[15,0] XV. LA MOSELLE. 1 J'avais traversé sous la brume le cours rapide de la Nahe, admiré les remparts neufs donnés au vieux Vincum là où la Gaule fut aussi éprouvée jadis que Rome à Cannes, là où, sans pleurs ni honneurs, gisent dans les champs des troupes mortes. Puis prenant une route solitaire à travers des bois écartés, n'ayant plus sous les yeux aucune trace de culture humaine, je dépasse l'aride Densen entouré d'un sol desséché, Bern-Castel arrosé par une source qui ne tarit pas, les terres loties naguère pour les colons Sarmates; enfin j'aperçois sur les frontières 10 des Belges Neumagen, célèbre camp de feu l'empereur Constantin. Plus pur est l'air sur ces plaines et c'est avec une lumière sereine que Phébus, dégagé des nuages, découvre l'Olympe vermeil. Plus de branches entrelacées qui font chercher le ciel caché derrière un voile de verdure; la limpide clarté et l'espace rayonnant ne sont pas refusés aux regards par l'air libre d'un jour transparent. Alors l'aspect et la beauté du brillant Bordeaux, ma patrie, se sont rappelés à ma pensée par tout cet aimable paysage : habitations élevées sur des 20 rives escarpées, collines vertes de vignobles, et, à leurs pieds le cours charmant de la Moselle, au murmure presque silencieux. Salut, fleuve, loué par les champs, loué par les paysans, à qui les Belges doivent les remparts dignes de la résidence impériale, fleuve aux collines plantées de vignes au vin parfumé, fleuve verdoyant aux rives gazonnées ! Navigable comme la mer, en pente pour l'écoulement de ton onde comme un cours d'eau, pareil aux lacs pour le cristal de tes profondeurs, tu peux rivaliser avec les ruisseaux pour la rapidité de ton courant 30 et l'emporter pour la boisson sur la fraîcheur des sources; à toi seule tu possèdes ce que donnent source, ruisseau, fleuve, lac et l'océan dont le flux crée deux routes. Tes eaux paisibles glissent sans subir ni bruit du vent, ni luttes contre des récifs cachés. Point de bas fond dont le bouillonnement t'oblige à précipiter ta course accélérée, point de terre dont l'amas au milieu de ton lit soit un obstacle qui t'enlève l'honneur d'un nom exact et qui écarte tes eaux en les divisant par une île. Tu as la chance d'offrir deux voies, l'une quand, favorisées par le courant, les rames frappent rapidement et agitent tes flots, 40 l'autre quand le long de tes rives, hâleurs infatigables, les mariniers tendent avec leur poitrine les cordes fixées aux mâts; cependant que de fois toi-même tu t'étonnes du mouvement inverse de tes eaux et crois ralentir ton courant normal. Tu ne recouvres pas ta rive d'herbes nées du limon et ta paresse n'inonde pas les bords d'une vase immonde : on arrive à sec jusqu'à la ligne de tes eaux. Allez, maintenant, incrustez vos pavés polis de mosaïques, étendez des plaques de marbre dans vos salles lambrissées; pour moi, dédaignant ce qu'ont procuré fortune et richesses, j'admirerai l'ouvrage de la nature et [15,50] non le luxe des prodigues et celui d'une pauvreté heureuse de dépenser. Ici un sable ferme recouvre les rives humides, et les pas qui pèsent sur lui ne laissent pas les traces de leur empreinte. On te voit, à travers ta surface unie, dans la transparence de ta profondeur, ô fleuve qui n'as aucun secret; l'air bienfaisant ouvre largement l'accès aux libres regards et, s'ils sont paisibles, les vents n'arrêtent pas la vue dans l'espace; de même nous avons la vision continue de ce qui est plongé tout au fond de toi, et nous découvrons les retraites de tes 60 mystérieuses profondeurs, quand ta course se ralentit et quand le glissement de tes eaux claires révèle les formes éparses dans la lumière glauque; ici le sable se plisse, sillonné par un léger courant, là se courbe et vibre le gazon sur un fond vert; remuées dans leur milieu natal, les herbes subissent la poussée du courant, un caillou luit et disparaît, et sur le gravier se détache la verte mousse. Toute la côte des Bretons de Calédonie présente cet aspect, quand le reflux met à nu les vertes algues, les rouges 70 coraux, et ces perles blanches produites par des coquillages, précieuses aux hommes, et qui, parmi les trésors des flots, sont pareilles à des colliers et rappellent notre luxe. Ainsi, sous les eaux riantes de la tranquille Moselle, l'herbe par sa couleur différente fait ressortir les petites pierres mêlées à elle. Cependant l'attention des yeux se fatigue à suivre les évolutions et les jeux des poissons, foule au corps lisse. Mais les nombreuses espèces à la nage sinueuse, les bandes qui remontent le fleuve, les noms qu'ils portent, tous ces enfants d'une race féconde, il ne nous est pas 80 permis de le publier : c'est interdit par celui qui régit pour sa part le second lot du monde et garde le trident des mers. Mais toi, Naïade, qui habites les bords du fleuve, révèle-moi ce qui compose le troupeau couvert d'écailles, et énumère-moi les foules qui nagent dans la rivière verte. Le meunier écailleux brille à travers les herbes du sable, chair tendre, plein d'arêtes accumulées et qui ne peut attendre plus de six heures avant d'être servi. Voici la truite au dos pointillé d'étoiles pourpres, et celle qui ne blesse par le dard d'aucune épine, la loche, et, fuyante aux regards, l'ombre légère à la nage rapide. Toi qu'ont 90 secoué les gorges de la sinueuse Sarre, là où ses six branches bruissent entre les pierres des piles, dès que tu t'es glissé dans un fleuve de plus grand renom, tu te livres plus librement, ô barbeau, à des mouvements élargis. Tu t'améliores au déclin de ton âge et tu as cette chance, seul parmi tous les êtres qui respirent, d'avoir une savoureuse vieillesse. Toi dont la chair est colorée de rose, saumon, je ne t'oublierai pas non plus, toi dont la large queue fait sentir de tous côtés ses battements, du plein fond à la surface, quand ton mouvement [15,100] invisible se trahit sur le calme des eaux. Avec ta poitrine cuirassée d'écailles, avec ton front lisse, tu es un plat pour un dîner si le choix est embarrassant, et tu supportes sans te gâter le retard d'une attente prolongée; des taches distinguent ta tête, ton énorme flanc oscille et l'embonpoint fait onduler ton ventre. Toi que en Illyrie, sur les eaux du Danube au double nom, dénonce et fait capturer, ô lotte, l'écume de ta nage, tu es passée en ce fleuve pour que la large Moselle ne soit pas privée d'un si célèbre nourrisson. De quel coloris t'a peinte la nature ! Des 110 points noirs marquent le haut de ton dos bordé d'un demi-cercle jaune; ta peau lisse est toute teintée de bleu; jusqu'à mi-corps tu regorges de graisse, mais ensuite jusqu'au bout de la queue s'applique une peau sèche. Je ne me tairai pas non plus sur toi, perche, délices de nos tables, comparable, entre tous les poissons de rivière à ceux des mers, toi qui seule rivalises aisément avec les surmulets vermeils. Ton goût n'est point fade et ton corps ferme est réparti en morceaux assemblés mais séparés par des arêtes. Voici encore, plaisamment désigné 120 d'un prénom latin, l'habitant des marais, le fléau acharné des plaintives grenouilles, le Lucius embusqué dans les trous noirs d'herbe et de vase. Lui qu'on ne prend jamais pour la table, se cuit avec puanteur dans les gargottes enfumées. Qui ne connaît encore les tanches vertes, régal vulgaire, les ablettes proie pour les hameçons des enfants, et celles qui grésillent sur le feu, ce mets populaire, les aloses? Et toi qui offres avec deux espèces des différences et des ressemblances, qui n'es pas encore un saumon et qui n'es plus une truite, être ambigu, truite saumonnée, 130 pêchée à une taille intermédiaire entre celle des deux? Toi aussi tu mérites d'être mentionné parmi les bandes fluviales, goujon, long comme deux paumes de mains sans pouce; tu es gras, poli, arrondi par un ventre plein d'oeufs, et tes barbes, goujon, ressemblent à celles qui pendent à la bouche du barbeau. Maintenant, bétail aquatique, je te célébrerai, grand silure : comme si l'huile attique avait oint ton dos, tu es pour moi un dau- phin d'eau douce, tant tu glisses noblement dans les eaux, tant tu as de peine à déployer en t'avançant ton long corps, quand tu es protégé par des petits bas-fonds ou par les herbes de la rivière. Mais quand tu suis ton chemin 140 dans les ondes calmes, tu fais l'admiration des rives verdoyantes, celle des foules azurées des poissons, celle des eaux limpides. Un bouillonnement venu du fond s'élargit et ses dernières ondulations courent sur les bords. Ainsi, parfois, sur les abîmes de l'Atlantique, une baleine poussée par le vent ou par sa propre course vers la terre, écarte et fait déborder la mer, soulève de grandes vagues et les montagnes voisines craignent de paraître moins hautes. Au contraire, la paisible baleine de notre Moselle, loin d'être un fléau, est un honneur de plus pour le grand fleuve. [15,150] Nous avons assez considéré l'eau qui chemine, les troupes lisses des poissons, assez énuméré leurs multiples légions. Que la vue des vignes nous amène un autre spectacle, que les présents de Bacchus attirent nos regards errants, là où une haute crète domine une longue ligne d'escarpements, là où des rochers, des collines ensoleillées, des sinuosités et des cavités se dressent avec des vignobles en un amphithéâtre naturel. Ainsi des ceps féconds couvrent le mont Gaurus et le Rhodope, ainsi les raisins brillent sur leur Pangée; ainsi verdoient les hauteurs de l'Ismare au-dessus de la mer de Thrace; ainsi les vignes colorent ma Garonne dorée. En effet les 160 sommets tout en haut de la pente et le bord du fleuve sont unis par une ligne de vignes vertes. Le menu peuple de gais travailleurs, les paysans pressés, s'approchent tantôt du faîte et tantôt du flanc incliné des montagnes, rivalisant de cris populaciers. Ici le voyageur, foulant le sol de la rive, là le marinier passant, trompettent des brocards aux vignerons retardataires : leur voix est répercutée par les rochers, par la forêt frémissante, et par le fleuve profond. Ce n'est pas seulement les hommes qui sont ravis du 170 paysage. Ici les Satyres des champs, les Naïades aux yeux verts, accourent ensemble, je le croirais, le long de ces rives, lorsqu'une lascivité agite les Pans aux pieds de chèvre; ils sautent dans l'eau et effraient leurs soeurs tremblantes sous le fleuve en battant le flot à coups désordonnés. Souvent même, après avoir volé des raisins au milieu des collines, Panopé, nymphe de rivière, se réfugie auprès de ses amies les Oréades, par crainte des dieux campagnards, des Faunes impudiques. On dit encore qu'au moment où l'astre d'or se tient au milieu de sa course, près de ces eaux, leur domaine commun, les Satyres et leurs soeurs, brillantes comme le cristal, 180 forment de concert des danses, à cette heure où ils sont à l'abri du contact humain, grâce à l'ardeur plus vive du soleil. Puis, bondissant dans leurs flots, les Nymphes jouent, enfoncent les Satyres dans l'eau, esquivent les mains de ces nageurs inexpérimentés : ils tâchent en vain d'attraper les membres polis et au lieu de corps, ils ne caressent que les flots clairs. Mais ces scènes qu'aucun regard n'a vues ni connues qu'il me soit permis d'en parler pour mon compte : ce qui est secret doit se taire et le respect cacher ce qui a été confié à ces rives. Il est d'autres visions dont on peut jouir publiquement, quand le fleuve glauque reflète les coteaux 190 ombreux, que l'onde semble pleine de feuillage et le fleuve planté de ceps. Quelle couleur ont les eaux quand le soir projette des ombres tardives et répand la montagne verte sur la Moselle ! Les hauteurs baignent tout entières dans la mobilité liquide, le reflet du pampre vibre et la vendange se gonfle dans le cristal de la rivière. Le batelier abusé compte les vignes vertes, ce batelier qui sur son bateau creusé dans un tronc d'arbre vogue au milieu du courant, là où, se mêlant au fleuve, l'image de la colline, jusqu'à la rencontre de l'ombre, couvre ce fleuve de plantes. [15,200] Quel agrément encore dans le spectacle de ces joutes, où des canots à rames luttent au milieu du courant, décrivent des courbes variées puis le long des bords verdoyants frôlent le regain naissant dans les prés fauchés. Sur les poupes et sur les proues, s'agitent joyeusement les patrons et la troupe des jeunes gens sillonne la surface liquide : le spectateur passe ainsi le jour ; aux choses sérieuses il préfère ces jeux; ce nouveau plaisir bannit les anciens soucis. Des jeux de ce genre ont sur la mer de Cumes pour témoin Bacchus lorsqu'il s'avance par les sommets fertiles du Gaurus aux vapeurs de soufre et parmi les vignobles 210 du Vésuve fumant; Vénus en effet heureuse du triomphe d'Auguste à Actium, a ordonné aux amours lascifs de figurer les combats acharnés que les flottes d'Égypte et les trirèmes latines se livrèrent sous les remparts de la Leucade d'Apollon. De même les manoeuvres de Myles dans la guerre contre Pompée sont rendues sur l'Averne sonore par des barques de la colonie eubéenne. Choc inoffensif des bateaux, combats fictifs d'une naumachie, comme en Sicile, devant le Pélore, la mer bleue les rend dans une image verte. C'est cet aspect 220 que donnent aux éphèbes, si vifs de mouvements, la jeunesse, le fleuve et le bec de leurs embarcations bariolées. Lorsque le soleil les inonde de sa lumière il projette dans le cristal profond les images de ces matelots et reproduit, sinueuse, l'ombre renversée de leurs corps. Selon que, à droite ou à gauche, ils multiplient les mouvements rapides, selon qu'ils pèsent d'un côté ou d'un autre, aux changements de rames, l'onde répond par la figure mouillée d'autres matelots. Les jeunes mariniers eux-mêmes s'amusent à leur image, étonnés que le fleuve renvoie l'illusion de leur personne. Ainsi, pour montrer l'arrangement d'une 230 coiffure, si une nourrice approche l'éclat blanc d'un miroir, largement lumineux, de l'enfant chère qu'elle a élevée, la fillette jouit avec plaisir d'un jeu encore nouveau et croit regarder le visage d'une soeur : elle donne au métal brillant des baisers qui ne seront pas rendus, essaie d'effleurer les aiguilles qu'elle voit fixées, ou au bord de son front veut avec ses doigts lisser les boucles de ces cheveux. Comme elle les jeunes mariniers, penchés vers ces jeux d'ombres, s'amusent à ces figures où se mêlent la réalité et l'illusion. 240 Cependant là où la rive offre un accès facile, une foule destructrice fouille toutes les profondeurs du fleuve, en quête des poissons hélas! mal protégés par leurs retraites. L'un traînant loin dans le courant ses filets humides, balaie les bandes trompées par les noeuds des mailles. L'autre, là où le fleuve glisse d'un cours tranquille, conduit les rets flottants, marqués par du liège. Celui-là sur un rocher, penché sur l'onde qui coule à ses pieds, incline le bout ployé de sa ligne souple en jetant des hameçons enduits d'appâts mortels. Quand, sans méfiance de la ruse, la troupe errante des poissons se rue sur eux [15,250] gueule ouverte, quand au fond de leurs gorges béantes, ils sentent trop tard la piqûre du fer caché, ils font en se débattant plonger le bouchon et les vives secousses du fil qui vibre se communiquent au roseau qui se courbe. Aussitôt l'adroit enfant fait sauter sa proie dans un coup sifflant et la tire obliquement : l'air en est fouetté; ainsi parfois le battement d'une lanière dans l'espace produit un claquement et fait siffler le vent dans l'air ébranlé. La capture mouillée saute par-dessus les roches sèches et craint 260 les traits mortels de la lumière du jour. Elle qui gardait sa vigueur dans le lit de son fleuve, alanguie dans l'air que nous respirons y halète et se meurt. Déjà le corps affaibli est agité par de lentes secousses, déjà la queue engourdie souffre les derniers tressaillements, la gueule ne se ferme plus, et l'air qu'ouverte elle absorbait, les branchies le rejettent en exhalant le souffle de la mort. Ainsi quand est attisé le feu d'une forge, le trou reçoit et chasse tour à tour le vent grâce à la soupape de laine qui joue dans le hêtre du soufflet. J'ai vu pour ma part 270 certains poissons, dans les frissons d'une mort prochaine, rassembler leurs forces, puis, sauter en l'air, plonger tête en bas dans le fleuve au-dessous d'eux et reconquérir les eaux qu'ils n'espéraient plus revoir. Impatient de cette perte, l'enfant irréfléchi s'élance de son poste élevé et sottement essaie de les saisir à la nage. Ainsi dans la mer de Béotie, Glaucus d'Anthédon, après avoir goûté aux plantes vénéneuses de Circé, prit les herbes que mangent les poissons mourants et plongea dans la mer de Carpathos, sa nouvelle demeure. Redoutable par ses 280 hameçons et ses filets, habitué à fouiller les profondeurs de Nérée et à balayer les eaux de Téthys, cet écumeur des ondes vogua parmi les bandes qu'il capturait jadis. Voilà le paysage que, le long du courant azuré, ont les habitations suspendues aux roches, sur les crêtes qui le dominent; entre elles passent les méandres du fleuve coulant, et des villas ornent l'une et l'autre rive. Qui maintenant admirerait la mer de Sestos, les flots d'Hellé, fille de Néphélé, le détroit de Léandre, le jeune homme d'Abydos? et sur l'espace liquide depuis la côte de Chalcédoine le pont, ouvrage d'un grand roi, là où, 290 entre l'Europe et l'Asie, un canal les empêche de se joindre? Ici, ni rage cruelle des flots, ni rudes combats de vents furieux. On peut ici lier conversation et, en parlant, tour à tour, poursuivre un entretien. Ces aimables rives unissent les voix qui se saluent, les voix et presque les mains : les paroles résonnent de part et d'autre et, se croisant au milieu du fleuve, sont répétées par l'écho. Qui pourrait, en parcourant ces beautés et ces aspects innombrables raconter les variétés architecturales de chaque propriété? [15,300] Il ne dédaignerait pas ces constructions, le Crétois qui se fit des ailes, qui édifia le temple de Cumes, et qui, essayant de graver dans l'or la chute d'Icare, fut arrêté par sa douleur de père; ni Philon d'Athènes, ni non plus ce savant que loua son ennemi lui-même et qui prolongea les illustres combats de la guerre contre Syracuse. Peut-être aussi ces oeuvres insignes de l'effort humain ont-elles eu pour auteurs les sept architectes célébrés dans le dixième livre de Varron; ici l'illustre Métagène a exercé son art et ce tour de main que l'on contemple à Ephèse; ou c'est Ictinus dont, sur la citadelle de Minerve, la chouette attire, par un enduit magique les oiseaux de tous genres et les tue par son regard. Ici peut-être aura passé le constructeur du palais 310 des Ptolémée, Dinocharès, dont la pyramide dresse vers sa pointe ses quatre faces triangulaires et détruit elle-même sa propre ombre ! on lui avait jadis commandé, pour célébrer le lien d'un amour incestueux, de susprendre l'image d'Arsinoé dans les hauteurs du temple de Pharos. En effet, sous la voûte du toit une pierre bleue d'aimant aspire et attire sous son influence la jeune femme par ses cheveux de fer. Ces artistes ou leurs pareils, on peut le supposer, ont, sur le territoire des Belges, installé le panorama de ces 320 demeures et bâti, parure du fleuve, ces hautes villas. L'une est par sa situation au-dessus d'un entassement de rocs; une autre est construite sur une saillie avancée du rivage; une autre, retirée, prend et accapare la rivière dans une baie. Une autre, sur une éminence qui domine au loin la rivière, s'arroge une vue commode sur les terres cultivées et sauvages et jouit, comme si elle était son bien, de cette heureuse perspective. La maison même, bâtie sur un terrain bas, dans des prés humides, regagne les avantages naturels d'une colline élevée et dresse, menaçante, son faîte dans l'air, en exhibant, comme Pharos en Egypte, une haute tour. 330 Une autre a la faculté d'enfermer et de capturer des poissons dans des fonds clos de barrages entre des rochers surmontés de champs ensoleillés. Une autre, appuyée sur des crêtes, regarde glisser à ses pieds le fleuve déjà couvert de brumes. Rappellerais-je les atriums voisins des prairies vertes et les toits brillants posés sur d'innombrables colonnes? Et, édifiés sur le bord du fleuve, les bains qui fument quand Vulcain, plongé dans sa chaudière brûlante, roule et souffle des flammes par des canaux intérieurs et condense la vapeur enfermée 340 qui s'exhale en tourbillons? J'ai vu des gens, fatigués de suer dans l'étuve, délaisser les bassins et la fraîcheur des piscines pour goûter l'eau vive, puis, ragaillardis par le fleuve, frapper l'onde froide aux battements de leur nage. Si un étranger venait ici des rivages de Cumes, il croirait que Baies l'Eubéenne a donné à ces lieux son image réduite, tant il y a pour séduire de beauté et d'éclat et le plaisir n'y entraîne pas de frais. Mais comment achèverai-je de dire ton cours verdoyant [15,350] et de rappeler ta ressemblance avec la mer, ô Moselle, puisque des deux côtés d'innombrables affluents se déversent en toi? Ils pourraient diriger ailleurs leurs détours, mais ils ont hâte de perdre leurs noms dans tes eaux. En effet, grossie de la Prüm et de la Nims, la Sauer, sans s'humilier, court se joindre à toi, cette Sauer qui te fait cadeau des rivières reçues par elle, qui s'honore de se mêler à toi et de porter ton nom, mieux que si par une embouchure ignorée, elle se déversait dans l'auguste Océan. C'est toi que la Kill rapide et que la Ruver connue 360 par son marbre viennent effleurer en hâte de leurs ondes dociles, la Kill célèbre par ses poissons renommés, l'autre qui fait tourner rapidement les meules à blé et qui tire les scies stridentes dans le marbre poli : les bruits continus s'entendent ainsi des deux rives. Je néglige l'étroite Lieser, la mince Trohn, et je passe le cours peu intéressant de la Salm. Voilà longtemps que, navigable avec ses masses d'eau sonores, la Sarre m'appelle avec tout le déploiement de son manteau; elle s'allonge pour terminer son long cours fatigué sous des murs impériaux. Aussi 370 développée et glissant silencieusement parmi des terres grasses, l'heureuse Alisontia côtoie des rives couvertes de moissons. Mille autres, dans la mesure où chacun est emporté par son élan, veulent être à toi, tant la hâte des ondes a d'ambition ou de désir. Si, divine Moselle, Smyrne t'avait donné son poète, ou l'illustre Mantoue le sien, tu l'emporterais sur le fameux Simoïs des rivages troyens, et le Tibre n'oserait mettre sa gloire au-dessus de la tienne. Pardonne-moi, pardonne, puissante Rome. Puisse, c'est mon voeu, l'envie, repoussée d'ici, s'éloigner; puisses-tu, ô Némésis, 380 dont la langue latine ignore le nom, protéger le siège de l'empire et Rome sa métropole ! Salut, grande mère des récoltes et des hommes, Moselle ! Pour t'honorer tu as une noblesse illustre, tu as une jeunesse exercée à la guerre, tu as une éloquence rivale de la romaine. En outre, ce sont de bonnes moeurs, c'est un esprit riant sous un front calme, que la nature a accordés à tes enfants. Rome n'est pas seule à montrer ses anciens Catons, il n'y a pas, pour s'illustrer en observant la justice et l'équité, que l'unique Aristide, gloire de l'antique Athènes. Mais pourquoi, comme un conducteur qui lâche ses rênes, emporté par mon amour pour toi, affaiblissé-je 390 mes propres éloges? Range, Muse, ta lyre, après avoir fait vibrer ses cordes dans un dernier chant. Un temps viendra où, pendant d'obscurs loisirs, des travaux adou- ciront mes soucis, où vieillard frileux, j'aurai pour me recommander la noblesse de mes sujets; où je chanterai les exploits de chacun des héros belges et ces moeurs traditionnelles qui sont leur illustre parure. Avec leur fil fin, les Muses me tisseront d'aimables poèmes et feront courir la chaîne appropriée à la trame délicate : il y aura aussi de la pourpre à mes fuseaux. Où m'arrêterai-je alors? [15,400] Je rappellerai les paisibles agriculteurs, les juristes, les maîtres de la parole, haute sauvegarde des accusés; les nobles personnages que les cités ont vus dans leur curie et qui formaient leur sénat particulier; ceux qui célèbres par leur éloquence dans l'école des jeunes gens en prétexte ont atteint à la renommée du vieux Quintilien; ceux qui ont administré leurs villes, un tribunal pur de tout sang répandu et ont illustré les haches inoffensives des licteurs; ceux qui ont gouverné les peuples d'Italie ou les Bretons, fils du Nord, en des fonctions subordonnées à celles des préfets; celui qui administra Rome, capitale de l'univers, le peuple et le sénat, sans être le premier par 410 le titre, quoique l'égal des premiers. Enfin la fortune se hâte de réparer sa faute et, complétant les dignités qu'il avait seulement effleurées, elle lui rendra vraiment le suprême honneur qu'il léguera à ses nobles descendants. Mais puisque nous avons entrepris un ouvrage, achevons- le; différons l'éloge des hommes; chantons la rivière heureuse qui coule dans la joie parmi les campagnes vertes et consacrons-la aux eaux du Rhin. Maintenant, Rhin, déploie tes replis bleuâtres et ton manteau glauque comme le verre; ménage une place pour ce nouveau fleuve qui va te gonfler de tes ondes 420 fraternelles. Sa masse ne sera pas ton seul profit; mais en venant des remparts de la ville impériale, il a vu réunis les triomphes du fils et du père, quand ils eurent chassé l'ennemi près du Neckar, à Ladenburg et à ces sources du Danube inconnues à l'histoire romaine. La nouvelle de la victoire couronnée de lauriers vient d'arriver. Il en apportera d'autres et d'autres encore. Vous, fleuves, continuez vos routes unies et heurtez la mer vermeille de votre double courant. Ne crains pas, beau Rhin, de paraître diminué : ton hôte n'a aucune jalousie. Conserve éternellement ton nom; tranquille sur ta gloire, adopte ton 430 frère. Riche en eaux, riche en Nymphes, votre lit commun écartera largement pour l'un et l'autre l'espace entre les deux rives et déversera un flot unique par diverses embouchures. Puissent tes forces accrues par les siennes faire trembler Francs, Chamaves et Germains ! Alors on te regardera comme le vrai seuil de l'empire. Tu tireras de ce grand fleuve un double nom et, quoique tu coules seul de ta source, tu seras appelé le Rhin à la double corne. Ainsi, Biturige par mes origines, connu des Belges par le lien d'une vieille hospitalité, moi, Ausone, latin 440 par mon nom, dont la patrie et le domicile sont entre la fin de la Gaule et les hautes Pyrénées, là où l'aimable Aquitaine adoucit les moeurs primitives, j'ose sur mon humble lyre essayer ces chants. Qu'il ne me soit pas repro- ché d'avoir touché au fleuve sacré par une chétive offrande de ma Muse. ce n'est pas la gloire que j'ambitionne, c'est mon pardon que je sollicite. Beaucoup, ô fleuve bienfaisant, troublent pour toi les eaux saintes d'Aonie et épuisent l'Aganippe entière. Pour moi, quels que soient les dons de ma veine poétique, quand je retournerai dans Bordeaux ma patrie, ce nid de ma vieillesse, quand les empereurs, [15,450] le père et le fils, haut objet de mes pensées, m'auront congédié à la fin de mes fonctions d'éducateur, alors, honoré des faisceaux consulaires de Rome et du siège curule, je poursuivrai plus amplement l'éloge de ce fleuve du Nord. Je parlerai encore des villes que baigne ton lit silencieux et des places fortes qui te regardent de leurs antiques rem- parts. Je parlerai des défenses construites pour nous protéger aux moments critiques et qui maintenant ne sont plus des camps mais des greniers pour la Belgique en sécurité. Je parlerai aussi des heureux paysans des deux rives et de toi-même qui parmi les travaux des hommes et des 460 boeufs, effleures tes rives et traverses de riches cultures. La Loire ne se préférera pas à toi, ni l'Aisne rapide, ni la Marne qui sépare la Gaule de la Belgique, ni la Charente elle-même que remontent les marées de Saintonge. Tu lui céderas, Dordogne, toi qui jaillis de montagnes glacées; la Gaule te mettra au-dessus du Tarn qui roule de l'or et ce fleuve furieux dont la course fait tournoyer des rocs, l'Adour de Tarbes, n'ira au loin dans la mer vermeille qu'après avoir, ô Moselle, sa souveraine, adoré ta divinité. Moselle au front cornu, tu dois être célébrée sur les rives étrangères et ne pas borner cette célébrité aux lieux où, 470 sortant de ta source élevée, tu dresses la parure dorée de ton front de taureau, ni là où tu déroules ton cours paisible dans les sinuosités des champs, ni non plus là, où parmi les ports de Germanie, tu ouvres ton embouchure. Aussi, si quelque gloire veut inspirer mon humble muse, si quelque lecteur ne juge pas indigne d'occuper ses loisirs à mes vers, tu iras par les bouches des hommes et tu seras honorée par mes chants joyeux. Tu seras connue des sources, des bassins d'eau vive; tu le seras des fleuves verts, tu le seras des bois antiques, orgueil des campagnes; tu recevras les hommages de la Drôme, ceux de la Durance, incertaine entre des rives sans fixité, 480 ceux des torrents alpestres, ceux de ce Rhône qui traverse Arles, la double ville et donne son nom à sa rive droite. Je te recommanderai, moi, aux étangs bleus, aux fleuves retentissants et à la Garonne large comme une mer. [18,0] XVIII. NAISSANCE DES ROSES. 1 C'était le printemps et après la mordante fraîcheur du matin, le jour vermeil exhalait sa caresse. Une brise plus vive avait précédé le char de l'aurore et conseillé de devancer la chaleur du jour. Errant dans les allées entre 5 les carrés du jardin mouillé, je voulais que me vivifiât la vigueur matinale. Je vis la bruine condensée suspendue à l'herbe ployante, ou déposée au sommet des légumes, 10 et sur les larges choux se former des gouttes luisantes... J'ai vu les roseraies, qui se plaisent à la culture de Paestum, couvertes de rosée au lever nouveau de l'étoile matinale. Par endroits une perle blanchissait sur les buissons détrempés, destinée à disparaître aux premiers rayons du jour. On ne sait si l'Aurore prend leur éclat aux 15 roses, ou si elle leur donne le sien et si c'est le lever du jour qui colore les fleurs. Même rosée, même teinte, même matin pour les deux; car pour l'astre et pour la fleur même reine, Vénus. Peut-être encore même parfum; mais là-haut il se dissipe dans l'espace; il s'exhale mieux 20 ici près de nous. Celle qu'on adore à Paphos, à la fois déesse de l'étoile et déesse de la fleur, veut pour l'une et l'autre la même pourpre. C'était l'instant où les bourgeons naissants des fleurs s'ouvraient à la fois. L'une 25 verdoie, protégée par une étroite coiffure de feuilles; l'autre sous une feuille mince marque la rougeur de la pourpre. L'une fend le bout effilé de son premier bouton et dégage la pointe de sa tête empourprée; cette autre déplie le voile rassemblé sur son front, toute prête à faire 30 compter ses pétales. En hâte elle a ouvert le trésor de son riant calice et laisse voir le pollen épais, couleur de safran, qu'il enfermait. Une qui tantôt rutilait de tous les feux de sa chevelure, pâlit délaissée par ses pétales qui tombent. Je voyais avec étonnement la rapidité des dégâts produits 35 par la fuite du temps, et ces roses qui, sitôt nées, vieillissent. Voici que se détache la rouge chevelure de la fleur vermeille au moment où je parle, et le sol se tapisse d'une pourpre brillante. Que de formes, de naissances et de 40 changements variés commencés en un seul jour et, ce même jour, terminés ! Nous nous plaignons, nature, que brève soit tant de grâce; tu montres à nos regards et, tout de suite, tu nous ravis tes présents. Ce que dure une journée, c'est ce que dure la vie des roses; leur adolescence touche à leur courte vieillesse. Celle qu'à peine née 45 a regardée l'astre éclatant du matin, le soir, à son retour tardif, il la voit flétrie. Mais tant pis ! car s'il lui faut peu de jours pour mourir, ses rejetons prolongent son existence. Cueille, jeune fille, les roses, tandis que la fleur est nouvelle, [18,50] que nouvelle est ta jeunesse, et rappelle-toi que ton bel âge passe comme elle.