[2,0,0] LIVRE II. [2,0,1] Il paraît convenable, quoiqu'il en arrive quelquefois autrement, roi plein de bonté, que ceux qui, ayant une nombreuse lignée, y voient, pour ainsi dire, de loin leur immortalité, prennent, plus que tous les autres mortels, intérêt à l'état où pourront être les choses dans les temps qui doivent suivre celui où ils vivent; temps auxquels ils comprennent assez que ces gages, si chers à leur coeur, seront tôt ou tard comme transmis. La reine Elizabeth, vu le célibat où elle a vécu, a été plutôt étrangère en ce monde qu'elle n'en a été un habitant; elle a toutefois illustré son siècle, et, à plus d'un titre, bien mérité de ses contemporains. Mais, à Votre Majesté, à qui la bonté divine a accordé de si nombreux enfants, dignes sans contredit de la perpétuer, et à qui l'âge, encore dans toute sa force, et un lit fécond en promettent encore d'autres; à Votre Majesté, dis-je, il convient, par toutes sortes de motifs, non seulement de jeter des rayons sur son siècle, comme elle le fait, mais encore d'étendre ses soins à des choses qui puissent vivre à jamais dans la mémoire des hommes, et fixer les regards de l'éternité toute entière. Or, parmi les objets qui peuvent l'occuper, si mon amour pour les lettres ne me fait illusion, je n'en vois point de plus important et de plus noble que celui de léguer à l'univers entier, de nouvelles découvertes dans les sciences, qui soient solides et fructueuses. En effet, jusqu'à quand regarderons-nous une poignée d'écrivains comme les colonnes d'Hercule, comme un non plus ultra qui doit arrêter notre marche? nous qui possédons Votre Majesté, laquelle, semblable à un astre lumineux et propice, peut diriger notre navigation et la rendre heureuse. [2,0,2] Ainsi, pour revenir à notre dessein, examinons et considérons attentivement ce en quoi les princes et autres hommes puissants ont contribué au progrès des lettres et ce qu'ils ont négligé. Mais cette discussion faisons-la d'une manière serrée et distincte, en usant d'un certain style mâle et actif, sans digressions et sans amplifications. Posons donc d'abord ce principe, qui ne peut être contesté : que tout ouvrage grand et difficile ne peut être exécuté et conduit à sa fin, qu'à l'aide de ces trois choses : la grandeur des récompenses, la prudence et la sagesse des dispositions, enfin le concert des travaux; trois moyens, dont le premier excite à faire des efforts; le second épargne les détours et ôte les erreurs; le troisième, enfin, prête secours à la fragilité humaine. Or, de ces trois moyens, celui qui mérite le premier rang, c'est la prudence des dispositions, laquelle consiste à montrer et à tracer la route la plus droite et la plus facile vers le but proposé ; car, comme on le dit ordinairement, "un boiteux qui est dans la route, devance un bon coureur qui est hors de la route" (Cfr. Novum organum, I, 61) ; et je ne vois rien qui s'applique mieux ici que cette sentence de Salomon : "si le fer est émoussé, il faudra employer plus de force; mais ce qui prévaut surtout, c'est la sagesse" (Ecclésiaste, X, 10), paroles par lesquelles il fait entendre que le choix judicieux des moyens contribue plus efficacement au succès, que l'augmentation des efforts ou l'accumulation des forces; et quand nous parlons ainsi, c'est que (sauf l'honneur dû à tous ceux qui ont, en quelque manière que ce soit, bien mérité des lettres) nous nous apercevons que la plupart des hommes puissants, dans leurs actions et leurs dispositions, relativement aux lettres, avaient plutôt en vue une certaine magnificence et la gloire de leur nom, que les progrès réels des sciences; et qu'ils ont plutôt augmenté le nombre des Lettrés, qu'ils n'ont fait prendre aux lettres mêmes un sensible accroissement. [2,0,3] Or, les actes et les dispositions tendantes à l'accroissement des lettres, ont trois objets; savoir : le domicile des lettres, les livres et les personnes mêmes des Lettres. Car, de même que l'eau, soit qu'elle descende du ciel, soit qu'elle jaillisse des sources, se perdrait aisément, si l'on n'avait soin de la ramasser dans des réservoirs, où elle pût, par cette union et cette accumulation, se soutenir et se fomenter elle-même; but en vue duquel l'industrie humaine a imaginé les aqueducs, les citernes, les réservoirs, et les a décorés de divers ornements; afin que leur beauté et leur magnificence répondit à leur utilité et à leur nécessité. De même cette liqueur si précieuse des sciences, soit qu'elle découle de l'inspiration divine, soit qu'elle jaillisse des sens, se perdrait toute et s'évanouirait en peu de temps, si on ne la conservait dans les livres, dans les traditions, dans les entretiens, et, plus que tout, dans les lieux destinés à recevoir ces sciences, comme les écoles, les académies, les collèges, où elles ont un domicile fixe, et où elles trouvent de plus l'occasion et la facilité de croître et de s'accumuler. [2,0,4] Or, les dispositions qui regardent le domicile des lettres, sont au nombre de quatre ; savoir : construction d'édifices, assignation de revenus, concessions de privilèges, et établissement d'une règle, d'une discipline; toutes choses qui le plus ordinairement contribuent à procurer aux gens de lettres la retraite et le loisir nécessaires, et moyennant lesquelles ils sont exempts de soins et d'inquiétude; conditions toutes semblables à celles qu'exige Virgile pour l'établissement des ruches où les abeilles composent leur miel. "D'abord, il faut chercher pour les abeilles une demeure, un domicile, où les vents ne puissent se faire jour" (Virgile, Géorgiques, IV, 8). [2,0,5] Mais il est deux principales dispositions à faire par rapport aux livres. 1) Il faut des bibliothèques, sortes de mausolées où sont déposées les reliques des saints des temps anciens; reliques pleines de vertu. 2) De nouvelles éditions d'auteurs, décorées et munies d'impressions plus correctes, de versions plus fidèles, de commentaires plus utiles, d'annotations plus exactes, et autre service de toute espèce. Quant aux dispositions qui concernent les personnes mêmes des Lettrés, outre qu'il faut les honorer et les avancer, elles sont au nombre de deux; savoir : récompense et choix de lecteurs enseignant les arts déjà inventés et connus; récompense et choix d'écrivains pour traiter de ces parties de la science qui n'ont pas encore été assez cultivées et élaborées. [2,0,6] Tels sont en gros les actes et les dispositions par rapport auxquelles la munificence des princes illustres et autres personnages distingués s'est principalement signalée en faveur de la république des lettres. Comme je pensais à faire une mention spéciale de tel ou tel qui peut avoir bien mérité des lettres, je me suis rappellé cette délicatesse de Cicéron qui, après son retour de l'exil, le détermina remercier ses partisans et ses amis tous ensemble et indistinctement : "il est difficile", disait-il à ce sujet, "de n'oublier personne; et il serait ingrat d'oublier tout le monde" (Cicéron, Discours au sénat après son retour, XII). Envisageons, suivant le conseil de l'écriture, l'espace qui nous reste à parcourir dans la lice, plutôt que de tourner nos regards vers celui que nous avons laissé derrière nous. [2,0,7] Quand je considère tous ces collèges fondés en Europe, et qui forment de si beaux établissements, je suis étonné de les voir tous affectés à certaines professions particulières, à certains genres déterminés. Mais je n'en vois aucun qui soit consacré à l'étude libre et universelle des arts et des sciences; car si l'on pense que toute science doit se rapporter à l'usage et à la pratique, on a raison. Cependant il est facile de tomber par cela même dans cette erreur si bien relevée par cette fable fort ancienne, où il est dit que toutes les parties du corps intentèrent procès à l'estomac, lui reprochant de ne donner ni le mouvement, comme les membres, ni le sentiment, comme la tête. Voilà ce qu'ils disaient mais ils ne disaient pas que ce même estomac, après avoir opéré la concoction et la digestion des aliments, les distribuait à toutes les autres parties; c'est ainsi, ainsi absolument que tout homme qui s'imagine que l'étude qui a pour objet la philosophie et les contemplations universelles, est inutile, oiseuse, ne fait pas attention que c'est de là que se tire tout le suc, toute la force qui se distribue à toutes les professions et à tous les arts. Quant à moi, je tiens pour certain qu'une des plus puissantes causes qui aient nui au progrès des sciences, est cela même qu'on ne s'est occupé qu'en passant de ces sciences fondamentales, au lieu de s'en abreuver à longs traits. Car, si vous voulez qu'un arbre donne plus de fruits qu'à l'ordinaire, en vain vous occuperez-vous des branches; c'est la terre même qu'il faut remuer autour de la racine; c'est une terre plus grasse et plus active qu'il faut en approcher; autrement vous n'aurez rien fait. Il ne faut pas oublier non plus que cet usage où l'on est d'affecter les collèges et autres sociétés littéraires à certains genres déterminés de professions et de doctrines, n'a pas seulement été nuisible au progrès des sciences mais non moins préjudiciable aux royaumes et aux républiques; car il arrive de là que, lorsque les rois ont à faire choix de ministres capables de gérer les affaires publiques, ils trouvent autour d'eux un vide étonnant d'hommes de cette espèce, parce qu'il nous manque un collège d'éducation spécialement consacré à cet objet, où les hommes que la nature semble avoir composés, organisés tout exprès pour de tels emplois, puissent, outre les autres genres de connaissances, faire une étude particulière de l'histoire des langues modernes, des livres et des traités de politique, pour arriver ensuite, suffisamment habiles et instruits, aux emplois civils. [2,0,8] Or, comme l'on peut dire que les fondateurs de collèges plantent, et que les fondateurs de leçons arrosent, l'ordre de notre sujet exige que nous parlions actuellement de ce qui manque dans les leçons publiques. D'abord j'improuve la mesquinerie des appointements assignés aux lecteurs, soit des arts, soit des professions, surtout parmi nous. Car il importe surtout aux progrès des sciences que les lecteurs, en chaque genre, soient choisis parmi les plus habiles et les plus versés; attendu que leurs travaux ne sont pas d'une utilité passagère, et qu'ils tendent à multiplier les enfants de la science et à la perpétuer à jamais. Or, c'est un but auquel on ne peut arriver qu'en leur assurant des récompenses et un traitement, dont le plus habile, dans chaque art, puisse être pleinement satisfait, et l'être au point qu'il ne lui paraisse pas dur de mourir dans son emploi, et pour qu'il ne songe plus à embrasser une profession active. Surquoi, si l'on veut faire fleurir les sciences, il faut observer la loi militaire de David ; loi qui portait que "ceux qui descendraient au combat et ceux qui demeureraient à la garde du bagage, auraient parts égales" (Samuel, XXX, 24) : autrement le bagage sera mal gardé. De moine les lecteurs dans les sciences sont comme les conservateurs et les gardiens de tout l'appareil littéraire; appareil qui sert ensuite à fournir des instruments à la pratique et des munitions à la milice des sciences. Il est donc juste que leurs récompenses égalent les gains des praticiens. Autrement, si l'on n'adjuge pas des prix assez grands et assez magnifiques aux pères des sciences, on pourra dire de leurs enfants : "Et des enfants débiles rappelleront les jeûnes de leurs pères" (Virgile, Géorgiques, III, v. 128). [2,0,9] Pour remédier à un autre défaut que j'ai encore à observer, il faudrait appeller à notre secours un alchimiste, espèce d'hommes qui conseillent aux gens d'étude de vendre leurs livres, de construire des fourneaux, et de laisser là Minerve et Ies Muses, qu'ils regardent comme autant de Vierges stériles, pour faire leur cour à Vulcain. Il faut convenir cependant que, tant pour donner plus de profondeur à la théorie, que pour rendre la pratique fructueuse, dans certaines sciences (et surtout dans la philosophie naturelle), ce n'est pas seulement des livres qu'il faut tirer des secours: en quoi la munificence des hommes ne s'est point tout-à-fait relâchée; car nous voyons qu'on ne prend pas seulement à tâche d'acquérir et de fournir aux gens d'étude des livres, mais aussi des sphères, des globes, des astrolabes, des mappemondes, et autres instruments semblables, comme autant d'adminicules pour l'astronomie et la cosmographie. Nous voyons aussi que certains lieux destinés à l'étude de la médecine ont des jardins où l'on peut observer et étudier les simples de chaque espèce. Nous ne manquons pas non plus de cadavres pour les observations anatomiques. Sans doute, mais tout cela ne mène pas bien loin. En général, qu'on tienne pour certain qu'on ne peut espérer de faire de grands progrès dans l'étude de la nature et de pénétrer dans ses mystères, si l'on épargne les dépenses nécessaires pour multiplier les expériences, soit de Dédale, soit de Vulcain; c'est-à-dire, celles qui se font à l'aide des fourneaux, ou des machines, ou de tout autre moyen. Ainsi, comme on permet aux conseillers et aux émissaires des princes de présenter le compte des dépenses qu'ils ont faites pour épier et découvrir les nouveautés et les secrets d'état; de même aussi, ces hommes qui épient et guettent, pour ainsi dire, la nature, il faut leur tenir compte de leurs dépenses. Car, si Alexandre-le-Grand a fourni de si grandes sommes à Aristote, pour le mettre en état de louer des chasseurs, des oiseleurs, des pêcheurs, et autres hommes de cette espèce, afin qu'il ne lui manquât rien pour composer son histoire naturelle des animaux; certes on doit de plus grands secours encore à ces hommes qui ne se contentent pas d'errer dans les forêts de la nature, mais qui se fraient un chemin dans le labyrinthe des arts. [2,0,10] Un autre défaut qui mérite d'être observé et qui sans contredit est d'une grande importance, c'est que les recteurs des universités sont fort négligents à faire des consultations; et les rois, ou autres hommes supérieurs, à faire des visites; à cette fin d'examiner et de considérer attentivement si ces leçons, ces disputes et tous ces exercices scholastiques, institués depuis longtemps et qui se sont conservés jusqu'à nos jours, il est bon de les conserver, ou si plutôt il ne serait pas à propos d'abolir tout cela, et d'y substituer quelque chose de meilleur. Car, parmi les règles les plus sages de Votre Majesté, je trouve celle-ci : quand il s'agit d'apprécier quelque coutume, ou quelque exemple, "il faut considérer le temps où cette coutume a été établie et cet exemple donné. Que si l'on trouve que ce fut dans des temps de confusion et d'ignorance, cette circonstance lui ôte toute autorité et doit rendre la chose suspecte". Ainsi, puisque la plupart des académies ont été établies dans des temps qui, pour les lumières et les connaissances, ne le cédaient pas peu au nôtre, c'est une forte raison de plus pour les soumettre de nouveau à l'examen. Je choisirai un ou deux exemples en ce genre, les tirant de ce qu'il y a de plus connu et de plus familier. Il est passé en usage parmi nous, quoique fort mal-à-propos, ce me semble, que ceux qui étudient les lettres, s'adonnent beaucoup trop tôt à la logique et à la rhétorique; arts qui certainement conviennent plutôt à des sujets plus avancés en âge qu'à des enfants et à des apprentis. En effet, ces deux arts sont des plus importants, attendu que ce sont, en quelque manière, les arts des arts; l'un ayant pour objet le jugement, et l'autre, l'ornement. De plus, ils renferment les règles à suivre pour disposer ou embellir les choses et les sujets qu'on traite. Ainsi vouloir que des esprits ignorants et tout neufs (qui ne sont point encore munis de ce que Cicéron appelle "la pépinière", ou "le mobilier", c'est-à-dire, la matière ou l'abondance des choses); vouloir, dis-je, qu'ils commencent par ces arts-là, (comme si l'on voulait leur apprendre à peser, à mesurer, ou à orner le vent), c'est vouloir que la vertu et la force de ces arts, (qui sont grandes sans contredit, et qui s'étendent au loin), languissent presque méprisées, et dégénèrent en sophismes puériles, ou en affectations ridicules, ou du moins perdent beaucoup de leur crédit: il y a plus, cet usage où l'on est de faire étudier ces arts-là aux jeunes gens avant le temps, a un autre inconvénient; c'est qu'on est forcé de les transmettre et de les traiter d'une manière maigre, et en délayant excessivement les pensées, en un mot, d'une manière qui se proportionne à la folle intelligence de cet âge. Une autre espèce de défaut très ordinaire dans les collèges, c'est que, dans les exercices scholastiques, l'on sépare trop l'exercice de la mémoire de celui de la faculté inventive ; car, dans ces lieux-là, tous les discours sont, ou tout-à-fait prémédités, et conçus précisément dans les termes imaginés auparavant, et alors on ne laisse rien à faire à l'invention; ou tout-à-fait ex abrupto, ce qui ne laisse rien à faire à la mémoire ; quoique, dans la vie commune et dans la pratique, on exerce rarement ces deux facultés séparément, et qu'au contraire on les exerce presque toujours toutes les deux à la fois; je veux dire qu'il est ordinaire tout-à-la-fois de s'aider de notes et de commentaires et de parler sur-le-champ. En sorte que, d'après cette disposition, les exercices ne sont nullement appropriés à la pratique, et que les études ne sont rien moins que l'image de la vie ordinaire; car c'est un principe dont il ne faut jamais s'écarter dans l'éducation que tout, dans les études, doit, autant qu'il est possible, représenter ce qui se passe dans la vie ordinaire, autrement ces études, au lieu de préparer les mouvements et les facultés de l'âme, ne feront que les pervertir; c'est une vérité dont on est à même de se convaincre lorsque ces hommes, sortis des écoles, commencent à exercer leurs professions, ou les autres fonctions de la vie civile, c'est alors qu'ils aperçoivent bien en eux-mêmes le défaut dont nous parlons; mais les autres le voient encore mieux. Au reste, je terminerai ces observations sur la réforme des institutions académiques, par cette phrase tirée de la fin d'une lettre de César à Oppius et à Balbus : "quant aux moyens d'exécuter cela", dit-il, "il m'en est venu plusieurs à l'esprit, et l'on en peut imaginer beaucoup d'autres : au reste, je souhaite que vous vous chargiez vous-mêmes d'y songer" (Cicéron, Lettres à Atticus, IX, 7). [2,0,11] J'observe un autre défaut qui pénètre un peu plus avant que le précédent ; de même que le progrès des sciences dépend beaucoup de la sagesse du régime et des institutions des diverses académies, on aurait aussi de grandes facilités pour arriver à ce but, si les académies qui sont répandues dans l'Europe contractaient entre elles l'union et l'amitié la plus étroite; car il est, comme nous le voyons, beaucoup d'ordres, de corps d'arts et de métiers qui, quoique placés dans des royaumes différents et séparés par de grands espaces, ne laissent pas de cultiver et d'entretenir entr'eux une société et une fraternité durables, en sorte qu'ils ont des chefs, les uns provinciaux, les autres généraux, auxquels tous obéissent : et nul doute que, de même que la nature crée la fraternité dans la famille, que les arts mécaniques contractent une fraternité par le compagnonnage, que l'onction divine établit une fraternité de roi à roi et d'évêque à évêque, que les voeux et les instituts monastiques en établissent une dans les ordres; de même aussi il ne se peut qu'il ne s'établisse une généreuse et noble fraternité entre les hommes, par les doctrines, et par ces rayons qu'elles répandront les unes sur les autres; vu que Dieu lui-même est appelé "le père des lumières". [2,0,12] Enfin, je me plains (et c'est un point que j'ai déjà touché plus haut) de ce qu'on n'a jamais, ou du moins de ce qu'on a bien rarement pensé à désigner publiquement des personnes d'une capacité suffisantes pour écrire ou pour faire des recherches sur ces parties des sciences qui n'ont pas encore été suffisamment élaborées; but auquel on parviendrait plus aisément, si l'on faisait le dénombrement et le recensement des sciences, afin de mieux distinguer celles qui sont déjà riches et qui ont pris le plus grand accroissement, de celles qui sont encore pauvres et dépourvues; car une des grandes causes d'indigence, c'est l'opinion même où l'on est de son opulence. Or, la multitude des livres est moins une preuve d'opulence, qu'un signe de luxe : redondance à laquelle (si l'on s'en fait une juste idée) il ne faudrait nullement remédier en brûlant les livres déjà existants, mais plutôt en en composant de meilleurs, qui pussent, comme "le serpent de Moïse, dévorer les serpents des arabes" (Exode, VII, 12). [2,0,13] Ce remède a tous ces défauts dont nous avons fait l'énumération, (sans compter le dernier, ou plutôt en comptant ce dernier, du moins quant à sa partie active qui concerne la nomination des écrivains), est une entreprise vraiment royale, et par rapport à laquelle tous les efforts et toute l'industrie d'un particulier ressembleraient fort à la situation de ce Mercure placé à l'entrée d'une route fourchue, et qui peut bien montrer du doigt la route, mais qui n'y saurait mettre le pied. Quant à cette partie spéculative, qui a pour objet l'examen des sciences, (je veux dire, dont le but est de reconnaître ce qui manque dans chacune) elle est encore ouverte à l'industrie d'un homme privé; mon dessein est donc d'entreprendre cette espèce de promenade dans les sciences, ce recensement général et exact dont j'ai parlé; et cela en y joignant une recherche laborieuse et aussi exacte des parties qui sont encore incultes et négligées; espérant qu'un tableau et un enregistrement de cette espèce servira comme de flambeau aux entreprises publiques et aux travaux spontanés des particuliers. En quoi pourtant mon dessein en ce moment est seulement de noter les parties omises et les choses à suppléer, et non de relever les erreurs et les tentatives malheureuses. [2,0,14] Or, ce dessein, en me disposant à l'exécuter, je n'ignore pas quel immense travail j'entreprends, et quel pesant fardeau je m'impose. J'ignore encore moins combien mes forces sont peu proportionnées à ma bonne volonté. Cependant, ce qui me fait concevoir de hautes espérances, c'est que, si mon ardent amour pour les lettres ne m'entraîne pas trop loin, je trouverai mon excuse dans cette affection même; car il n'est pas donné à tout homme d'aimer et d'étre sage tout ensemble. Enfin, je sais que je dois laisser aux autres la même liberté de jugement dont j'use moi-même; et je ne trouverai pas mauvais qu'on remplisse avec moi, comme je le remplis avec les autres, ce devoir de l'humanité exprimé par ces mots : "celui qui montre poliment le chemin à un homme qui s'égare" (Cicéron, Des devoirs, I, 16). Je prévois aussi que le soin que je prends de rapporter, dans cette espèce de registre, bien des choses omises et à suppléer, encourra plus d'une censure. On dira des unes, qu'elles sont exécutées, il y a longtemps, et qu'elles existent déja; des autres, que cela sent son homme trop curieux, et promet peu de fruits ; des autres enfin, qu'elles sont difficiles, impossibles même, et passent la portée de l'homme. Or, quant aux deux premières critiques, les choses mêmes plaideront leur propre cause; et quant à la dernière, voici ce que je pense sur ce sujet. Je regarde comme possible, comme faisable, tout ce qui peut être exécuté par certains hommes, sans pouvoir l'être par toutes sortes de gens ; par plusieurs individus réunis, sans pouvoir l'être par un homme isolé; par la succession des siècles, sans être possible à un seul siècle ; enfin, par les soins et les dépenses publiques, sans être à la portée des moyens et de l'industrie des particuliers : si cependant on aime mieux se prévaloir contre moi de ce mot de Salomon : "le lion est sur le grand chemin, dit le paresseux" (Proverbes, XXVI, 13), que s'en tenir à ce mot de Virgile : "ils peuvent, parce qu'ils croient pouvoir" (Virgile, Énéide, V, v. 231), ce sera assez pour moi de gagner ce point que mes travaux soient regardés comme des vœux, comme des souhaits de la meilleure espèce; car de même que pour déterminer bien à propos et bien précisément l'état d'une question, il ne faut pas être tout-à-fait neuf dans la matière que l'on traite; de même aussi ce n'est pas manquer tout-à-fait de sens, que de former des souhaits qui n'ont rien de déraisonnable. [2,1] CHAPITRE I. Division générale de la science humaine en histoire, poésie et philosophie ; division qui se rapporte aux trois facultés de l'entendement, mémoire, imagination, raisons : que la même division convient à la théologie. La division la plus exacte que l'on puisse faire de la science humaine, se tire de la considération des trois facultés de l'âme humaine, qui est le siège propre de la science. L'histoire se rapporte à la mémoire; la poésie, à l'imagination; et la philosophie, à la raison. Par poésie, nous n'entendons ici autre chose qu'une histoire feinte, ou des fables; car le vers n'est qu'un certain genre de style, et il se rapporte aux formes du discours; sujet que nous traiterons en son lieu. L'objet propre de l'histoire, ce sont les individus, en tant qu'ils sont circonscrits par le temps et le lieu ; car quoique l'histoire naturelle semble s'occuper des espèces, néanmoins si elle le fait, ce n'est qu'a cause de la ressemblance qu'ont entre elles, à beaucoup d'égards, les choses naturelles, comprises sous une seule espèce, en sorte que, qui en connaît une, les connaît toutes ; ressemblance qui porte à les confondre. Que si l'on rencontre quelquefois des individus uniques en leur espèce, comme le soleil et la lune, ou qui à certains égards s'écartent beaucoup de leur espèce, on n'est pas moins fondé à les décrire dans une histoire naturelle, qu'à décrire les individus humains dans l'histoire civile : or, toutes ces choses appartiennent à la mémoire. La poésie, en prenant ce mot dans le sens que nous avons déterminé, a aussi pour objet les individus, mais composés à l'imitation de ceux dont il est fait mention dans l'histoire naturelle, avec cette différence pourtant qu'elle exagère ce qu'elle décrit et qu'elle imagine à son gré, ou réunit des êtres tels qu'on n'en trouve jamais dans la nature, ou qu'on n'y voit jamais ensemble; à-peu-près comme le fait la peinture ; toutes choses qui sont l'oeuvre de l'imagination. La philosophie laisse les individus, et n'embrasse pas non plus les premières impressions des sens, mais seulement les notions qui en sont extraites, et prend peine à les composer et à les diviser conformément à la loi de la nature et à l'évidence même des choses. Or, ceci est proprement l'oeuvre et l'office de la raison. Que les choses soient ainsi, c'est ce dont il est aisé de s'assurer, en remontant à l'origine des choses intellectuelles. Les seuls individus frappent le sens, qui est comme la porte de, l'entendement. Les images des individus, ou les impressions reçues par les sens, se gravent dans la mémoire, et s'y logent d'abord comme en leur entier et telles qu'elles se présentent, puis l'âme humaine les récole et les rumine. Enfin, ou elle en fait simplement le recensement, ou elle les imite par une sorte de jeu, ou elle les digère en les composant et les divisant. Il demeure donc constaté que de ces trois sources, la mémoire, l'imagination, la raison, dérivent ces trois genres, l'histoire, la poésie et la philosophie; qu'il n'en est point d'autres et ne peut y en avoir davantage; car nous regardons l'histoire et l'expérience comme une seule et même chose : il en faut dire autant de la philosophie et des sciences. Et nous ne pensons pas que la théologie ait besoin d'une autre distribution. Nul doute qu'il n'y ait de la différence entre les informations de l'oracle et celle des sens; et cela, soit quant à la nature de cette information même, soit quant à la manière dont elle est insinuée. Mais l'esprit humain est un; et ses coffrets, ses cassetins sont de part et d'autre absolument les mêmes. Il en est de cela comme d'une liqueur qui serait versée par plusieurs entonnoirs dans un seul et même vaisseau. Ainsi la théologie se compose, ou de l'histoire sacrée, ou des paraboles, qui sont une sorte de poésie divine, ou des préceptes et des dogmes, qui sont une sorte de philosophie éternelle. Quant à cette partie qui semble être rédondante, je veux dire, la prophétie, ce n'est au fond qu'un certain genre d'histoire; car l'histoire divine a, sur l'histoire humaine,cette prérogative, que, relativement aux faits qu'elle rapporte, la narration peut tout aussi bien précéder l'événement, que le suivre. [2,2] CHAPITRE II. Division de l'histoire en naturelle et civile, ecclésiastique et littéraire, laquelle est comprise sous l'histoire civile. Autre division de l'histoire naturelle en histoire des générations, des praeter-générations et des arts. L'Histoire est ou naturelle ou civile. Dans l'histoire naturelle sont rapportés les actes et les exploits de la nature : dans l'histoire civile, ceux de l'homme. Nul doute que les choses divines ne brillent dans l'une et dans l'autre; mais davantage dans la partie civile; en sorte qu'elles constituent aussi une espèce propre d'histoire, que nous appelons ordinairement histoire sacrée ou ecclésiastique. Quant à nous, l'importance des lettres, et des arts nous paraît telle, que nous croyons devoir lui attribuer une histoire propre et particulière, que notre dessein est de comprendre sous l'histoire civile, ainsi que l'histoire ecclésiastique. Quant à la division de l'histoire naturelle, nous la tirons de la considération de l'état et de la condition de la nature, laquelle peut se trouver dans trois états différents, et subir, en quelque manière, trois espèces de régimes. Car, ou la nature est libre et se développe dans son cours ordinaire, comme dans les cieux, dans les animaux, dans les plantes, et dans tout ce que la nature présente à nos yeux; ou elle est, par la mauvaise disposition, et par l'opiniâtre résistance de la matière rebelle, chassée de son état, comme dans les monstres; ou enfin, par l'art et l'industrie humaine, elle est resserrée, figurée, et en quelque manière rajeunie, comme dans les ouvrages artificiels. Soit donc l'histoire naturelle divisée en histoire des générations, des praeter-générations et des arts. Cette dernière, nous l'appelons ordinairement histoire mécanique et expérimentale. La première de ces histoires a pour objet la liberté de la nature ; la seconde, ses écarts ; la troisième, ses liens. C'est sans regret que nous constituons l'histoire des arts une espèce de l'histoire naturelle; car il est une opinion qui s'est invétérée ; on s'imagine voir une grande différence entre la nature et l'art, entre les choses naturelles et les choses artificielles; d'où est résulté cet inconvénient, que les écrivains sur l'histoire naturelle croient avoir tout fait, dès qu'ils ont pu composer une histoire des animaux, ou des végétaux, ou des minéraux, abandonnant ainsi les expériences des arts mécaniques. Un autre préjugé qui s'est établi dans les esprits, c'est de regarder l'art comme une sorte d'appendice de la nature : d'après cette supposition, que tout ce qu'il peut faire, c'est d'achever la nature, il est vrai, mais la nature commencée ; ou de l'amender, quand elle tend au pire ; ou enfin de la débarrasser des obstacles, et point du tout de la changer tout-à-fait, de la transformer et de l'ébranler jusques dans ses fondements; ce qui a rendu, avant le temps, les affaires humaines tout-à-fait désespérées. Les hommes auraient dû, au contraire, se pénétrer profondément de ce principe, que les choses artificielles ne différent pas des choses naturelles par la forme ou par l'essence, mais seulement par la cause efficiente; car l'homme n'a aucun autre pouvoir sur la nature que celui que lui peut donner le mouvement; et tout ce qu'il peut faire, c'est d'approcher ou d'éloigner les uns des autres les corps naturels. Quand cet éloignement et ce rapprochement sont possibles, en joignant, comme le disent les Scholastiques, les actifs aux passifs, il peut tout; hors de là, il ne peut rien. Et lorsque les choses sont disposées pour produire un certain effet, que cela se fasse par l'homme ou sans l'homme, peu importe. Par exemple, l'or s'épure par le moyen du feu; cependant on trouve quelquefois dans les sables fins ce métal tout pur. De même, dans la région supérieure, l'iris se forme dans un nuage très chargé de particules aqueuses; et ici bas, on l'imite assez bien par l'aspersion d'une certaine quantité d'eau. Ainsi, c'est la nature qui régit tout. Or, ces trois choses sont subordonnées les unes aux autres, le cours de la nature, ses écarts et l'art, c'est-à-dire, l'homme ajouté aux choses. Il convient donc de comprendre ces trois objets dans une histoire naturelle. C'est ce que n'a pas manqué de faire Pline, le seul de tous les naturalistes qui ait donné à l'histoire naturelle une étendue proportionnée à son importance, mais qui ne l'a pas traitée comme il convenait, tranchons le mot, qui l'a traitée d'une manière pitoyable. La première de ces trois parties est passablement cultivée : les deux autres sont traitées d'une manière si mesquine et tellement inutile, qu'il faut absolument les mettre au nombre des choses à suppléer; car nous n'avons aucune collection assez riche de ces oeuvres de la nature, qui s'écartent du cours ordinaire de ses générations et de ses mouvements, et qui peuvent être, ou des productions particulières à certaines régions et à certains lieux, ou des événements extraordinaires, quant au temps, ou ce que tel écrivain qualifie de jeux du hasard ; ou encore des effets de propriétés occultes; ou enfin des choses uniques en leur espèce dans la nature. Je ne disconviendrai pas qu'on ne trouve assez et trop de livres tout remplis d'expériences fabuleuses, de prétendus secrets, de frivoles impostures, et qui n'ont d'autre but que ce plaisir que donne la rareté et la nouveauté. Mais parlons-nous d'une narration grave et sévère, des hétéroclites ou des merveilles de la nature soigneusement examinées, et décrites avec exactitude; c'est, dis-je, ce que je ne trouve nulle part; surtout une histoire où l'on ait soin de rejeter, comme on le doit, et de proscrire, pour ainsi dire, publiquement les contes et les fables qui se sont accrédités. A la manière dont les choses vont aujourd'hui, pour peu que des mensonges sur les choses naturelles aient pris pied et soient en honneur, soit que tel puisse être sur les esprits le pouvoir de la vénération pour l'antiquité, soit qu'on ne veuille que s'épargner la peine de les soumettre de nouveau à l'examen, soit enfin qu'on les regarde comme de merveilleux ornements pour le discours, à cause des similitudes et des comparaisons qu'ils fournissent, on ne peut plus se résoudre à les rejeter tout-à-fait, ou à les remanier. Le but d'un ouvrage de ce genre, qu'Aristote a honoré de son exemple, n'est rien moins que de gratifier tels esprits curieux et frivoles, à l'imitation de certains débitants de miracles et de prodiges : mais elle a deux buts très graves et très sérieux. L'un, est de remédier au peu de justesse des axiomes dont la plupart ne sont fondés que sur des exemples triviaux et rebattus; l'autre, est de faire que, des miracles de la nature aux miracles de l'art, le passage soit libre et facile. Et après tout, ce n'est pas une si grande affaire ; il ne s'agit au fond que de suivre la nature à la trace, avec une certaine sagacité, lorsqu'elle s'égare spontanément; afin de pouvoir ensuite, à volonté, la conduire, la pousser vers le même point. Je ne conseillerais pas non plus d'exclure totalement d'une semblable histoire toutes les relations superstitieuses de maléfices, de fascinations, d'enchantements, de songes, de divinations et autres choses semblables, quand d'ailleurs le fait est bien constaté. Car on ne sait pas encore en quoi, et jusqu'à quel point les effets qu'on attribue à la superstition, participent des causes naturelles. Ainsi, quoique nous regardions comme très condamnable tout usage et toute pratique des arts de cette espèce; néanmoins de la simple contemplation et considération de ces choses là, nous tirerons des connaissances qui ne seront rien moins qu'inutiles, non seulement pour bien juger des délits de ce genre, mais aussi pour pénétrer plus avant dans les secrets de la nature. Et il ne faut nullement balancer à entrer et à pénétrer dans ces antres et ces recoins; pour peu qu'on n'ait d'autre but que la recherche de la vérité. C'est ce que Votre Majesté a confirmé par son exemple, lorsque, armée de ces deux yeux si clairvoyants, celui de la physique et celui de la religion, elle a pénétré dans ces ténèbres avec tant de prudence et de sagacité qu'elle s'est montrée en cela semblable an soleil qui éclaire les lieux les plus infects, sans y contracter aucune souillure. Au reste, il est bon d'avertir que ces narrations, mêlées de détails superstitieux, doivent être réunies ensemble, rédigées à part, et non mèlées avec les faits d'une histoire naturelle, pure et sincère. Quant à ce qui regarde les relations et narrations de miracles et de prodiges, qui sont des objets de religion ; ou ces faits sont absolument faux; ou, s'ils sont vrais, n'ayant absolument rien de naturel, ils n'appartiennent point à l'histoire naturelle. Quant à l'histoire de la nature travaillée et factice, histoire que nous qualifions de mécanique, je trouve, à la vérité, certaines collections sur l'agriculture, et même sur plusieurs arts libéraux. Mais ce qu'il y a de pire en ce genre, c'est cette fausse délicatesse qui fait qu'on rejette toujours les expériences familières et triviales en chaque art; expériences qui servent néanmoins autant ou plus pour l'interprétation de la nature, que celles qui sont moins rebattues. Car il semble que les lettres contracteraient une sorte de souillure, si de savants hommes s'abaissaient à la recherche ou à l'observation des détails propres aux arts mécaniques ; à moins que ce ne soient de ces choses qui sont réputées des secrets de la nature, ou des raretés, ou des procédés très délicats; ce qui annonce un orgueil si puéril et si méprisable, que Platon, avec juste raison, le tourne en ridicule, lorsqu'il introduit Hippias, sophiste plein de jactance, disputant avec Socrate, philosophe qui cherchait la vérité avec autant de jugement que de sincérité. La conversation étant tombée sur le beau, et Socrate, suivant sa méthode libre et développée, alléguant divers exemples, d'abord celui d'une fille jeune et belle, puis celui d'une belle cavale; enfin celui d'une belle marmite de potier, d'une marmite parfaitement bien faite; Hippias, choqué de ce dernier exemple, lui dit : "je m'indignerais, si les lois de l'urbanité ne m'obligeaient à quelque complaisance, de disputer avec un homme qui va ramasser des exemples si vils et si bas". "Je le crois bien", lui répartit Socrate, "cela te sied à toi qui portes de si beaux souliers et des vêtements si magnifiques", et il continua sur ce ton d'ironie. Mais on peut être assuré que les grands exemples ne donnent pas une aussi parfaite et aussi sûre information que les petits. C'est ce qui est assez ingénieusement indiqué par cette fable si connue d'un philosophe qui, levant les yeux pour regarder les étoiles, tomba dans l'eau ; car s'il eût baissé les yeux, il eût pu aussitôt voir les étoiles dans cette eau ; au lieu qu'en les levant vers les cieux, il ne put voir l'eau dans les étoiles. C'est ainsi qu'assez souvent les choses petites et basses servent plutôt à connaître les grandes, que les grandes ne servent à connaître les petites. Aussi voyons-nous qu'Aristote a observé que la meilleure méthode, pour découvrir la nature de chaque chose, est de la considérer dans ses portions les plus petites; c'est pourquoi, quand il veut découvrir la nature de la république, il la cherche dans la famille et dans les plus petites combinaisons de la société; savoir, dans celle du mari et de la femme, des parents et des enfants, du maître et de l'esclave ; toutes combinaisons qu'on rencontre dans la première cabane. C'est précisément ainsi, que, pour découvrir la nature de cette grande cité de l'univers et sa souveraine économie, il faut la chercher dans le premier composé harmonique qui se présente, et dans les plus petites portions des choses. Aussi voyons-nous que cette propriété qu'a le fer de se tourner vers les pôles du monde, et qui est regardée comme un des plus grands secrets de la nature, s'est laissé voir, non dans des leviers de fer, mais dans des aiguilles. Quant et moi, si mon jugement est ici de quelque poids, je ne craindrai pas d'assurer que l'histoire mécanique est, par rapport à la philosophie naturelle, d'une utilité vraiment radicale et fondamentale. Mais, par philosophie naturelle, j'entends une philosophie qui ne s'évanouisse pas en fumée de spéculations, subtiles ou sublimes; mais une philosophie qui mette la main à l'oeuvre, et qui travaille efficacement à adoucir les misères de la condition humaine. Car elle ne serait pas d'une simple utilité actuelle, en apprenant à lier ensemble et à transporter les observations d'un art dans un autre art, pour en rendre l'usage commun à tous et en tirer de nouvelles commodités. Ce qui ne peut manquer d'arriver, lorsque les expériences des divers arts auront été soumises à l'observation et aux réflexions d'un seul homme. Mais de plus elle servirait comme de flambeau pour la recherche des causes, et la déduction des axiômes des arts. Car de même qu'on ne peut guère apercevoir et saisir le naturel d'une personne qu'en la mettant en colère, et que ce protée de la fable, qui prend tant de formes différentes, ne se montre guère sous sa véritable forme, si on ne lui met, pour ainsi dire, les menottes ; de même aussi la nature irritée et vexée par l'art, se manifeste plus clairement, que lorsqu'on l'abandonne à elle-même et qu'on la laisse dans toute sa liberté. Mais avant de laisser cette partie de l'histoire naturelle, à laquelle on donne le nom de mécanique ou d'expérimental, nous devons ajouter que le corps d'une semblable histoire, ne doit pas être seulement composé des arts mécaniques, proprement dits, mais aussi de la partie active des arts libéraux, et de ce grand nombre de procédés de toute espèce, qui n'ont point encore été réunis en un seul corps et réduits en art; afin de ne rien négliger de ce qui peut aider et former l'entendement. Telle est donc la première division de l'histoire naturelle. [2,3] CHAPITRE III. Division de l'histoire naturelle, relativement à son usage et à sa fin, en narration et induction. Que la fin la plus importante de l'histoire naturelle, est de prêter son ministère à la philosophie, et de lui servir de base, ce qui est la véritable fin de l'induction. Division de l'histoire des générations en histoire des corps célestes; histoire des météores; histoire de la terre et de la mer; histoire des grandes masses ou congrégations majeures ; et histoire des petites masses ou congrégations mineures. L'histoire naturelle, considérée par rapport à son sujet, se divise en trois espèces, comme nous l'avons déjà dit; de même envisagée par rapport à son usage, elle se divise en deux autres espèces. Car on l'emploie, ou pour acquérir la simple connaissance des choses que l'on confie à l'histoire, ou comme matière première de la philosophie. Or, cette première espèce qui plaît par l'agrément des narrations, ou qui aide par l'utilité des expériences, et qui n'a en vue qu'un plaisir ou une utilité de cette espèce, doit être mise fort au dessous de celle qui est comme la pépinière et le mobilier d'une induction véritable et légitime, et qui donne le premier lait à la philosophie. Ainsi nous diviserons de nouveau l'histoire naturelle en narrative et inductive; nous plaçons cette dernière parmi les choses à suppléer; et il ne faut pas s'en laisser imposer par les grands noms des anciens, ni par les gros volumes des modernes; car nous n'ignorons pas que nous possédons une histoire naturelle, fort ample quant à sa masse, agréable par sa variété, et d'une exactitude souvent minutieuse. Cependant, si vous en ôtez les fables, les remarques sur l'antiquité, les citations d'auteurs, les vaines controverses, la philologie, en un mot, et les ornements, toutes choses fort bonnes pour servir de matière aux conversations dans les festins, ou pour amuser les savants durant leurs veilles, mais qui ne sont nullement propres pour servir de base à la philosophie; ôtez-en, dis-je, toutes ces inutilités, et vous trouverez que cette histoire se réduira presque à rien. Oh! combien elle est loin de celle que nous embrassons dans notre pensée. Car, 1°) ces deux parties de l'histoire naturelle, dont nous parlions il n'y a qu'un instant, savoir, celle des préter-générations, et celle des arts, auxquelles nous attachons la plus grande importance ; ces deux parties, dis-je, nous manquent absolument ; 2°) l'histoire qui reste, savoir, celle des générations, ne remplit qu'un seul des cinq objets qu'elle devrait embrasser ; car elle a cinq parties subordonnées les unes aux autres. La première est l'histoire des corps célestes, qui n'embrasse que les purs phénomènes, abstraction faite de toute opinion positive. La seconde est celle des météores,y compris les comètes, et celle de ce qu'on appelle les régions de l'air. Car, sur les comètes, les météores ignés, les vents, les pluies, les tempêtes et autres phénomènes semblables, nous ne trouvons point d'histoire qui soit de quelque prix. La troisième est celle de la terre et de le mer, (en tant qu'elles sont des parties intégrantes de l'univers) des montagnes, des fleuves, des marées, des sables, des forêts, des îles, enfin de la figure même des continents et de leur contour ; mais tous ces détails ne doivent être que de simples descriptions qui tiennent plus de l'histoire naturelle que de la cosmographie. La quatrième est celle des masses communes de la matière, que nous appellons les congrégations majeures, vulgairement appellées éléments. Car, sur le feu, l'air, l'eau, la terre, sur leurs natures, leurs mouvements, leurs opérations, leurs impressions, nous n'avons pas non plus de narrations qui forment un corps complet d'histoire. La cinquième et la derniére, est celle des assemblages réguliers de la matière, que nous désignons par les mots de petites congrégations, et connus sous le nom d'espèces. C'est dans cette dernière partie que s'est le plus signalée l'industrie des écrivains ; de manière cependant qu'on y trouve plus de luxe et de choses superflues; telles que sont des figures d'animaux et de plantes dont on les a renflées que d'observations exactes et solides; ce qui est pourtant ce qu'on doit rencontrer partout dans une histoire naturelle. En un mot, toute cette histoire naturelle que nous possédons, ne répond, ni pour le choix, ni pour l'ensemble, à ce but dont nous avons parlé; savoir, à celui de fonder une philosophie. Ainsi nous décidons que l'histoire inductive nous manque. Mais en voilà assez sur l'histoire naturelle. [2,4] CHAPITRE IV. Division de l'histoire civile en ecclésiastique; histoire littéraire; et cette histoire civile qui retient le nom du genre. Que l'histoire littéraire nous manque. Préceptes sur la manière de la composer. L'HISTOIRE civile nous paraît se deviser en deux espèces: 1°) l'histoire sacrée ou ecclésiastique; 2°) l'histoire civile proprement dite, qui retient le nom du genre ; enfin, celle des lettres et des arts. Nous commencerons par cette espèce que nous avons placée la dernière, parce que nous possédons les deux premières; au lieu que nous jugeons à propos de ranger celle-ci parmi les choses à suppléer; je veux dire l'histoire des lettres. Or, nul doute que, si l'histoire du monde était destituée de cette partie, elle ne ressemblerait pas mal à la statue de Polyphème ayant perdu son oeil. Car alors cette partie qui manquerait à son image, serait précisément celle qui aurait pu le mieux indiquer le génie et le caractère du personnage. Quoique nous décidions que cette partie nous manque, néanmoins nous n'ignorons pas que, dans les sciences particulières et propres aux jurisconsultes, aux mathématiciens, aux rhéteurs, aux philosophes, on entre dans certains détails, on donne certaines narrations assez maigres, sur les sectes, les écoles, les livres, les auteurs de ces sciences, et sur la manière dont elles se sont succédées; qu'on trouve aussi sur les inventeurs des arts et des sciences, certains traités tout aussi maigres et tout aussi infructueux. Mais par-le-t-on d'une histoire complète et universelle des lettres, jusqu'ici on n'en a point encore publié de telle ; nous le disons hardiment. Nous indiquerons donc le sujet d'une telle histoire. Quant au sujet, il ne s'agit que de fouiller dans les archives de tous les siècles, et de chercher quelles sciences et quels arts ont fleuri dans le monde; dans quels temps et dans quels lieux ils ont été plus ou moins cultivés; de marquer, dans le plus grand détail, leur antiquité, leurs progrès, leurs voyages dans les différentes parties de l'univers; car les sciences, ainsi que les peuples, ont leurs émigrations. De plus, leurs décadences, les temps où ils sont tombés dans l'oubli, et ceux de leur renaissance; de spécifier, par rapport à chaque art, l'occasion et l'origine de son invention ; de dire quelles règles et quelles disciplines on a observées en les transmettant ; quelles méthodes et quels plans l'on s'est fait pour les cultiver et les exercer; d'ajouter à cela les sectes et les plus fameuses controverses qui aient occupé les savants; les calomnies auxquelles les sciences ont été exposées ; les éloges et les distinctions dont on les a honorées ; d'indiquer les principaux auteurs, les meilleurs livres en chaque genre, les écoles, les établissements successifs, les académies, les collèges, les ordres, enfin tout ce qui concerne l'état des lettres. Avant tout, nous voulons (et c'est ce qui fait toute la beauté, et qui est comme l'âme d'une telle histoire) qu'avec les événements on accouple leurs causes; c'est-à-dire, qu'on spécifie la nature des régions et des peuples qui ont eu plus ou moins de disposition et d'aptitude pour les sciences; les conjonctures et les accidents qui ont été favorables ou contraires aux sciences; le fanatisme et le zèle religieux qui s'y est melé; les pièges que leur ont tendus les lois, et les facilités qu'elles leur ont procurées ; enfin les vertus et l'énergie qu'ont déployées certains personnages pour l'avancement des lettres, et autres choses semblables. Or, toutes ces choses, nous souhaitons qu'on les traite, non pas à la manière des critiques, en perdant le temps à des éloges ou à des censures ; mais en les rapportant tout-à-fait historiquement, et en n'y mêlant des jugements qu'avec réserve. Or, quant à la manière dont une telle histoire doit être composée, le principal avertissement que nous devons donner, c'est que non seulement il faut en tirer les matériaux et les détails des historiens et des critiques, mais de plus en marchant siècle par siècle, ou prenant de plus petites périodes, mais en suivant toujours l'ordre des temps (et remontant jusqu'à l'antiquité la plus reculée) consulter les principaux livres qui ont été écrits dans chaque espace de temps; afin qu'après les avoir, (je ne dis pas lus et relus, ce qui n'aurait point de fin) mais les avoir du moins parcourus, pour en observer le sujet, le style et la méthode, l'on puisse évoquer, par une sorte d'enchantement, le génie littéraire de chaque temps. Quant à ce qui regarde l'usage, le but de ces détails que nous demandons, n'est pas de donner aux lettres de l'éclat et du relief, et d'en faire une sorte d'étalage par ce grand nombre d'images qui les environneraient. Qu'on ne s'imagine pas non plus que, séduit par mon ardent amour pour les lettres, j'aie à coeur de chercher, de savoir et de conserver tout ce qui, en quelque manière que ce soit, concerne leur état, et de pousser ces détails jusqu'aux minuties; c'est un motif plus grave et plus sérieux qui nous détermine; ce motif est que nous pensons qu'une histoire telle que celle dont nous avons donné l'idée, pourrait augmenter plus qu'on ne pense la prudence et la sagacité des savants dans l'administration et l'application de la science; et nous pensons de plus qu'on peut, dans une semblable histoire, observer les mouvements et les troubles, les vertus et les vices du monde intellectuel, tout aussi bien qu'on observe ceux du monde politique, et tirer ensuite de ces observations le meilleur régime possible. Car, s'il s'agissait d'acquérir la prudence d'un évêque ou d'un théologien, les ouvrages de St. Augustin ou de St. Ambroise ne meneraient pas aussi sûrement à ce but, qu'une histoire ecclésiastique lue avec attention et souvent feuilletée; et nous ne doutons nullement que les savants ne tirent un tel avantage d'une histoire littéraire. Car il y a toujours du hasard et de l'incertitude dans tout se qui n'est pas appuyé sur des exemples et sur la mémoire des choses. Voilà ce que nous avions à dire sur l'histoire littéraire. [2,5] CHAPITRE V. De la dignité et de la difficulté de l'histoire civile. Suit l'histoire civile, qui, par son importance et son autorité, tient le premier rang parmi les écrits humains; car c'est à sa foi que sont commis les exemples de nos ancêtres, les vicissitudes des choses, les fondements de la prudence civile, et rnême le nom et la réputation des hommes. A l'importance de l'entreprise se joint la difficulté, qui n'est pas moindre. En effet, reporter son esprit dans le passé, et le rendre, pour ainsi dire, antique; observer et scruter les mouvements des siècles, les caractères des personnages, les vacillations dans les conseils, les conduits souterrains des actions (semblables à autant d'aqueducs), les vrais motifs cachés sous les prétextes, les secrets d'état; découvrir, dis-je, toutes ces choses, et les rapporter avec autant de liberté que de sincérité; et par l'éclat d'une diction lumineuse, les mettre, pour ainsi dire, sous les yeux du lecteur, c'est un travail immense et délicat, qui demande autant de jugement que d'activité: pour peu surtout que l'on considère que tous les événements très anciens sont incertains, et que ce n'est pas sans danger qu'on écrit l'histoire des temps plus modernes. Aussi ce genre d'histoire est-il tout environné de défauts. La plupart n'écrivent que des relations pauvres et populaires, qui sont l'opprobre de l'histoire; d'autres cousent à la hâte de petites relations et de petits commentaires, dont ils forment un tissu tout plein d'inégalités; d'autres encore effleurent tout, et ne s'attachent qu'au gros des événements; d'autres, au contraire, vont courant après les plus minutieux détails, et qui n'influent point sur le fond des actions. Quelques-uns, trop amoureux de leur propre esprit, controuvent audacieusement des faits ; mais d'autres n'impriment pas tant aux choses l'image de leur esprit, que celle de leurs passions, ne perdant jamais de vue l'intérêt de leur parti et témoins peu fidèles des événements. Il en est qui mêlent partout, bon gré malgré, dans leurs livres, les réflexions politiques dans lesquelles ils se complaisent se jetant dans toutes sortes de digressions, et interrompant à tout propos le fil de la narration. D'autres qui manquent de sens et ne savent pas s'arrêter, entassent discours sur discours, harangues sur harangues, et se perdent dans des narrations sans fin : en sorte qu'il est constant qu'on ne trouve rien de plus rare parmi les écrits humains, qu'une histoire bien faite et accomplie en tous ses points. Mais notre but pour le moment est de faire la distribution des parties de l'histoire civile, pour marquer les choses omises, et non une censure, pour relever les défauts. Continuons à chercher les différents genres de divisions de l'histoire civile en proposant ainsi différentes distributions, nous confondrons moins les espèces, que si nous affections de suivre minutieusement toutes les ramifications d'une seule. [2,6] CHAPITRE VI. Distribution de l'histoire civile en mémoires, antiquités et histoire complète. L'HISTOIRE civile se divise en trois espèces fort analogues aux trois différentes espèces de tableaux et de statues. Car, parmi les tableaux et les statues, il est des ouvrages imparfaits, et auxquels l'art n'a pas mis la dernière main; d'autres qui sont parfaits; et d'autres enfin que le temps a mutilés et défigurés. C'est ainsi que nous divisons l'histoire civile, qui est comme l'image des temps et des choses, en trois espèces, répondantes à celles des tableaux; savoir : les mémoires, les antiquités et l'histoire complète. Les mémoires sont une histoire commencée, ou les premiers et grossiers linéaments d'une histoire; les antiquités sont une histoire défigurée, ou les débris de l'histoire échappée au naufrage des temps. Le mémoires, ou préparations à l'histoire, sont de deux espèces, dont l'une peut prendre le nom de commentaires, et l'autre celui de registres. Les commentaires exposent, d'une manière nue, la suite et l'enchaînement des actions et des événements, sans parler des vrais motifs et des prétextes de ces actions, de leurs principes et de leurs occasions, abstraction faite aussi des délibérations et des discours ; en un mot, de tout l'appareil des actions : telle est proprement la nature des commentaires, quoique César, par une sorte de modestie unie ù une certaine magnanimité, n'ait donné que le simple nom de commentaires à la plus parfaite histoire qui existe. Mais les registres sont de deux espèces; car ils embrassent ou ce qu'il y a de plus remarquable et dans les choses et dans les personnes, exposé suivant l'ordre des temps, tels que ces ouvrages qui portent le nom de fastes, ou de chronologies, ou ce que les actes ont de solennel ; comme les édits des princes, les décrets des sénats, la marche des procédures, les discours publics, les lettres envoyées publiquement, et autres choses semblables, mais d'une manière décousue, et sans être liés par le fil d'une narration continue. Les antiquités, ou les débris des histoires, sont, comme nous l'avons déjà dit, des planches de naufrage, une sorte de dernière ressource dont on use, lorsque la mémoire des choses venant à manquer, et étant comme submergée, néanmoins des hommes pleins d'industrie et de sagacité, par une sorte de diligence opiniâtre et religieuse, se prennent aux généalogies, aux fastes, aux titres, aux monuments, aux médailles, aux noms propres, au style, aux étymologies de mots, aux proverbes, aux traditions, aux archives et autres semblables instruments, soit publics, soit privés; aux fragments d'histoire qui se trouvent dispersés en différents lieux, dans des livres qui ne sont rien moins qu'historiques; quand, dis-je, à l'aide de la totalité de ces choses, ou de quelques-unes, ils tâchent d'enlever au déluge du temps quelques débris, et de les conserver; genre d'entreprise laborieuse, sans doute, mais agréable, et à laquelle est attachée une certaine vénération ; et qui, une fois qu'on s'est déterminé à effacer les origines fabuleuses des nations, mérite de remplacer ces mensonges; mais qui a d'autant moins d'autorité, que ce dont le petit nombre se mêle, est soumis au caprice de ce petit nombre. Il ne me semble pas fort nécessaire de relever quelques défauts dans les histoires imparfaites de ce genre ; attendu que ce n'est qu'une sorte de mélanges imparfaits, et que leurs défauts tiennent à leur nature même. Quant aux abrégés, qu'on peut regarder comme les teignes de l'histoire, nous voulons qu'on les rejette absolument; vu qu'ils ont rongé le corps d'un grand nombre d'histoires intéressantes, et les ont enfin réduites à une sorte de résidu inutile. [2,7] CHAPITRE VII. Division de l'histoire complète en chroniques, vies et relations. Développement de ces trois parties. Mais l'histoire complète est de trois espèces, en raison de l'objet qu'elle se propose de représenter car ou elle représente quelque partie du temps, ou quelque personnage individuel et digne de mémoire, ou telle action, tel exploit des plus mémorables. On donne, au premier genre, le nom de chronique; au second, celui de vies; au troisième, celui de relations. De ces trois différentes espèces, le genre de mérite des chroniques consista clans leur célébrité et leur authenticité. Celui des vies, dans les exemples et autres fruits qu'on en peut tirer. Enfin celui des relations dépend de la vérité et de la sincérité avec laquelle elles sont écrites ; car les chroniques considèrent les actes publics dans toute leur grandeur. Elles montrent la physionomie extérieure des personnages et cette partie de leur visage qui est tournée vers le public, laissant de côté et passant sons silence tous les légers détails relatifs tant aux choses qu'aux personnes. Mais, comme c'est un artifice propre à la divine sagesse, que de faire dépendre les plus grandes choses des plus petites, il arrive quelquefois que les histoires de cette espace, à cause de cette grandeur même qu'elles recherchent, étalent plutôt ce que les affaires ont de pompeux et de solennel, qu'elles n'en indiquent les vrais principes et les textures les plus délicates. Il y a plus : quoiqu'elles ajoutent et mêlent à la narration les causes et les motifs; néanmoins, toujours à cause de cette même grandeur à laquelle elles se plaisent, elles supposent, dans les actions humaines, plus de prudence et de sérieux, qu'il ne s'y en trouve en effet. En sorte que telle satyre soit un tableau plus vrai de la vie humaine, que telle de ces histoires. Au contraire, les vies, pour peu qu'elles soient écrites avec exactitude et avec jugement (car il n'est pas question ici, des éloges et autres futiles histoires de cette espèce), comme elles se proposent pour sujet un certain individu et que, pour en donner une juste idée, elles sont obligées de mêler et de combiner ensemble ses actions, tant légères que graves, tant petites que grandes, tant privées que publiques, elles présentent saris contredit des narrations plus vives et plus fidèles des choses, et dont on peut, avec plus de sûreté et de succès, tirer des exemples et des modèles. Mais quant aux relations particulières, telles que la guerre du Péloponnèse, l'expédition de Cyrus, la conjuration de Catilina, et autres semblables, on a droit d'y exiger plus d'impartialité, de candeur et de sincérité, que dans les histoires complètes des temps; car, lorsqu'il s'agit des premières, on peut, dans le nombre, choisir un sujet commode, limité, et de telle nature qu'on puisse se procurer tous les documents et toute la certitude nécessaire pour le bien traiter. Au lieu que l'histoire des temps, surtout celle d'un temps beaucoup plus ancien que celui de l'écrivain, manque souvent de faits, et qu'on y trouve de grands especes vides qu'on ne manque guère de remplir à force d'esprit et de conjectures. Néanmoins cela même que nous disons ici de la sincérité des relations, doit être entendu avec exception. Car les choses humaines péchant toujours par quelque côté, et les inconvénients étant toujours mêlés avec les avantages, ce n'est pas sans raison, il faut l'avouer, qu'on tient pour suspectes les relations de cette espèce, surtout celles qu'on publie dans le temps même des événements rapportés, et qui le plus souvent sont dictées par l'envie et la flatterie. D'une autre part, à côté de cet inconvénient naît le remède; car ces relations-là mêmes, comme ce n'est pas d'un seul côté qu'on en publie ; mais que, vu les factions et l'esprit de parti qui règnent alors, chaque parti publie les siennes ; ces relations, dis-je, fraient ainsi à la vérité un chemin entre les deux extrêmes. Puis, lorsque les animosités sont attiédies, elles peuvent fournir, à un historien impartial et judicieux, de bons matériaux et une bonne semence pour une histoire plus parfaite. Quant à ce qui peut manquer dans ces deux genres d'histoire, nul doute que plusieurs histoires particulières (nous parlons de celles qui peuvent exister), que des histoires, dis-je, d'une certaine perfection, ou qui atteignent du moins au degré de la médiocrité, ne nous aient manqué jusqu'ici, au grand préjudice de la gloire et de la réputation des royaumes et des républiques; mais il serait trop long de les spécifier en détail. Au reste, abandonnant aux nations étrangères le soin de l'histoire des étrangers, et pour ne point porter un œil curieux dans les affaires d'autrui, je ne puis m'empêcher de me plaindre à Votre Majesté de la bassesse et de la mesquinerie de cette histoire d'Angleterre dont nous sommes en possession, quant au corps de cette histoire prise en entier; comme aussi de la partialité et du peu de sincérité de l'histoire d'Ecosse, du moins quant à l'auteur le plus récent et le plus complet : ces défauts considérés, je pense qu'on exécuterait un ouvrage bien honorable à Votre Majesté, et fort agréable à la postérité, si, de même que cette île de la Grande-Bretagne, désormais réunit en une seule monarchie, se transmet elle-même dans son unité, aux siècles suivants ; de même aussi l'on comprenait dans une seule histoire tous les événements qui la concernent, et en remontant aux siècles passés; à peu près comme l'écriture sainte fait marcher de front l'histoire des dix tribus du royaume d'Israël et celle des deux tribus du royaume de Juda; deux histoires qui sont, pour ainsi dire, jumelles. Que si vous pensez que la masse et la difficulté de cette histoire, assez grande sans doute, empêchent qu'on ne la traite avec exactitude et d'une manière qui réponde à son importance, n'avez-vous pas cette période mémorable et beaucoup plus courte, quant à l'histoire d'Angleterre; je veux dire, celle qui s'est écoulée depuis la réunion des deux Roses, jusqu'à celle des royaumes; espace de. temps qui, à mon sentiment, renferme un plus grand nombre d'événements variés et peu communs, qu'on n'en pourrait trouver dans une suite d'un égal nombre de princes, en quelque royaume héréditaire que ce pût être. Cette période commence à l'époque où la couronne fut acquise d'une manière mixte; savoir, en partie par les armes, en partie par le droit. Car ce fut le fer qui fraya le chemin au trône, et ce fut un mariage qui l'affermit. Survinrent des temps fort analogues à ces commencements, et semblables à des flots qui, après une grosse tempête, conservent leur volume et leur agitation; mais sans qu'aucun coup de vent d'une certaine force les soulève de nouveau; flots dont un pilote, celui de tous vos prédécesseurs qui s'est le plus signalé par sa prudence, a surmonté la violence. Immédiatement après vient un roi, dont les actions, qui témoignaient plus d'impétuosité que de prudence, n'ont pas laissé d'avoir un grand poids dans la balance de l'Europe, et de la faire pencher à droite ou à gauche, selon qu'il se portait de l'un ou de l'autre côté. C'est aussi sous son règne qu'a commencé cette grande innovation dans l'état ecclésiastique, vrai coup de théâtre tel qu'on en voit peu. Suit un roi mineur. Puis un essai de tyrannie, qui fût à la vérité de courte durée, et comme une sorte de fièvre éphémère; suivi du règne d'une femme mariée à un roi étranger; et de celui d'une autre femme encore qui vécut dans la solitude du célibat. Enfin a succédé à tout, cet événement tout à la fois heureux et glorieux; je veux parler de cette époque où l'île de la Grande-Bretagne, qui est séparée du reste du monde, s'est réunie avec elle-même : réunion par laquelle cet ancien oracle rendu à Énée, et qui lai montrait dans l'éloignement le repos en ces termes : "cherchez votre antique mère" (Virgile, Énéide, III, v. 96), s'est accompli en faveur de ces deux nations généreuses, les Anglais et les Écossais, qui désormais sont comprises sous le nom de Grande-Bretagne, leur antique mère, comme un gage et un symbole qui annoncent que nous sommes arrivés à la fin des erreurs et du voyage, et que nous touchons au terme. En sorte que, de même que les corps très pesants, lorsqu'ils ont été lancés, éprouvent certaines trépidations, avant de se poser et de s'arrêter tout-à-fait; de même il paraît probable que la divine providence voulut que cette monarchie, avant qu'elle eût été affermie, et qu'elle reposât tout-à-fait en la personne de Votre Majesté et dans sa royale lignée, dans laquelle nous nous flattons qu'elle est établie pour jamais; que cette monarchie, dis-je, éprouvât ces révolutions et ces vicissitudes si fréquentes, comme autant de préludes de sa stabilité. Quand je tourne mes réflexions vers les vies particulières, je ne laisse pas d'être étonné que notre temps connaisse si peu ses biens, en voyant qu'on prend si peu la peine d'écrire la vie de ceux qui se sont distingués dans notre siècle. Car, quoique les rois et ceux qui jouissent de la puissance absolue, ne puissent être qu'en petit nombre, et que les citoyens distingués dans les républiques, la plupart étant déjà changées en monarchies, ne soient pas non plus en fort grand nombre; néanmoins il y a eu, même sous des rois, assez d'hommes illustres qui méritaient quelque chose de plus qu'une réputation vague et incertaine, ou que d'arides et maigres éloges. En effet, il existe à ce sujet une fiction dont un de nos poètes les plus modernes (Arioste, Orlando furioso) a enrichi une fable ancienne, et qui n'est pas sans élégance. A l'extrémité du fil des Parques, dit-il, est suspendue une médaille, ou une pièce de métal précieux, sur laquelle est gravé le nom de chaque défunt. Le temps emprunte les ciseaux d'Atropos, coupe le fil, enlève la médaille; puis les emportant toutes avec lui, il les tire de son sein et les jette dans le fleuve Léthé. Autour de ce fleuve voltigent une infinité d'oiseaux, qui saisissent ces médailles à leur chute; puis les tenant quelque temps dans leur bec, et les promenant çà et là, les laissent tomber par mégarde dans le fleuve. Mais parmi ces oiseaux, il est quelques cygnes qui saisissent telle de ces médailles, avec le nom qui s'y trouve gravé, et la porte aussitôt dans un certain temple consacré à l'immortalité. Voilà ce que dit le poète. Mais on peut dire que de notre temps ces cygnes-là sont bien rares : or, quoique la plupart des hommes, plus mortels par leurs soins et leurs passions que par leurs corps, se soucient peu de la mémoire de leur nom, regardant la gloire comme une sorte de vent et de fumée : "Âmes, qui ne sentent pas le besoin de se faire un grand nom" (Virgile, Énéide, V, v. 751). Néanmoins cette philosophie et cette sévérité dont ils se targuent, n'a d'autre source que celle-ci : "Nous ne commençons à mépriser les louanges, qu'au moment où nous cessons de faire des choses louables" Cfr. Pline le Jeune, Lettres, III, 91). Mais une telle manière de penser, ne forme point à nos yeux un préjugé contre ce jugement de Salomon : "la mémoire des justes est accompagnée d'éloges, mais le nom des impies tombera en pourriture comme leurs corps" (Proverbes, X, 7). L'un fleurit perpétuellement; l'autre, ou tombe aussitôt dans l'oubli, ou exhale, en se dissolvant, une odeur infecte. C'est pourquoi, par ce style, et par cette formule dont on use avec tant de raison en parlent des morts d'heureuse mémoire, de précieuse mémoire, de bonne mémoire, nous semblons reconnaître ce que Cicéron a avancé, l'ayant emprunté de Démosthène, "que la seule fortune des morts est la bonne réputation" (Cfr. Cicéron, Philippiques, IX, 5); genre de possession (je ne puis m'empêcher de l''observer) qui, de notre temps, est le plus souvent fort mal cultivé, et que la négligence des hommes a laissé en jachère. Quant aux relations, il serait tout-à-fait à souhaiter qu'on s'en occupât beaucoup plus qu'on ne le fait ordinairement; car il n'est point d'action un peu illustre qui ne trouve à portée quelqu'une des meilleures plumes qui pourrait s'en emparer et prendre peine à l'écrire. Mais l'homme, capable d'écrire une histoire complète, d'une manière qui réponde à son importance, faisant partie d'un bien petit nombre (comme on le voit assez par le petit nombre des historiens même médiocres) ; si du moins les actions particulières, dans le temps même où elles se sont passées, étaient consignées dans quelque écrit supportable, on pourrait espérer qu'il s'élèverait tôt ou tard des écrivains qui, à l'aide de ces relations, pourraient composer une histoire complète. Elles seraient une sorte de pépinière dont on pourrait, au besoin, tirer de quoi planter un jardin ample et magnifique. [2,8] CHAPITRE VIII. Division de l'histoire des temps en histoire universelle et histoire particulière. Avantages et inconvénients de l'une et de l'autre. L'Histoire des temps est ou universelle ou particulière. La dernière n'embrasse que les actes de tel royaume, de telle république, de telle nation. La première, ceux de l'univers entier. Car il n'a pus manqué d'écrivains qui se sont piqués d'avoir écrit une histoire du monde depuis son origine ; donnant pour une histoire un assemblage confus de narrations sommaires, un vrai fatras. D'autres se sont flattés de pouvoir embrasser, comme dans une histoire complète, tous les événements de leur temps, tout ce qui s'est fait de mémorable dans le monde entier ; entreprise magnanime sans doute, et dont l'utilité répond à sa grandeur. Car les choses humaines ne sont pas tellement séparées par les limites des régions et des empires, qu'elles n'aient entre elles une infinité de relations. Aussi aime-t-on à voir rassemblées, et comme peintes dans un seul tableau, les destinées réservées à tout un siècle ou à tout un âge. De là il arrive aussi que grand nombre d'écrits qui ne sont pas a mépriser, écrits tels que sont ces relations dont nous avons déjà parlé, et qui sans ces histoires eussent péri, ou n'eussent pas été souvent réimprimés ; ou que du moins des sommaires de ces relations, trouvant place dans ces vastes collections, se fixent ainsi et se conservent. Néanmoins, si l'on y fait plus d'attention, l'on reconnaîtra que les règles d'une histoire complète sont si sévères, qu'il est presqu'impossible, dans un si vaste sujet, de les observer toutes; en sorte que la majesté de l'histoire est plutôt diminuée qu'augmentée par la grandeur de sa masse. En effet, il ne se peut qu'un auteur, qui va recherchant tant de faits de toute espèce, ne perde peu à peu de son exactitude ; et que son attention, qui s'étend à tant de choses, se relâchant, par cela même, dans chacune, il ne se saisisse des bruits de ville, des contes populaires, et ne compose son histoire de relations très peu authentiques, et de matériaux légers de cete espèce. Ce n'est pas tout : forcé, pour ne pas donner à son ouvrage une étendue immense, d'omettre bien des choses qui méritent d'être rapportées, il retombe ainsi à la mesure étroite des abrégés. Il est encore un autre inconvénient qui n'est pas petit, et qui est diamétralement opposé au but d'une histoire universelle : c'est que, si une histoire de ce genre conserve telle narration, qui sans elle eût péri, au contraire, d'autres narrations assez utiles, qui sans elle eussent vécu, elle les étouffé, à cause de ce goût excessif qu'ont les hommes pour la brièveté. [2,9] CHAPITRE IX. Division de l'histoire des temps en annales et en journaux. On est fondé à diviser encore l'histoire des temps en annales et en journaux; et cette division, quoique tirée des périodes du temps, ne laisse pas d'avoir quelque rapport avec le choix des faits. Car, c'est avec raison que Tacite, lorsqu'il vient à parler de certains édifices magnifiques, ajoute aussitôt: "on a jugé convenable à la dignité da peuple romain, de ne confier aux annales que les grands événements, et de renvoyer aux journaux de la ville les détails de cette espèce" (Tacite, Annales, XIII, 31); affectant aux annales tout ce qui concerne l'état de la république, et aux journaux les actes et les accessoires de moindre importance. Mon sentiment sur ce sujet, est que nous aurions besoin d'une sorte d'art héraldique, pour régler le rang des livres comme celui des hommes; et de même que rien ne nuit autant à l'état civil, que la confusion des ordres et des grades, de même aussi ce n'est pas peu déroger à l'autorité d'une histoire grave, que de mêler à la politique de si frivoles détails ; tels que les fêtes, les cérémonies, les spectacles et autres choses semblables. Et il serait sans doute à souhaiter qu'on s'accoutumât à faire cette distinction-là même. Mais de notre temps on n'est dans l'usage de tenir des journaux que dans les voyages de mer et les expéditions militaires. Chez les anciens, on avait soin, pour faire honneur aux rois, de rapporter dans des journaux les actes de leur palais; et nous voyons que cet usage était suivi sous Assuérus, roi de Perse, qui, une certaine nuit, étant travaillé d'insomnie, demanda le journal qui le fit repenser à la conjuration des Eunuques. Les journaux d'Alexandre contenaient des détails si minutieux, que, si par huard il avait dormi à table, on consignait cela parmi ses actes Et qu'on ne s'imagine pas qu'on ait affecté aux annales les grands événements, réservant les petits détails pour les journaux ; mais et grandes et petites choses, on faisait tout entrer, pêle-mêle et à la hâte, dans ces journaux. [2,10] CAPITRE X. Division de l'histoire civile en pure et en mixte. Enfin, soit divisée l'histoire civile en pure et en mixte. Il est deux espèces très connues de mélanges : l'une, qui se tire de la science civile; et l'autre, en grande partie, de la science naturelle. Quelques auteurs ont introduit un certain genre d'écrit où l'on trouve, non pas des narrations auxquelles un fil continu donne la liaison d'une histoire, mais des faits détachés que l'auteur choisit à son gré; puis il les médite, il les rumine, et prend occasion de ces faits pour disserter sur la politique : genre d'histoire ruminée que nous goûtons singulièrement, pourvu toutefois que l'auteur soit fidèle à son plan, et qu'il avertisse de son dessein. Mais qu'un homme qui écrit "ex professo" une histoire complète, mêle partout des réflexions politiques, et que, dans cette vue, il interrompe à tout propos le fil de l'histoire, c'est quelque chose de déplacé et de fatigant. Nul doute que toute histoire, qui a quelque profondeur, ne soit conune grosse de préceptes et de remarques politiques; mais encore l'écrivain ne doit-il pas se faire, en quelque sorte, accoucher lui-même. Une autre espace d'histoire mixte, c'est l'histoire cosmographique; car il y encore une infinité de choses. Elle emprunte de l'histoire naturelle la description des régions mêmes, de leur situation et de leurs productions; de l'histoire civile, celle des villes, des empires, des moeurs ; des mathématiques, la détermination des climats, des configurations célestes auxquelles répondent ces régions : genre d'histoire, ou plutôt de science, par rapport auquel nous avons lieu de féliciter notre siècle. Car, de notre temps, le globe terrestre est singulièrement dévoilé à notre curiosité, et les fenêtres s'y sont, en quelque manière, multipliées. Nul doute que les anciens n'eussent connaissance des zones et des antipodes, dans ce même lieu où Phébus commençant sa course, de son souffle enflammé ranime ses chevaux hors d'haleine. C'est encore là que l'étoile du soir puise sa rouge et tardive lumière. Néanmoins c'était plutôt par des démonstrations que par des voyages. Mais que le plus frêle vaisseau ait pu faire le tour entier du globe terrestre par une route plus oblique et plus tortueuse encore que celle que suivent les corps célestes, c'est une prérogative qui était réservée à notre siècle. En sorte que cet âge du monde peut prendre pour sa devise non seulement ces mots, "plus ultra" (plus avant), où les anciens prenaient celle-ci, "non ultra" (pas plus avant) ; ou, cette autre,"imitabile fulmen" (l'imitable foudre) ; ou ils prenaient cette dernière, "non imitabile fulmen" (l'inimitable foudre); de même que "nimbos" et "non imitabile fulmen" ; mais cette autre encore qui passe toute admiration, "imitabile coelum" (l'imitable ciel), à cause de ces grandes navigations, par lesquelles nous faisons le tour du monde entier comme les corps célestes. Or, ces succès, si heureux dans l'art de naviguer et de découvrir les parties du globe, nous font concevoir les plus hautes espérances par rapport au progrès et à l'accroissement des sciences; surtout à nous, à qui il semble que, par un décret divin, il ait été arrêté que ces deux genres de succès seraient contemporains. Car c'est ainsi que s'exprime le prophète Daniel en parlant des derniers temps "grand nombre d'hommes voyageront, et la science sera augmentée" ; comme si cet avantage de parcourir le monde et de faire faire aux sciences les plus grands pas, était réservé à notre siècle; et c'est ce qui est déjà en grande partie accompli, vu que, peur les connaissances, notre temps le cède de bien peu à ces deux premières périodes ou révolutions; savoir : celle des Grecs et celle des Romains, et qu'à certains égards il l'emporte de beaucoup. [2,11] CHAPITRE XI. Division de l'histoire ecclésiastique en histoire ecclésiastique spéciale, histoire prophétique, et histoire de Némésis. L 'Histoire ecclésiastique reçoit presque les mêmes divisions que l'histoire civile. Car il y a les chroniques ecclésiastiques, les vies des saints pères, les relations des synodes, et d'autres assemblées qui intéressent l'église. L'histoire ecclésiastique, proprement dite, se divise en celle qui retient le nom du genre, en histoire prophétique et histoire de Némésis ou de la providence. La première envisage les temps de l'église militante et son état de variation, soit qu'elle flotte comme l'arche dans le déluge, soit qu'elle voyage comme l'arche dans le désert, soit qu'elle s'arrête comme l'arche dans le temple; c'est-à-dire l'église considérée dans l'état de persécution, dans l'état de mouvement et dans l'état de paix. Je ne vois pas qu'il manque rien en ce genre; je vois au contraire beaucoup plus de superfluités que de choses omises : je souhaiterais seulement qu'à sa masse énorme répondit le choix et la sincérité des narrations. La seconde partie, qui est l'histoire prophétique, est composée de deux parties corrélatives ; savoir : la prophétie même et son accomplissement. Le plan d'une telle histoire doit être de réunir chaque prophétie tirée de l'Écriture, avec l'événement qui justifie la prédiction, et cela pour tous les âges du monde, tant afin d'affermir la foi, qu'afin de pouvoir donner des règles et former une sorte d'art pour interpréter les prophéties qui restent à accomplir; mais il faut admettre dans ces choses-là cette latitude qui est propre et familière aux oracles divins, et bien comprendre que leur accomplissement a lieu tantôt d'une manière continue, tantôt dans un temps précis; ils retracent la nature de leur auteur, "pour qui un seul jour est comme mille années, et mille années sont comme un seul jour". Or, quoique la plénitude et le plus haut point de leur accomplissement soient le plus souvent réservés à tel âge, ou même à tel moment, ils ont toutefois certains degrés, certaine échelle d'accomplissement dans les différents âges du monde. Or, ce genre d'ouvrage, je décide qu'il nous manque absolument; mais il est de telle nature, que ce n'est qu'avec beaucoup de sagesse, de réserve et de respect qu'il faut le traiter, autrement il faut l'abandonner tout-à-fait. La seconde partie, qui est l'histoire de Némésis, a exercé la plume de quelques pieux personnages, non sans que l'esprit de parti s'en soit mêlé, et son objet est d'observer la divine harmonie qui règne quelquefois entre la volonté révélée de Dieu et sa secrète volonté ; car bien que les conseils et les jugements de Dieu soient si obscurs qu'ils sont impénétrables pour l'homme animal, et que souvent ils se dérobent aux yeux mêmes de ceux qui, du tabernacle, tâchent de les découvrir, néanmoins il a plu de temps en temps à la sagesse divine, soit pour fortifier les siens, soit pour confondre ceux qui sont pour ainsi dire sans Dieu en ce monde, de les écrire en plus gros caractères, et de les rendre tellement visibles, que tout homme, suivant le langage du prophète, pût les lire en courant; c'est-à-dire, afin que ces hommes, purement sensuels et voluptueux, qui franchissent à la hâte les jugements divins, et n'y arrêtent jamais leurs pensées, fussent, tout en courant, et en faisant autre chose, forcés de les reconnaître. Telles sont les vengeances tardives et inopinées, les conversions subites et inespérées, les conseils divins, qui, après avoir, pour ainsi dire, suivi les longs détours d'un labyrinthe tortueux, se montrent tout-à-coup à découvert, non pas seulement pour porter la consolation dans les âmes des fidèles, mais encore pour convaincre et pour frapper les consciences des méchants. [2,12] CHAPITRE XII. Des appendices de l'histoire, lesquels envisagent les paroles des hommes, comme l'histoire elle-mêm considère leurs actions. Leur division en épîtres et en apophthegmes. Or, ce n'est pas seulement la mémoire des actions des hommes qui doit être conservée, c'est encore celle de leurs paroles. Nul doute qu'on ne donne quelquefois à ces paroles une place dans les histoires, en tant qu'elles peuvent servir à éclaircir les narrations des actions et leur donner plus de poids. Mais ces paroles des hommes, ces dits humains, ce sont les livres de harangues, d'épîtres et d'apophthegmes, qui en sont les vrais dépôts. Or, on ne peut disconvenir que les harangues des personnages d'une prudence consommée, sur les affaires et les causes importantes et difficiles, ne servent tant à augmenter ses connaissances, qu'à nourrir son éloquence. Mais, s'agit-il d'acquérir une certaine prudence dans les affaires, on tirera de plus grands services des lettres écrites par des hommes de marque sur des sujets sérieux. Car, parmi les paroles humaines, il n'est rien de plus sain et de plus instructif que les lettres de ce genre; elles ont plus de naturel que les discours publics, et plus de maturité que les entretiens subits. Que s'il s'agit d'une correspondance suivie selon l'ordre des temps; condition qui se trouve dans les lettres des lieutenants généraux, gouverneurs de provinces, et autres hommes d'état, aux rois, aux sénats ou autres supérieurs; et réciproquement des supérieurs aux subalternes ; c'est, sans contredit, pour l'histoire un mobilier des plus précieux. Et l'utilité des apophthegmes ne se réduit pas au seul plaisir et a la simple utilité qu'ils peuvent procurer pour le moment; ils sont aussi susceptibles d'une infinité d'applications à la vie active et aux usages de la société. Ce sont, pour me servir de l'expression d'un écrivain, comme autant de haches et de stylets, qui, à l'aide d'une sorte de pointe et de taillant, percent tout et tranchent los noeuds des affaires. Les occasions font le cercle, et ce qui un temps fut commode, peut encore être employé et redevenir utile, soit qu'on le donne comme sien, ou qu'on l'attribue aux anciens, Comment pourrait-on douter qu'un genre d'ouvrage, que César a honoré de son propre travail, puisse être utile dans la vie active ? Et ce livre, plût à dieu qu'il existât ! car ce que jusqu'ici on nous a donné en ce genre, nous paraît rassemblé avec bien peu de choix. En voilà assez sur l'histoire et sur cette partie de la science qui répond à l'une des loges, ou des cases de l'entendement. [2,13] CHAPITRE XIII. Du second des principaux membres de la science; savoir, de la poésie; division de la poésie en narrative, dramatique et parabolique. Trois exemples de la poésie parabolique. Nous voici arrivés à la poésie. La poésie est un genre qui le plus souvent est gêné par rapport aux mots ; mais fort libre quant aux choses, et même licencieux. Aussi, comme nous l'avons dit au commencement, il se rapporte à l'imagination, qui feint et machine, entre les choses, des mages et des divorces tout-à-fait irréguliers et illégitimes. Or, ce mot de poésie, comme nous l'avons fait entendre ci-dessus, peut être pris en deux sens différents, dont l'un regarde les mots; et l'autre, les choses. Dans le premier sens, c'est un certain caractère de discours; et le vers n'est qu'un genre de style, qu'une certaine forme d'élocution ; et qui n'a rien de commun avec les différences des choses. Car on peut écrire en vers une histoire vraie; et en prose, une fiction. Dans le dernier sens, nous l'avons, dès le commencement, constitué l'un des membres principaux de la doctrine. Et nous l'avons placé près de l'histoire; vu qu'elle n'en est qu'une imitation agréable. Quant à nous qui, cherchant les véritables veines des choses, ne donnons presque rien à la coutume et aux divisions reçues, nous écartons de notre sujet les satyres, les élégies, les épigrammes, les odes, et autres pièces de ce genre, les renvoyant si la philosophie et aux artifices du discours. Sous le nom de poésie, nous ne traitons que d'une histoire inventée à plaisir. La distribution la plus vraie de la poésie, et qui dérive le mieux de ses propriétés, outre ces divisions qui lui sont communes avec l'histoire, (car il y a des chroniques feintes, des vies feintes, des relations feintes) est celle qui la divise en narrative, dramatique et parabolique ; la narrative imite tout-à-fait l'histoire, au point de faire presqu'illusion, si ce n'est qu'elle exagère les choses au-delà de toute croyance. La dramatique est pour ainsi dire une histoire visible, elle rend les images des choses comme présentes; au lieu que l'histoire les représente comme passées. Mais la parabolique est une histoire avec un type, qui rend sensibles les choses intellectuelles. Quant à la poésie narrative, ou, si l'on veut, héroïque; pourvu toutefois qu'on n'entende par là que la matière, et non le vers, cette poésie dérive d'une source tout-à-fait noble, plus que toute autre chose, elle se rapporte à la dignité de la nature humaine, En effet, comme le monde sensible est inférieur en dignité à l'âme humaine, la poésie semble donner à la nature humaine ce que l'histoire lui refuse, et contenter l'âme d'une manière ou de l'autre, par des fantômes de choses, au défaut de semblables réalités qu'elle ne peut lui donner. Car, si l'on médite attentivement sur ce sujet, l'on reconnaîtra dans cet office de la poésie une forte preuve de cette vérité : que l'âme humaine aime dans les choses plus de grandeur et d'éclat, d'ordre et d'harmonie, d'agrément et de variété, qu'elle n'en peut trouver dans la nature même, depuis la chute de l'homme. C'est pourquoi, comme les actions et les événements, qui font le sujet de l'histoire véritable, n'ont pas cette grandeur dans laquelle se complet l'âme humaine, paraît aussitôt la poésie qui imagine des faits plus héroïques. De plus, comme les événements que présente l'histoire véritable, ne sont point de telle nature que la vertu puisse y trouver sa récompense, ni le crime son châtiment ; la poésie redresse l'histoire à cet égard, et imagine des issues, des dénouements qui répondent mieux à ce but, et qui sont plus conformes aux lois de la providence. De plus, comme l'histoire véritable, par la monotonie et l'uniformité des faits qu'elle présente, rassasie l'âme humaine ; la poésie, réveille son goût, en lui présentant des tableaux d'événements extraordinaires, inattendus, variés, pleins de contrastes et de vicissitudes. En sorte que cette poésie est moins recommandable par le plaisir qu'elle peut procurer, que par la grandeur d'âme ou la pureté de moeurs qui en peuvent être le fruit. Ainsi ce n'est pas sans raison qu'elle semble avoir quelque chose de divin; puisqu'elle élève l'âme et la ravit, pour ainsi dire, dans les hautes régions ; accommodant les simulacres des choses à nos désirs, au lieu de soumettre l'âme aux choses mêmes, comme le font la raison et l'histoire. Ainsi, c'est par ces charmes et cette convenance qui flattent l'âme humaine, et en se mariant avec les accords de la musique, pour s'insinuer plus doucement dans les âmes, que la poésie s'est frayé un passage en tous lieux, au point qu'elle fut en honneur dans les siècles les plus grossiers et chez les nations les plus barbares, lorsque tous les autres arts en étaient totalement bannis. La poésie dramatique, qui a le monde pour théâtre, serait d'un plus grand usage, si elle était saine. Car, le théâtre n'est pas peu susceptible de discipline et de corruption. Or, la corruption, en ce genre, n'est pas ce qui nous manque; mais de notre temps, la discipline est entièrement négligée. Cependant, quoique dans les républiques modernes on regarde l'action théâtrale comme une sorte de jeu, à moins qu'elle ne tienne beaucoup de la satyre et ne soit mordicante, néanmoins les anciens n'ont rien négligé pour en faire une école de vertu. Il y a plus : les grands hommes et les plus sages philosophes la regardaient comme l'archet des âmes. Au reste, il est hors de doute, et c'est encore un secret de la nature, que dans les lieux où les hommes sont rassemblés, les âmes sont plus susceptibles d'afflictions et d'impressions. Mais la poésie parabolique tient un rang distingué parmi les autres genres de poésie, et semble avoir quelque chose d'auguste et de sacré; d'autant plus que la religion elle-même emprunte son secours à chaque instant, pour entretenir un commerce continuel entre les choses divines et les choses humaines. Cependant elle a, comme les autres, ses tâches et ses défauts, qui ont pour cause, cette frivolité des esprits et cette facilité avec laquelle ils se paient d'allégories. Elle est d'un usage équivoque, et on l'emploie pour des fins opposées. Elle sert, tantôt à envelopper, et tantôt à éclaircir. Dans le dernier cas, c'est une espèce de méthode d'enseignement; dans le premier, c'est un certain art de voiler. Or, cette méthode d'enseignement, qui sert à éclaircir, fut fort en usage dans les premiers siècles; car les inventions et les conclusions de la raison humaine (même celles qui aujourd'hui sont triviales et rebattues) étant alors nouvelles et extraordinaires, les esprits n'avaient pas assez de prise sur ces vérités abstraites; à moins qu'on ne les approchât des sens, à l'aide de similitudes et d'exemples de cette nature. Aussi, chez eux, tout retentissait de fables de toute espèce, de paraboles, d'énigmes et de similitudes. De là les emblèmes de Pythagore, les énigmes du Sphinx, les fables d'Ésope, et autres fictions semblables. Ce n'est pas tout : les apophthegmes des anciens sages se développaient presque toujours par des similitudes. C'est ainsi que Menenius Agrippa, chez les Romains, nation qui n'était alors rien moins qu'éclairée, apaisa une sédition à l'aide d'une fable : enfin, comme les hiéroglyphes sont plus anciens que les lettres, de même aussi les paraboles ont précédé les arguments. Et les paraboles sont aujourd'hui même, comme elles l'ont toujours été, d'un grand effet; attendu que ni les arguments n'ont autant de clarté, ni les exemples réels, autant d'aptitude. La poésie parabolique a un autre usage presque opposé au premier: elle sert, comme nous l'avons dit, à envelopper les choses dont la dignité exige qu'elles soient couvertes d'une sorte de voile ; c'est ainsi qu'on revêt de fables et de paraboles les secrets et les mystères de la religion, de la politique et de la philosophie, Mais est-il vrai que les fables anciennes des poètes renferment un sens mystérieux? c'est ce qui peut paraître douteux. Quant à nous, nous l'avouons hardiment, nous penchons pour l'affirmative. Et quoiqu'on abandonne ces fictions aux enfants et aux grammairiens, ce qui ne laisse pas de les avilir, nous n'en serons pas plus prompts â les mépriser; vu qu'au contraire les écrits qui contiennent ces fables, sont, de tous les écrits humains, les plus anciens après l'écriture sainte; et que les fables mêmes sont encore plus anciennes que ces écrits, puisque ces écrivains les rapportent comme étant déjà adoptées et reçues depuis longtemps, et non comme les ayant eux-mêmes inventées. Elles semblent être une sorte de souffle léger qui, des traditions des nations les plus anciennes, est venu tomber dans les flûtes des Grecs. Mais, comme jusqu'ici les tentatives, pour interpréter ces paraboles, ont été faites par des hommes peu éclairés, et dont la science ne s'élevait pas au-dessus des lieux communs; qu'enfin elles ne nous satisfont nullement, nous croyons devoir rapporter, parmi les choses à suppléer, la philosophie cachée sous les fables antiques. Ainsi nous allons donner un ou deux exemples de ce genre d'ouvrages; non que la chose en elle-même ne soit d'un si grand prix, mais afin d'être fidèles à notre plan. Or, ce plan, par rapport à ces ouvrages que nous classons parmi les choses à suppléer, et lorsqu'il se rencontre quelque sujet un peu obscur, est de donner toujours des exemples et des préceptes sur la manière de le traiter; de peur qu'on ne s'imagine que nous n'avons nous-mêmes qu'une très légère notion de ces sujets que nous proposons; et que, contents de mesurer les régions par la pensée, à la manière des augures, nous ne connaissons pas assez bien ces routes que nous montrons aux autres, pour pouvoir y entrer nous-mêmes. Je ne sache pas qu'il manque aucune partie dans la poésie. Disons plutôt que la poésie est une plante qui a germé dans une terre excessivement active, sans qu'on en ait semé la graine qui n'est pas trop bien connue ; qu'elle a pris beaucoup plus d'accroissement que les autres genres, et que, s'étendant en tous sens, elle a fini par les couvrir tous. Mais nous allons en donner des exemples; ce sera assez de trois. Le premier, tiré des sciences naturelles ; le second, de la politique; et le troisième, de la morale. Premier exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, dans les sciences naturelles. De l'univers représenté par la fable de Pan. Les anciens laissent dans le doute la génération de Pan. Les uns le disent fils de Mercure; d'autres, lui donnant une autre origine, disent que tous les prétendants ayant eu commerce avec Pénélope, de ce commerce indistinct naquit Pan, qui est leur entant commun. Voici une autre manière d'expliquer cette génération, qu'il ne faut pas oublier. Pan, disent-ils, est fils de Jupiter et d'Hybrée, c'est-à-dire, de l'injure. Mais quelque origine qu'on lui attribuât, on lui donnait pour soeurs les Parques, qui se tenaient dans un antre. Pour lui, il demeurait toujours en plein air. Voici le portrait qu'on faisait de lui : son front est armé de cornes, qui se terminent en pointes et s'élèvent jusqu'aux cieux; son corps est tout hérissé de poils et de soies; sa barbe surtout est fort longue; sa forme tient de deux espèces; de l'espèce humaine quant aux parties supérieures, et de la bête, quant aux inférieures, qui se terminent par des pieds de chèvre. Pour marques de sa puissance, il porte, dans la main gauche, une flûte à sept tuyaux; et dans la droite, une sorte de crosse ou de baton recourbé par le haut: une peau de léopard lui sert d'habillement. Quant aux pouvoirs et aux fonctions qu'on lui attribuait, il était regardé comme le dieu des chasseurs et même des pasteurs, et en général des habitants de la campagne. Il présidait aussi aux montagnes. Il était, messager des dieux, ainsi que Mercure; et pour la dignité, immédiatement après lui. On le regardait comme le chef et le général des nymphes, qui dansaient perpétuellement autour de lui. Il avait aussi pour cortège les satyres, et les silènes beaucoup plus figés qu'eux. On lui attribuait le pouvoir d'envoyer des terreurs, surtout des terreurs vaines et superstitieuses, qui de son nom ont été appelées paniques. Les actions qu'on rapporte de lui sont en assez petit nombre; on dit surtout qu'il défia à la lutte Cupidon, par lequel il fat vaincu ; qu'il embarrassa le géant Typhon dans des filets, et le tint assujetti. On raconte de plus que Cérès étant triste et affligée de l'enlèvement de Proserpine, comme les dieux la cherchaient arec inquiétude, et s'étaient pour cela dispersés sur différents chemins, Pan fut le seul qui eut le bonheur de la trouver, étant à la chasse, et de la leur montrer. Il osa aussi disputer à Apollon le prix de la musique, prix que Midas, choisi pour arbitre, lui adjugea; ce qui valut à ce roi des oreilles d'âne, mais ces oreilles étaient cachées. On ne suppose à Pan aucunes amours; du moins il en eut peu: ce qui peut paraître assez étonnant dans la troupe des dieux, qui, comme l'on sait, prodiguait si aisément ses amours. On dit seulement qu'il aima Écho, qui fut aussi regardée comme sa femme; et une autre nymphe appelée Syrinx, dont Cupidon, pour se venger de ce qu'il avait osé le défier à la lutte, le rendit amoureux. On prétend qu'autrefois il évoqua la Lune dans de hautes forêts, et qu'il n'eut pas non plus d'enfants; ce qui n'est pas moins étonnant, vu que les dieux, surtout les mâles, étaient merveilleusement prolifiques : si ce n'est qu'on lui donne pour fille une certaine femmelette, qui était servante, et se nommait Jambé; femme qui ordinairement amusait ses hôtes par des contes plaisants, et qu'on croyait un fruit de son mariage avec Écho. Pan, comme le dit son nom même, représente l'univers ou l'immensité des choses. Or, il y a, et il peut y avoir, sur l'origine du monde, deux sentiments différents : ou il est sorti de Mercure, c'est-à-dire, du Verbe divin, ce que l'Écriture sainte met hors de doute, et ce qu'ont vu les philosophes mêmes, du moins ceux qui ont été regardés comme les plus appliqués à la théogonie; ou il est provenu des semences confuses des choses. En effet, quelques philosophes ont prétendu que les semences des choses sont infinies même en substance, d'où est dérivée cette hypothèse des Homoioméres, qu'Anaxagore a ou inventée, ou rendue célèbre. Quelques-uns cependant, doués d'une plus grande pénétration, pensent que c'est assez, pour expliquer la variété des composés, de supposer que les principes des choses sont identiques, quant à la substance, et ne diffèrent que par leurs figures, mais par des figures fixes et déterminées, et que tout le reste ne dépend que de leurs situations respectives et de la manière dont ils se combinent; source d'où est émanée l'hypothèse des atomes qu'adopta Démocrite, après que Leucippe l'eût inventée. Mais d'autres n'admettaient qu'un seul principe, lequel, selon Thalès, était l'eau; selon Anaximène, l'air; et selon Héraclite, le feu; et néanmoins ce même principe, ils le croyaient unique, quant l'acte, mais variable en puissance et susceptible de différentes modifications, et tel que les semences des choses s'y trouvent cachées. Mais ceux qui, à l'exemple de Platon et d'Aristote, ont supposé une matière totalement dépouillée de qualités, sans forme constante et indifférente à toutes les formes, ont beaucoup plus approché du sens de la parabole. Car ils ont regardé la matière comme une sorte de femme publique; et les formes, comme les prétendants. En sorte que toutes les opinions sur les principes des choses reviennent à ceci et se réduisent à cette distribution: le monde a pour principe, ou Mercure, ou Pénélope et les prétendants. Quant à la troisième génération de Pan, elle est de telle nature, qu'il semble que les Grecs, soit par l'entremise des Égyptiens; soit de toute autre manière aient eu quelque connaissance des mystères des Hébreux. Elle se rapporte à l'état du Monde, considéré, non tel qu'il était à son origines mais tel qu'il fut après la chute d'Adam; c'est- à-dire, lorsqu'il fut devenu sujet à la mort et à la corruption; et cet état fut, en quelque manière, fils de Dieu et de l'injure, c'est-à-dire, du péché; il subsiste même aujourd'hui, car le péché d'Adam tendit de l'injure; vu qu'il voulait se faire semblable à Dieu. Ainsi ces trois sentiments sur la génération de Pan sembleront vrais, si l'on distingue avec soin les temps et les choses. En effet ce Pan, tel que nous l'envisageons en ce moment, tire son origine du Verbe divin, moyennant toute fois la matière confuse, qui était elle-même l'ouvrage de Dieu, la prévarication et, par elle, la corruption s'y étant introduite. Les destins, ou les natures des choses, sont avec raison comme soeurs. Car, parce mot de destins, sont désignés leurs commencements, leur durée et leurs fins, ainsi que leurs accroissements et leurs diminutions, leurs disgrâces et leurs prospérités; en un mot, toute les conditions de l'individu. Conditions pourtant qu'on ne peut reconnaître que dans quelque individu d'une espèce noble, tel qu'un homme, une ville ou une nation. Or, c'est Pan ou la nature des choses, qui fait passer ces individus par ces conditions si diverses. En sorte que, par rapport aux individus, la chaîne de la nature et le fil des Parques ne sont qu'une seule et même chose. De plus les anciens ont feint que Pan demeure toujours en plein air; que les Parques habitent un souterrain, et quelles volent vers les hommes avec la plus grande vitesse parce que la nature et la face de l'univers est visible, et exposée à nos regards; au lieu que les destinées des individus sont cachées et rapides. Que si l'on prend ce mot destinée dans une signification plus étendue et qu'on entende par là quelque espèce d'événement, que ce puisse être, non pas seulement les plus frappants, néanmoins, en ce sens là même, ce nom convient fort bien à la totalité des choses, au grand tout. Attendu que, dans l'ordre de la nature, il n'est rien de si petit qui n'ait sa cause; et au contraire rien de si grand, qui ne dépende de quelque autre chose. En sorte que l'assemblage même, l'ensemble de la nature, renferme dans son sein toute espèce d'événement le plus grand comme le plus petit, et le produit dans son temps, d'après une loi dont l'effet est certain : ainsi rien d'étonnant, si l'on a supposé que les Parques étaient les soeurs de Pan, et ses soeurs très légitimes. Car la fortune est fille du vulgaire, et ne plaît ordinairement qu'aux esprits superficiels. Certes, Épicure ne tient pas seulement un langage profane; mais il me paraît extravaguer tout- à-fait, lorsqu'il dit, qu'il vaut mieux croire la fable des dieux, que supposer un destin : comme s'il pouvait y avoir dans l'univers quelque chose qui, semblable à une île, fût détachée de la grande chaîne des êtres. Mais Épicure, comme on le voit par ses propres paroles, a accommodé et assujetti sa philosophie naturelle à sa morale ne voulant admettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l'âme, et troubler cette Euthymie dont Démocrite lui avait donné l'idée. C'est pourquoi, plus jaloux de se bercer dans de douces pensées, que capable de supporter la vérité, il secoua entièrement le joug et rejeta tant la nécessité du destin, que la crainte. des dieux. Mais en voilà assez sur la fraternité de Pan avec les Parques. Si l'on attribue au monde des cornes plus larges par le bas et plus aiguës à leur sommet, c'est que toute la nature des choses est comme aiguë et semblable à une pyramide. Car le nombre des individus qui forment la large base de la nature, est infini. Ces individus se réunissent en espèces, qui sont encore en grand nombre. Puis les espèces s'élèvent en genres; lesquels, à mesure que les idées se généralisent, vont en se resserrant de plus en plus; en sorte qu'à la fin la nature semble se réunir en un seul point. Et c'est ce que signifie cette figure pyramidale des cornes de Pan. Mais il ne faut pas s'étonner que ces cornes, par leurs extrémités, touchent au ciel; attendu que les choses les plus élevées de la nature, c'est-à-dire, les idées universelles, touchent, en quelque manière aux choses divines. Aussi avait-on feint que cette fameuse chaîne d'Homère c'est-à-dire, celle des causes naturelles, était attachée au pied du trône de Jupiter. Et comme il est facile de s'en assurer, il n'est point d'homme, traitant la métaphysique et ce qu'il y a dans la nature d'éternel et d'immuable, et détournant un peu son esprit des choses variables et passagères, qui ne tombe aussitôt dans la théologie naturelle; tant le passage du sommet de cette pyramide à Dieu même est rapide et facile. C'est avec autant d'élégance que de vérité qu'on représente le corps de la nature comme hérissé de poils, vu ces rayons qu'on trouve partout; car les rayons sont comme les crins, comme les poils de la nature; et il n'est rien qui ne soit plus ou moins rayonnant. C'est ce qui est très sensible dans la faculté visuelle, ainsi que dans toute vertu magnétique et dans toute opération à distance. Mais la barbe de Pan surtout a beaucoup de saillie, parce que les rayons des corps célestes, et principalement ceux du soleil, exercent leur action de fort loin, et cette action pénètre fort avant ; et cela au point qu'ils ont travaillé et totalement changé la surface de la terre, et même son intérieur jusqu'à une certaine profondeur. Or, la figure qui concerne la barbe de Pan, est d'autant plus juste que le soleil lui-même, lorsque sa partie supérieure étant couverte par un nuage, ses rayons, s'échappent par dessous, semble avoir une barbe. C'est aussi avec raison que le corps de la nature est représenté comme participant de deux formes, vu la différence des corps supérieurs et des corps inférieurs. Car les premiers, à cause de leur beauté, de l'égalité, de la constance de leur mouvement; et de leur empire sur la terre et les choses terrestres, sont fort bien représentés par la figure humaine; la nature humaine participant de l'ordre et de la domination. Mais les derniers, à cause de leur désordre et de leurs mouvements peu réglés, et parce qu'ils sont en bien- des choses gouvernés par les corps célestes, peuvent être désignés par la figure d'un animal brute. De plus, cette duplicité de forme se rapporte à l'enjambement réciproque des espèces, car il n'est pas, dans la nature, d'espèce qui paraisse absolument simple. Mais chaque espèce participe de deux autres et semble en être composée. L'homme, par exemple, tient quelque peu de la brute; la brute, quelque peu de la plante; la plante, quelque peu du corps inanimé. Et à proprement parler, tout participe de deux formes, tenant et de l'espèce inférieure et de l'espèce supérieure dont elle n'est que l'assemblage. Or, la parabole des pieds de chèvre représente fort ingénieusement l'ascension des corps ténues vers les régions de l'atmosphère et du ciel, où ils demeurent ainsi suspendus, et de là sont précipités vers la région inférieure, plutôt qu'ils n'en descendent; car la chèvre est un animal qui aime à gravir, à se suspendre aux rochers, à s'attacher aux corps pendants sur des précipices. C'est ce que font aussi tous les corps, même ceux qui sont destinés au globe inférieur. Aussi n'est-ce pas sans raison que Gilbert, qui a fait de si laborieuses recherches sur l'aimant, et cela en procédant par la voie expérimentale, a fait naître ce doute ; savoir: si les corps graves placés à une grande distance de la terre ne perdraient pas peu à peu leur mouvement vers le bas. On place dans les mains de Pan deux attributs : l'un est celui de l'harmonie, l'autre est celui de l'empire. Car il est manifeste que la flûte à sept tuyaux représente le concert et l'harmonie des choses, ou cette combinaison de la concorde avec la discorde, résultante du mouvement des sept étoiles errantes; car on ne trouve point dans le ciel d'autres écarts que ceux des sept planètes; écarts qui, tempérés par l'égalité des étoiles fixes et la distance perpétuellement invariable où elles sont les unes des autres, peuvent bien être la cause et de la constance des espèces, et de l'instabilité des individus. Mais, s'il existe quelques planètes plus petites qui ne soient point visibles; s'il y a dans le ciel quelque changement plus considérable, tels que peuvent être ceux qu'y occasionnent certaines comètes plus élevées quel la lune, ce sont comme autant de flûtes, ou tout-à-fait muettes, ou dont le son est de peu de durée, attendu que leur action ne parvient pas jusqu'à nous, ou qu'elle ne trouble pas longtemps cette harmonie des sept tuyaux de la flûte de Pan. Ce bâton recourbé, qui est un attribut du commandement, est une élégante métaphore pour figurer les voies de la nature, lesquelles sont en partie droites, et en partie obliques. Et si c'est principalement à son extrémité supérieure que ce bâton ou cette verge est recourbée, c'est parce que les desseins de la providence s'exécutent par des détours et des circuits; en sorte que ce qui semble se faire, est toute autre chose que ce qui se fait. Signification toute semblable à celle de la parabole de Joseph vendu en Égypte. Il y a plus : dans tout gouvernement humain, ceux qui sont assis au gouvernail, lorsqu'il s'agit de suggérer et d'insinuer au peuple ce qui lui est utile, y réussissent mieux, à l'aide de prétextes et par des voies obliques, que par des voies directes. Et ce qui peut paraître étonnant, c'est que, dans les choses purement naturelles, on réussit mieux en trompant la nature, qu'en voulant la forcer. Tant il est vrai, que les choses qui se font trop directement, sont ineptes et se font obstacle à elles-mêmes; au lieu que les voies obliques et d'insinuation, font que toutes choies coulent plus doucement, et obtiennent plus sûrement leur effet. Rien de plus ingénieux encore que la fiction qui suppose que le manteau et l'habit de Pan est une peau de léopard; vu ces espèces de tâches qu'on trouve partout dans la nature. Car le ciel, par exemple, est tacheté d'étoiles; la mer est tachetée d'îles, et la terre l'est de fleurs. Il y a plus : les corps particuliers sont presque tous mouchetés à leur surface, qui est comme le manteau, l'habit de la chose. Quant à l'office de Pan, il n'est rien qui l'explique mieux, et qui le peigne plus au vif, que de supposer qu'il est le dieu des chasseurs. Car toute action naturelle, et par conséquent tout mouvement et tout état progressif, n'est autre chose qu'une chasse. Par exemple, les sciences et les arts chassent aux oeuvres qui leur sont propres ; les conseils humains chassent à leurs buts respectifs. Et toutes les choses naturelles chassent à leurs aliments, pour se conserver; et à leurs voluptés, à leurs délices, pour se perfectionner. Car, toute chasse a pour objet une proie ou un divertissement : et cela par des moyens ingénieux et pleins de sagacité. "La louve au regard menaçant chasse au loup, Le loup lui-même chasse à la chèvre, Et la chèvre lascive chasse au cytise fleuri". (Virgile, Les Bucoliques, II, v. 63-64) Pan est aussi le dieu des habitants de la campagne; parce que les hommes de cette classe vivent plus selon la nature: au lieu qu'à la cour et dans les villes, la nature est corrompue par l'excessive culture. En sorte que ce vers du poète, qui peint si bien les effets de l'amour, s'applique aussi à la nature, à cause des raffinements de cette espèce : "La pauvre enfant n'est plus que la moindre partie d'elle-même". (Ovide, Les Remèdes de l'amour, v. 344) Pan est dit présider aux montagnes; parce que, sur les montagnes et autres lieux élevés, la nature se développant mieux, est plus exposée à nos regards et à nos observations. Or, que Pan soit, immédiatement après Mercure, le messager des dieux, cette allégorie est tout-à-fait divine; attendu qu'immédiatement après le Verbe divin, l'image même du monde est l'éloge le plus magnifique de la sagesse et de la puissance divine ; et c'est ce que le poète divin a ainsi chanté: "Les cieux mêmes chantent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les ouvres de ses mains" (Psaumes, XIX, 1). Ces nymphes qui divertissent le dieu Pan ce sont les âmes; car les délices du monde sont comme les délices des êtres vivants. C'est avec raison qu'on le regarde comme leur chef, vu que dansant, pour ainsi dire, autour de lui, chacune comme à la manière de son pays, et avec une variété infinie; elles se maintiennent ainsi dans un mouvement perpétuel. C'est aussi avec beaucoup de sagacité que certain auteur moderne a réduit au mouvement toutes les facultés de l'âme, et a relevé la précipitation et le dédain de quelques anciens, qui, envisageant et contemplant, d'un oeil trop fixe, la mémoire, l'imagination et la raison, ont oublié la force cogitative qui joue le principal rôle. Car se souvenir et même n'avoir qu'une simple réminiscence, c'est penser; imaginer, c'est également penser; et raisonner, c'est encore penser. Enfin, l'âme, soit qu'on la suppose avertie par les sens, ou abandonnée à elle-même, soit qu'on la considère dans les fonction de l'entendement, ou dans celles des affections et de la volonté, danse, pour ainsi dire, à la mesure de nos pensées ; c'est ce qui est figuré par cette danse des: nymphes. Ces satyres et ces silènes qui accompagnent perpétuellement le dieu Pan, ce sont, la jeunesse et la vieillesse ; car il est, dans toutes les choses de ce monde, un âge de gaieté et d'activité et un autre âge où elles soupirent après le repos et aiment à boire. Or, aux yeux de tout homme qui se fait des choses une juste idée, les goûts de ces deux âges peuvent paraître quelque chose de difforme et de ridicule, comme le sont les satyres et les silènes. Quant à l'allégorie des terreurs paniques, elle renferme un sens très profond. Car la nature a mis dans tous les êtres vivants la crainte et la terreur, en qualité de conservatrice de leur vie et de leur essence; et pour les porter à éviter et à repousser tous les maux. qui les affligent ou les menacent. Cependant cette même nature ne sait point garder de mesure, et à ces craintes salutaires elle en mêle de vaines et de puériles. En sorte que, si l'on pouvait pénétrer dans l'intérieur de chaque être, on verrait que tout est plein de terreurs paniques, surtout les âmes humaines, et plus que tout, le vulgaire qui est prodigieusement agité et travaillé par la superstition (laquelle au fond n'est autre chose qu'une terreur panique), principalement dans les temps de détresse, de danger et d'adversité. Et ce n'est pas seulement sur le vulgaire que règne cette superstition; mais des opinions de ce vulgaire, elle s'élance dans les âmes des plus sages: en sorte qu'Epicure, s'il eût réglé sur un même principe tout ce qu'il avancé sur les dieux, eût tenu un langage vraiment divin, lorsqu'il a dit: "que ce qui est profane, ce n'est pas de nier les dieux du vulgaire, mais bien d'appliquer aux dieux les opinions de ce même vulgaire" (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des Philosophes illustres, X, 123). Quant à l'audace de Pan et à cette présomption qu'il eut de défier Cupidon à la lutte, cela signifie que la matière n'est pas sans quelque tendance, sans quelque penchant à la dissolution du monde, et qu'elle le replongerait dans cet ancien chaos, si la concorde, qui prévaut contre elle, et qui est ici figurée par l'Amour ou Cupidon, en mettant un frein à sa malice et à sa violence, ne la forçait, pour ainsi dire, de se ranger à l'ordre. Ainsi, c'est par un destin propice aux hommes et aux choses, ou plutôt par l'infinie bonté de l'Être suprême, que Pan a le dessous dans ce combat, et se retire vaincu. C'est ce que signifie aussi cette allégorie de Typhon, embarrassé dans des rets. Car, quoique toutes choses soient sujettes à des gonflements prodigieux et extraordinaires, et c'est ce que dit ce mot de Typhon, soit qu'on voie s'enfler la mer, la terre ou les nuages; c'est en vain qu'en s'enflant ainsi, ils s'efforcent de sortir de leurs limites; la nature les embarrasse dans un rets inextricable, et les lie, pour ainsi dire, avec une chaîne de diamant. Or, quand on attribue à ce dieu le bonheur d'avoir trouvé Cérès, et cela en chassant; le refusant aux autres dieux, on nous donne en cela un avertissement très sage et très fondé., c'est que, s'il s'agit de l'invention de toutes les choses utiles, soit pour les nécessités, soit pour les agréments de la vie, il ne faut nullement l'attendre des philosophes abstraits (qui sont comme les grands dieux), y employassent-ils les forces de leur esprit; mais de Pan, c'est-à-dire, de l'expérience unie à une certaine sagacité, et de la connaissance universelle des choses de ce monde, laquelle assez ordinairement rencontre des inventions de cette espèce, par une sorte de hazard et comme en chassant. Les plus utiles inventions sont dues à l'expérience, et sont comme autant de présents que le hasard a faits aux hommes. Quant à ce combat musical et à son issue, il nous présente une doctrine bien capable d'inspirer de la modération, et de donner des liens à la raison et au jugement de l'homme, lorsqu'il s'abandonne trop à ses goûts et à sa présomption. En effet, il paraît y avoir deux espèces d'harmonies et, pour ainsi dire, de musiques; savoir : celle de la sagesse divine et celle de la raison humaine. Car, au jugement humain et, en quelque manière, aux oreilles humaines, l'administration de ce monde et les jugements les plus secrets de la divinité, ont je ne sais quoi de dur et de discordant : genre d'ignorance, qui est avec raison figuré par les oreilles d'âne. Mais ces oreilles, c'est, en secret qu'on les porte, et non en public : ce genre de difformité, le vulgaire, ou ne l'aperçoit pas, ou ne le remarque point. Enfin, il n'est pas étonnant qu'on n'attribue à Pan aucunes amours; si ce n'est son mariage avec Écho. Car le monde jouit de lui-même, et en lui-même jouit de tout. Or, qui aime, veut jouir; mais au sein de l'abondance il n'est plus de place pour le désir. Ainsi le monde ne peut avoir ni amour, ni désir, vu qu'il se suffit à lui-même; à moins qu'on ne le dise amoureux des discours. Et c'est ce que représente la nymphe Écho qui n'est rien de solide, et se réduit à un pur son : ou si ces discours sont un peu soignés, ils sont alors figurés par Syrinx; je veux dire les paroles qui sont réglées par certains nombres, soit poétiques, soit oratoires, et qui forment une sorte de mélodie. C'est donc avec raison que, parmi les discours et les voix, l'on choisit Écho pour la marier avec le monde. Car la vraie philosophie, après tout, c'est celle qui rend fidèlement les paroles du monde même, et qui est, pour ainsi dire, écrite sous sa dictée; qui n'en est que le simulacre; l'image réfléchie; qui n'y ajoute quoi que ce soit du sien, et se contente de répéter ce qu'il dit, et de faire entendre précisément le même son. De plus, lorsqu'on feint qu'autrefois Pan évoqua la lune dans de hautes forêts, cette fiction désigne le commerce des sens avec les choses célestes ou divines. Car autre est le commerce de la lune avec Endymion, autre son commerce avec Pan. Quant à Endymion, elle s'abaisse à venir d'elle-même le trouver durant son sommeil. C'est ainsi que les inspirations divines s'insinuent dans l'entendement assoupi et dégagé des sens. Mais si elles sont, pour ainsi dire, invitées et appelées par les sens (que Pan représente ici), alors elles ne nous donnent plus que cette faible lumière, qui guide le malheureux "forcé de faire route dans les forêts, à la lumière incertaine et trompeuse de la lune" (Virgile, Énéide, VI, v. 270). Que le monde se suffise à lui-même, et ait tout ce qu'il lui faut, c'est ce qu'indique la fable, en disant qu'il n'engendre point. En effet, le monde engendre par parties : mais comment par son tout pourrait-il engendrer; vu que, hors de lui, il n'est point de corps ? Quant à cette femmelette, à cette Jambé, fille putative de Pan, c'est une addition fort judicieuse de la fable. Elle représente toutes ces doctrines babillardes sur la nature des choses, qui vont errant çà et là dans tous les temps : doctrines infructueuses en elles-mêmes, qui sont comme autant d'enfants supposés; agréables quelquefois par leur babil, mais quelquefois aussi importunes et fatigantes. Second exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en politique. De la guerre figurée par la fable de Persée. La fable rapporte que Persée étant né en orient, fut envoyé par Pallas pour couper la tête à Méduse, vrai fléau pour un grand nombre de peuples situés à l'occident, et vers les extrémités de l'Ibérie. Ce monstre, d'ailleurs cruel et barbare, avait de plus un air féroce et si terrible, qu'à son seul aspect, les hommes étaient changés en pierre. Méduse était une des Gorgones; mais la seule d' entre-elles qui fût mortelle, les autres n'étant nullement passives. On feint donc que Persée se préparant à ce grand exploit, emprunta de trois dieux des armes et des dons; savoir : de Mercure, des ailes; mais des ailes au talon, et non aux épaules; de Pluton, un casque; de Pallas, un bouclier et un miroir. Cependant, muni d'un si grand appareil, il n'alla pas d'abord droit à Méduse, mais se détournant de sa route, il alla trouver les Grées. Celles-ci étaient soeurs utérines des Gorgones. Dès leur naissance, elles portaient des cheveux blancs, et ressemblaient a de petites vieilles. Elles n'avaient à elles trois qu'un seul oeil et qu'une seule dent, que chacune d'elles prenait à son tour, lorsqu'elle voulait sortir, et qu'en rentrant elle déposait. Elles prêtèrent donc à Persée cet oeil et cette dent. Alors enfin se voyant suffisamment armé pour son dessein, il alla droit à Méduse, à grandes journées, et comme en volant. Il la trouva endormie: cependant il n'osa s'exposer à ses regards directs, craignant que par hasard elle ne s'éveillât. Mais tournant la tête, et fixant la vue sur le miroir de Pallas, pour diriger ses coups, par ce moyen, il coupa la tête à Méduse. De son sang répandu sur la terre, naquit aussitôt Pégase, cheval ailé. Or, cette tête ainsi coupée, il la plaça sur le bouclier de Pallas. Et ce visage, même après la mort, conserva sa force, au point que tous ceux qui y portaient la vue, devenaient roides d'étonnement et commue paralysés. Cette fable parait avoir pour objet la manière de faire la guerre et l'habileté en ce genre. Tout homme qui entreprend une guerre, doit y être envoyé par Pallas, et non par Vénus, comme le furent tous ceux qui allèrent à la guerre de Troie; ou par quelque autre motif aussi frivole. Car, tout dessein de cette nature doit être fondé sur des motifs solides. Puis cette fable nous donne trois préceptes très sages et très importuns sur le choix de l'espèce de guerre qu'on doit faire. Le premier, est de ne pas trop s'occuper de subjuguer les nations voisines. En effet, autre est la manière d'augmenter son patrimoine; autre celle de reculer les limites d'un empire. Dans les possessions privées, le voisinage des terres est une circonstance à laquelle on a égard. Mais s'agit-il d'étendre un empire, alors l'occasion, la facilité qu'on peut trouver à faire la guerre, et les fruits qu'on en peut tirer, tiennent lieu du voisinage. C'est pourquoi Persée, quoique oriental, ne balança pas à entreprendre une expédition lointaine et jusqu'aux extrémités de l'occident. C'est ce dont nous avons un exemple frappant dans la manière très différente de faire la guerre de deux rois, père et fils, je veux dire de Philippe et d'Alexandre. Le premier, toujours occupé à faire la guerre à ses voisins, ajouta peu de villes à son empire : encore ne fut-ce pas sans de grands dangers et de grandes difficultés ; vu qu'en plus d'une occasion, et surtout à la bataille de Chéronée; il fut obligé de risquer le tout. Mais Alexandre, pour avoir osé entreprendre une expédition lointaine contre les Perses, subjugua une infinité de nations, plus fatigué par ses voyages que par ses combats. C'est ce qu'on voit encore plus clairement par la manière dont les Romains étendirent leur empire : les Romains, dis-je, qui, dans le temps même où, du côté de l'occident, leurs armées n'avaient guère pénétré au-delà de la Ligurie, avaient porté leurs armes et étendu leur empire dans les provinces d'orient jusqu'au mont Taurus; ainsi que par l'exemple de Charles VIII, roi de France, qui n'eut pas de fort brillants succès dans sa guerre contre la Bretagne; guerre qui fut enfin terminée par un mariage ; mais qui vint à bout de cette expédition si lointaine contre le royaume de Naples, avec une facilité et un bonheur surprenants. Ces expéditions, dans les lieux éloignés, ont plus d'un avantage : d'abord ceux qu'on a en tête, ne sont nullement accoutumés aux armes et à la manière de faire la guerre de celui qui fait l'invasion ; il n'en est pas de même à l'égard d'une nation voisine. On fait aussi, pour les expéditions de cette nature, de plus grands préparatifs, et on les fait avec plus de soin; sans compter que cette audace même et cette confiance qui les fait entreprendre, inspire la terreur aux ennemis. De plus, dans les expéditions lointaines, ces ennemis qu'on va trouver de si loin, ne sont pas à même de prendre leur revanche, par quelque diversion, ou invasion sur vos propres terres : moyen qu'on emploie si souvent dans les guerres avec des nations limitrophes. Mais le point capital; c'est que, lorsqu'on veut subjuguer des nations voisines, on est fort à l'étroit par rapport au choix des occasions; au lieu que, si l'on ne craint pas de s'éloigner de son pays, on peut à son gré transporter la guerre dans les lieux où la discipline militaire est le plus relâchée; où les forces de la nation qu'on veut attaquer, sont le plus épuisées; où des dissensions civiles surviennent le plus à propos; en un mot, dans ceux où se présente quelque facilité de cette espèce. Le second point est que la guerre doit toujours avoir une cause juste, honnête et de nature à faire honneur à celui qui l'entreprend, et à faire naître en sa faveur une prévention favorable. Or, de toutes les causes de guerre, la plus favorable est celle des guerres entreprises pour combattre la tyrannie sous laquelle un peuple est écrasé, et languit sans force et sans courage, comme à l'aspect de Méduse; ce fut à de tels motifs qu'Hercule dut les honneurs divins. Il n'est pas douteux que les Romains ne se soient fait une loi d'accourir, avec autant d'ardeur que de courage, au secours de leurs alliés, dès que ceux-ci étaient opprimés de quelque manière que ce fût. De plus, les guerres, qui ont eu pour but une juste vengeance, ont presque toujours été heureuses. Telle fut la guerre contre Brutus et Cassius, pour venger la mort de César; celle de Sévère, pour venger la mort de Pertinax; celle de Junius-Brutus, pour venger la mort de Lucrèce; en un mot, tous ceux qui font la guerre pour réparer des injures, ou pour adoucir des calamités, militent sous Persée: Le troisième point, c'est qu'avant de se résoudre à la guerre, il faut bien mesurer ses propres forces, et bien considérer si cette guerre est de telle nature qu'on puisse espérer de la conduire heureusement à sa fin; de peur d'embrasser de trop vastes projets, et de se repaître d'éternelles espérances. Car c'est avec prudence que Persée, parmi les Gorgones, s'adressa à celle qui de sa nature était mortelle, et se garda bien de tenter l'impossible. Voilà donc ce que nous enseigne cette fable par rapport aux délibérations sur la guerre à entreprendre ; le reste regarde la guerre considérée dans le temps même où on la fait. Ce qu'il y a de plus utile dans la guerre, ce sont ces trois présents des dieux, et cela au point qu'ils maîtrisent et entraînent avec eux la fortune. Car Persée reçut de Mercure la célérité; de Pluton, l'adresse à cacher ses desseins; de Pallas, la prévoyance. Et ce n'est pas la partie la moins ingénieuse de cette allégorie, que ces ailes, instrument de célérité, dans l'exécution (vu qu'en guerre la célérité peut beaucoup) ; que ces ailes, dis-je, fussent au talon, et non aux épaules. En effet, ce n'est pas tant dans le commencement d'une guerre, que dans les opérations ultérieures, et destinées à appuyer les premières, que la célérité est nécessaire. Car c'est une faute assez ordinaire dans les guerres, que de ne se point soutenir après avoir bien commencé, et de se relâcher de manière que la suite ne répond point du tout à la vigueur des commencements. Mais ce casque de Pluton, dont la propriété est de rendre invisibles ceux qui le portent, est une allégorie dont le sens est fort clair. L'adresse à cacher ses desseins est, après la célérité, ce qui peut le plus dans la guerre ; et c'est un but auquel tend cette célérité même; elle a l'avantage de prévenir la découverte de vos desseins : ce que signifie encore ce casque de Pluton, c'est qu'il faut que la conduite d'une guerre ne soit confiée qu'à un seul homme, et qu'il ait carte blanche. Car toutes ces délibérations entre un grand nombre de personnes, ont je ne sais quoi qui tient plus du panache de Mars, que du casque de Pluton. Ce casque désigne encore les différents prétextes, les diverses feintes, et ces bruits qu'on sème devant soi, pour étonner ou dérouter les esprits, et mettre ses desseins dans l'obscurité, ainsi que les précautions soupçonneuses et les défiances à l'égard des lettres, des députés, des transfuges; et autres choses semblables, qui toutes garnissent et lient, pour ainsi dire, le casque de Pluton. Et, il n'importe pas moins de découvrir les desseins des ennemis, que de cacher les siens. C'est pourquoi, au casque de Pluton il faut joindre le miroir de Pallas, lequel sert à découvrir les forces des ennemis, leur disette, leurs secrets partisans, les dissensions, les factions qui règnent parmi eux, leurs marches, en un mot, leurs desseins. Or, comme il entre tant de hasard dans la guerre, qu'il ne faut faire trop de fonds ni sur son adresse à cacher ses propres desseins, ou à découvrir ceux de l'ennemi, ni sur la célérité même : il faut donc, avant tout, prendre le bouclier de Pallas, c'est-a-dire, celui de la prévoyance, afin de laisser le moins possible à la fortune. C'est à quoi tendent d'abord le soin de reconnaître toutes les routes avant d'y entrer, et, celui de fortifier son camp; ce qui est presque tombé en désuétude dans la milice moderne : au lieu que les Romains avaient un camp qui semblait une ville fortifiée, pour se ménager, en cas de défaite, une dernière ressource : puis une armée stable et bien rangée; car il ne faut pas trop compter sur les troupes légères, ni sur la cavalerie : enfin, toute la vigilance et toute la sollicitude nécessaire pour se préparer à une vigoureuse défense; attendu que, dans la guerre, on a plus souvent besoin du bouclier de Pallas, que de l'épée de Mars. Mais Persée a beau être muni de troupes et de courage, avant de commencer la guerre, il lui reste encore une autre chose à faire, qui est de la plus grande importance, c'est d'aller trouver les Grées. Ces Grées, ce sont les trahisons, qui sont les soeurs des guerres; non pas les soeurs de père et de mère; mais en quelque sorte d'une moins haute extraction. Car les guerres ont je ne sais quoi de noble et de généreux; mais la trahison a quelque chose de bas et de honteux. Rien de plus élégant que de supposer, en faisant leur portrait, que dès leur naissance elles portent des cheveux blancs, et ressemblent à de petites vieilles; cela peint les soucis et les inquiétudes où les traîtres vivent perpétuellement. Or, leurs forces, avant qu'elles fassent leur explosion et se terminent par une défection manifeste, sont ou dans leur oeil, ou dans leur dent. Car toute faction aliénée d'un état et penchant à la trahison, épie et mord. Cet oeil et cette dent sont, en quelque manière, communs à tous les factieux ; tout ce qu'ils ont pu apprendre et découvrir, ils le font circuler, et se le passent, pour ainsi dire, de main en main. Et quant à ce qui regarde cette dent, ils semblent mordre tous avec une seule bouche, et s'entendent pour répandre les calomnies : en sorte que qui entend l'un, les entend tous. Ainsi Persée doit se concilier la faveur de ces Grées, et implorer leur secours ; surtout afin qu'elles lui prêtent leur oeil et leur dent ; l'oeil, pour découvrir ; la dent, pour semer des bruits, exciter l'envie et solliciter les esprits. Mais, après avoir fait tous ses préparatifs pour la guerre, il faut, à l'exemple de Persée, tâcher de trouver Méduse endormie. Car tout prudent capitaine n'attaque jamais l'ennemi que lorsque celui-ci ne s'y attend pas, et qu'il est dans la plus grande sécurité. Enfin, quand il est question d'agir et d'attaquer, il faut jeter les yeux sur le miroir de Pallas. Il est beaucoup de gens qui, avant le danger, ne manquent pas d'attention et d'habileté pour pénétrer dans les desseins de l'ennemi; mais au moment clu péril, ils l'envisagent trop à la hâte, ou le regardent trop de front d'où il arrive qu'ils s'y jettent témérairement, uniquement occupés de la victoire, mais pas assez des coups à parer. Il faut éviter également ces deux extrêmes ; regarder dans le miroir de Pallas, en tournant la tête, afin de mieux diriger ses attaques, et garder un juste milieu entre la crainte et la fureur. La guerre une fois achevée, et la victoire une fois remportée, deux effets s'ensuivent; savoir d'abord : cette génération de Pégase, et sa faculté de voler, laquelle désigne assez clairement la renommée qui vole en tous lieux, célèbre la victoire, et rend le reste de la guerre plus facile et les événements plus conformes à nos voeux. En second lieu, cet avantage qu'il eut de porter la tête de Méduse sur son bouclier; vu qu'il n'est point d'avantage comparable à celui-là. Car il suffit d'un seul exploit brillant, mémorable, et heureusement exécuté, pour emporter tout le reste; il raidit, en quelque manière, les membres des ennemis, et les rend comme paralytiques. Troisième exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en morale. De la passion, figurée par la fable de Bacchus, Sémélé, suivant la fable, ayant engagé Jupiter à jurer par le Styx qu'il lui accorderait la première demande qu'elle lui ferait, et sans restriction, elle souhaita que ce dieu l'approchât avec tout cet éclat qu'il avait en approchant Junon; mais elle ne put supporter cette approche et périt dans les flammes. Quant à l'enfant qu'elle portait dans son sein, Jupiter l'en tira et le cacha dans sa cuisse, qu'il recousut, jusqu'à ce que le nombre des mois nécessaires à l'accroissement du foetus fût révolu. Cependant ce poids incommodait le dieu, et le faisait boiter un peu ; c'est pourquoi l'enfant, à cause de cette pesanteur et des picotements qu'il faisait éprouver à Jupiter, tandis que ce dieu le portait dans sa cuisse, reçut le nom de Dyonise. Lorsqu'il fut venu au monde, il fut nourri, dans ses premières années, chez Proserpine; mais lorsqu'il fut devenu grand, il avait l'air si féminin, que son sexe en paraissait équivoque. On dit aussi qu'il mourut, et fut enseveli durant quelque temps ; mais qu'il ressuscita peu après. Durant sa première jeunesse, il fut le premier inventeur et le premier maître dans l'art de cultiver la vigne, de faire le vin et d'en faire usage. Devenu célèbre, illustre même par cette invention, il subjugua toute la terre, et poussa ses conquêtes jusqu'aux extrémités de l'Inde. Il était porté sur un char traîné par des tigres. Autour de lui dansaient certains démons, très difformes, appelés Cobales, Acratus et autres. Les Muses faisaient aussi partie de son cortège. Il prit pour femme Ariane, après qu'elle eut été délaissée par Thésée. Le lierre lui était consacré. On le regardait aussi comme l'inventeur de certaines cérémonies, de certains rites sacrés. Mais ces rites étaient d'un genre fanatique, pleins de dissolution, et de plus très cruels. Il y parut bien dans ses orgies, où les femmes, poussées par la fureur qu'il inspirait, mirent en pièces deux personnages illustres; savoir, Penthée et Orphée: le premier, en punition de la curiosité qu'il avait eue de monter sur un arbre pour considérer leurs actions; l'autre, a cause des sons harmonieux qu'il tirait de la lyre. Enfin, on confond souvent les actes de ce dieu avec ceux de Jupiter. Cette fable paraît avoir pour objet les mœurs; et elle est si juste, qu'il serait difficile de trouver quelque chose de mieux dans la philosophie morale. Sous le personnage de Bacchus est représentée la nature de la passion; c'est-à-dire, des affections et des agitations de l'âme : donc s'agit-il d'expliquer la naissance de la passion, je dis que l'origine de toute passion, même de la plus nuisible, est le bien apparent; car de même que l'image du bien réel est mère de la vertu, de même aussi l'image du bien apparent est mère de la passion. L'une est l'épouse légitime de Jupiter, sous la figure duquel est ici représentée l'âme humaine; l'autre n'est que sa concubine; laquelle pourtant envie les honneurs de Junon, comme Sémélé. En effet, la passion est conçue dans le voeu illicite auquel on s'abandonne, avant de l'avoir bien jugé et bien apprécié ; mais lorsqu'une fois il a commencé à s'allumer, sa mère, qui est la nature et l'apparence du bien, est consumée par ce grand incendie, et périt. Or, voici la marche que suit la passion, une fois qu'elle est conçue. L'esprit humain, qui en est le père, la nourrit et la cache principalement dans sa partie inférieure, qui est comme sa cuisse. Elle le picote, le tiraille, et l'abat tellement, qu'elle gène toutes ses actions et toutes ses résolutions, et le fait pour ainsi dire boiter. De plus: une fois qu'elle s'est fortifiée par notre consentement et par sa durée, une fois qu'elle a fait son éruption en actes, et que les mois de la gestation étant pour ainsi dire révolus, elle est tout-à-fait née et mise au monde ; elle est d'abord élevée chez Proserpine durant quelque temps; c'est-à-dire, qu'elle cherche à se cacher, qu'elle est clandestine et comme souterraine, jusqu'à ce qu'ayant tout-à-fait rompu le frein de la honte et de la crainte, et que son audace étant portée à son comble, elle se couvre du prétexte de quelque vertu, ou méprise l'infamie même. Il est également certain que toute affection violente tient des deux sexes; qu'elle a tout-à-la-fois l'énergie d'un homme et la faiblesse d'une femme. C'est une très belle allégorie que celle qui feint Bacchus mort, puis ressuscité; les passions semblent quelquefois assoupies, éteintes ; mais il ne faut pas s'y fier, fussent-elles même ensevelies; car sitôt qu'on leur fournit l'aliment et l'occasion, elles ressuscitent. La parabole de l'art de cultiver la vigne, renferme un sens profond; car toute affection est singulièrement adroite et ingénieuse è chercher tout ce qui peut la nourrir et la fomenter ; mais de tout ce qui est parvenu à la connaissance des hommes, le vin est ce qu'il y a de plus puissant et de plus efficace pour exciter et allumer les passions, et il est leur commun aliment. C'est avec beaucoup d'élégance qu'on représente la passion comme une grande conquérante, et comme entreprenant une expédition sans fin ; car jamais elle ne se repose sur les acquisitions déjà faites; mais aiguillonnée par un appétit sans fin et sans mesure, elle veut toujours aller en avant, et halète sans cessé après de nouvelles conquêtes. C'est avec autant de jugement qu'on feint que les tigres parquent, pour ainsi dire, avec les passions, et sont quelquefois attelés à leur char ; car une fois que la passion cessant d'être pédestre, est devenue curule, qu'elle est victorieuse de la raison, et devenue, en quelque manière, triomphatrice; elle est cruelle, indomptable, impitoyable envers tous ceux qui la contrarient et qui lui font quelque résistance. C'est une fiction assez plaisante que celle qui représente ces démons si laids et si ridicules, gambadant autour du char de Bacchus; toute affection très vive occasionne dans les yeux, dans le visage même, et dans le geste, certains mouvements indécents et irréguliers, des mouvements à soubresauts et tout-à-fait choquants. En sorte que tel qui, dans une affection, comme la colère, l'orgueil, l'amour, s'imagine avoir un air très noble et très agréable, et se complaît en lui-même, ne laisse pas de paraître aux autres si laid et si ridicule, qu'ils en rougissent pour lui. On voit aussi les muses dans le cortège de la passion; car il n'est point d'affection, si vile et si dépravée qu'elle puisse être, qui n'ait trouvé quelque doctrine toute prête pour la flatter c'est ainsi que la basse complaisance ou l'impudence de certains esprits a si prodigieusement rabaissé la majesté des muses, et cela au point que ces muses qui auraient dû être les guides et comme les porte-enseignes de la vie, ne sont trop souvent, pour nos passions, que des suivantes, des complaisantes. Mais ce qu'il y a de plus beau dans cette allégorie, c'est de feindre que Bacchus prodigue ses amours à une femme délaissée et dédaignée par un autre. Car il est hors de doute que les affections appètent et briguent ce que dès longtemps l'expérience a rebuté. Et que tous sachent que ceux qui, s'assujettissant et s'abandonnant à leurs passions, attachent un prix si exorbitant aux jouissances (soit qu'ils soupirent après les honneurs, les femmes, la gloire, la science ou tout autre bien), ne désirent que des objets de rebut, qu'une infinité de gens, et cela dans tous les siècles, ont, d'après l'épreuve, rebutés et comme répudiés. Que le lierre soit consacré à Bacchus, cela n'est pas sans mystère. Cette fiction s'applique de deux manières aux passions. La première consiste en ce que le lierre conserve sa verdeur durant l'hiver; la seconde, en ce qu'il serpente et s'entortille en s'élevant, autour d'une infinité de corps, comme arbres, murs, édifices. Quant au premier point, toute passion croît en vertu de la résistance même et des défenses qu'on lui oppose, et par une sorte d'antiperistase et d'effet semblable à celui que produit sur le lierre le froid de l'hiver, elle n'en verdit que mieux, et n'en acquiert que plus de vigueur. En second lieu, dés qu'une affection prédomine dans l'âme humaine, elle s'entortille comme le lierre, autour de toutes ses actions et de toutes ses résolutions; et il n'est alors presque rien de pur à quoi elle n'attache ses filaments. Et il n'est point étonnant qu'on attribue à Bacchus des rites superstitieux, vu que presque toute affection désordonnée est une source inépuisable de fausses religions : en sorte que cette engeance des hérétiques a enchéri sur les bacchanales des païens; et leurs superstitions n'étaient pas moins cruelles que honteuses. Doit-on s'étonner que ce soit Bacchus qui envoie les fureurs, quand on voit que toute affection, dans son excès, est une courte fureur; et que, s'il survient quelque redoublement, elle dégénère trop souvent en vraie folie ? Quant à ce qui regarde la catastrophe de Penthée et d'Orphée, mis en pièces durant les orgies de Bacchus, cette parabole a un sens fort clair; vu que toute affection très violente se montre très âpre et très acharnée contre deux choses, dont l'une est la curiosité de ceux qui l'épient; et l'autre, toute réprimande salutaire. Il ne sert de rien que cette recherche dont elle est l'objet, soit purement contemplative, de pure curiosité, semblable à celle de ce Penthée qui monte sur un arbre, et sans aucune teinte de malignité. Il ne sert de rien non plus que cette réprimande soit faite avec douceur et dextérité; mais de quelque manière que ce puisse être, les orgies ne peuvent endurer Penthée ni Orphée. Enfin, cette habitude où l'on est de confondre les personnages de Jupiter et de Bacchus, peut aussi avoir un sens allégorique ; car les actions grandes et illustres ont pour principe, tantôt la vertu, la droite raison, la grandeur d'âme; tantôt une secrète affection, une passion cachée; attendu que l'une et l'autre mènent également à la gloire et à la célébrité : en sorte qu'il n'est pas facile de distinguer les faits de Bacchus de ceux de Jupiter. Mais nous demeurons trop longtemps sur le théâtre, passons au palais de l'âme; palais dont il faut toucher le seuil avec plus de respect et d'attention sur soi-même.