de sucs et de liqueurs de toute espèce; à quoi il faut ajouter ce nombre infini d'espèces d'assaisonnements et de préparations que subissent tous ces corps, avant de lui servir d'aliments. Ajoutez encore que la manière de vivre des animaux est plus simple; et que, chez eux, ces affections qui agissent sur le corps, sont en plus petit nombre et agissent d'une manière presque uniforme. Au lieu que l'homme, par l'effet du changement de lieu, d'exercices, d'affections, par la vicissitude du sommeil et de la veille, éprouve un nombre infini de variations. Tant il est vrai que, de toutes les substances, la masse du corps humain est la plus fermentée et la plus mélangée. Mais l'âme, au contraire, est la plus simple de toutes les substances. Et c'est ce qu'a fort bien exprimé ce poète qui a dit : "Et il laissa cette substance éthérée, simple et pure, qui est douée du sentiment". {Virgile, Énéide, VI, 747} Il n'est donc pas étonnant que l'âme, ainsi logée ne trouve point de repos, suivant l'axiome qui dit : "que le mouvement des choses, placées hors de leur lieu, est rapide et paisible, lorsqu'elles sont dans ce lieu". Cette composition et cette structure si délicate et si variée du corps humain, en a fait une sorte d'instrument de musique d'un travail difficile et exquis, et qui perd aisément son harmonie. Ainsi, c'est avec beaucoup de raison que les poètes réunissent, dans Apollon, l'art de la musique et celui de la médecine; attendu que le génie de ces deux arts est presque semblable, et que l'office du médecin consiste proprement à monter et à toucher la lyre du corps humain, de manière qu'elle ne rende que des sons doux et harmonieux. Disons donc enfin que l'inconstance et la variation de ce sujet n'en a rendu l'art que plus conjectural. Et c'est par cela même que cet art est conjectural, qu'il a ouvert un si vaste champ, non seulement à l'erreur, mais même à l'imposture. Car, lorsqu'il s'agit des autres arts, ou en juge par le talent et les fonctions qui leur sont propres; et non par les résultats et les succès. Par exemple, l'on juge de l'habileté d'un avocat, par le talent même dont il fait preuve dans la composition et le débit; non par l'issue du procès. De même un pilote fait ses preuves par l'adresse avec laquelle il manie le gouvernail; et non par le succès de l'expédition. Au lieu que le médecin, et peut-être aussi le politique, ont à peine un petit nombre d'actions qui leur soient propres, et à l'aide desquelles ils puissent donner une preuve bien claire de leur talent et de leur habileté. Mais c'est presque toujours à l'événement qu'ils doivent les honneurs qu'on leur rend, ou l'infamie dont on les couvre; manière de juger tout-à-fait inique. Car au fond, qui sait, lorsque le malade meurt ou se rétablit, lorsque la république prospère ou décline, si c'est un effet du hasard ou de la marche qu'on a suivie? Aussi n'arrive-t-il que trop souvent qu'un imposteur remporte la palme, tandis que la vertu ne recueille que le blâme. Disons plus telle est la faiblesse et la crédulité humaine, que trop souvent l'on préfère la première donneuse de recettes et le premier charlatan, au plus savant médecin. Aussi les poètes ont-ils prouvé qu'ils avaient des yeux, et fait preuve d'une grande pénétration, lorsqu'ils ont donné pour soeur à Esculape l'enchanteresse Circé, en supposant que l'un et l'autre étaient enfants du soleil. C'est ce qu'on voit dans ces vers sur Esculape, fils de Phébus : "Ce fut lui qui frappa de la foudre l'inventeur de ce grand art, le fils de Phébus, et le précipita dans les eaux du Styx". {Virgile, Énéide, VII, 772} Et par ces autres vers sur Circé, fille du soleil : "Où l'opulente fille du soleil, dans des bois inaccessibles à la faible lueur des astres de la nuit, brûle le cèdre odoriférant". {Virgile, Énéide, VII, 11-13} Car c'est dans tous les temps qu'on voit, du moins quant à l'opinion vulgaire et à la renommée, les charlatans, les vieilles, les imposteurs, rivaliser, en quelque manière, avec les médecins, et lutter avec eux pour la célébrité des cures. Mais qu'en arrive-t-il ? Que les médecins se disent à eux-mêmes ce que Salomon se disait aussi, mais sur un sujet plus grave : "Si le succès de l'insensé et le mien sont absolument les mêmes, à quoi m'aura servi de m'être appliqué davantage à la sagesse ?" {Ecclésiaste, II, 15} Quant à moi, je veux moins de mal aux médecins, quand je les vois s'adonner à quelqu' autre genre d'étude dans lequel ils se complaisent, plus que dans l'art même qu'ils professent. Car vous trouverez parmi eux des poètes, des antiquaires, des critiques, des rhéteurs, des politiques, des théologiens, et plus versés dans ces arts-là, que dans leur profession même ; et ce n'est pas, je pense, parce qu'ayant continuellement sous les yeux des objets tristes et dégoûtants, ils ont besoin de s'en distraire par d'autres occupations, comme le leur a objecté je ne sais quel déclamateur contre les sciences; mais ceux d'entre eux qui sont hommes, croient que "rien d'humain ne leur est étranger" {Terence, Heautontimoroumenos, I, 1, 25} mais par cette raison-là même dont nous parlons ici, parce qu'ils pensent qu'il importe peu à leur réputation et à leur fortune qu'ils restent, dans leur art, au degré de la médiocrité, ou qu'ils s'élèvent au plus haut point de perfection. Car l'ennui d'être malade, l'amour de la vie, les illusions de l'espérance, la recommandation de leurs amis, font que les hommes ne donnent que trop aisément leur confiance à des médecins, quels qu'ils puissent être. Mais, si l'on y fait plus d'attention, l'on trouvera que cette raison-là même tend plus à inculper les médecins, qu'à les excuser. Eh pourquoi aussi perdent-ils sitôt l'espérance, et n'ont-ils pas le courage de redoubler d'efforts? Car, si l'on daignait s'éveiller un peu pour observer, pour regarder peu-à-peu autour de soi, l'on verrait aisément, d'après des exemples fréquents et familiers, combien est grand l'empire que la pénétration et la subtilité d'entendement peut exercer sur la variété, soit de la matière, soit de la forme des choses. Rien n'est plus varié que les visages; cependant la mémoire en retient toutes les différences. Il y a plus : un peintre, à l'aide de quelques petites coquilles de couleurs, de la justesse de son coup d'oeil, de la force de son imagination, et de la sûreté de sa main, serait en état d'imiter, avec son pinceau, les visages de tous les hommes qui existent, de ceux qui ont existé, et même de ceux qui existeront, s'ils étaient là. Rien de plus varié certainement que la voix humaine, et cependant nous en discernons toutes les différences dans les divers individus. Bien plus : il est des bouffons et des pantomimes qui savent imiter la voix de qui il leur plaît, et la copier, au point qu'on les croirait présents. Rien de plus varié que les sons articulés, je veux dire, les mots ; on a pourtant trouvé le moyen de les réduire au petit nombre des lettres de l'alphabet. Convenons donc une fois que, si l'on voit tant de doute et d'incertitude dans les sciences, ce n'est pas que l'esprit humain manque de pénétration et d'étendue ; c'est plutôt parce que l'objet est placé trop loin de sa vue. Car, de même que le sens, lorsqu'il est fort éloigné de l'objet, se trompe le plus souvent; et qu'au contraire, lorsqu'il s'en approche suffisamment, il ne se fait plus illusion, il en est de même de l'entendement. Or, les hommes sont dans l'habitude de contempler la nature comme d'une tour élevée, et de s'attacher trop aux généralités. Que s'ils daignaient descendre de là, s'abaisser aux faits particuliers, considérer les choses mêmes avec plus d'attention et de constance; ce serait alors qu'ils acquerraient des connaissances plus réelles et plus utiles. Ainsi le remède à cet inconvénient n'est pas seulement d'aiguiser l'organe même, ou de le fortifier; mais c'est aussi de l'approcher davantage de l'objet. Il n'est donc pas douteux que, si les médecins, abandonnant un peu ces généralités, allaient au-devant de la nature, ils parviendraient à ce degré de sûreté que le poète exprime ainsi : "Les maladies varient, eh bien! nous varierons nos méthodes de traitement; à mille espèces de maux, nous opposerons mille espaces de remèdes". {Cfr. Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 525} Ce à quoi ils sont d'autant plus obligés, que ces philosophies mêmes sur lesquelles se fondent les médecins, soit méthodistes, soit chimistes (car toute médecine qui n'est pas fondée sur la philosophie, est quelque chose de bien faible); que ces philosophies, dis-je, ne sont pas d'un grand prix. Si donc les principes trop généraux (en supposant même qu'ils soient vrais) ont l'inconvénient de ne pas conduire assez sûrement à la pratique, que sera-ce de ces autres généralités qui sont fausses en elles-mêmes, et qui, au lieu de conduire, séduisent? Ainsi la médecine, comme nous nous en sommes assurés, est tellement constituée, qu'on peut dire qu'on l'a plus traitée que cultivée, et plus cultivée qu'augmentée ; attendu que le résultat de tous les travaux dont elle a été l'objet, a été plutôt de tourner dans un cercle, que de faire des pas en avant. Car j'y vois assez de répétitions; mais j'y vois peu de véritables additions. Nous la diviserons en trois parties, que nous appellerons ses trois offices : la première est la conservation de la santé; la seconde est la guérison des maladies; la troisième, la prolongation de la vie. Et cette dernière, les médecins ne paraissent pas l'avoir regardée comme une des parties essentielles de leur art; mais l'avoir mêlée assez mal à propos avec les deux autres. Car ils s'imaginent que, s'ils pouvaient prévenir les maladies, ou les guérir, la prolongation de la vie s'ensuivrait nécessairement. C'est ce qui n'est nullement douteux; cependant ils n'ont pas la vue assez fine pour voir que l'un et l'autre de ces deux offices ne se rapportent proprement qu'aux maladies et à cette prolongation de la vie à laquelle elles font obstacle. Ainsi alonger le fil de la vie, et éloigner cette mort qui vient à pas lents, et qui a pour cause la simple dissolution et l'atrophie de la vieillesse, c'est un sujet qu'aucun médecin n'a traité d'une manière qui répondît à son importance. Et il ne faut pas se laisser ici arrêter par un vain scrupule, et s'imaginer que notre dessein est de rappeler à l'office et à la jurisdiction de l'art, ce qui est commis au destin et à la divine providence. Car il n'est pas douteux que la providence ne dispose également de toute espèce de mort, soit violente, soit occasionnée par les maladies, soit enfin de celle qui est le simple effet de l'âge. Mais cela n'empêche pas qu'il ne soit permis d'user, à cet égard, de préservatifs et de remèdes. Or, l'art et l'industrie ne pouvant commander au destin et à la nature, ils ne peuvent que les aider, en leur obéissant. Mais c'est ce dont nous parlerons ci-après. Il nous suffira d'avertir ici d'avance de ne pas confondre mal à propos ce troisième office de la médecine avec les deux premiers, et c'est ce qu'on a toujours fait jusqu'ici. Quant à l'office, qui a pour objet la conservation de la santé, ce qui est le premier de ces deux offices dont nous avons parlé d'abord, ce grand nombre d'auteurs qui ont écrit sur ce sujet, l'ont fait, à plusieurs égards, avec bien peu d'intelligence, mais surtout en donnant trop à la qualité des aliments, et trop peu à la quantité. Bien plus, lorsqu'il est question de la quantité, semblables à autant de moralistes, ils ont trop vanté la médiocrité, attendu que les jeûnes tournés en habitude, et un régime plus plein, une fois qu'on y est accoutumé, conservent plus sûrement la santé que tous ces milieux si vantés, dont l'effet est presque toujours de rendre la nature paresseuse et incapable de supporter au besoin, soit l'excès, soit le défaut. Quant aux différentes espèces d'exercices qui contribuent le plus à conserver la santé, aucun médecin ne les a encore suffisamment distingués et spécifiés ; quoiqu'il n'y ait presque point de disposition à quelque maladie, qui ne puisse être corrigée par certains exercices bien appropriés. Le jeu de boules est bon pour les maladies des reins; l'exercice de l'arc, pour celles du poumon ; la promenade, soit à pied, soit celle où l'on se fait porter, pour la faiblesse d'estomac; et d'autres exercices, pour d'autres maladies : mais cette partie qui traite de la conservation de la santé, ayant été traitée en son entier, il n'entre pas dans notre plan d'en noter en détail les moindres défauts. Quant à ce qui regarde la guérison des maladies, c'est la partie de la médecine dont on s'est le plus laborieusement occupé, mais avec assez peu de fruit. Elle renferme la doctrine sur ces maladies auxquelles le corps lnunain est le plus sujet, en y joignant leurs causes, leurs symptômes et leurs remèdes. Il est, dans ce second office de la médecine, bien des choses à suppléer. Je n'en indiquerai qu'un petit nombre des plus remarquables, et ce sera assez d'une simple énumération, sans nous astreindre à aucun ordre ou à aucune méthode marquée. La première omission, c'est de n'avoir pas continué ce travail, si utile et si exact d'Hippocrate, qui avait soin d'écrire une relation circonstanciée de tout ce qui arrivait aux malades, en spécifiant quelle avait été la nature de la maladie, quel le traitement, quelle l'issue. Or, ayant sous la main un exemple si bien approprié et si distingué dans un personnage qui a passé pour le père de l'art, il n'est nullement besoin de chercher des exemples au dehors, et d'en emprunter des autres arts; par exemple, de la prudence des jurisconsultes qui ont grand soin de conserver par écrit la mémoire des cas les plus célèbres, et des décisions nouvelles, afin d'être mieux munis et mieux préparés pour les autres cas qui peuvent survenir : je dis donc que cette continuation des narrations médicinales, surtout de narrations rédigées en un seul corps, et digérées avec tout le soin et le jugement requis, est un ouvrage qui nous manque ; mais notre idée n'est pas qu'on donne à cette collection assez d'étendue pour y faire entrer les observations familières et triviales, ce qui serait sans fin, et n'irait pas au but ; ni assez peu pour ne tenir compte que des faits les plus étonnants et les plus frappants, comme l'ont fait certains auteurs. Car, bien des choses nouvelles, quant à la manière dont elles arrivent et à leurs circonstances, n'ont pourtant, quant à leur genre, rien de nouveau. Mais il n'est point d'observateur un peu attentif, qui, dans les faits les plus communs, ne trouve bien des choses qui méritent d'être observées. De même, dans les recherches anatomiques, il arrive le plus souvent que ce qui convient au corps humain en général, on l'observe avec la plus grande attention, se jetant, même sur ce sujet, dans les plus minutieux détails. Mais s'agit-il des différences qui se trouvent dans les corps divers, alors l'exactitude des médecins est en défaut. Ainsi, tout en assurant que l'anatomie simple a été amplement traitée, nous décidons que l'anatomie comparée est à suppléer. Ce n'est pas qu'on n'observe assez bien les différentes parties, leurs degrés de consistance, leur figure, leurs situations. Mais parlons-nous des différences qui existent dans les divers sujets, quant à la configuration et à l'état de ces parties, voilà ce qu'on n'observe point; et voici quelle est, selon nous, la cause de cette omission. Pour les recherches de la première espèce, c'est assez de l'observation d'un ou de deux sujets anatomiques. Mais pour celles de la seconde espèce (qui sont comparatives, et où il entre beaucoup de hasard), il faut un grand nombre de dissections et d'observations faites avec beaucoup d'attention et de sagacité. Les premières sont aussi, pour les savants, un moyen de se faire valoir dans leurs leçons et devant un nombreux auditoire. Mais le premier genre de connaissances ne peut être le fruit que d'une longue et silencieuse expérience. Au reste, il est hors de doute que la figure et la structure des parties internes le cède de fort peu, pour la variété et la différence des linéaments, à celle des parties externes; que les coeurs, les foies et les ventricules sont susceptibles d'autant de différences, dans les divers individus, que les fronts, les nez et les oreilles. Or, c'est dans ces différences mêmes que consistent trop souvent les causes continues d'une infinité de maladies; et c'est faute de cette considération, que les médecins accusent quelquefois les humeurs, quoiqu'elles ne soient nullement peccantes, et que le mal doive être imputé au seul mécanisme de certaines parties. Dans les maladies de cette espèce, c'est perdre ses peines que d'employer des remèdes altérants (attendu qu'il n'est point là question d'altération); mais il faut se contenter do corriger le vice, d'adoucir le mal, ou de le pallier à l'aide du régime convenable et de remèdes habituels. C'est encore à l'anatomie comparée qu'appartiennent des observations exactes, tant sur les humeurs de toute espèce, que sur les traces et les impressions que laissent les maladies dans les divers corps soumis aux dissections. Car ces humeurs, dans les sujets anatomiques, on les laisse de côté, les regardant comme des espèces d'immondices, comme des objets de dégoût. Cependant il serait surtout nécessaire d'observer le nombre, la nature et les qualités des différentes espèces d'humeurs qui se trouvent dans le corps humain, en ne donnant pas trop, sur ce point, aux divisions reçues; et de déterminer dans quels réservoirs, dans quels département elles fixent ordinairement leur résidence ; et enfin, de déterminer dans le plus grand détail, en quoi elles sont utiles ou nuisibles, et autres choses semblables. Il faudrait de même observer avec soin, dans les divers sujets d'anatomie, les vestiges et les impressions des maladies, les lésions et les désordres qu'elles ont occasionnés dans les parties internes, comme aposthumes, ulcères, solutions de continuité, putréfactions, corrosions, consomptions : et de plus, les extensions, contractions, convulsions, luxations, ou dislocations, obstructions, réplétions, tumeurs, sans oublier toutes les espèces de substances praeter-naturelles, qu'on trouve dans le corps humain, comme calculs, carnosités, tubérosités, vers; toutes ces choses, dis-je, il faut les observer avec le plus grand soin, à l'aide de ce que nous appelons l'anatomie comparée, et des observations réunies d'un grand nombre de médecins, ne former qu'un seul corps. Mais cette diversité d'accidents, dans les différents sujets anatomiques, est une matière qu'on traite superficiellement, ou qu'on néglige tout-à-fait. Quant à cette autre omission, qu'on peut relever dans l'anatomie, et qui consiste en ce qu'on n'est pas dans l'usage de disséquer des corps vivants, qu'en pouvons-nous dire? c'est quelque chose d'odieux et de barbare, et que Celse a justement condamné. Mais il n'en est pas moins vrai (et c'est ce que les anciens avaient aussi observé) qu'il est une infinité de pores, de méatus, d'ouvertures des plus déliées, qui ne paraissent point dans les dissections; vu que, dans les cadavres, elles sont fermées on masquées : au lieu que, dans le vivant, elles sont dilatées et peuvent être rendues visibles. Ainsi, afin de pourvoir à l'utilité, en respectant les droits de l'humanité, je dis que, sans rejeter tout-à-fait l'anatomie du vivant, ni se rabattre sur les observations que le hasard peut offrir aux chirurgiens (comme le fait Celse), l'on peut fort bien remplir cet objet par les dissections d'animaux vivants, lesquels, nonobstant les différences qu'on observe entre leurs parties et celles de l'homme, peuvent, à l'aide d'un certain discernement, suffire pour ces recherches. De même, dans cette autre recherche qui a pour objet les maladies, il en est qu'ils déclarent incurables; les unes, dès le commencement de l'attaque; les autres, après une certaine période révolue. En sorte que les proscriptions de Sylla et des Triumvirs n'étaient rien auprès de celles des médecins, qui, par leurs très iniques arrêts, dévouent à la mort un si grand nombre d'hommes, dont la plupart, en dépit des docteurs, échapperaient plus aisément que ne le firent autrefois ces proscrits de Rome. Je ne balancerai donc pas à ranger parmi les choses à suppléer, un ouvrage sur la cure des maladies réputées incurables; afin d'évoquer, en quelque manière, des médecins distingués et d'une âme élevée, et de les exciter à entreprendre sérieusement cet ouvrage, autant que le comporte la nature des choses. Car déclarer incurables ces maladies, cela même est sanctionner, par une sorte de loi, la négligence et l'incurie ; c'est garantir l'ignorance d'une infamie trop méritée. Je dirai de plus, en insistant sur ce sujet, que l'office du médecin n'est pas seulement de rétablir la santé, mais aussi d'adoucir les douleurs et les souffrances attachées aux maladies; et cela non pas seulement en tant que cet adoucissement de la douleur considérée comme symptôme périlleux, contribue et conduit à la convalescence; mais encore afin de procurer au malade, lorsqu'il n'y a plus d'espérance, une mort douce et paisible. Car ce n'est pas la moindre partie du bonheur que cette euthanasie (qu'Auguste souhaitait si fort pour lui-même ), et qu'on observa aussi au décès d'Antonin-le-Pieux, qui semblait moins mourir, que tomber peu à peu dans un sommeil doux et profond. On rapporte aussi d'Épicure, qu'au moment où sa maladie ne laissait plus d'espérance, il se procura une pareille mort en se gorgeant de vin, et noyant, pour ainsi dire, l'estomac et le sentiment; ce qui donna lieu à ce trait d'épigramme : "Ce fut ainsi qu'il but l'eau du Styx étant ivre". C'est-à-dire, qu'à l'aide du vin, il masqua l'amertume des eaux du Styx. {Cfr. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des Philosophes illustres, livre X (Épicure), par. 16} Mais, de notre temps, les médecins semblent se faire une loi d'abandonner les malades dès qu'ils sont à l'extrémité. Au lieu qu'à mon sentiment, s'ils étaient jaloux de ne point manquer à leur devoir, ni par conséquent à l'humanité, et même d'apprendre leur art plus à fond, ils n'épargneraient aucun soin pour aider les agonisants à sortir de ce monde avec plus de douceur et de facilité. Or, cette recherche, nous la qualifions de recherche sur l'euthanasie extérieure, que nous distinguons de cette autre euthanasie qui a pour objet la préparation de l'âme, et nous la classons parmi les choses à suppléer. Voici encore ce que je trouve à suppléer par rapport à la cure des maladies. J'avoue que les médecins de notre temps suivent assez bien les intentions générales des cures. Quant aux remèdes particuliers qui, en vertu d'une certaine propriété spécifique, conviennent à telle ou telle maladie, ou ils ne les connaissent pas assez, ou ils ne s'y attachent pas assez scrupuleusement. Car les médecins, grâce à leurs décisions magistrales, nous ont fait perdre tout le fruit des traditions et de l'expérience bien constatée, ajoutant une chose, en retranchant une autre, et changeant tout, par rapport aux remèdes, sans autre règle que leur caprice, et faisant des espèces de quiproquo d'apothicaire. Mais en commandant si orgueilleusement à la médecine, ils ont fait que la médecine ne commande plus à la maladie. Si vous ôtez la thériaque, le mithridate, peut-être encore le diascordium, la confection d'alkermès, et quelques autres remèdes en petit nombre, il n'est presque point de médicament auquel ils s'astreignent avec assez de scrupule et de sévérité. Car ces médicaments que l'on vend dans les boutiques, sont plutôt à la main pour les intentions générales, qu'appropriés aux cures particulières; et ils ne se rapportent spécialement à aucune maladie, mais seulement à certains effets généraux ; comme ceux d'ouvrir les obstructions, de favoriser les concoctions, de détruire les dispositions morbifiques. Voilà pourquoi nous voyons des empiriques et des vieilles réussir mieux dans les cures, que les plus savants médecins, par cela même qu'ils se sont attachés avec plus de scrupule et de fidélité à la composition des remèdes bien éprouvés. Je me rappelle un certain médecin, praticien célèbre en Angleterre, lequel, quant à la religion, tenait un peu du juif, et qui, par sa prodigieuse lecture, était une sorte d'Arabe : il avait coutume de dire : "Vos médecins d'Europe, il est vrai, sont de savants hommes, mais ils n'entendent rien aux cures particulières". De plus raillant sur ce sujet avec assez d'indécence, il ajoutait: "vos médecins ressemblent à vos évoques; ils ont les clefs pour lier et délier, et rien de plus". Mais s'il faut dire sérieusement ce qui en est, nous pensons qu'il importe fort que des médecins distingués tout-à-la-fois par leur expérience et leur érudition, entreprennent un ouvrage sur les remèdes vérifiés et bien éprouvés, relativement aux maladies particulières. Si quelqu'un s'appuyant sur une raison spécieuse, s'avisait de dire qu'il convient à un sage médecin d'avoir égard au tempérament des malades, à l'âge, à la saison, aux habitudes et autres circonstances de cette espèce, et de varier plutôt ses remèdes suivant les cas, que de s'assujettir à certaines règles prescrites; qu'on sache qu'il n'est rien de plus trompeur que cette méthode si vague ; qu'en parlant ainsi, on ne donne pas assez à l'expérience, mais beaucoup trop au jugement. Car, de même que, dans la république romaine, on regardait comme les citoyens les plus utiles et les mieux constitués ceux qui, étant consuls, favorisaient le peuple, ou qui, étant tribuns, penchaient vers le parti du sénat; de même aussi, dans ce genre dont nous parlons, nous aimons fort ces médecins qui, tout en faisant preuve d'une grande érudition, attachent beaucoup de prix à la pratique; ou qui, étant renommés pour la pratique, ne dédaignent pas les méthodes et les principes généraux de l'art. Que s'il est quelquefois besoin de modifier les remèdes, il faut le faire plutôt dans leurs véhicules, que dans le corps même de ces remèdes ; point sur lequel il ne faut pas innover sans la plus évidente nécessité. Ainsi, cette partie qui traite des remèdes positifs et authentiques, nous décidons qu'elle est à suppléer. Mais c'est un genre d'ouvrage qui, exigeant tout-à-la-fois la plus grande pénétration et le jugement le plus sévère, ne doit être tenté que dans une espèce de synode de médecins d'élite. De même, quant à la préparation des médicaments, nous avons lieu d'être étonnés (surtout dans un temps où les chimistes vantent si fort, et ont tellement mis en vogue les remèdes tirés des minéraux, si de plus l'on considère que les remèdes de cette espèce sont moins dangereux, appliqués extérieurement, que pris intérieurement); nous avons lieu, dis-je, d'être étonnés que personne encore n'ait pris à tâche d'imiter, par le moyen de l'art, les thermes naturels, et les sources médicinales; quoiqu'on ne disconvienne pas que ces thermes et ces fontaines doivent leurs vertus aux veines de minéraux qu'elles traversent. Disons plus : une preuve manifeste de ce que nous avançons ici, c'est que l'industrie humaine serait en état de discerner, à l'aide de certaines analyses, de quels genres de minéraux ces eaux sont teintes. Par exemple, si c'est du soufre, du vitriol, du fer, ou tout autre semblable minéral, qui entre dans leur composition. Or, cette teinture naturelle des eaux, si l'on pouvait la ramener à des méthodes, et en taire une sorte d'art, il serait alors au pouvoir de l'homme d'en composer d'une infinité d'espèces, et de régler à son gré leur tempérament. Ainsi cette partie de l'imitation de la nature dans les bains artificiels, travail sans contredit de la plus éminente utilité, et qui est à notre portée, nous pensons qu'elle est à suppléer. Mais, pour ne pas entrer dans de plus grands détails qu'il ne convient à notre plan et à la nature de ce traité, nous terminerons cette partie en indiquant un autre défaut qui nous paraît de grande importance : je veux dire que la méthode aujourd'hui en usage nous parait de beaucoup trop simple, pour qu'on puisse, en s'y tenant, exécuter quelque chose de grand et de difficile. En effet, ce serait, à notre avis, une opinion plus flatteuse que vraie, de s'imaginer qu'il puisse exister quelque remède assez puissant et assez efficace, pour pouvoir, employé seul, opérer quelque grande cure. Ce serait sans doute un merveilleux discours, que celui qui, prononcé une seule fois, ou même souvent réitéré, serait suffisant pour corriger, pour extirper un vice dès longtemps enraciné. Il n'en est certainement point qui ait un tel pouvoir. Mais ce qui, dans la nature, est vraiment puissant, c'est l'ordre, la suite, la persévérance et une alternation méthodique. Or, cette méthode, s'il faut un jugement peu commun pour l'enseigner, et une rare constance pour la suivre, toute cette peine et cette attention qu'elle exige, elle la compense abondamment par la grandeur de ses effets. A voir les peines que se donnent les médecins, en visitant les malades, en se tenant fort longtemps auprès d'eux, en leur prescrivant des remèdes, ne dirait-on pas qu'ils n'épargnent aucun soin pour assurer la cure; et que, dans le traitement, ils sont guidés par une méthode certaine? Mais, si vous regardez d'un peu près tous ces remèdes qu'ils prescrivent, vous ne verrez, dans toute leur marche, qu'inconstance et irrésolution; vous reconnaîtrez qu'ils se contentent d'ordonner ce qu'ils peuvent imaginer sur-le-champ; ou ce qui se présente de soi-même à leur esprit, sans s'être fait d'avance une méthode fixe qui puisse assurer leur marche. Ils auraient dû, pourtant, dès le commencement, après avoir bien examiné, bien reconnu la nature de la maladie, et après de mûres réflexions, se tracer une marche de traitement où il y eût de la suite et de l'ordre, et ne s'en point écarter sans les plus fortes raisons. Que les médecins se persuadent bien que deux ou trois remèdes, par exemple, très capables d'opérer la cure de quelque maladie grave, auront cet heureux effet, s'ils sont administrés dans l'ordre et à des intervalles convenables; mais que, si on les prend seuls, si l'on renverse l'ordre selon lequel ils doivent être pris, ou qu'on ne garde pas les intervalles nécessaires, ils seront plus nuisibles qu'utiles. Nous ne voulons ce- pendant pas qu'on attache., un si grand prix aux méthodes minutieuses ou superstitieuses, et qu'on les regarde comme les meilleures (pas plus que nous ne pensons que tout chemin étroit conduit au ciel); mais nous voulons que la route soit aussi droite, qu'elle est étroite et difficile. Or, cette partie, à laquelle nous donnons le nom de fil médicinal, nous la rangeons parmi les choses à ajouter. Voilà donc ce que nous trouvons à suppléer dans la doctrine de la guérison des maladies; si ce n'est qu'il reste un seul point plus essentiel que tout ce qui précède; je veux dire qu'il nous manque une philosophie naturelle, vraie et active, qui puisse servir de base à la médecine ; mais ce n'est pas ici sa place. La partie de la médecine, que nous avons mise au troisième rang, est la prolongation de la vie; partie tout-à-fait neuve, et qui nous manque absolument. C'est sans contredit la plus noble de toutes. Si l'on pouvait inventer quelque chose de semblable, ce serait alors que la médecine cesserait d'être embourbée dans les ordures du traitement des maladies, et que les médecins eux-mêmes ne seraient plus honorés à raison de la seule nécessité; mais aussi à cause de ce don qu'ils feraient aux mortels; don qui semble être le plus grand parmi les choses terrestres, et dont ils seraient, selon Dieu, les dispensateurs et les économes. Car, quoiqu'aux yeux de l'homme vraiment chrétien, qui soupire sans cesse après la terre promise, ce monde soit comme un désert; néanmoins, si l'on pouvait faire que ceux qui voyagent dans ce désert même, usassent moins leurs vêtements et leurs chaussures (je veux dire le corps, qui est comme l'habit et la chaussure de l'âme ) ; que ces vêtements, dis-je, s'usassent moins, cela même pourrait être regardé comme un don de la grâce divine. Or, comme cet art, dont nous parlons ici, est de la plus haute importance, nous allons, suivant notre coutume, donner, sur ce sujet, des avertissements, des indications et des préceptes. Quant aux avertissements, le premier est que, parmi les écrivains qui ont traité cette matière, il n'en est point qui ait découvert rien de grand, pour ne pas dire d'utile. Aristote, il est vrai, a publié, sur ce sujet, un petit traité, où il ne laisse pas de faire preuve d'une grande pénétration ; mais, à son ordinaire, il veut que ce soit là tout. Quant aux modernes, ils ont traité cette matière, avec tant de négligence et de superstition, que la mauvaise réputation qu'ils se sont faite à cet égard, a rejailli sur le sujet même, qui commence à être réputé pour frivole et pour chimérique. Le deuxième avertissement est que les vues des médecins sur ce sujet, ne sont d'aucun prix, et elles en détournent plutôt les esprits, qu'elles ne les dirigent vers ce but. La mort, nous disent-ils, a pour cause l'épuisement du chaud et de l'humide. En conséquence il ne s'agit que de renforcer la chaleur naturelle, et de nourrir l'humide radical : comme s'il ne s'agissait, pour parvenir à un si grand but, que de tel jus, ou de mauves et de laitues, ou d'amidon, ou de jujubes, ou encore d'aromates, ou même de quelque vin généreux, ou enfin d'esprit de vin et d'huiles chimiques, toutes choses plus nuisibles qu'utiles. En troisième lieu, nous avertissons les hommes de renoncer à ces bagatelles, et de n'être pas assez simples pour s'imaginer qu'une aussi grande entreprise que celle d'arrêter le cours de la nature, ou de la faire rétrograder, on puisse en venir à bout, à l'aide de telle petite potion qu'on prendrait le matin, ou de quelque médicament précieux. Non, il n'est question ni d'or potable, ni d'essence de perles, ni de bagatelles semblables. Mais qu'on se persuade bien que la prolongation de la vie est une très laborieuse entreprise; qu'il ne faut pas moins qu'un grand nombre de remèdes, et enchaînés l'un avec l'autre d'une manière convenable. Et qu'on ne soit pas assez stupide pour croire que ce qui n'a jamais été fait, puisse l'être autrement que par des moyens qui n'ont jamais été tentés. En quatrième lieu, nous avertissons les hommes de bien distinguer et de séparer avec soin ce qui peut rendre la vie saine de ce qui peut la rendre longue; car il est une infinité de choses qui, servant à augmenter l'activité des esprits, la vigueur des fonctions, et à éloigner les maladies, ne laissent pas de retrancher du total de la vie, et d'accélérer cette atrophie qui constitue la vieillesse, et qui n'est point l'effet des maladies. Il en est d'autres qui servent à prolonger la vie, à éloigner l'atrophie de la vieillesse, et dont cependant on ne peut faire usage, sans risques pour sa santé : en sorte que si l'on s'en sert dans cette vue, il faut en même temps parer aux inconvénients qui peuvent résulter de l'usage qu'on en fait. Voilà les avertissements que nous avions à donner. Quant à ce qui regarde les indications, telle est l'esquisse de cet art que nous embrassons par notre pensée; les choses se conservent et durent de deux manières, ou dans leur identité, ou par réparation. Dans leur identité, comme la mouche ou la fourmi, dans le succin; comme une fleur, un fruit, du bois, dans une glacière, un cadavre, dans le baume. Quiconque travaille à la prolongation de la vie, doit employer ces deux espèces de moyens ; car séparés, ils sont moins puissants il faut, dis-je, employer, pour conserver le corps humain, les moyens qui conservent les corps inanimés, et ceux qui conservent la flamme; enfin, jusqu'à un certain point, ceux qui conservent les machines. Ainsi, à ce but de la prolongation de la vie se rapportent trois espèces d'intentions; savoir : le retardement de la consomption, la perfection de la réparation, et le renouvellement de ce qui commence à vieillir. La consomption a pour cause deux espèces de déprédations : la déprédation de l'esprit inné, et la déprédation de l'air ambiant. On l'empêche de deux manières : en rendant ces agents moins déprédateurs, ou en rendant les patients (savoir, les sucs du corps) moins aisés à consumer. L'esprit devient moins déprédateur, par les moyens qui rendent sa substance plus dense, ou par l'usage des opiats et des substances nitreuses, ou par les affections qui tiennent de la tristesse, ou encore en diminuant sa quantité, effet que produisent les régimes pythagoriques et monastiques; ou enfin en adoucissant ses mouvements, ce qui est l'effet du repos et de la tranquillité. L'air ambiant devient moins déprédateur, lorsqu'il est moins exposé aux rayons du soleil; comme dans les régions froides, dans les cavernes, sur les montagnes, sur les colonnes de certains anachorètes; ou en l'éloignant du corps, effet résultant des moyens qui rendent la peau plus compacte, ou des plumes d'oiseaux employées pour les vêtements, ou de l'usage de l'huile et des onguents, sans parties aromatiques, on rend les sucs du corps moins aisés à consumer, soit en leur donnant plus de consistance, soit en les rendant plus onctueux ou plus huileux; plus résistants, dis-je, en menant une vie dure, en vivant dans un air froid, en faisant beaucoup de ces exercices qui demandent de la force, ou encore en faisant usage de certains bains minéraux; on les rend plus onctueux par l'usage des aliments doux, par l'abstinence des substances salines et acides; et avant tout, par l'usage d'une boisson mélangée, qui soit composée de parties très ténues et très subtiles, mais destituées de toute acrimonie et de toute acidité; la réparation se fait par le moyen des aliments : or, on facilite l'alimentation de quatre manières ; savoir : en augmentant la force concoctive des viscères, et les rendant plus capables d'extraire et de pousser les molécules alimentaires, ce qui est l'effet des substances qui fortifient les viscères principaux : ou en excitant les parties extérieures à attirer l'aliment, soit par des exercices et des frictions convenables, soit enfin à l'aide de certaines onctions et de certaines espaces de bains, appropriés à ce but : par la préparation de l'aliment même, afin qu'il s'insinue plus aisément, et soit, jusqu'à un certain point, comme digéré avant qu'on le prenne, effet qu'on obtient par différentes et ingénieuses manières d'assaisonner les aliments, de mélanger les boissons, et de faire fermenter le pain, mais surtout en combinant ensemble et réunissant dans un seul aliment les vertus de ces trois espèces de moyens : enfin, en fortifiant le dernier acte de l'assimilation même, effet du sommeil pris à propos, et de l'application de certaines substances à l'extérieur. Le renouvellement de ce qui commence à vieillir, s'opère de deux manières, ou en amollissant toute l'habitude du corps, ce qui est l'effet propre des émollients, soit bains, soit emplâtres, soit onctions; toutes choses qui doivent être de nature à répercuter à l'intérieur, non à tirer au dehors: ou en évacuant le vieux suc, et y substituant un suc nouveau; but auquel on parvient, en employant et réitérant à propos les purgations, les saignées et les diètes atténuantes; en général, tout ce qui peut remettre le corps dans sa fleur. voilà ce que nous avions à dire sur les indications. Quant aux préceptes, quoiqu'on en puisse déduire un grand nombre des indications mêmes, nous ne laisserons pas d'en joindre à ceux-là, trois qu'on peut regarder comme les principaux. Le premier est que cette prolongation de la vie, il faut l'attendre plutôt de certaines observances, ou diètes réitérées, et placées à des intervalles réglés, que de tel ou tel régime passé en habitude, ou de l'éminente qualité des médicaments particuliers. En effet, les moyens assez puissants pour faire rétrograder la nature, ont le plus souvent tant d'action et de force altérante, qu'il serait imprudent de les combiner tous ensemble dans tel ou tel remède, et beaucoup plus encore de les distribuer dans son régime familier; reste donc à les employer successivement, avec un certain ordre, à des intervalles de temps marqués, et suivant des périodes fixes. Le second précepte est qu'il faut attendre plutôt la prolongation de la vie des opérations sur les esprits et de l'amollissement des parties du corps, que de telle ou telle méthode d'alimentation. En effet, comme le corps humain, abstraction faite des causes extérieures, est soumis à l'action de trois choses; savoir : à celle des esprits, à celle des parties, et à celle des aliments, cette manière de prolonger la vie, qui procède par les différentes méthodes d'alimentation, est longue, pleine de détours et de circuits. Celles qui procèdent par les opérations sur les esprits et sur les parties, sont beaucoup plus courtes, et mènent plus directement au but désiré, attendu que les esprits reçoivent aussitôt les impressions des vapeurs et des parties, qui ont sur eux un pouvoir étonnant, et les parties ne sont pas moins promptement affectées par les bains, les onctions ou les emplâtres dont elles reçoivent les impressions. Le troisième précepte est que pour amollir par dehors les parties, on doit employer des matières consubstantielles, répercussives, et faisant l'office d'une sorte de lut; car c'est par cela même que les matières consubstantielles s'unissent volontiers aux parties, que celles-ci les happent avec tant de facilité, et ce sont proprement de telles substances qui amollissent. Or, les matières répercussives, comme autant de véhicules, portent plus aisément, et ù une plus grande profondeur, la vertu des émollients, et ces substances produisent aussi un certain degré d'expansion dans les parties. Les substances qui bouchent les pores, retiennent la vertu des unes et des autres, la fixent quelque temps dans les parties, et empêchent la perspiration, qui a des effets opposés à ce but de l'amollissement, attendu qu'elle dépouille le corps de son humidité. C'est donc à l'aide de ces trois espèces de moyens, mais plutôt en les disposant et les faisant se succéder dans un certain ordre, qu'en les mêlant ensemble, qu'on peut enfin arriver au but. Au reste, nous avertissons à ce sujet, que le but de cet amollissement n'est pas de nourrir les parties par dehors, mais seulement de les rendre plus habiles à la nutrition; car plus un corps est aride, moins il a d'activité pour assimiler. Mais en voilà assez sur la prolongation de la vie, qui est la troisième partie de la médecine, et que nous y avons nouvellement agrégée. Passons à la cosmétique. Elle a des parties utiles dans la vie ordinaire, et d'autres parties qui ne conviennent qu'à des efféminés; car c'est avec raison qu'on regarde la propreté du corps, et un extérieur soigné, comme l'effet d'une certaine modestie de caractère, et d'un certain respect, d'abord envers Dieu même, dont nous sommes les créatures, puis envers la société où nous vivons, enfin envers nous, qui ne devons pas avoir moins de respect pour nous-mêmes que pour les autres; mais cette parure mensongère, où l'on fait entrer le fard et tout l'appareil de la toilette, mérite bien ces inconvénients qui l'accompagnent toujours; car, malgré tous ses prestiges, elle n'est jamais assez adroite pour faire entièrement illusion, et d'ailleurs, elle est assez embarrassante. Enfin, ses effets ne sont pas entièrement innocents, et la santé en souffre quelquefois. Nous sommes étonnés que cette habitude même de se farder ait si longtemps échappé aux censures, tant civiles qu'ecclésiastiques, qui se sont pourtant montrées si sévères contre le luxe des habits et les coiffures efféminées. Nous lisons sans doute, au sujet de Jezabel, qu'elle se fardait le visage ; quant à Esther et à Judith, on ne nous dit d'elles rien de semblable. Passons à l'athlétique. Nous donnons à la signification de ce mot un peu plus d'étendue qu'on ne lui en donne ordinairement ; car nous rapportons à cet art tout ce qui a pour but de procurer quelque bonne disposition que ce puisse être, et dont le corps humain est susceptible, soit agilité, soit force de résistance. Or, l'agilité a deux parties ; savoir: vigueur et vitesse. La force de résistance a aussi deux parties ; savoir: patience à endurer les besoins naturels, et fermeté dans la douleur. Toutes choses dont on voit souvent des exemples frappants, dans ces hommes qui dansent sur la corde, dans la vie dure de certains sauvages, dans les forces prodigieuses des maniaques, et dans la fermeté dont quelques-uns ont fait preuve au milieu de tourments recherchés. De plus, s'il se trouve quelque autre faculté qui ne se place point dans la première division ; comme celle qu'on observe souvent dans ces plongeurs, qui ont une force étonnante pour retenir leur haleine, nous voulons qu'on l'agrège à ce même art. Or, que toutes ces choses soient possibles, c'est ce qui n'est pas douteux ; mais de les considérer d'un oeil philosophique, et d'en chercher les causes, c'est ce qu'on a tout-à-fait négligé, et la raison de cette omission me paraît être, que les hommes sont persuadés que les tours de force de cette nature sont plutôt dus à la disposition particulière de certains individus (ce qui n'est pas susceptible d'être soumis à des règles), ou à une longue habitude contractée dès l'enfance, ce qu'on est plutôt dans l'usage de commander que d'enseigner; mais quoiqu'il entre un peu de faux dans ces allégations, qu'est-il besoin au fond de noter les méprises de cette nature ? Désormais les jeux olympiques sont abolis, et un degré médiocre d'habileté en ce genre suffit pour l'usage ordinaire. Quant à l'avantage d'y exceller, il n'est bon que pour un certain étalage mercenaire. Nous voici enfin arrivés aux arts de volupté ; ils se distribuent comme les sens mêmes, qui en sont les objets. Au plaisir des yeux se rapporte la peinture avec une infinité d'autres arts, qui tous ont pour objet une certaine magnificence dans les édifices, les jardins, les vêtements, les vases, les coupes, les pierres précieuses, et autres choses semblables. L'oreille est flattée par la musique, art muni d'un si grand appareil de voix, de soufflets, de cordes, toutes choses qui se compliquent et se diversifient à l'infini. Les machines hydrauliques étaient aussi regardées autrefois comme des chefs-d'œuvre de l'art; mais elles sont presque entièrement tombées en désuétude. Les arts, qui se rapportent à la vue et à l'ouïe, ont été, plus que tous les autres, qualifiés de libéraux. Ces deux sens sont plus chastes que les autres, et les sciences qui s'y rapportent, sont plus riches en connaissances, attendu que dans leur famille elles possèdent les mathématiques à titre de servante. De plus, la première a quelque rapport avec la mémoire et les démonstrations; et l'autre, avec les moeurs et les affections de l'âme. Les plaisirs des autres sens, et les arts qui s'y rapportent, sont moins en honneur, comme tenant plus du luxe que de la magnificence. Les parfums, les odeurs, les raffinements et les délicatesses de la table, mais principalement, tous ces honteux moyens qui provoquent le libertinage, ont plus besoin d'un censeur que d'un maître. C'est avec beaucoup de jugement que quelques-uns ont observé qu'à la naissance, et durant l'accroissement des républiques, fleurissent les arts militaires ; à leur plus haut point de prospérité, les arts libéraux; enfin, lorsqu'elles penchent vers leur déclin et leur décadence, les arts voluptueux. J'ai bien peur que notre siècle, comme étant au déclin de sa prospérité, ne penche vers les derniers arts. Ainsi abandonnons un tel sujet : j'accouple avec les arts voluptueux ces autres arts qui consistent en jeux et en tours d'adresse ; car les illusions faites aux sens, doivent aussi être rangées parmi les plaisirs des sens. Ayant désormais parcouru toutes ces doctrines qui ont pour objet le corps humain (médecine., cosmétique, athlétique, science de la volupté), nous finirons par un avertissement que nous devons donner en passant. Il est, dans le corps humain, tant de choses à considérer, comme parties, humeurs, fonctions, facultés, accidents; que, si nous eussions été entièrement les maîtres de cette distribution, il nous eût fallu constituer un corps de doctrine sur le corps humain, assez étendu pour embrasser toutes ces choses, et semblable à cette doctrine de l'âme, dont nous allons parler ; mais, de peur de trop multiplier les arts, et de transposer, plus qu'il ne faut, leurs anciennes limites, nous faisons entrer dans le corps de la médecine la doctrine qui a pour objet les parties du corps humain, les humeurs, les fonctions, la respiration, le sommeil, la génération, le foetus et son séjour dans la matrice, l'accroissement, la puberté, les cheveux blancs, l'embonpoint, et autres choses semblables, quoiqu'elles ne se rapportent pas proprement à ces trois buts, dont nous avons parlé; mais par cette seule raison que le corps de l'homme est, sous toutes sortes de rapports, le sujet propre de la médecine. Quant au mouvement volontaire et au sentiment, nous les renvoyons à la doctrine de l'âme; attendu que, dans ces deux choses, c'est l'âme qui joue le principal rôle. C'est ainsi que nous terminons la doctrine qui a pour objet le corps humain, qui est, pour ainsi dire, la demeure de l'âme.