[1,71] Or, cette félicité dont les empires ont joui sous des princes éclairés (pour ne point me départir de cette brièveté dont je me suis fait une loi, et pour n'employer que les exemples les plus choisis et les plus illustres); cette félicité, dis-je, se montre sensiblement dans le siècle qui s'écoula depuis la mort de Domitien jusqu'au règne de Commode ; période qui embrasse une succession non interrompue de princes savants, ou du moins très favorables aux sciences, et qui, de tous les siècles que vit Rome, qui était alors comme l'abrégé de l'univers, peut être réputé le plus florissant, si nous ne regardons qu'aux biens temporels: et c'est ce qui fut annoncé en songe à Domitien, la veille de sa mort; car il lui sembla qu'une tête d'or lui était survenue derrière le cou (Suétone, Vie de Domitien, XXIII) ; prophétie qui sans contredit fut accomplie dans les temps qui suivirent. Nous allons parler de chacun de ces princes en particulier, mais en peu de mots. [1,72] Nous trouvons de suite, Nerva, homme savant, l'ami et presque le disciple de cet Apollonius, Pythagoricien si renommé, et qui mourut presque en récitant ce vers d'Homère: "Phoebus, arme-toi de tes traits pour venger nos larmes" (Iliade, I, v. 42). Trajan, qui, à la vérité, ne fut pas savant lui-même, mais grand admirateur de la science, très libéral envers les savants, fondateur de bibliothèques, et à la cour duquel (quoique ce fut un empereur très belliqueux) les savants de profession et les instituteurs furent très bien accueillis. Adrien, le plus curieux de tous les mortels, et qui avait, pour toute espèce de nouveautés et de secrets, une soif que rien ne pouvait éteindre. Antonin, homme subtil et presque scholastique, à qui ce tour d'esprit valut le sobriquet de coupeur de grain de millet. De ces deux frères qui furent mis au rang des dieux, Lucius-Commode fut versé dans un genre de littérature plus délicat. Marcus aussi fut un vrai philosophe, et en eut même le surnom. Or, ces empereurs furent autant de princes, non moins bons que savants. Nerva, empereur plein de clémence, et qui, si nous lui refusons tout autre mérite, eut du moins celui d'avoir donné Trajan à l'univers; Trajan, de tous les hommes qui commandèrent, le plus florissant dans les arts de la guerre et de la paix. Ce fut ce même prince qui recula le plus loin les bornes de l'empire; et ce fut encore lui qui relâcha modestement les rênes de l'autorité. Il fut aussi grand amateur d'architecture; on lui doit de magnifiques monuments; et cela au point que Constantin voyant son nom gravé sur tant de murailles, le surnommait, par jalousie, le "pariétaire". Adrien, rival du temps même, vu qu'en toute espèce de genre il répara les ravages et les injures du temps par ses soins et sa munificence. Antonin, prince d'une grande piété, comme le dit son surnom; homme doué d'une certaine bonté native, agréable à tous les ordres, dont le règne qui ne laissa pas d'être assez long, fut exempt de toute espèce de calamité. Lucius-Commode qui, à la vérité le cédait à son frère pour la bonté; mais qui à d'autres égards l'emportait sur un grand nombre d'autres empereurs. Marcus formé sur le modèle de la vertu même, et à qui ce bouffon, au banquet des dieux, n'eut rien à reprocher, sinon son excessive indulgence pour les vices de sa femme (Julien l'apostat, Le Banquet, XXVIII). Voilà donc une suite continue de six princes, où l'on peut voir les plus heureux fruits de la science assise sur le trône, peints dans le plus grand tableau de l'univers. [1,73] Or, ce n'est pas seulement sur l'état politique et sur les arts pacifiques que la science a de l'influence ; c'est encore sur la vertu militaire qu'elle exerce cette force et cette influence, comme on le voit clairement par l'exemple d'Alexandre le Grand et de César dictateur, personnages dont nous avons déjà dit un mot en passant, mais sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus. Il serait superflu de spécifier et de dénombrer leurs vertus militaires, et les grandes choses qu'ils ont faites par les armes; attendu que personne ne disconvient qu'en ce genre ils aient été des merveilles du monde; mais ce qui ne sera pas étranger à notre sujet, ce sera d'ajouter quelques mots sur leur amour et leur goût pour les lettres, et de montrer combien eux-mêmes ils y ont excellé. [1,74] Alexandre fut élevé, instruit par Aristote (grand philosophe, s'il en fut jamais), et qui lui dédia quelques-uns de ses ouvrages philosophiques. Prince auprès duquel se tenaient toujours Callisthènes et autres très savants hommes qui suivaient son armée, et qui étaient pour lui, dans tous ses voyages et toutes ses expéditions, comme autant de compagnons inséparables. Nous avons assez d'exemples du prix qu'il attachait aux lettres. Tel est le sentiment par lequel il jugeait Achille, digne d'envie, et bien heureux d'avoir eu pour chanter ses exploits et composer son éloge, un poète tel qu'Homère. Tel est aussi le jugement qu'il porta sur ce coffre si précieux de Darius, et qu'on avait trouvé parmi ses dépouilles. Une dispute s'était élevée à ce sujet, pour savoir ce qui méritait le mieux d'être renfermé dans ce coffre; et les sentiments étant partagés, il donna la préférence aux ouvrages d'Homère. Telle est encore cette lettre qu'il écrivit à Aristote, après que ce philosophe eut publié ses livres de physique ; lettres où il lui reproche d'avoir révélé les mystères de la philosophie, et où il ajoute qu'il aime mieux s'élever au dessus des autres hommes par la science et les lumières, que par l'empire et la puissance. Il est encure d'autres exemples qui prouvent la même chose ; mais quant à lui, qui ne sait combien il avait, à l'aide des sciences, cultivé son esprit ? et c'est ce qui paraît, ou plutôt ce qui brille dans ses dits et réponses, toutes pleines d'érudition, et dans lesquelles, quoiqu'il ne nous en reste qu'un petit nombre, on voit des traces profondes de chaque genre de connaissances. [1,75] Parlons-nous de la morale, considérez cet apophtegme d'Alexandre sur Diogène, et voyez, je vous prie, s'il n'établit pas une des plus importantes questions que cette science puisse proposer; savoir lequel est le plus heureux, de celui qui jouit des biens extérieurs, ou de celui qui sait les mépriser ? Car, voyant Diogène se contenter de si peu, il se tourna vers ceux qui l'accompagnaient, et leur dit : "si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène". Mais Sénèque, dans son parallèle entre le philosophe et !e héros, donne hautement la préférence à Diogène en disant : "les choses que Diogène n'eut pas daigné accepter, étaient en beaucoup plus grand nombre que celles qu'Alexandre eut pu lui donner" (Sénèque, Des Bienfaits, V, 4). [1,76] S'agit-il des sciences naturelles, qu'on fasse attention à ce mot qu'il avait si fréquemment à la bouche : "qu'il reconnaissait sa mortalité principalement à deux choses; savoir, le sommeil et la génération" (Plutarque, Comment distinguer le flatteur d'un ami, XXV). Parole qui sans contredit est tirée des profondeurs de la physique, et qui sent moins son Alexandre que son Aristote ou son Démocrite ; rien ne montre plus sensiblement le défaut et l'excès auxquels la nature humaine est sujette, que les deux choses désignées par ce mot, et qui sont comme les arrhes de la mort. [1,77] Est-il question de poétique, le sang coulant en abondance de ses blessures, il appella un de ses flatteurs qui le qualifiait souvent de Dieu : "regarde", dit-il, "c'est bien là du sang, du vrai sang d'homme, et non de cette liqueur qui, selon Homère, coula de la main de Vénus, lorsqu'elle fut blessée par Diomède", se riant ainsi et des poètes, et de ses flatteurs, et de lui-même. [1,78] Quant à la dialectique, voyez cette critique qu'il fait des arguties qu'elle fournit pour rétorquer les arguments et battre un adversaire avec ses propres armes. Voyez-la, dis-je, dans ce mot par lequel il reprit Cassander, qui rebutait certains délateurs qui accusaient Antipater son père. Alexandre ayant dit par hasard : "crois-tu que ces gens-ci eussent entrepris un si long voyage, s'ils n'eussent eu quelque juste sujet de plainte? "C'est cela même", répondit Cassander, "qui leur a donné coeur; ils espéraient que la longueur du voyage empêcherait de les soupçonner de calomnie". "Bon", répartit Alexandre, "voilà de ces arguties d'Aristote qui servent à défendre le pour et le contre". Cependant cet art là même qu'il critiquait dans les autres, il savait fort bien s'en prévaloir dans l'occasion et l'employer à son avantage. C'est ce qu'il fit contre Callisthènes qu'il haïssait secrètement, parce que ce philosophe ne goûtait point du tout son apothéose. Voici comme la chose se passa. Les convives, dans un festin, invitant le philosophe, qui passait pour un homme très éloquent, à choisir un sujet à volonté et à le traiter sur-le-champ, par forme de divertissement; Callisthènes y consentit, et prenant pour sujet l'éloge des Macédoniens, il le traita si éloquemment, qu'il fut universellement applaudi. Alexandre, à qui ces applaudissements ne plaisaient point du tout, lui dit : "il n'est pas bien difficile d'être éloquent dans une bonne cause; mais prends un peu le contre-pied, et voyons ce que tu sauras dire contre nous". Callisthènes accepta le parti, et mêla, dans ce second discours, tant de railleries et de traits piquants contre les Macédoniens, qu'Alexandre l'interrompit en disant : "un méchant esprit peut, tout aussi bien qu'une bonne cause, rendre éloquent tel qui, sans cela, ne le serait pas". [1,79] Passons à la rhétorique, art auquel appartient l'usage des tropes et autres ornements. Vous avez l'élégante métaphore dont il usa contre Antipater, gouverneur impérieux et tyrannique. Car je ne sais quel ami de ce capitaine le louant devant Alexandre, de sa grande modération, et de ce qu'au lieu d'imiter le luxe des Perses, comme ses autres lieutenants, il dédaignait l'usage de la pourpre et avait gardé l'antique manteau macédonien : "oui", répondit Alexandre, "mais au dedans cet Antipater est tout de pourpre". Voyez encore cette métaphore si connue : Parménion s'étant approché de lui dans les champs d'Arbelle et lui montrant l'immense armée des ennemis, campée au dessous d'eux durant la nuit; armée qui, couvrant la campagne d'un nombre infini de feux, semblait un autre firmament tout semé d'étoiles, et ce général lui conseillant de combattre la nuit : "non, non, répondit-il, je ne veux pas dérober la victoire" (Plutarque, Vie d'Alexandre, XXXI). [1,80] En politique, considérez cette distinction si importante et si judicieuse (adoptée depuis par toute la postérité), et par laquelle il caractérise si bien ses deux principaux amis, Héphestion et Cratère, lorsqu'il dit que "l'un aimait Alexandre, et l'autre le roi" ; établissant ainsi, même parmi les plus fidèles serviteurs des rois, cette différence d'un si grand poids; savoir : que les uns sont plus spécialement attachés à la personne même de leurs maîtres, et les autres, à leurs devoirs envers la royauté. Voyez aussi avec quelle sagacité, il relève une méprise ordinaire aux conseillers des rois, lesquels donnent souvent des conseils plus proportionnés à leur âme et a leur fortune, qu'à celle de leurs maîtres. Darius faisant de grandes offres à Alexandre pour obtenir la paix: "pour moi", dit Parménion, "si j'étais Alexandre, j'accepterais ces conditions"; "et moi aussi", répartit Alexandre, "si j'étais Parménion". Enfin, analysez cette réponse si énergique et si fine qu'il fit à ses amis, lorsque, le voyant distribuer tout son patrimoine à ses capitaines, ils lui dirent : "et toi, seigneur, que te réserves-tu?" "L'espérance", leur répondit-il; car il savait fort bien que, tout supputé, l'espérance est le vrai lot et comme l'héritage de ceux qui aspirent aux grandes choses. Tel fut le partage de César, lorsque, partant pour les Gaules, il eut épuisé toute sa fortune par ses largesses et ses profusions. Tel fut aussi le lot de Henri, duc de Guise, grand prince sans contredit, quoiqu'un peu trop ambitieux, et dont on a dit si souvent : "qu'il était le plus grand usurier de toute la France, attendu qu'il avait prêté tout son bien et converti tout son patrimoine en obligations". Mais mon admiration pour ce prince, que je devais considérer, non comme Alexandre le Grand, mais seulement comme le disciple d'Aristote, m'a peut-être entrainé un peu trop loin.