[0] PENSÉES SUR LA NATURE DES CHOSES. [1] 1. Section des corps, du continu et du vide. La doctrine de Démocrite sur les atomes si elle n'est vraie peut être employée utilement pour la démonstration. En effet, il n'est pas facile de saisir par la pensée ou d'exprimer par les paroles la subtilité primitive de la nature et telle qu'on la trouve dans les choses mêmes, à moins qu'on ne suppose l'existence des atomes. Les atomes sont pris sous deux acceptions qui différent peu entre elles : ou l'on entend par là le dernier terme ou la particule la plus petite de la division des corps, soit par l'incision, soit par la fraction ; ou bien l'on entend un corps qui n'admet pas de vide. Quant à la première acception, on peut établir comme sûres et certaines les deux propositions suivantes : l'une, que les corps sont susceptibles d'une division et d'une communition bien supérieures à celles de la vue; l'autre, que cette division et cette communition ne sont pas infinies, ni continuellement divisibles. En effet, pour peu qu'on en fasse un sérieux examen, on trouvera que dans les corps continus les parcelles surpassent de beaucoup celles que l'on trouve dans les corps brisés et discontinus ; car nous voyons qu'un peu de safran infusé et délayé dans de l'eau, fut-ce même un tonneau entier, conserverait assez de couleur pour qu'à l'oeil nu on pût distinguer cette eau d'une eau tout-à-fait pure. Certes, cette division du safran, au moyen de l'eau, surpasse la ténuité de la poussière la plus fine. L'évidence de ce fait se démontrera si l'on mélange un peu de poudre de bois de Brésil, de fleur de grenadier, ou de toute autre substance fortement colorée, qui ait cependant plus de propension à se mêler et à s'incorporer aux liquides que le safran. Il serait donc ridicule de prendre pour des atomes ces petits corpuscules que l'oeil découvre sous les rayons du soleil; ils ressemblent à de la poussière, tandis que, comme le disait Démocrite, personne n'a vu ni ne pourra jamais voir un atome. Mais cette division des corps se montre encore d'une manière bien plus admirable dans les odeurs: car, si un peu de safran est capable de colorer un tonneau d'eau, un peu de musc peut remplir de son odeur une salle spacieuse, et la communiquer d'une pièce à une autre. Qu'on ne s'imagine pas que les odeurs, comme la lumière, le calorique et le froid, se répandent sans communication de substance; l'expérience prouve que les substances solides, telles que le bois et les métaux, s'imprègnent d'odeurs et les conservent longtemps; et par frottement, par lotion, on peut les en séparer et les en priver. Dans ces cas et autres semblables, tout homme sensé conviendra que l'expansion n'est pas infinie, lorsqu'on voit ces sortes de divisions et de diffusions soumises à des espaces, à des limites, aux quantités des corps, ainsi que le montrent les exemples cités plus haut. Passons à la seconde acception de l'atome, qui suppose le vide, et définit l'atome d'après l'absence du vide. La distinction de Héron, qui rejette le vide accumulé, et admet le vide mélangé, est exacte et profonde. En éffet, voyant que les corps se liaient par une suite non interrompue, qu'on ne pouvait trouver ni assigner aucun espace qui ne fût occupé par quelque corps; et remarquant surtout que les corps lourds et pesants se laissaient soulever, et abandonnaient et violaient même leurs propriétés plutôt que de permettre leur séparation d'un corps contigu, il en conclut que le vide d'une espèce supérieure, c'est-à-dire le vide accumulé, ne peut exister dans l'ordre de la nature. En s'apercevant au contraire que la même matière est susceptible d'être resserrée et comprimée, et ensuite d'ètre distendue et dilatée de nouveau, enfin d'occuper et de remplir des espaces inégaux, tantôt plus grands, tantôt plus resserrés, il ne vit pas que cette marche directe et inverse des corps sur eux-mêmes pût s'effectuer autrement que par le vide interposé, moindre sans doute dans un corps comprimé, plus grand dans un corps dilaté ; qu'il fallait nécessairement que cette contraction se fit en vertu de l'un des trois moyens : ou celui que nous avons émis, savoir, celui qui détruit le vide par le moyen de la contraction; ou celui qui admet qu'un autre corps qui s'y trouvait engagé ou mélangé en soit exprimé; ou bien enfin celui qui s'opère par quelque condensation ou raréfaction naturelle des corps, quelle qu'elle soit. Ce moyen semble ne pouvoir s'appliquer à l'expression d'un corps léger. En effet, les éponges et les corps également poreux se contractent lorsqu'on en soustrait l'air. Mais il est démontré par une foule d'expériences que l'air lui-même est susceptible d'être comprimé dans un espace remarquablement limité. Faut-il donc admettre que l'on a extrait une partie plus subtile de ce même air, puis une autre, et ainsi de suite à l'infini? Une telle opinion tombe devant l'expérience, puisque plus les corps sont légers, plus ils sont susceptibles d'être contractés, ce qui serait le contraire si la contraction se faisait par l'expression d'une partie plus légère. Il n'est pas nécessaire de nous occuper beaucoup du second mode, qui admet que les mêmes corps, sans avoir subi aucun changement, n'ont pas une densité ni une raréfaction égales. Ce serait donner comme positif un principe inintelligible et inexplicable, telles que sont à peu près les propositions d'Aristote. . Il reste donc le troisième mode qui suppose le vide. Si on l'admet, il semble difficile et presque incroyable qu'il existe un vide mélangé, quoique l'on trouve partout la matière ; que si l'on examine avec calme les exemples cités plus haut de l'eau colorée par le safran et de l'air imprégné d'odeurs, on se convaincra aisément qu'on ne peut montrer aucune partie d'eau où il ne se trouve de safran, et qu'il est cependant évident, si l'on compare le safran et l'eau avant leur mélange , que le volume de l'eau est bien plus considérable que celui du safran ; que si l'on trouve ce fait dans des corps différents, à plus forte raison doit-il se rencontrer quand il s'agit de la matière et du vide. Mais, sous ce rapport, la considération d'Héron, en ce qu'elle repose sur l'expérience physique est bien inférieure à celle de l'illustre philosophe Démocrite; car Héron, n'ayant point trouvé dans notre globe le vide absolu, en a nié l'existence; et cependant rien n'empêche que dans les régions de l'air, où les corps jouissent certainement d'une expansion plus grande, il n'y ait un vide absolu. Dans ces recherches et autres semblables, il faut prendre garde de ne passe laisser confondre et entraîner dans la défiance à cause de l'extrême ténuité de la nature. Il faut penser que les unités et les sommes des choses sont également soumises au calcul; car il est aussi facile de dire ou de penser mille années que mille instants, quoique cependant les années se composent d'une multitude d'instants. Qu'on ne croie pas non plus que ces recherches tendent à satisfaire une spéculation curieuse plutôt qu'à accomplir des oeuvres sérieuses et utiles; on peut voir, en effet, que les philosophes et d'autres savants, qui se sont livrés à l'étude de l'expérience et à la méditation de la nature particulière des choses, qui ont fait pour ainsi dire l'anatomie de la nature, se sont livrés aussi à de semblables recherches, bien qu'ils ne les aient pas approfondies avec succès. La cause principale et véritable qui a toujours arrêté les effets de la philosophie que nous possedons, est l'adoption de subtilités de mots et de notions vulgaires; jamais elle n'a étudié les secrets de la natute, ni voulu la chercher dans son principe.