[0] FABLES d'AVIANUS - PRÉFACE A THÉODOSE. Comme je me demandais, mon cher Théodose, par quel titre littéraire je pourrais recommander à la postérité le souvenir de mon nom, l'idée me vint d'écrire des fables, parce que ce genre s'accommode d'une fiction finement imaginée et qu'il est affranchi des exigences de la réalité. D'ailleurs qui oserait te parler d'éloquence et de poésie, alors que, dans les deux genres, tu l'emportes à la fois sur les Grecs et. sur les Romains par la connaissance approfondie de la littérature grecque et de la latine? Dans le domaine que j'ai choisi, mon guide, tu le reconnaîtras, est Ésope, qui, selon le conseil de l'oracle de Delphes, commençait par des badinages pour en faire le fondement de ses conclusions. Ces fables dont il a donné le modèle, Socrate les a placées dans ses divins entretiens et Horace les a fait entrer dans ses poésies, parce que, sous l'apparence de plaisanteries banales, elles renferment toute la donnée du drame de la vie. Babrius les a reprises en vers iambiques grecs et les a réunies en deux volumes. Phèdre en a aussi traité une partie qu'il a divisée en cinq petits livres. Je publie à mon tour, réunies en un seul volume, quarante-deux de ces fables ésopiques qui étaient déjà traduites en latin sans élégance et que je me suis appliqué à développer en vers élégiaques. Tu as donc là un ouvrage fait pour charmer ton esprit, exercer ton imagination, alléger tes soucis et pour te donner le moyen d'apprendre sans risque toute la conduite de la vie. J'ai fait parler les arbres et gémir les bêtes féroces à la manière des hommes, j'ai appris aux oiseaux à se quereller entre eux j'ai donné le rire aux animaux, de manière à faire énoncer à chacun d'eux et même aux êtres inanimés une pensée conforme à leur nature. [1] LA PAYSANNE ET LE LOUP Un jour, une paysanne dont l'enfant pleurait l'avait grondé en le menaçant, s'il ne se taisait, de le faire manger par le loup féroce. Un loup trop crédule entend ces paroles et reste à la porte, montant la garde et faisant des voeux inutiles. Car, cédant à la fatigue, l'enfant tombe dans un long sommeil et ôte ainsi au ravisseur jusqu'à l'espoir d'assouvir sa faim. Quand il regagna sa retraite dans les forêts et que la louve son épouse le vit rentrer à jeun : « Pourquoi, lui dit-elle, ne rapportes-tu pas de butin, comme d'habitude? et pourquoi as-tu cette face défaite, cet air déprimé et renfrogné? » -- « Ne t'étonne point, répondit-il, si, trompé par une méchante ruse, j'ai pu à peine, hélas ! me sauver sans rien dans les dents. Car, de quelle proie, effrontée, de quel espoir même pouvais-je me repaître, quand par ses gronderies une nourrice me payait de mots? » Que celui-là se sente ici visé et désigné qui a eu foi à la parole d'une femme. [2] L'AIGLE ET LA TORTUE. Un jour, la tortue dit aux oiseaux rapides que, si l'un d'eux voulait aller la déposer sur les bords sablonneux de la mer Rouge, aussitôt elle en tirerait des coquillages et qu'une perle d'une enveloppe brillante serait la récompense de ce service. Elle s'indignait en pensant que, malgré son activité, la lenteur de sa marche l'empêchait de rien faire et d'obtenir aucun résultat après tout un jour d'efforts. Mais après avoir comblé l'aigle de promesses trompeuses, elle trouva chez l'oiseau une perfidie égale à celle de ses discours. Tandis que, avec l'aide mal acquise des ailes de l'aigle, elle cherchait à s'élever jusqu'aux astres, elle périt misérablement sous la serre cruelle de l'oiseau. Alors, au haut des airs, sur le point d'expirer, elle fit entendre dans le ciel des gémissements en déplorant le succès de ses voeux. Son exemple enseigne à qui s'ennuie d'une vie tranquille qu'on n'échappe pas aux pires des maux, quand on recherche les grandeurs. C'est ainsi que tous ceux qui, au souffle d'une gloire naissante, se gonflent d'orgueil, sont justement châtiés de leur ambition toujours croissante. [3] L'Écrevisse et sa mère Marchant à reculons, une écrevisse allait en décrivant des courbes et elle blessa son dos hérissé de pointes contre un rocher caché sous les eaux. Sa mère qui désirait la voir marcher d'une allure aisée, la reprit, dit-on, à peu près en ces termes : « Puisque tu vas tout de travers, ma fille, évite ces détours; ne t'amuse plus à avancer avec une démarche oblique; mais contente-toi de porter tes pas tout droit devant toi et suis une route toute droite où l'on ne se blesse pas. » — « Je le ferai, lui dit sa fille, si tu veux bien marcher devant moi. Si tu me montres la route droite, dès que tu me l'auras apprise, moi aussi je la suivrai. Il est en effet par trop sot, quand on ne s'abstient pas soi-même des pires fautes, de blâmer comme un censeur les défauts d'autrui. [4] BORÉE ET LE SOLEIL Le violent Borée et Phébus, le paisible joueur de cithare, eurent entre eux une grande dispute sur le ton de la plaisanterie pour savoir qui des deux viendrait le premier à bout d'une tâche. Par hasard dans la campagne un voyageur suivait sa route accoutumée. Ils convinrent de choisir comme objet du différend l'entreprise de forcer l'homme à se dépouiller de son manteau. Aussitôt le vent se déchaîne et remplit le ciel de son fracas et une pluie glaciale tombe à torrents. Le voyageur s'enveloppe doublement de son manteau, avec d'autant plus de soin que le souffle de la tempête en écarte et en tiraille les plis. Mais les rayons du soleil encore faibles prennent peu à peu de la force, par la volonté de Phébus, au point que leur ardeur devint excessive, jusqu'à ce que le voyageur, épuisé de fatigue et voulant reposer ses membres las, quitta ses vêtements et s'assit à terre. Alors le Soleil victorieux montra aux dieux, témoins de leur querelle, que l'on ne peut vaincre en commençant par des menaces. [5] LE PAYSAN ET L'ANE On doit s'apprécier à sa mesure et se contenter de son mérite personnel sans s'approprier les avantages d'autrui, de peur de devenir profondément ridicule une fois dépouillé d'un éclat d'emprunt et réduit de nouveau à ses seuls défauts. Un âne trouva une peau de lion de Gétulie, se couvrit la face de cette dépouille étrange, adapta à son corps cette enveloppe qui lui convenait si peu et chargea sa tête de malheureux d'apparences si prestigieuses. Mais, dès que autour de l'âne régna la terreur et que dans ses membres paresseux se fut répandue une vigueur imaginaire, il foule de ses pieds les pâturages communs des bêtes paisibles et alarme dans leurs prairies les génisses craintives. Un paysan le reconnaît à ses longues oreilles, le prend dans un licol et le réduit en lui donnant des coups. Puis, lui ôtant la peau du lion, il laisse nu le misérable animal et lui adresse ces reproches : « Peut-être ceux qui ne te connaissent pas se laisseront-ils tromper par un rugissement imité; mais pour moi, comme jadis, tu seras toujours un pauvre âne. [6] LA GRENOUILLE ET LE RENARD Née dans les profondeurs des marais, plongée dans la vase et ne se plaisant jusque-là que dans la boue des bas-fonds, une grenouille orgueilleuse gagna le sommet des collines et les prairies herbeuses : elle charmait les animaux malheureux en se disant capable de guérir, grâce à son expérience, les maladies graves et de prolonger la vie par son savoir. Elle se vantait de n'être pas inférieure au maître Péon, quoiqu'il soigne dans le ciel les dieux immortels. Alors un renard malin, riant de la patience des animaux, leur fit voir toute la vanité de ses promesses : « Est-ce bien celle-ci, dit-il, qui donnera des remèdes pour des membres malades, avec cette face pâle et marquée de bleu? » [7] LE CHIEN Ce n'est pas chose facile ni naturelle aux esprits de travers de se rendre compte s'ils ont mérité une récompense ou un châtiment. Un chien avait l'habitude, non pas d'aboyer en hérissant son poil, ni non plus dès l'abord de montrer ses dents dans une gueule large ouverte, mais au contraire de se battre doucement les flancs d'une queue timide. Il arriva que, quelqu'un l'ayant excité, il se mit à lui donner hardiment des coups de dents. Son maître, pour que sa fausse bonhomie ne trompât personne, avait ordonné que cet animal irritable portât au cou une marque qui le fît connaître. Il lui fait donc attacher au moyen d'un collier une sonnette d'airain qui produit un tintement et qui, facilement agitée, doit avertir de prendre garde. Le chien cependant s'imaginait que cet objet lui était donné à titre de récompense et regardait avec mépris la foule de ses semblables en prenant des airs de triomphe. Alors un ancien de la gent canine, apostrophant l'orgueilleux qui les insultait, lui donna en peu de mots cette leçon : « Malheureux ! quelle folle illusion t'ôte le bon sens, si tu veux croire que c'est comme récompense de tes services qu'on te donne cette sonnette ! Ce n'est pas un hommage à ton mérite qu'elle représente; c'est au contraire le témoignage de ta malice que tu portes sur toi avec le son qu'elle rend. [8] LE CHAMEAU Le sage vit content de ses avantages propres sans convoiter ceux d'autrui : c'est ce que cette fable nous recommande, de peur que la Fortune en colère ne souffle brusquement en sens inverse et qu'elle ne nous reprenne d'un tour de sa roue ce qu'elle nous a précédemment donné. Le chameau au corps immense s'en alla, dit-on, à travers les airs et fatigua de ses prières le grand Jupiter : tout le monde, disait-il, le trouvait laid à l'excès et risible; les boeufs se faisaient remarquer par deux cornes et le chameau seul, sans nul moyen de défense, était exposé et offert aux attaques de tous les animaux sauvages. Mais Jupiter lui refusa avec ironie ce qu'il avait espéré, et, de plus, l'allégea du poids de ses grandes oreilles : « Vis, lui dit-il, ainsi diminué, comme tu le mérites pour être mécontent de ton sort et pleure à jamais, jaloux que tu es, sur le tort qu'on t'a fait. » [9] LES DEUX VOYAGEURS Dans des montagnes inconnues et des vallées tortueuses, par des sentiers étroits, deux voyageurs se mettaient en route en comptant bien l'un et l'autre qu'à tous les dangers que le sort leur enverrait, ils pourraient faire face en unissant leurs forces. Tandis qu'ils avançaient en s'entretenant de choses et d'autres, tout à coup au milieu du chemin vient à leur rencontre une ourse. L'un d'eux, d'un saut agile, monta sur un chêne et tout tremblant s'y tint suspendu dans le feuillage vert. L'autre, sans faire un pas en arrière, se laissa tomber et resta couché contre terre en faisant le mort. Aussitôt, pour en faire sa proie, l'animal féroce court sur le malheureux et d'abord le soulève avec ses ongles crochus. Mais, figés par la peur, les membres du voyageur se raidissent, car la chaleur vitale avait abandonné son corps. Alors, le prenant pour un cadavre qui sent déjà mauvais, l'ourse, quoique affamée, le laisse là et va se cacher dans sa caverne. Mais, quand les voyageurs, peu à peu rassurés, reprirent leur entretien, avec plus d'aisance qu'il n'aurait dû, celui qui tout à l'heure s'était enfui dit à l'autre : « Dis-moi donc, je te prie, qu'est-ce que t'a raconté l'ourse, pendant que tu tremblais de peur? car elle t'a parlé longtemps et t'a dit bien des choses intimes. » — « Oui, il m'a donné des avis importants; il m'a surtout recommandé ce que dans le malheur je devrai toujours faire. Ne sois plus trop facile, m'a-t-il dit, dans le choix d'un associé, pour n'être pas pris encore une fois par une bête furieuse. [10] LE CHEVALIER Un chevalier romain, chauve, qui d'habitude nouait sur sa tête ce qui lui restait de cheveux et portait sur le haut de son crâne nu un faux toupet, se rendit au Champ de Mars tout étincelant de l'éclat de ses armes et se mit à faire caracoler son cheval docile au frein. Mais un coup de vent le prend en face tandis que le peuple regarde sa tête qui prête à rire : car aussitôt sa fausse perruque est arrachée et l'on voit luire son front dégarni qui jusque-là était sous sa chevelure postiche d'une tout autre couleur. Le chevalier, en homme fort avisé, se voyant la risée de milliers de spectateurs, détourna les railleries par une réflexion adroite : « Quoi d'étonnant, dit-il, que j'aie perdu des cheveux postiches, puisque depuis longtemps m'ont abandonné les cheveux nés avec moi? » [11] LE POT D'AIRAIN ET LE POT DE TERRE Un fleuve, enlevant deux pots sur ses rives écroulées, les emportait en même temps dans ses flots déchaînés. Mais ils avaient été produits par des arts différents et faits d'éléments dissemblables, l'un coulé en bronze, l'autre façonné avec de la terre. Il n'y avait qu'un accord imparfait entre les mouvements du pot fragile et ceux du pot solide et d'ailleurs le fleuve débordé coulait à l'aventure. Le pot d'airain cependant, pour ne pas risquer de heurter et de briser le pot de terre, lui promettait avec des serments de tenir une route à l'écart de la sienne; mais l'autre, craignant le danger que la force fait courir à la faiblesse et sachant que pour les petits il n'y a pas de sûreté dans la compagnie des grands : « Quelque rassurantes que soient pour moi tes paroles, dit-il, jamais la crainte ne doit être chassée de mon esprit. Car, que l'eau me pousse contre toi ou te pousse contre moi, dans les deux cas c'est toujours moi qui serai brisé, et moi seul. » [12] LE PAYSAN QUI AVAIT TROUVÉ UN TRÉSOR Un paysan, en remuant la terre avec le soc de sa charrue, voit sortir du sillon un trésor. Bientôt, sans pouvoir contenir son impatience, il laisse le labourage comme indigne de lui et met ses boeufs dans des pâturages plus gras. Tout de suite, plein de dévotion pour la Terre, il lui élève des autels pour lui avoir donné d'elle-même des richesses qui lui avaient été confiées. Mais, au milieu de la joie dont l'enivraient ces biens nouveaux, la Fortune qui avait pourvu à son bonheur le réprimanda en lui apprenant qu'elle aussi méritait son encens. « Maintenant tu n'offres pas à mes temples ceux de mes présents que tu as trouvés et tu aimes mieux en faire part à d'autres divinités. Mais, quand le vol de ton or t'aura plongé dans le chagrin, une fois dépourvu de tout, c'est moi avant tout autre que tu solliciteras avec des larmes. » [13] LE TAUREAU ET LE BOUC Un taureau qui fuyait devant un lion énorme cherchait sur des hauteurs désertes une retraite sûre. Il trouva une caverne qu'habitait alors un bouc tout couvert de poils, conducteur ordinaire d'un troupeau de chèvres libyennes. Mais, comme, baissant la tête, il se préparait à s'y réfugier, le bouc se présente sur le seuil et l'effraye en le regardant de travers. Le taureau chagrin s'en va et, en fuyant, d'un sentier éloigné lui dit (car la peur qu'il éprouve ne lui permet pas, même après ce refus, de soutenir une querelle) : «Ce qui m'épouvante, ce n'est pas toi, animal puant, aux longs poils et à la longue barbe, mais ce lion qui est plus fort que moi et qui me poursuit. S'il s'éloigne, tu apprendras, insensé, la différence qu'il y a entre la force d'un taureau et celle d'un bouc fétide. » [14] LA GUENON ET JUPITER Jupiter avait un jour demandé par le monde entier qui pouvait lui présenter les plus beaux rejetons. A l'envi accourt devant le roi toute la race des bêtes sauvages et la cour reçoit une foule mélangée d'hommes et d'animaux domestiques. Il ne manque à ce débat ni les poissons couverts d'écailles, ni non plus tous les oiseaux que portent les régions les plus pures de l'air. De tous côtés bientôt les mères, toutes tremblantes, amenaient leurs petits pour les soumettre au jugement d'un si grand dieu. Alors, comme une guenon courte de taille traînait après elle son enfant tout mal fait, sa vue fit éclater de rire Jupiter lui-même. C'est cependant cette mère, la plus laide de toutes, qui avant tous les autres prit la parole en essayant de détruire la mauvaise opinion qu'on a de sa race : « Que Jupiter le sache bien; si la palme doit revenir à quelqu'un, celui qui l'emporte sur tous, c'est, à mon avis, celui-là. » [15] LA GRUE ET LE PAON L'oiseau de Junon se prit de querelle, dit-on, avec la grue, habitante de la Thrace, qui partageait son repas. Leur désaccord était né de la différence de leurs beautés et voilà que d'une discussion d'abord amicale elles passent à une violente altercation. Le corps du paon, disait-il lui-même, brille de mille nuances magnifiques, tandis que son dos plombé fait paraître la grue toute bleuâtre. En même temps, relevant et étalant les grandes plumes qui revêtent sa queue, il avait fait rayonner jusqu'aux astres l'éclat de son plumage déployé en forme d'arc. La grue, bien qu'incapable de lutter contre lui par la beauté de ses plumes, put cependant, dit-on, lui adresser ces paroles humiliantes : « Si variées que soient les nuances et les dispositions de tes plumes, tu traînes toujours dans la boue cette queue ornée de fleurs, tandis que moi, avec mes vilaines ailes, je m'élève dans les airs jusqu'au voisinage des étoiles et des dieux. [16] LE CHÊNE ET LE ROSEAU Du sommet des montagnes tomba un chêne déraciné, abattu par les tourbillons d'un vent déchaîné. Un torrent dont les eaux gonflées baignaient son pied, l'enlève et l'emporte dans son courant impétueux. Mais l'arbre de haute futaie, après avoir été poussé d'une rive à l'autre, s'arrête au milieu de frêles roseaux retenu par sa masse énorme. Alors, tandis que ses branches se mêlent à un mince gazon, il s'étonne que sur ces humides bords le roseau tienne bon, que lui-même, malgré l'ampleur de son tronc, ne puisse résister à la tempête, dont cette faible tige peut braver les menaces. Aussitôt le roseau qui siffle sous le vent lui répond dans un aimable murmure et lui apprend que ce qui le met davantage en sûreté, c'est sa faiblesse. « Tu méprises, dit-il, les vents violents et les tempêtes furieuses; mais, sous les attaques de toutes leurs forces réunies, à la fin tu succombes. Moi au contraire je ne fais que retarder le vent qui se lève peu à peu et, si léger qu'il soit, je baisse prudemment la tête. Dans tes branches robustes l'orage se déchaîne et s'engouffre; ma souplesse se joue du vent et ses efforts sont perdus. » Ces paroles nous apprennent que c'est en vain qu'on résiste aux grands, mais que l'on triomphe peu à peu de leurs menaces farouches. [17] LE CHASSEUR ET LE TIGRE Un chasseur qui jamais ne lançait un trait en vain, troublait jusque dans leurs repaires les bêtes promptes à fuir. Pour secourir les animaux terrifiés, un tigre audacieux vint, en se battant les flancs de sa queue, le sommer avec des menaces de se présenter devant lui. Mais le chasseur lui lance des flèches avec sa force accoutumée en disant : « Le message que je t'envoie t'apprend quel est celui qui vient à toi. » En même temps, le fer part et transperce le tigre et le javelot funeste atteint les pieds agiles de la bête. Pendant que le tigre blessé s'en va péniblement en traînant le trait fixé dans la plaie, un renard tremblant l'arrêta, dit-on, assez longtemps : « D'où vient, demande-t-il, ton adversaire? Quel est celui qui fait de si cruelles blessures? Où s'était-il caché en lançant son javelot? » Le tigre peut à peine dire avec des gémissements et une voix affaiblie (car la colère et la douleur lui ôtent l'usage de la parole) : « Il n'a paru sur le terrain aucun adversaire, aucun du moins que je doive chercher à retrouver quelque jour en face de moi. Mais le sang que je répands et les traits qui m'ont été lancés d'un bras si vigoureux montrent assez que c'est un homme. » [18] LES TAUREAUX ET LE LION Quatre magnifiques taureaux, dit-on, en paissant dans les prés, se lièrent entre eux d'une amitié si étroite que, quittant l'étable ensemble, ils ne s'écartaient jamais les uns des autres, et qu'ensemble ils rentraient du pâturage comme en triomphe. Ces compagnons, en unissant leurs cornes, avaient inspiré de la terreur à un énorme lion habitant la forêt. La crainte, en effet, l'empêche de rien tenter pour s'emparer d'une proie à sa portée; il a peur d'affronter les taureaux si bien ligués et, malgré son audace et sa cruauté pire encore que ses forfaits, seul il se sent trop faible contre des adversaires si forts. Aussitôt il commence à procéder par les méchants propos pour dissoudre l'alliance des taureaux. Ainsi, après avoir par des discours envenimés divisé les esprits, il se jeta sur le malheureux troupeau et le mit en pièces. Un des taureaux dit alors : « Celui qui voudra conserver une vie tranquille peut retirer une leçon de notre mort; qu'il ne se laisse pas trop facilement remplir les oreilles de discours trompeurs, au point d'en venir à rompre une vieille amitié. » [19] LE SAPIN ET LE BUISSON Un sapin des plus beaux se moquait d'un buisson épineux au cours d'une vive dispute sur leur beauté respective. Tout débat, disait-il, paraissait tout à fait déplacé entre ceux pour qui leurs qualités ne sauraient justifier aucun partage de considération. « Car mon corps svelte s'élance dans les nues et porte vers les astres ma tête droite et chevelue; et quand on me place au centre des larges navires, c'est moi qui supporte les voiles que gonfle le vent. Près de toi, à cause de l'aspect hideux que te donnent tes épines, tous passent avec dédain. » « Maintenant, répond le buisson, tu prends plaisir à ne parler que de tes avantages, et avec des airs de supériorité tu jouis de mes disgrâces : mais quand la hache menaçante fera tomber tes branches si belles, combien alors ne voudrais-tu pas avoir mes épines ! [20] LE PÊCHEUR ET LE POISSON Un pêcheur, habitué à prendre avec sa ligne de quoi se nourrir, tirait de l'eau un tout petit poisson de peu de poids. Mais quand il eut amené sa prise à l'air et qu'il eut dégagé de sa gueule avide le fer qui s'y était enfoncé : « Épargne-moi, je te prie, lui dit le poisson en le suppliant avec des larmes. Quel grand profit en effet retireras-tu de moi? A l'instant ma mère féconde vient de me produire sous des cavernes creusées dans les roches et m'a envoyé jouer dans les eaux qui lui appartiennent. Renonce aux menaces et, puisque je suis encore tout jeune, laisse-moi croître pour être servi sur ta table : tu me reprendras sur ce rivage. Bientôt, après m'être repu dans les eaux de l'immense Océan, devenu plus gros, je reviendrai mordre volontairement à l'hameçon de ton roseau. » Le pêcheur réplique qu'il n'est pas permis de rendre la liberté à un poisson qui s'est fait prendre et allègue avec des plaintes les chances trop incertaines du coup de filet. « Les malheureux, dit-il, n'ont pas le droit de laisser échapper la proie qu'ils tiennent; c'est une sottise plus grande encore de remettre à plus tard la jouissance de l'objet de nos voeux. » [21] LE PAYSAN ET L'ALOUETTE Une petite alouette avait logé ses petits dans un champ où, au-dessus des mottes encore verdoyantes, se dressaient les épis dorés. Le chaume étant devenu sec et cassant, le paysan qui désirait couper le blé demandait instamment à ses voisins de l'aider. La voix du paysan trop confiant alarma la jeune et tendre nichée : elle lui avait donné le désir de fuir, sans plus tarder, de sa demeure. Plus réfléchie qu'eux, leur mère à son retour leur défend de s'en aller. « Quel service en effet, dit-elle, peut-on attendre des étrangers? » Le paysan, une seconde fois requiert l'assistance de ses meilleurs amis; de nouveau rassurée par cette circonstance, la mère demeure. Mais quand elle vit le maître prendre sa faux recourbée et mettre réellement la main au travail de la moisson : Maintenant, dit-elle, mes pauvres petits, quittez ce champ si aimé, puisque le maître n'attend plus rien que de lui-même. [22] L'HOMME ENVIEUX ET L'HOMME CUPIDE Jupiter, du haut des cieux, envoya Phébus sur la terre pour s'éclairer sur les dispositions secrètes des hommes. Deux hommes alors fatiguaient les dieux de leurs voeux opposés : l'un était cupide, l'autre envieux. Phébus, ayant. sondé leurs coeurs, se présenta au milieu d'eux et leur dit : « Jupiter, dans sa bonté, est prêt à satisfaire vos voeux : car, tout ce que l'un de vous aura souhaité, l'autre aussitôt l'obtiendra en quantité double. » Mais celui dont le coeur est dévoré d'une insatiable convoitise, révoque ses souhaits pour les porter sur des objets de nature toute différente; il espère d'ailleurs tirer profit des voeux de son compagnon et se persuade qu'il recevra seul le double présent du dieu. L'envieux, voyant que l'autre cherche à le priver de sa part de faveurs, se souhaite à lui-même une affliction corporelle avec une joie méchante : car il demande au dieu de lui infliger la perte d'un oeil, pour que son compagnon, en vertu de son double privilège, vive désormais privé des deux yeux. Alors, bien édifié sur la nature humaine. Apollon se prit à rire et alla rapporter à Jupiter les tristes effets de l'envie, passion funeste qui, pour jouir des infortunes d'autrui, va jusqu'à désirer avec joie son propre malheur. [23] LE STATUAIRE Un marchand portait une statue du dieu Bacchus d'un travail remarquable et l'exposait pour la vendre. Un grand désirait l'acheter pour la placer dans la chambre funèbre d'un tombeau; un autre, pour en faire don à un temple vénéré et s'acquitter d'un voeu envers le lieu saint. « Maintenant, dit le dieu, on ne peut plus rien prévoir avec sûreté sur le sort de ta marchandise; car ton espoir de profit fait monter l'objet à des prix différents, suivant sa destination, selon que tu aimes mieux me livrer aux morts ou aux dieux, faire de ma statue l'ornement d'un tombeau ou l'image d'une divinité. De ton caprice dépend le respect qu'on doit au grand Bacchus et tu as de même le pouvoir de m'ensevelir. » Ceci s'adresse à ceux qui ont la puissance de faire du bien ou du mal comme il leur plaît. [24] LE CHASSEUR ET LE LION Un chasseur de marque et un lion avaient un jour un différend qui se prolongeait en une longue querelle. Comme ils désiraient mettre fin pour toujours à leur débat, le hasard offre à leur vue un tombeau récemment construit. Une main habile y avait représenté un lion qui ployait la tête et qui tombait sous les efforts d'un homme. L'homme soutient avec feu que cette sculpture attestait sa supériorité : elle fait voir en effet la mort du fauve vaincu. Mais le lion, jetant un regard terrible sur cette vaine représentation, frémit et dit avec colère : « Il faut que tu te sois laissé envahir par l'orgueil si déplacé de ton espèce, pour vouloir prendre à témoin le travail d'un artiste. Oh ! si notre intelligence pouvait s'enrichir d'un nouveau sens, au point qu'un lion sût sculpter la pierre avec des doigts souples, alors tu verrais figuré dans ce marbre un homme qui rendrait le dernier soupir dans la gueule d'un lion furieux. » [25] L'ENFANT ET LE VOLEUR Sur la margelle d'un puits s'assit un enfant tout en pleurs : sans aucun motif de pleurer, il tiraillait son visage par des grimaces vaines. Un voleur rusé, le voyant fondre en larmes, lui demande tout de suite la cause de son chagrin. L'enfant, imaginant un accident, raconte que la corde s'est rompue et déplore la perte d'une jarre pleine d'or tombée dans l'eau. Sans retard, cet homme aux mains avides quitta ses vêtements dont il se souciait fort et descendit nu au fond du puits. L'enfant aussitôt jette sur ses petites épaules les habits de sa dupe, et, dit l'histoire, s'enfonce dans les buissons et s'y tient caché. Mais, après sa descente périlleuse entreprise sur une prière trompeuse, le voleur s'assit, tout penaud d'avoir perdu ses vêtements. On raconte que cet homme avisé rompit le silence pour se plaindre et invoquer les dieux souverains avec des gémissements : Après cela, que l'on se persuade bien, qui que l'on soit, que l'on est sûr de perdre ses vêtements en croyant qu'une jarre d'or nage dans l'eau d'un puits. » [26] LE LION ET LA CHÈVRE Un lion avait aperçu une chèvre broutant sur le sommet d'un rocher, alors qu'il passait tout près d'elle et qu'il était pressé par la faim. « Holà ! dit-il en prenant le premier la parole, laisse ces hauteurs rocailleuses et escarpées et ne va pas chercher ta pâture sur ces crêtes incultes; mais cherche au milieu des vertes prairies, la fleur safranée du cytise, les saules aux feuilles glauques et le thym savoureux. » -- « Cesse, je te prie, répondit la chèvre d'une voix plaintive, de troubler perfidement ma tranquillité par des ruses doucereuses. Tes avis peuvent être conformes à la réalité, mais il y a des dangers plus réels encore que tu me dissimules : ton caractère ôte à tes paroles toute créance. Car si raisonnable que soit l'expression de tes conseils, la férocité de celui qui les donne les rend suspects. [27] LA CORNEILLE ET L'URNE Une corneille pressée par la soif avait vu une grande urne au fond de laquelle se trouvait encore un peu d'eau. Après de longs efforts pour en verser le contenu à terre, dans l'intention sans doute d'étancher sa soif dévorante, toute son énergie ayant été dépensée sans résultat, dépitée, elle emploie toutes les ruses avec une habileté toujours renouvelée. A la fin elle jette de petits cailloux dans l'urne et l'eau, basse d'abord, monte d'elle-même peu à peu et lui permet de se désaltérer sans peine. Ainsi, comme l'a montré cette corneille, la réflexion est plus puissante que la force, puisqu'elle a permis à l'oiseau d'en venir à ses fins. [28] LE PAYSAN ET LE JEUNE TAUREAU Comme un jeune taureau ne supportait aucun lien et s'indignait de soumettre son cou indompté au joug qui blesse, un paysan lui coupa les cornes avec sa serpe recourbée, s'imaginant que la fougue de l'animal se serait ainsi apaisée. Puis, non sans précautions, sur son cou, il attache une énorme charrue (car la bête était par trop portée à frapper de la corne et du pied) : c'était évidemment pour que le long timon fît obstacle à ses ruades et que son sabot cruel ne pût porter facilement des coups. Mais le taureau rejette avec colère son collier et de son pied libre d'entraves il creuse la terre qui n'en peut mais, fait voler sans arrêt la poussière qu'il détache du sol et la lance brutalement au visage de son maître qui le suit. Alors le paysan en secouant la poussière affreuse qui souille ses cheveux, se sentant en lui-même vaincu, dit : « Certes je n'avais jamais vu encore une nature violente capable de surpasser en méchanceté un être malfaisant doué de raison.» [29] LE SATYRE ET LE VOYAGEUR C'était pendant l'âpre hiver; la terre était couverte de neige et tous les champs étaient pris sous une couche de glace durcie. Un voyageur se trouva arrêté par un amas de nuages qui s'élevaient devant lui : ayant perdu sa route, il ne pouvait plus avancer. Un Satyre, gardien des forêts, eut, dit-on, pitié de lui, le recueillit et le retint dans sa grotte. En le regardant, ce dieu élevé aux champs est pris d'admiration pour l'homme et, devinant sa grande puissance, il en est tout troublé. En effet celui-ci, pour rappeler la vie dans ses mains glacées, les avait réchauffées de sa chaude haleine. Le froid chassé, le voyageur se mit gaiement à profiter des attentions exquises de son hôte. Car désireux de lui faire bien connaître la vie des champs, le dieu, en la lui dépeignant, lui offrait tout ce que les forêts produisent de meilleur : il lui présenta même un cratère plein de vin chaud pour que, en se répandant dans ses membres engourdis, la chaleur du liquide leur rendît leur souplesse. Mais, craignant d'approcher de ses lèvres le vase encore brûlant, l'homme souffle sur le breuvage pour le refroidir. Surpris et effrayé de ce double prodige, le Satyre enjoint à son hôte de quitter les forêts et de s'en aller bien loin. « Je ne veux pas, dit-il, qu'entre jamais dans ma grotte un homme dont la bouche peut produire des effets si contraires. » [30] LE FERMIER ET LE MAITRE Comme un sanglier dévastait les moissons et les riches cultures d'un domaine, le fermier ne l'avait laissé aller qu'après lui avoir coupé une oreille, dans la pensée que la bête garderait le souvenir, ainsi que la marque, du châtiment subi et que désormais elle épargnerait ses terres couvertes de jeunes pousses. Une seconde fois, tandis qu'il faisait encore des dégâts dans le champ, pris sur le fait, il perdit pour sa perfidie l'oreille à laquelle on avait fait grâce. Sans tarder, le brigand revint montrer sa tête hirsute dans les champs ensemencés. Mais les deux châtiments déjà infligés font paraître ce méfait d'autant plus grave. Le fermier le prit et le donna pour la table somptueuse du maître, après l'avoir coupé en morceaux pour le servir de diverses manières. Mais, quand l'animal eut été mangé, le maître en réclama le coeur et s'irrita de ce que le cuisinier, d'après ce qu'on lui rapporta, l'avait dérobé. Alors le fermier calma sa juste colère par cc propos : « Ce sanglier insensé, assura-t-il, n'avait point de coeur : pourquoi en effet serait-il follement venu risquer ses membres et par le même ennemi se faire prendre tant de fois? Ce récit s'adresse à ceux qui, plusieurs fois coupables, ne peuvent s'empêcher de retomber dans leur faute. [31] LA SOURIS ET LE BŒUF Un jour une petite souris rôdant à l'aventure osa, dit-on, blesser de sa faible dent un boeuf énorme : mais à peine lui eut-elle fait sentir sa morsure qu'elle gagna son trou pour s'y mettre en sûreté. Le boeuf lance des regards farouches et sa tête puissante prend une attitude menaçante; cependant l'animal irrité ne voit pas à qui s'en prendre. Et la souris déjoua avec adresse les menaces de son ennemi en exaspérant sa fureur par des paroles raisonnables : Ce n'est pas parce que tes parents t'ont donné des membres si gros, qu'ils ont par là rendu tes forces efficaces. Apprends quelle est l'assurance de ceux qui n'ont qu'une petite bouche et fais tout ce que veut la foule des petits. » [32] LE VILLAGEOIS ET HERCULE Un villageois avait laissé enfoncés dans un bourbier profond son chariot et ses boeufs encore attachés au lourd attelage : il espérait, mais en vain, que les dieux, une fois sa prière formulée, viendraient le secourir, sans qu'il eût à bouger. Le héros protecteur de Tirynthe (car c'est le dieu qu'il supplie d'accomplir ses voeux) se met à lui dire du haut des cieux : « Ne cesse pas d'exciter avec l'aiguillon tes boeufs harassés et tâche d'aider de tes mains les roues immobiles. Quand tu auras affronté la difficulté et épuisé toutes les ressources de tes forces, alors tu pourras rendre les dieux favorables à tes désirs. Apprends que les dieux ne se laissent pas fléchir par les voeux d'un paresseux et obtiens leurs secours en agissant toi-même. » [33] L'OIE ET LE VILLAGEOIS Un homme avait une oie d'une fécondité précieuse, car souvent elle pondait dans son nid des oeufs d'or. Toutefois la nature avait soumis cette magnifique volatile à la condition de ne jamais produire à la fois deux de ces oeufs d'or. Mais le maître, voyant s'évanouir son espoir de s'enrichir, ne put supporter les retards pénibles imposés à sa convoitise : il se persuadait qu'il retirerait un grand bénéfice de la mort de l'oie qui lui donnait avec tant de suite de riches présents. Après avoir dans les entrailles ouvertes de l'oie plongé son couteau menaçant, s'apercevant qu'elle ne contenait aucun de ces oeufs qu'elle produisait d'ordinaire, le villageois déçu se lamenta sur une faute qui lui causait une si grande perte. Car il y trouva le juste châtiment de sa conduite. Ainsi à ceux qui leur demandent sottement tout en une fois, les dieux refusent justement de satisfaire même leurs demandes pour chaque jour. [34] LA FOURMI ET LA CIGALE Qui laisse s'écouler sa jeunesse dans l'oisiveté sans prévoir et sans craindre à l'avance les malheurs de la vie, une fois accablé par la vieillesse, au temps des années pénibles, ce sera souvent en vain, hélas ! qu'il demandera le secours d'autrui. Une fourmi, en trottinant en été hors de son trou, avait mis en réserve pour les jours d'hiver le produit de son travail et l'avait serré dans ses étroites galeries. Quand la terre eut revêtu son blanc manteau de gelée et que les champs eurent disparu sous une couche de glace durcie, incapable d'affronter de telles intempéries, elle ménageait avec grand soin ses provisions et, sans sortir de chez elle, elle trouvait des grains encore frais. Une cigale toute flétrie vint en la suppliant lui demander quelque nourriture. Naguère elle avait étourdi la campagne de ses cris aigus. Elle avait aussi, disait-elle, quand sur l'aire on battait les épis mûrs, passé les jours d'été à chanter. La petite fourmi se mit à rire et parla à la cigale en ces termes : « N'aimerais-tu pas par hasard à vivre encore de cette manière? Moi, comme à force de travail j'ai amassé des provisions, j'ai au coeur de l'hiver une longue période de repos. Toi au contraire, il te reste à danser jusqu'à la fin de tes jours, puisque tu as passé jusque-là ta vie à chanter. » [35] LA GUENON ET SES PETITS On dit que, lorsque la guenon met bas deux petits, elle les traite d'une manière inégale : elle élève l'un avec une tendre affection de mère, tandis que pour l'autre, elle déborde de haine. Quand elle a ses petits dès qu'un bruit un peu fort l'effraie, elle les emporte chacun dans une position différente : celui qu'elle chérit, elle le tient sur ses bras ou sur son sein avec amour et celui qu'elle n'aime pas, elle le porte sur son dos. Mais quand ses membres fatigués ne peuvent plus la soutenir, elle abandonne volontairement son fardeau de devant. L'autre petit entourant de ses bras le cou velu de sa mère s'y cramponne et fuit avec elle en dépit d'elle-même. Bientôt il reçoit à son tour les baisers d'abord réservés à son frère préféré, étant désormais l'unique héritier de ses vieux parents. Ainsi en peu de temps de grandes choses tombent dans un profond oubli et, la chance tournant, la fortune relève de nouveau ceux qui sont tombés bas. [36] LE VEAU ET LE BOEUF Un veau magnifique, fier de n'avoir pas encore connu le joug, avait vu un boeuf qui traçait sans fin des sillons dans un champ. « N'as-tu pas honte, dit-il, à ton âge de supporter cet attelage sur ton cou et de n'avoir pas encore secoué le joug pour connaître le repos? tandis que moi je peux librement courir sur un tapis d'herbes ou encore chercher l'ombre des bois. » Le vieux boeuf, sans s'émouvoir de ces paroles, retournait toujours péniblement la terre avec le soc, en attendant le moment où, quittant la charrue, il pourrait dans la prairie s'étendre mollement sur un lit de gazon. Mais à l'instant, en se tournant, il voit le veau conduit à l'autel des dieux et marchant vers le couteau du victimaire. « Voilà, lui dit-il, la mort que tu dois à la fatale indulgence qui t'a dispensé du joug que je porte. Mieux vaut donc supporter le travail, si pénible qu'il soit, que de goûter, jeune encore, un repos qui doit bientôt prendre fin. » Tel est le sort des hommes : pour les plus heureux la mort vient vite, tandis que les malheureux ont une longue vie. [37] LE CHIEN ET LE LION Un chien replet rencontra, dit-on, un lion qui n'avait plus de chair et lui adressa la parole sur un ton enjoué. « Ne vois-tu pas, dit-il, comme mon ventre s'arrondit jusque sur mes flancs et comme les muscles abondants de ma poitrine me donnent une belle prestance. Tout près de la table des maîtres je passe mes loisirs à manger, la bouche pleine et au delà des mets qu'on leur sert. » --- «Mais qu'est-ce que ce méchant collier de fer qui entoure ton cou épais? » -- « C'est pour que je ne puisse pas m'en aller de la maison dont je suis le gardien? Pour toi, tu erres longtemps, mourant de faim, dans tes vastes domaines, en attendant que dans les forêts une proie se rencontre sur tes pas. Viens donc, comme moi, offrir ton cou à la chaîne, pourvu que tu puisses ainsi gagner facilement de bons repas. » Aussitôt le lion, pris d'une violente colère et emporté par sa fierté, pousse avec des plaintes son noble rugissement. « Va, dit-il, et passe-toi au cou la chaîne dont tu es digne et achète de la perte cruelle de la liberté la satisfaction de ta faim. Pour moi, quand dans mon antre dépourvu de tout je me retrouve libre, même sans avoir mangé, je peux aller dans la campagne où il me plaît. Quant à tes festins, souviens-toi de ne les vanter qu'à ceux qui préfèrent les plaisirs de la bouche à la liberté. » [38] LE POISSON DE RIVIÈRE ET LE POISSON DE MER Entraîné hors de ses étangs par un courant impétueux, un poisson d'eau douce alla se précipiter dans l'abîme de la mer. Là, méprisant les poissons qui vont par troupes, l'impudent prétend qu'il est d'une espèce plus noble. Un phoque ne voulut pas supporter ce banni dans les gouffres où il était lui-même né, et lui adressa ces paroles d'une spirituelle sévérité : « Fais-nous grâce de tes laborieux et vains mensonges que je réfuterais sans peine en te prenant toi-même à témoin. Qui de nous deux a le plus de valeur, je te le ferai voir en présence de tout le peuple, si nous sommes pris ensemble dans les filets qu'on jette dans l'eau. Alors pour moi un acheteur important offrira une grosse somme, et toi, dans le même temps, un pauvre diable te payera d'une petite pièce de cuivre. [39] LE SOLDAT ET LE CLAIRON Un soldat vieilli dans les combats avait un jour fait voeu de livrer aux flammes toutes les armes que, après la victoire, il aurait enlevées à la foule des mourants ou tout ce qu'il pourrait prendre aux ennemis en fuite. Le sort lui permit de s'acquitter de son voeu. Fidèle à sa promesse, il avait commencé à porter sur un bûcher allumé les instruments de guerre les uns après les autres, lorsqu'un clairon, cherchant à se disculper, lui dit d'une voix sourde qu'il ne méritait pas d'être brûlé. « Aucun trait, dit-il, n'a été dirigé contre toi, que tu puisses dire lancé par moi. J'ai seulement fait entendre des accents inoffensifs pour rassembler les combattants et je l'ai même fait, j'en atteste le ciel, avec des sons modérés. » Mais le soldat, malgré ses résistances, le jeta au milieu des flammes pétillantes : « Ce n'est pas trop pour toi, dit-il, de ce châtiment et de ce supplice; car, bien que tu n'aies ni le pouvoir ni le courage de rien faire par toi-même, tu es d'autant plus cruel que tu rends les autres méchants. » [40] LE RENARD ET LE LÉOPARD Un beau léopard tout moucheté évitait la fréquentation des autres bêtes sauvages. Les lions si imposants n'ayant pas le dos marqueté, il les prit tout de suite pour une espèce misérable. Il critiquait tous les autres animaux avec un air de mépris et se croyait l'unique modèle de la noblesse. Tandis qu'il se complaît dans l'admiration de sa robe singulière, un renard plein de finesse l'apostrophe et lui démontre l'insignifiance de ces marques. « Va, lui dit-il, et mets une confiance sans mesure dans ces belles couleurs de la jeunesse : laisse-moi penser que mon habileté est une beauté supérieure. J'admire plus ceux qui se distinguent par les qualités de l'esprit que ceux qui ne brillent que par des avantages physiques. » [41] LA PLUIE ET LE VASE DE TERRE Chassée par les vents et condensée en un nuage épais, une lourde pluie s'était abattue en ondées d'orage. Comme sur les terres creusées elle se répandait en tourbillonnant, elle enveloppa un vase de terre qu'on avait exposé dans un champ. Car l'argile souple est d'abord durcie à l'air tiède pour être prête à se cuire mieux, quand on la met au feu. Le nuage demande alors au vase fragile quel est son nom. Celui-ci, oubliant sa faiblesse, répond : « On me nomme Amphore. Une main habile, pendant que la roue accélérait son mouvement circulaire, a voulu donner à mes flancs cette courbe gracieuse. » — « Il ne te sera pas permis, répond la pluie, de garder cette forme plus longtemps. Car, en tombant sur tes flancs, l'orage va te dissoudre dans mon eau." Au même instant, sous l'arrivée plus violente du courant, l'amphore se fend, s'incline, se laisse entraîner et s'en va emportée par l'élément liquide : malheureuse amphore, qui, en se donnant un nom superbe, osa tenir pareil langage à la pluie qui est armée de traits. Cet exemple pourra apprendre aux malheureux que, étant soumis aux grands, ils n'ont qu'à déplorer tout bas leur triste sort. [42] LE LOUP ET LE CHEVREAU Une fois un chevreau, grâce à sa rapidité plus grande, avait déjoué les attaques d'un loup, pendant qu'il allait de son étable dans les champs voisins. De là il s'enfuit directement vers l'enceinte des murs et s'arrêta au milieu d'un troupeau de moutons. L'ardent ravisseur qui l'avait suivi jusque dans la ville essaie de l'attirer par des ruses savantes. « Ne vois-tu pas, dit-il, dans tous les temples la victime abattue sous le couteau cruel rougir le sol de son sang. Si tu ne peux pas revenir au champ où tu es en sûreté, toi aussi, hélas! tu tomberas comme victime, la tête ornée de bandelettes. » — « Quitte, je te prie, dit l'autre, la crainte et le souci que tu as pour moi et épargne-moi, méchant, ta présence et tes vaines menaces. Mieux vaudra, en effet, verser mon sang en l'honneur des dieux que d'assouvir l'appétit d'un loup affamé. » Ainsi, quand on est pris entre deux dangers, le meilleur parti est de choisir une mort honorable.