[2,1] CHAPITRE I. Division générale de la science humaine en histoire, poésie et philosophie ; division qui se rapporte aux trois facultés de l'entendement, mémoire, imagination, raisons : que la même division convient à la théologie. La division la plus exacte que l'on puisse faire de la science humaine, se tire de la considération des trois facultés de l'âme humaine, qui est le siège propre de la science. L'histoire se rapporte à la mémoire; la poésie, à l'imagination; et la philosophie, à la raison. Par poésie, nous n'entendons ici autre chose qu'une histoire feinte, ou des fables; car le vers n'est qu'un certain genre de style, et il se rapporte aux formes du discours; sujet que nous traiterons en son lieu. L'objet propre de l'histoire, ce sont les individus, en tant qu'ils sont circonscrits par le temps et le lieu ; car quoique l'histoire naturelle semble s'occuper des espèces, néanmoins si elle le fait, ce n'est qu'a cause de la ressemblance qu'ont entre elles, à beaucoup d'égards, les choses naturelles, comprises sous une seule espèce, en sorte que, qui en connaît une, les connaît toutes ; ressemblance qui porte à les confondre. Que si l'on rencontre quelquefois des individus uniques en leur espèce, comme le soleil et la lune, ou qui à certains égards s'écartent beaucoup de leur espèce, on n'est pas moins fondé à les décrire dans une histoire naturelle, qu'à décrire les individus humains dans l'histoire civile : or, toutes ces choses appartiennent à la mémoire. La poésie, en prenant ce mot dans le sens que nous avons déterminé, a aussi pour objet les individus, mais composés à l'imitation de ceux dont il est fait mention dans l'histoire naturelle, avec cette différence pourtant qu'elle exagère ce qu'elle décrit et qu'elle imagine à son gré, ou réunit des êtres tels qu'on n'en trouve jamais dans la nature, ou qu'on n'y voit jamais ensemble; à-peu-près comme le fait la peinture ; toutes choses qui sont l'oeuvre de l'imagination. La philosophie laisse les individus, et n'embrasse pas non plus les premières impressions des sens, mais seulement les notions qui en sont extraites, et prend peine à les composer et à les diviser conformément à la loi de la nature et à l'évidence même des choses. Or, ceci est proprement l'oeuvre et l'office de la raison. Que les choses soient ainsi, c'est ce dont il est aisé de s'assurer, en remontant à l'origine des choses intellectuelles. Les seuls individus frappent le sens, qui est comme la porte de, l'entendement. Les images des individus, ou les impressions reçues par les sens, se gravent dans la mémoire, et s'y logent d'abord comme en leur entier et telles qu'elles se présentent, puis l'âme humaine les récole et les rumine. Enfin, ou elle en fait simplement le recensement, ou elle les imite par une sorte de jeu, ou elle les digère en les composant et les divisant. Il demeure donc constaté que de ces trois sources, la mémoire, l'imagination, la raison, dérivent ces trois genres, l'histoire, la poésie et la philosophie; qu'il n'en est point d'autres et ne peut y en avoir davantage; car nous regardons l'histoire et l'expérience comme une seule et même chose : il en faut dire autant de la philosophie et des sciences. Et nous ne pensons pas que la théologie ait besoin d'une autre distribution. Nul doute qu'il n'y ait de la différence entre les informations de l'oracle et celle des sens; et cela, soit quant à la nature de cette information même, soit quant à la manière dont elle est insinuée. Mais l'esprit humain est un; et ses coffrets, ses cassetins sont de part et d'autre absolument les mêmes. Il en est de cela comme d'une liqueur qui serait versée par plusieurs entonnoirs dans un seul et même vaisseau. Ainsi la théologie se compose, ou de l'histoire sacrée, ou des paraboles, qui sont une sorte de poésie divine, ou des préceptes et des dogmes, qui sont une sorte de philosophie éternelle. Quant à cette partie qui semble être rédondante, je veux dire, la prophétie, ce n'est au fond qu'un certain genre d'histoire; car l'histoire divine a, sur l'histoire humaine,cette prérogative, que, relativement aux faits qu'elle rapporte, la narration peut tout aussi bien précéder l'événement, que le suivre. [2,2] CHAPITRE II. Division de l'histoire en naturelle et civile, ecclésiastique et littéraire, laquelle est comprise sous l'histoire civile. Autre division de l'histoire naturelle en histoire des générations, des praeter-générations et des arts. L'Histoire est ou naturelle ou civile. Dans l'histoire naturelle sont rapportés les actes et les exploits de la nature : dans l'histoire civile, ceux de l'homme. Nul doute que les choses divines ne brillent dans l'une et dans l'autre; mais davantage dans la partie civile; en sorte qu'elles constituent aussi une espèce propre d'histoire, que nous appelons ordinairement histoire sacrée ou ecclésiastique. Quant à nous, l'importance des lettres, et des arts nous paraît telle, que nous croyons devoir lui attribuer une histoire propre et particulière, que notre dessein est de comprendre sous l'histoire civile, ainsi que l'histoire ecclésiastique. Quant à la division de l'histoire naturelle, nous la tirons de la considération de l'état et de la condition de la nature, laquelle peut se trouver dans trois états différents, et subir, en quelque manière, trois espèces de régimes. Car, ou la nature est libre et se développe dans son cours ordinaire, comme dans les cieux, dans les animaux, dans les plantes, et dans tout ce que la nature présente à nos yeux; ou elle est, par la mauvaise disposition, et par l'opiniâtre résistance de la matière rebelle, chassée de son état, comme dans les monstres; ou enfin, par l'art et l'industrie humaine, elle est resserrée, figurée, et en quelque manière rajeunie, comme dans les ouvrages artificiels. Soit donc l'histoire naturelle divisée en histoire des générations, des praeter-générations et des arts. Cette dernière, nous l'appelons ordinairement histoire mécanique et expérimentale. La première de ces histoires a pour objet la liberté de la nature ; la seconde, ses écarts ; la troisième, ses liens. C'est sans regret que nous constituons l'histoire des arts une espèce de l'histoire naturelle; car il est une opinion qui s'est invétérée ; on s'imagine voir une grande différence entre la nature et l'art, entre les choses naturelles et les choses artificielles; d'où est résulté cet inconvénient, que les écrivains sur l'histoire naturelle croient avoir tout fait, dès qu'ils ont pu composer une histoire des animaux, ou des végétaux, ou des minéraux, abandonnant ainsi les expériences des arts mécaniques. Un autre préjugé qui s'est établi dans les esprits, c'est de regarder l'art comme une sorte d'appendice de la nature : d'après cette supposition, que tout ce qu'il peut faire, c'est d'achever la nature, il est vrai, mais la nature commencée ; ou de l'amender, quand elle tend au pire ; ou enfin de la débarrasser des obstacles, et point du tout de la changer tout-à-fait, de la transformer et de l'ébranler jusques dans ses fondements; ce qui a rendu, avant le temps, les affaires humaines tout-à-fait désespérées. Les hommes auraient dû, au contraire, se pénétrer profondément de ce principe, que les choses artificielles ne différent pas des choses naturelles par la forme ou par l'essence, mais seulement par la cause efficiente; car l'homme n'a aucun autre pouvoir sur la nature que celui que lui peut donner le mouvement; et tout ce qu'il peut faire, c'est d'approcher ou d'éloigner les uns des autres les corps naturels. Quand cet éloignement et ce rapprochement sont possibles, en joignant, comme le disent les Scholastiques, les actifs aux passifs, il peut tout; hors de là, il ne peut rien. Et lorsque les choses sont disposées pour produire un certain effet, que cela se fasse par l'homme ou sans l'homme, peu importe. Par exemple, l'or s'épure par le moyen du feu; cependant on trouve quelquefois dans les sables fins ce métal tout pur. De même, dans la région supérieure, l'iris se forme dans un nuage très chargé de particules aqueuses; et ici bas, on l'imite assez bien par l'aspersion d'une certaine quantité d'eau. Ainsi, c'est la nature qui régit tout. Or, ces trois choses sont subordonnées les unes aux autres, le cours de la nature, ses écarts et l'art, c'est-à-dire, l'homme ajouté aux choses. Il convient donc de comprendre ces trois objets dans une histoire naturelle. C'est ce que n'a pas manqué de faire Pline, le seul de tous les naturalistes qui ait donné à l'histoire naturelle une étendue proportionnée à son importance, mais qui ne l'a pas traitée comme il convenait, tranchons le mot, qui l'a traitée d'une manière pitoyable. La première de ces trois parties est passablement cultivée : les deux autres sont traitées d'une manière si mesquine et tellement inutile, qu'il faut absolument les mettre au nombre des choses à suppléer; car nous n'avons aucune collection assez riche de ces oeuvres de la nature, qui s'écartent du cours ordinaire de ses générations et de ses mouvements, et qui peuvent être, ou des productions particulières à certaines régions et à certains lieux, ou des événements extraordinaires, quant au temps, ou ce que tel écrivain qualifie de jeux du hasard ; ou encore des effets de propriétés occultes; ou enfin des choses uniques en leur espèce dans la nature. Je ne disconviendrai pas qu'on ne trouve assez et trop de livres tout remplis d'expériences fabuleuses, de prétendus secrets, de frivoles impostures, et qui n'ont d'autre but que ce plaisir que donne la rareté et la nouveauté. Mais parlons-nous d'une narration grave et sévère, des hétéroclites ou des merveilles de la nature soigneusement examinées, et décrites avec exactitude; c'est, dis-je, ce que je ne trouve nulle part; surtout une histoire où l'on ait soin de rejeter, comme on le doit, et de proscrire, pour ainsi dire, publiquement les contes et les fables qui se sont accrédités. A la manière dont les choses vont aujourd'hui, pour peu que des mensonges sur les choses naturelles aient pris pied et soient en honneur, soit que tel puisse être sur les esprits le pouvoir de la vénération pour l'antiquité, soit qu'on ne veuille que s'épargner la peine de les soumettre de nouveau à l'examen, soit enfin qu'on les regarde comme de merveilleux ornements pour le discours, à cause des similitudes et des comparaisons qu'ils fournissent, on ne peut plus se résoudre à les rejeter tout-à-fait, ou à les remanier. Le but d'un ouvrage de ce genre, qu'Aristote a honoré de son exemple, n'est rien moins que de gratifier tels esprits curieux et frivoles, à l'imitation de certains débitants de miracles et de prodiges : mais elle a deux buts très graves et très sérieux. L'un, est de remédier au peu de justesse des axiomes dont la plupart ne sont fondés que sur des exemples triviaux et rebattus; l'autre, est de faire que, des miracles de la nature aux miracles de l'art, le passage soit libre et facile. Et après tout, ce n'est pas une si grande affaire ; il ne s'agit au fond que de suivre la nature à la trace, avec une certaine sagacité, lorsqu'elle s'égare spontanément; afin de pouvoir ensuite, à volonté, la conduire, la pousser vers le même point. Je ne conseillerais pas non plus d'exclure totalement d'une semblable histoire toutes les relations superstitieuses de maléfices, de fascinations, d'enchantements, de songes, de divinations et autres choses semblables, quand d'ailleurs le fait est bien constaté. Car on ne sait pas encore en quoi, et jusqu'à quel point les effets qu'on attribue à la superstition, participent des causes naturelles. Ainsi, quoique nous regardions comme très condamnable tout usage et toute pratique des arts de cette espèce; néanmoins de la simple contemplation et considération de ces choses là, nous tirerons des connaissances qui ne seront rien moins qu'inutiles, non seulement pour bien juger des délits de ce genre, mais aussi pour pénétrer plus avant dans les secrets de la nature. Et il ne faut nullement balancer à entrer et à pénétrer dans ces antres et ces recoins; pour peu qu'on n'ait d'autre but que la recherche de la vérité. C'est ce que Votre Majesté a confirmé par son exemple, lorsque, armée de ces deux yeux si clairvoyants, celui de la physique et celui de la religion, elle a pénétré dans ces ténèbres avec tant de prudence et de sagacité qu'elle s'est montrée en cela semblable an soleil qui éclaire les lieux les plus infects, sans y contracter aucune souillure. Au reste, il est bon d'avertir que ces narrations, mêlées de détails superstitieux, doivent être réunies ensemble, rédigées à part, et non mèlées avec les faits d'une histoire naturelle, pure et sincère. Quant à ce qui regarde les relations et narrations de miracles et de prodiges, qui sont des objets de religion ; ou ces faits sont absolument faux; ou, s'ils sont vrais, n'ayant absolument rien de naturel, ils n'appartiennent point à l'histoire naturelle. Quant à l'histoire de la nature travaillée et factice, histoire que nous qualifions de mécanique, je trouve, à la vérité, certaines collections sur l'agriculture, et même sur plusieurs arts libéraux. Mais ce qu'il y a de pire en ce genre, c'est cette fausse délicatesse qui fait qu'on rejette toujours les expériences familières et triviales en chaque art; expériences qui servent néanmoins autant ou plus pour l'interprétation de la nature, que celles qui sont moins rebattues. Car il semble que les lettres contracteraient une sorte de souillure, si de savants hommes s'abaissaient à la recherche ou à l'observation des détails propres aux arts mécaniques ; à moins que ce ne soient de ces choses qui sont réputées des secrets de la nature, ou des raretés, ou des procédés très délicats; ce qui annonce un orgueil si puéril et si méprisable, que Platon, avec juste raison, le tourne en ridicule, lorsqu'il introduit Hippias, sophiste plein de jactance, disputant avec Socrate, philosophe qui cherchait la vérité avec autant de jugement que de sincérité. La conversation étant tombée sur le beau, et Socrate, suivant sa méthode libre et développée, alléguant divers exemples, d'abord celui d'une fille jeune et belle, puis celui d'une belle cavale; enfin celui d'une belle marmite de potier, d'une marmite parfaitement bien faite; Hippias, choqué de ce dernier exemple, lui dit : "je m'indignerais, si les lois de l'urbanité ne m'obligeaient à quelque complaisance, de disputer avec un homme qui va ramasser des exemples si vils et si bas". "Je le crois bien", lui répartit Socrate, "cela te sied à toi qui portes de si beaux souliers et des vêtements si magnifiques", et il continua sur ce ton d'ironie. Mais on peut être assuré que les grands exemples ne donnent pas une aussi parfaite et aussi sûre information que les petits. C'est ce qui est assez ingénieusement indiqué par cette fable si connue d'un philosophe qui, levant les yeux pour regarder les étoiles, tomba dans l'eau ; car s'il eût baissé les yeux, il eût pu aussitôt voir les étoiles dans cette eau ; au lieu qu'en les levant vers les cieux, il ne put voir l'eau dans les étoiles. C'est ainsi qu'assez souvent les choses petites et basses servent plutôt à connaître les grandes, que les grandes ne servent à connaître les petites. Aussi voyons-nous qu'Aristote a observé que la meilleure méthode, pour découvrir la nature de chaque chose, est de la considérer dans ses portions les plus petites; c'est pourquoi, quand il veut découvrir la nature de la république, il la cherche dans la famille et dans les plus petites combinaisons de la société; savoir, dans celle du mari et de la femme, des parents et des enfants, du maître et de l'esclave ; toutes combinaisons qu'on rencontre dans la première cabane. C'est précisément ainsi, que, pour découvrir la nature de cette grande cité de l'univers et sa souveraine économie, il faut la chercher dans le premier composé harmonique qui se présente, et dans les plus petites portions des choses. Aussi voyons-nous que cette propriété qu'a le fer de se tourner vers les pôles du monde, et qui est regardée comme un des plus grands secrets de la nature, s'est laissé voir, non dans des leviers de fer, mais dans des aiguilles. Quant et moi, si mon jugement est ici de quelque poids, je ne craindrai pas d'assurer que l'histoire mécanique est, par rapport à la philosophie naturelle, d'une utilité vraiment radicale et fondamentale. Mais, par philosophie naturelle, j'entends une philosophie qui ne s'évanouisse pas en fumée de spéculations, subtiles ou sublimes; mais une philosophie qui mette la main à l'oeuvre, et qui travaille efficacement à adoucir les misères de la condition humaine. Car elle ne serait pas d'une simple utilité actuelle, en apprenant à lier ensemble et à transporter les observations d'un art dans un autre art, pour en rendre l'usage commun à tous et en tirer de nouvelles commodités. Ce qui ne peut manquer d'arriver, lorsque les expériences des divers arts auront été soumises à l'observation et aux réflexions d'un seul homme. Mais de plus elle servirait comme de flambeau pour la recherche des causes, et la déduction des axiômes des arts. Car de même qu'on ne peut guère apercevoir et saisir le naturel d'une personne qu'en la mettant en colère, et que ce protée de la fable, qui prend tant de formes différentes, ne se montre guère sous sa véritable forme, si on ne lui met, pour ainsi dire, les menottes ; de même aussi la nature irritée et vexée par l'art, se manifeste plus clairement, que lorsqu'on l'abandonne à elle-même et qu'on la laisse dans toute sa liberté. Mais avant de laisser cette partie de l'histoire naturelle, à laquelle on donne le nom de mécanique ou d'expérimental, nous devons ajouter que le corps d'une semblable histoire, ne doit pas être seulement composé des arts mécaniques, proprement dits, mais aussi de la partie active des arts libéraux, et de ce grand nombre de procédés de toute espèce, qui n'ont point encore été réunis en un seul corps et réduits en art; afin de ne rien négliger de ce qui peut aider et former l'entendement. Telle est donc la première division de l'histoire naturelle. [2,3] CHAPITRE III. Division de l'histoire naturelle, relativement à son usage et à sa fin, en narration et induction. Que la fin la plus importante de l'histoire naturelle, est de prêter son ministère à la philosophie, et de lui servir de base, ce qui est la véritable fin de l'induction. Division de l'histoire des générations en histoire des corps célestes; histoire des météores; histoire de la terre et de la mer; histoire des grandes masses ou congrégations majeures ; et histoire des petites masses ou congrégations mineures. L'histoire naturelle, considérée par rapport à son sujet, se divise en trois espèces, comme nous l'avons déjà dit; de même envisagée par rapport à son usage, elle se divise en deux autres espèces. Car on l'emploie, ou pour acquérir la simple connaissance des choses que l'on confie à l'histoire, ou comme matière première de la philosophie. Or, cette première espèce qui plaît par l'agrément des narrations, ou qui aide par l'utilité des expériences, et qui n'a en vue qu'un plaisir ou une utilité de cette espèce, doit être mise fort au dessous de celle qui est comme la pépinière et le mobilier d'une induction véritable et légitime, et qui donne le premier lait à la philosophie. Ainsi nous diviserons de nouveau l'histoire naturelle en narrative et inductive; nous plaçons cette dernière parmi les choses à suppléer; et il ne faut pas s'en laisser imposer par les grands noms des anciens, ni par les gros volumes des modernes; car nous n'ignorons pas que nous possédons une histoire naturelle, fort ample quant à sa masse, agréable par sa variété, et d'une exactitude souvent minutieuse. Cependant, si vous en ôtez les fables, les remarques sur l'antiquité, les citations d'auteurs, les vaines controverses, la philologie, en un mot, et les ornements, toutes choses fort bonnes pour servir de matière aux conversations dans les festins, ou pour amuser les savants durant leurs veilles, mais qui ne sont nullement propres pour servir de base à la philosophie; ôtez-en, dis-je, toutes ces inutilités, et vous trouverez que cette histoire se réduira presque à rien. Oh! combien elle est loin de celle que nous embrassons dans notre pensée. Car, 1°) ces deux parties de l'histoire naturelle, dont nous parlions il n'y a qu'un instant, savoir, celle des préter-générations, et celle des arts, auxquelles nous attachons la plus grande importance ; ces deux parties, dis-je, nous manquent absolument ; 2°) l'histoire qui reste, savoir, celle des générations, ne remplit qu'un seul des cinq objets qu'elle devrait embrasser ; car elle a cinq parties subordonnées les unes aux autres. La première est l'histoire des corps célestes, qui n'embrasse que les purs phénomènes, abstraction faite de toute opinion positive. La seconde est celle des météores,y compris les comètes, et celle de ce qu'on appelle les régions de l'air. Car, sur les comètes, les météores ignés, les vents, les pluies, les tempêtes et autres phénomènes semblables, nous ne trouvons point d'histoire qui soit de quelque prix. La troisième est celle de la terre et de le mer, (en tant qu'elles sont des parties intégrantes de l'univers) des montagnes, des fleuves, des marées, des sables, des forêts, des îles, enfin de la figure même des continents et de leur contour ; mais tous ces détails ne doivent être que de simples descriptions qui tiennent plus de l'histoire naturelle que de la cosmographie. La quatrième est celle des masses communes de la matière, que nous appellons les congrégations majeures, vulgairement appellées éléments. Car, sur le feu, l'air, l'eau, la terre, sur leurs natures, leurs mouvements, leurs opérations, leurs impressions, nous n'avons pas non plus de narrations qui forment un corps complet d'histoire. La cinquième et la derniére, est celle des assemblages réguliers de la matière, que nous désignons par les mots de petites congrégations, et connus sous le nom d'espèces. C'est dans cette dernière partie que s'est le plus signalée l'industrie des écrivains ; de manière cependant qu'on y trouve plus de luxe et de choses superflues; telles que sont des figures d'animaux et de plantes dont on les a renflées que d'observations exactes et solides; ce qui est pourtant ce qu'on doit rencontrer partout dans une histoire naturelle. En un mot, toute cette histoire naturelle que nous possédons, ne répond, ni pour le choix, ni pour l'ensemble, à ce but dont nous avons parlé; savoir, à celui de fonder une philosophie. Ainsi nous décidons que l'histoire inductive nous manque. Mais en voilà assez sur l'histoire naturelle. [2,4] CHAPITRE IV. Division de l'histoire civile en ecclésiastique; histoire littéraire; et cette histoire civile qui retient le nom du genre. Que l'histoire littéraire nous manque. Préceptes sur la manière de la composer. L'HISTOIRE civile nous paraît se deviser en deux espèces: 1°) l'histoire sacrée ou ecclésiastique; 2°) l'histoire civile proprement dite, qui retient le nom du genre ; enfin, celle des lettres et des arts. Nous commencerons par cette espèce que nous avons placée la dernière, parce que nous possédons les deux premières; au lieu que nous jugeons à propos de ranger celle-ci parmi les choses à suppléer; je veux dire l'histoire des lettres. Or, nul doute que, si l'histoire du monde était destituée de cette partie, elle ne ressemblerait pas mal à la statue de Polyphème ayant perdu son oeil. Car alors cette partie qui manquerait à son image, serait précisément celle qui aurait pu le mieux indiquer le génie et le caractère du personnage. Quoique nous décidions que cette partie nous manque, néanmoins nous n'ignorons pas que, dans les sciences particulières et propres aux jurisconsultes, aux mathématiciens, aux rhéteurs, aux philosophes, on entre dans certains détails, on donne certaines narrations assez maigres, sur les sectes, les écoles, les livres, les auteurs de ces sciences, et sur la manière dont elles se sont succédées; qu'on trouve aussi sur les inventeurs des arts et des sciences, certains traités tout aussi maigres et tout aussi infructueux. Mais par-le-t-on d'une histoire complète et universelle des lettres, jusqu'ici on n'en a point encore publié de telle ; nous le disons hardiment. Nous indiquerons donc le sujet d'une telle histoire. Quant au sujet, il ne s'agit que de fouiller dans les archives de tous les siècles, et de chercher quelles sciences et quels arts ont fleuri dans le monde; dans quels temps et dans quels lieux ils ont été plus ou moins cultivés; de marquer, dans le plus grand détail, leur antiquité, leurs progrès, leurs voyages dans les différentes parties de l'univers; car les sciences, ainsi que les peuples, ont leurs émigrations. De plus, leurs décadences, les temps où ils sont tombés dans l'oubli, et ceux de leur renaissance; de spécifier, par rapport à chaque art, l'occasion et l'origine de son invention ; de dire quelles règles et quelles disciplines on a observées en les transmettant ; quelles méthodes et quels plans l'on s'est fait pour les cultiver et les exercer; d'ajouter à cela les sectes et les plus fameuses controverses qui aient occupé les savants; les calomnies auxquelles les sciences ont été exposées ; les éloges et les distinctions dont on les a honorées ; d'indiquer les principaux auteurs, les meilleurs livres en chaque genre, les écoles, les établissements successifs, les académies, les collèges, les ordres, enfin tout ce qui concerne l'état des lettres. Avant tout, nous voulons (et c'est ce qui fait toute la beauté, et qui est comme l'âme d'une telle histoire) qu'avec les événements on accouple leurs causes; c'est-à-dire, qu'on spécifie la nature des régions et des peuples qui ont eu plus ou moins de disposition et d'aptitude pour les sciences; les conjonctures et les accidents qui ont été favorables ou contraires aux sciences; le fanatisme et le zèle religieux qui s'y est melé; les pièges que leur ont tendus les lois, et les facilités qu'elles leur ont procurées ; enfin les vertus et l'énergie qu'ont déployées certains personnages pour l'avancement des lettres, et autres choses semblables. Or, toutes ces choses, nous souhaitons qu'on les traite, non pas à la manière des critiques, en perdant le temps à des éloges ou à des censures ; mais en les rapportant tout-à-fait historiquement, et en n'y mêlant des jugements qu'avec réserve. Or, quant à la manière dont une telle histoire doit être composée, le principal avertissement que nous devons donner, c'est que non seulement il faut en tirer les matériaux et les détails des historiens et des critiques, mais de plus en marchant siècle par siècle, ou prenant de plus petites périodes, mais en suivant toujours l'ordre des temps (et remontant jusqu'à l'antiquité la plus reculée) consulter les principaux livres qui ont été écrits dans chaque espace de temps; afin qu'après les avoir, (je ne dis pas lus et relus, ce qui n'aurait point de fin) mais les avoir du moins parcourus, pour en observer le sujet, le style et la méthode, l'on puisse évoquer, par une sorte d'enchantement, le génie littéraire de chaque temps. Quant à ce qui regarde l'usage, le but de ces détails que nous demandons, n'est pas de donner aux lettres de l'éclat et du relief, et d'en faire une sorte d'étalage par ce grand nombre d'images qui les environneraient. Qu'on ne s'imagine pas non plus que, séduit par mon ardent amour pour les lettres, j'aie à coeur de chercher, de savoir et de conserver tout ce qui, en quelque manière que ce soit, concerne leur état, et de pousser ces détails jusqu'aux minuties; c'est un motif plus grave et plus sérieux qui nous détermine; ce motif est que nous pensons qu'une histoire telle que celle dont nous avons donné l'idée, pourrait augmenter plus qu'on ne pense la prudence et la sagacité des savants dans l'administration et l'application de la science; et nous pensons de plus qu'on peut, dans une semblable histoire, observer les mouvements et les troubles, les vertus et les vices du monde intellectuel, tout aussi bien qu'on observe ceux du monde politique, et tirer ensuite de ces observations le meilleur régime possible. Car, s'il s'agissait d'acquérir la prudence d'un évêque ou d'un théologien, les ouvrages de St. Augustin ou de St. Ambroise ne meneraient pas aussi sûrement à ce but, qu'une histoire ecclésiastique lue avec attention et souvent feuilletée; et nous ne doutons nullement que les savants ne tirent un tel avantage d'une histoire littéraire. Car il y a toujours du hasard et de l'incertitude dans tout se qui n'est pas appuyé sur des exemples et sur la mémoire des choses. Voilà ce que nous avions à dire sur l'histoire littéraire. [2,5] CHAPITRE V. De la dignité et de la difficulté de l'histoire civile. Suit l'histoire civile, qui, par son importance et son autorité, tient le premier rang parmi les écrits humains; car c'est à sa foi que sont commis les exemples de nos ancêtres, les vicissitudes des choses, les fondements de la prudence civile, et rnême le nom et la réputation des hommes. A l'importance de l'entreprise se joint la difficulté, qui n'est pas moindre. En effet, reporter son esprit dans le passé, et le rendre, pour ainsi dire, antique; observer et scruter les mouvements des siècles, les caractères des personnages, les vacillations dans les conseils, les conduits souterrains des actions (semblables à autant d'aqueducs), les vrais motifs cachés sous les prétextes, les secrets d'état; découvrir, dis-je, toutes ces choses, et les rapporter avec autant de liberté que de sincérité; et par l'éclat d'une diction lumineuse, les mettre, pour ainsi dire, sous les yeux du lecteur, c'est un travail immense et délicat, qui demande autant de jugement que d'activité: pour peu surtout que l'on considère que tous les événements très anciens sont incertains, et que ce n'est pas sans danger qu'on écrit l'histoire des temps plus modernes. Aussi ce genre d'histoire est-il tout environné de défauts. La plupart n'écrivent que des relations pauvres et populaires, qui sont l'opprobre de l'histoire; d'autres cousent à la hâte de petites relations et de petits commentaires, dont ils forment un tissu tout plein d'inégalités; d'autres encore effleurent tout, et ne s'attachent qu'au gros des événements; d'autres, au contraire, vont courant après les plus minutieux détails, et qui n'influent point sur le fond des actions. Quelques-uns, trop amoureux de leur propre esprit, controuvent audacieusement des faits ; mais d'autres n'impriment pas tant aux choses l'image de leur esprit, que celle de leurs passions, ne perdant jamais de vue l'intérêt de leur parti et témoins peu fidèles des événements. Il en est qui mêlent partout, bon gré malgré, dans leurs livres, les réflexions politiques dans lesquelles ils se complaisent se jetant dans toutes sortes de digressions, et interrompant à tout propos le fil de la narration. D'autres qui manquent de sens et ne savent pas s'arrêter, entassent discours sur discours, harangues sur harangues, et se perdent dans des narrations sans fin : en sorte qu'il est constant qu'on ne trouve rien de plus rare parmi les écrits humains, qu'une histoire bien faite et accomplie en tous ses points. Mais notre but pour le moment est de faire la distribution des parties de l'histoire civile, pour marquer les choses omises, et non une censure, pour relever les défauts. Continuons à chercher les différents genres de divisions de l'histoire civile en proposant ainsi différentes distributions, nous confondrons moins les espèces, que si nous affections de suivre minutieusement toutes les ramifications d'une seule.