[1,0] DE LA DIGNITÉ ET DE L'ACCROISSEMENT DES SCIENCES. LIVRE PREMIER. [1,1] Sous l'ancienne loi, monarque plein de bonté, on distinguait des offrandes volontaires et des sacrifices journaliers: les derniers étaient prescrits par le rituel; les premiers étaient le fruit d'une pieuse allégresse. Je pense que les sujets doivent quelque chose de semblable à leurs souverains; je veux dire que chacun ne leur doit pas seulement le tribut de son emploi, mais de plus, des gages de son amour. Or, j'ose espérer que je ne manquerai pas au premier de ces devoirs. Quant au second, j'ai été quelque peu embarrassé sur le choix que j'avais à faire; et, tout examiné, j'ai cru devoir préférer un sujet qui se rapportât plutôt à l'excellence de votre personne, qu'aux affaires de votre couronne. [1,2] Pour moi, en m'occupant fréquemment de Votre Majesté comme je le dois, et oubliant, pour un instant, vos vertus et les dons de votre fortune, je suis frappé du plus grand étonnement, lorsque je considère en vous ces facultés que vous possédez au degré le plus éminent, et que les philosophes qualifient d'intellectuelles ; je veux dire, cette étendue de génie qui embrasse tant et de si grandes choses, cette tenue de mémoire, cette vivacité de conception, cette pénétration de jugement; enfin, cet ordre et cette facilité d'élocution qui vous distinguent. Toutes ces grandes qualités me rappellent sans doute ce dogme de Platon : "que la science n'est autre chose qu'une réminiscence; que l'âme humaine, rendue à sa lumière native que la caverne du corps avait comme éclipsée, connaît naturellement toutes les vérités" (cfr. Phédon, p.75d) : c'est ce dont, sans contredit, l'on voit un exemple frappant dans Votre Majesté, dont l'esprit est si prompt à prendre feu à la plus légère occasion qui l'excite, et à la moindre étincelle de la pensée d'autrui qui vient à briller; car, de même que l'écriture dit du plus sage des rois, qu'il eut "un cœur semblable au sable de la mer" (I Rois, IV,20), dont la masse est immense, et dont néanmoins les parties sont si déliées ; c'est ainsi que l'Étre suprême a doué Votre Majesté d'une complexion d'esprit admirable, qui, tout en embrassant les plus grande objets, saisit aussi les plus petits, et n'en laisse échapper aucun ; quoique, dans l'ordre naturel, il paraisse très difficile, ou plutôt impossible qu'un même instrument exécute les plus grands et les moindres ouvrages. Quant à votre élocution, elle me rappelle ce que Tacite dit de César Auguste : "Auguste", dit-il, "eut cette éloquence naturelle et soutenue qui sied à un prince". (cfr. Tacite, Annales, XIII,3) Certes, si nous y faisons bien attention, toute diction laborieuse ou affectée, ou trop imitative, quelques beautés qu'elle puisse avoir d'ailleurs, a je ne sais quoi de servile, et qui ne sent pas son homme libre ; mais quant à votre diction, elle est toute royale, coulant comme de source, et néanmoins, comme l'exige l'ordre naturel, distribuée en ses ruisseaux, pleine de douceur et de facilité; telle, en un mot, que, n'imitant qui que ce soit, elle est elle-même inimitable. Et comme dans les choses qui concernent soit votre royaume, soit votre maison, la vertu semble rivaliser avec la fortune; les moeurs les plus pures, avec la plus heureuse administration; vos espérances d'abord si patiemment et si sagement contenues, avec l'heureux événement qui vous a mis si à propos au comble de vos voeux; la sainte foi du lit conjugal, avec la belle lignée qui est l'heureux fruit de cette union; un amour pour la paix, si religieux et si convenable à un prince chrétien, avec une disposition toute semblable dans les princes vos voisins, qui tous conspirent si heureusement au même but ; ainsi on voit s'élever entre les éminentes facultés de votre entendement, une sorte d'émulation et de rivalité, dès qu'on vient à comparer celles que vous ne devez qu'à la nature et qui sont en vous comme infuses, avec les richesses de l'érudition la plus variée et la connaissance d'un grand nombre d'arts; avantages que vous ne devez qu'à vous-même. Et il ne serait pas facile de trouver, depuis l'ère chrétienne, un autre monarque qu'on pût comparer à Votre Majesté pour la culture et la variété des lettres divines et humaines. Parcoure qui voudra la suite des rois et des empereurs, il sera forcé d'être de mon sentiment. Communément les rois croient avoir fait quelque chose de grand, si, en ne cueillant que la fleur de l'esprit des autres, ils peuvent ainsi avoir une teinte de chaque genre de connaissances, et s'attacher quelque peu à l'écorce de la science ; ou enfin s'ils savent tout au moins aimer les Lettres et les avancer. Mais un roi, et un roi né tel, avoir puisé aux sources de l'érudition, en être lui-même une source, c'est ce qui tient presque du miracle. Et ce qu'on admire de plus dans Votre Majesté, c'est que, dans ce trésor de votre esprit, les lettres sacrées se trouvent réunies avec les lettres profanes; en sorte que, semblable à Hermès le Trismégiste, une triple gloire vous distingue ; savoir : la puissance du roi, l'illumination du prêtre, et la science du philosophe. Ainsi, comme vous l'emportez de beaucoup sur tous les autres souverains par ce genre de mérite qui est proprement à vous, il est juste que non seulement il fasse le sujet de l'admiration du siècle présent, ou que la lumière de l'histoire le fasse connaître à la postérité; mais encore qu'il soit gravé sur quelque solide monument qui puisse tout à la fois manifester la puissance d'un grand roi, et retracer l'image d'un monarque si éminemment savant. [1,3] Ainsi, pour revenir à mon dessein, je n'ai trouvé aucun présent plus digne de vous qu'un traité tendant à ce but. Un tel sujet se divise naturellement en deux parties. Dans la première, qui est la moins essentielle, et que pourtant nous n'avons garde d'oublier tout-à-fait, nous traiterons de l'excellence et de la dignité des sciences et des lettres en toutes circonstances, et en même temps du mérite de ceux qui, avec autant d'intelligence que d'ardeur, travaillent à leur avancement. Quant à la dernière partie, qui est la plus importante, elle exposera ce qu'en ce genre on a fait et terminé jusqu'ici; elle touchera de plus les parties qui paraissent avoir été omises et avoir besoin d'être suppléées. A l'aide de ces indications, quoique je n'ose mettre à part et choisir moi-même tel ou tel objet, pour le recommander spécialement à Votre Majesté, je puis du moins, en faisant passer sous vos yeux un si grand nombre d'objets et si variés, éveiller vos pensées royales, et vous exciter à fouiller dans les trésors de votre propre esprit, et à en tirer, d'après l'impulsion de votre propre magnanimité et la direction de votre propre sagesse, ce qui s'y trouve de meilleur, pour reculer les limites des sciences et des arts. [1,4] A l'entrée de la première partie, pour nettoyer le chemin, et comme pour commander le silence, afin que ces témoignages que nous rendons de la dignité des Lettres, puissent, malgré le murmure des objections tacites, se faire entendre aisément, j'ai résolu de commencer par délivrer les Lettres de l'opprobre et du mépris dont l'ignorance s'efforce de les couvrir: l'ignorance, dis-je, qui se montre et se décèle sous plus d'une forme ; savoir : dans la jalousie des Théologiens, dans le dédain des Politiques, et dans les erreurs même des Lettrés. J'entends les premiers dire que la science est de ces choses qu'il ne faut adopter qu'avec mesure et avec précaution; que le trop grand désir de savoir fut le premier péché de l'homme et la cause de sa chute; qu'aujourd'hui même je ne sais quoi de vénéneux qu'y a glissé le serpent tentateur, y demeure attaché, vu que partout où elle entre, elle occasionne une enflure. "La science enfle", disent-ils (Paul, I Corinthiens, VIII,1) ; Salomon lui-mmême témoigne qu'il est de ce sentiment, lorsqu'il dit : "la composition des livres est un travail sans fin : la grande lecture est l'affliction de la chair" (Ecclésiaste, XII,12); et ailleurs "avec une grande sagesse se trouve toujours une grande indignation; qui augmente sa science, augmente ses douleurs (Ecclésiaste, I,18). St. Paul, ajoutent-ils, nous donne le même avertissement, en disant : "ne nous laissons point abuser par une vaine philosophie" (Colossiens, II,8); bien plus, disent-ils encore, l'expérience même atteste que les plus savants hommes ont été les coryphées de l'hérésie ; que les siècles les plus savants ont été enclins à l'athéisme ; ils disent enfin que la contemplation des causes secondes déroge à l'autorité de la cause premiére. [1,5] Mais qu'il est facile de montrer la fausseté de cette assertion et de faire voir combien elle est mal fondée ! En effet, qui ne voit que ceux qui parlent ainsi, oublient que ce qui causa la chute de l'homme, ce ne fut point cette science naturelle, pure et première-née, à la lumière de laquelle, lorsque les animaux furent amenés devant l'homme dans le paradis, il leur imposa des noms analogues à leur nature; mais cette science orgueilleuse du bien et du mal, dont il eut l'ambition de vouloir s'armer pour secouer le joug de Dieu et ne recevoir de loi que de lui-même ? Or, certes il n'est point de science, quelque grandeur, quelque volume qu'on puisse lui supposer, qui enfle l'esprit, attendu que rien ne peut l'emplir, encore moins le distendre, sinon Dieu même et la contemplation de Dieu. Aussi Salomon, parlant des deux principaux sens qui fournissent des matériaux à l'invention (la vue et l'onie ), nous dit-il : "l'oeil ne se rassasie point de voir, ni l'oreille, d'entendre" (Ecclésiaste I,8). Que s'il n'y a poiint de réplétion, il s'ensuit que le contenant est plus grand que le contenu. Car c'est l'idée qu'il nous donne de la science elle-même et de l'esprit humain, dont les sens sont comme les émissaires, par ces mots qu'il place à la fin de son calendrier, de ses éphémérides, où il marque le temps de chaque chose, concluant ainsi : "Dieu a tout ordonné, pour que chaque chose fût belle en son temps : il a gravé aussi dans leur esprit l'image du monde même; cependant l'homme ne peut concevoir entièrement l'oeuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu'à la fin" (Proverbes, XX,27); paroles par lesquelles il fait entendre assez clairement que Dieu a fait l'âme humaine semblable à un miroir capable de réfléchir le monde entier; n'ayant pas moins soif de cette connaissance, que l'oeil n'a soif de la lumière; et non seulement curieuse de contempler la variété et les vicissitudes des temps, mais non moins jalouse de scruter et de découvrir les immuables décrets et les lois inviolables de la nature. Et quoiqu'il semble insinuer, par rapport à cette souveraine économie de la nature, qu'il désigne par ces mots : "l'oeuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu'à la fin", que l'homme ne peut la découvrir, cependant cela n'ôte rien à l'entendement humain, et ne doit s'entendre que des obstacles que rencontre la science, tels que la courte durée de la vie, le peu d'accord des études, la manière infidèlle et inexacte de transmettre les sciences, et une infinité d'autres inconvénients qui enlacent l'industrie humaine. Car ailleurs il nous apprend assez clairement qu'aucune partie de l'univers n'est étrangère aux recherches de l'homme, lorsqu'il dit : "l'esprit de l'homme est comme le flambeau de Dieu", flambeau à l'aide duquel il découvre les secrets les plus intimes. [1,6] Si donc telle est l'immense capacité le l'esprit humain, il est manifeste que nous n'avons rien à redouter de la quantité de la science, quelque grande qu'elle puisse être, ni lieu de craindre qu'elle occasionne quelque enflure ou quelque excès; et que, s'il est quelque danger à redouter, c'est seulement de la part de la qualité, laquelle, quelque faible que puisse être la dose, ne laisse pas, si on la prend sans antidote, d'avoir je ne sais quoi de malin, de vénéneux, pour l'esprit humain et qui le remplit de vent. Cet antidote, ce parfum, qui, mêlé avec la science, la tempère et la rend très salubre, c'est la charité. C'est même ce que l'apôtre joint au passage déja cité, en disant: "la science enfle, mais la charité édifie": à quoi se rapporte également bien ce qu'il dit ailleurs : "quand je parlerais toutes les langues des anges et des hommes, si je n'ai la charité, je ne suis plus qu'un airain sonnant, qu'une cymbale retentissante" (I Corinthiens XIII,1). Non que ce soit quelque chose de si grand de parler les langues des anges et des hommes; mais parce que, si tous ces talents sont séparés de la charité, et ne sont pas dirigés vers le bien commun du genre humain, ils produiront plutôt une vaine gloire, que des fruits solides. Quant à ce qui regarde la censure de Salomon, relativement à l'excès dans la lecture ou la composition des livres, le tourment d'esprit qui résulte de la science, et cet avertissentent de St. Paul, de ne nous pas laisser abuser par une vaine philosophie; si on prend ces passages dans leur véritable sens, ils marquent très distinctement les vraies limites où la science humaine doit être circonscrite, de manière cependant qu'il lui est libre d'embrasser la totalité de la nature des choses, sans que rien le, restreigne ; car ces limites sont au nombre de trois: 1°. Ne plaçons pas tellement notre félicité dans la science, que l'oubli de notre mortalité se glisse dans notre âme. 2°. Ne faisons pas un tel usage de la science, qu'elle ne produise pour nous que de l'inquiétude, au lieu de cette tranquillité d'âme qu'elle doit produire. 3°. N'espérons pas de pouvoir, par la seule contemplation de la nature, atteindre à la parfaite intelligence des mystères divins. [1,7] Quant au premier point, Salomon s'explique très clairement dans un autre passage du même livre, lorsqu'il dit : "j'ai assez compris que la sagesse est aussi éloignée de la folie, que la lumière l'est des ténèbres : le sage a des yeux à la tête; l'insensé va errant dans les ténèbres; mais en mime temps j'ai appris que la nécessité de mourir est commune à tous deux" (Ecclésiaste II,13-14). Quant au second point, il est certain qu'aucune anxiété, aucun trouble d'esprit ne résulte naturellement de la science, si ce, n'est accidentellement; car toute science et toute admiration (qui est le germe de la science) est agréable par elle-même mais lorsque nous en déduisons des conséquences qui, appliquées avec peu de justesse à nos propres affaires, engendrent de lâches terreurs ou des désirs immodérés, alors enfin naît ce tourment et ce trouble d'esprit dont nous parlons ; car c'est alors que la science n'est plus une lumière sèche, comme l'exigeait cet Héraclite si obscur, lorsqu'il disait : "lumière sèche, excellent esprit", elle n'est désormais qu'une lumière humide, et comme trempée dans les humeurs des passions. [1,8] La troisième règle demande une discussion un peu plus exacte, et ce ne serait pas assez de la toucher en passant; car, s'il est quelque mortel qui de la seule contemplation des choses sensibles et matérielles, espère tirer assez de lumières pour dévoiler la nature, ou la volonté divine, voilà l'homme qui se laisse abueer par une vaine philosophie. En effet, la contemplation de la nature, quant aux créatures elles-mêmes, produit la science; mais quant à Dieu, l'admiration seulement, qui est une sorte de science mutilée. Aussi est-ce un mot d'un grand sens que celui de ce Platonicien, qui a dit "que le sens humain ressemble au soleil qui dévoile le globe terrestre, mais en voilant le globe céleste et les étoiles". C'est ainsi que les sens manifestent les choses naturelles, et couvrent d'un voile les choses divines; et c'est par cette raison même que, dans ce peut nombre des plus savants, quelques-uns sont tombés dans l'hérésie, lorsque, portés sur les ailes de cire des sens, ils ont voulu s'élever aux choses divines; car s'il est question de ceux qui présument que trop de science fait pencher vers l'athéisme,, et que l'ignorance des causes secondes enfante une religieuse déférence pour la première, je les interpellerais volontiers par cette question de Job : "faut-il donc mentir en faveurt de Dieu, et convient-il, pour se rendra agréable à lui, de tenir des discours artificieux ?" (Job XIII,7) Il est évident que, dans le cours ordinaire de la nature, Dieu ne fait rien que par les causes secondes. Or, s'ils voulaient nous persuader le contraire, ce serait alors soutenir une pure imposture en faveur de Dieu; et ce ne serait autre chause qu'immoler à l'auteur de toute vérité, l'immonde victime du mensonge. [1,9] Bien plus, il est hors de doute, et c'est ce qu'atteste l'expérience, quand on ne fait encore que goûter de la philosophie, elle peut porter à l'athéisme: mais l'a-t-on, pour ainsi dire, bue à longs traits, alors elle ramène à la religion; car à l'entrée de la philosophie, lorsque les causes secondes, comme étant plus voisines des sens, s'insinuent dans l'esprit humain ; que l'esprit même s'y arrête et y fait un trop long séjour, l'oubli de la cause première peut s'y glisser. Mais, si, poursuivant sa route, on envisage la suite, la dépendance mutuelle, l'enchaînement des causes secondes; et le tout ensemble des oeuvres de la Providence, alors, conformément à la mythologie des poètes, on croira aisément que l'anneau le plus élevé de la chaine naturelle est attaché au pied du trône de Jupiter. [1,10] En un mot, qu'on n'aille pas, affectant une sobriété et une modération qui serait déplacée, s'imaginer qu'on peut faire de trop grands progrès dans les livres, soit des Écritures, soit des créatures, par la théologie ou la philosophie. Mais qu'au contraire les hommes s'éveillent et s'élancent courageusement dans les deux routes, sans crainte d'y faire trop de chemin; prenant garde seuIement de ne pas faire usage de la science pour satisfaire leur orgueil, mais dans un esprit de charité; non pour faire un vain étalage, mais pour en tirer une véritable utilité. Qu'enfin distinguant avec soin ces deux doctrines, la théologie et la philosophie, ils prennent garde de mêler et de confondre imprudemment leurs eaux.