[69,0] SERMON LXIX. LA VUE DE DIEU ET L'HUMILITÉ. [69,1] 1. L’Evangile nous a montré le Seigneur transporté en esprit et disant à Dieu son Père : « Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, car il vous a plu ainsi. Toutes choses m'ont été données par mon Père, et nul ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, comme nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. » Nous avons de la peine à crier et vous à écouter. Donc entendons Celui qui dit, en continuant : «Venez à moi, vous, tous qui êtes dans la peine. » Pourquoi en effet sommes-nous tous dans la peine? N'est-ce point parce que nous sommes des hommes mortels, fragiles, infirmes et chargés de ces corps de boue qui se froissent les uns les autres? Mais s'ils se trouvent ici trop à l'étroit, élargissons l'étendue de notre charité. Pourquoi dire : « Venez à moi, vous tous qui souffrez? » N'est-ce pas afin de nous donner le moyen de n'être plus dans la peine ? Aussi voyez la promesse qui vous est faite aussitôt. Le Sauveur appelle à lui ceux qui sont dans la peine. Ils pourraient demander quelle récompense leur est offerte. « Et je vous soulagerai, » dit le Seigneur. [69,2] 2. « Prenez mon, joug sur vous et apprenez de moi; » non pas à construire l'univers, non pas à créer tout ce qui est visible ou invisible, non pas à faire des miracles dans ce monde ni à y ressusciter des morts; apprenez « que je suis doux et humble de coeur. » Tu veux devenir grand, commence par être petit. Tu songes à élever un haut bâtiment, pense d'abord à lui donner pour fondement l'humilité. Plus on veut exhausser une construction, plus important doit être un édifice, plus aussi le fondement doit être profond. On s'élève en construisant une demeure, on s'abaisse en creusant les fondations. Aussi peut-on dire que la maison descend avant de monter, et que la grandeur ne vient qu'après l'humiliation. [69,3] 3. Quel est le faîte de l'édifice que nous entreprenons de construire? Jusqu'où doit s'en élever le comble? Je m'empresse de le dire : c'est jusqu'à la vue de Dieu. Vous voyez donc quelle grandeur, quelle élévation il y a à voir Dieu. Ah! celui qui désire ce bonheur saisit ce que je dis et ce qu'il entend. Il nous est promis de voir Dieu, de voir le vrai Dieu, le Dieu suprême : car notre félicité est de voir ce Dieu qui nous voit. Les adorateurs des faux dieux les voient facilement. Mais que voient-ils ? Ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas. A nous, au contraire, il est promis de voir le Dieu vivant et voyant. Cette promesse doit nous enflammer du désir de contempler Celui dont il est dit dans l'Ecriture : « Celui qui a formé l'oreille n'entendra-t-il pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra-t-il point? » Quoi! lui qui t'a donné le moyen d'entendre, n'entend pas? Lui qui t'a créé la puissance de voir, ne voit point ? Aussi ces paroles du psaume sont à bon droit précédées de celles-ci : « Comprenez donc, vous qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages (Ps. XCIII, 9, 8). » Beaucoup en effet commettent la mal en s'imaginant que Dieu ne les voit point. Il leur serait difficile de croire qu'il n'en a pas le pouvoir, mais il n'en a pas la volonté, disent-ils. Il est très-peu d'hommes assez impies pour qu'on puisse leur appliquer ces mots : « L'insensé a dit dans son coeur : Il n'y a pas de Dieu (Ps. XIII, 1). » Une telle folie est rare. La grande piété ne se rencontre pas souvent; ainsi en est-il de l'impiété profonde. Mais voici ce que le vulgaire répète fréquemment : Dieu s'occupe bien à l'heure qu'il est de savoir ce que je fais chez moi? Il prend bien souci de ce que je veux faire sur ma couche? — Quel langage ? « Comprenez, vous, «qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages! » Comment, parce que tu n'es qu'un homme, parce que il t'en coûte de connaître tout ce qui se fait dans ta maison, de surveiller toutes les paroles et toutes les actions de tes serviteurs, tu te figures que Dieu se fatiguerait également à t'observer ? S'est-il fatigué à te créer? Celui qui t'a donné la vue n'arrêtera pas la sienne sur toi? Quand tu n'étais pas, il t'a donné l'existence; et maintenant que tu l'as reçue, il ne ferait aucune attention à toi? Ne nomme-t-il point ce qui n'est pas comme ce qui est (Rom. IV, 17) ? Ne te fais donc pas illusion. Bon gré, malgré toi, Dieu te regarde et tu ne saurais te soustraire à sa vue. Si tu montes au ciel, il y est; si tu descends aux enfers, tu l'y trouves (Ps. CXXXVIII, 8). Tu te fatigues à ne vouloir pas renoncer au crime, et à chercher à n'être pas vu de Dieu. Quel supplice! Tu veux chaque jour faire le -mal et tu t'imaginés n'être pas vu! Ecoute donc l'Ecriture : «Celui qui a formé l'oreille n'entendra pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra pas? » Comment parvenir à dérober tes iniquités aux regards de Dieu? et quelle rude entreprise si tu ne veux pas y renoncer! [69,4] 4. Prête l'oreille à la voix du Seigneur : « Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez. » Est-ce mettre fin à la fatigue que de prendre la fuite? Quoi! tu veux fuir loin de Dieu plutôt que de t'enfuir vers lui! Sache où tu dois fuir et prends ton élan. Et s'il est impossible de s'éloigner de Dieu, puisqu'il est présent partout; avance-toi vers lui, puisqu'il est tout près, puisqu'il est au même lieu que toi. Fuis dans cette direction. En vain d'ailleurs tu t'élèves jusqu'aux cieux, il y est; en vain descends-tu jusqu'aux enfers, il y est encore; quelques déserts que tu parcoures, partout se trouve Celui qui a dit : « Je remplis le ciel et la terre (Jérém. XXIII, 24). » Si donc il remplit le ciel et la terre, s'il est impossible d'aller où il n'est pas, pourquoi t'épuiser? jette-toi dans son sein si près de toi, pour ne pas sentir les rigueurs de son terrible avènement. Compte qu'en vivant saintement tu parviendras â voir cet incorruptible témoin de tes désordres. Malgré ces désordres il peur te voir, tu ne saurais le voir toi-même, tandis qu'en pratiquant la vertu, tu le verras comme tu es vu de Lui. S'il t'a regardé avec tant de compassion pour t'appeler malgré ton indignité, avec quelle tendresse plus grande te contemplera-t-il quand il couronnera tes mérités ? Sans connaître encore le Seigneur, Nathanaël lui disait : « D'où me connaissez-vous? — Je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier, » répondit-il (Jean, I, 48). Le Christ te voit à l'ombre où tu es et il ne te verrait pas dans sa lumière? Que signifie en effet : « Lorsque tu étais sous le figuier, je t'ai vu? » Quel est le sens, le sens mystique de ces mots? Rappelle-toi le péché originel d'Adam, en qui nous mourons tous. Après sa première faute, le coupable se fit une ceinture de feuilles de figuier (Gen. III, 7), montrant ainsi à quelle honte le péché l'avait conduit. Telle est, hélas! la source de notre origine; nous naissons dans une chair de péché, que peut seule guérir la ressemblance de cette chair criminelle. Aussi Dieu a-t-il envoyé son Fils prendre une chair semblable à celle du péché. Il est venu de cette chair, mais il n'est pas venu comme nous. La Vierge l'a conçu non pas avec concupiscence, mais par la foi. Il est descendu en elle, mais il était avant elle. Il l'a choisie après l'avoir créée, mais il l'avait créée digne de son choix. Sans lui ôter l'intégrité, il lui a donné la fécondité. C'est ainsi que venu avec toi sans la passion que dérobent les feuilles de figuier, il t'a vu sous cet arbre. Puisqu'il t'a vu dans sa miséricorde, dispose-toi à le contempler dans sa grandeur. Quelle haute destinée Songe donc à t'asseoir sur un bon fondement. Quel fondement, diras-tu ? Apprends de lui qu'il est doux et humble de coeur. Creuse en toi ce fondement d'humilité et tu t'élèveras au faite de la charité. Tournons-nous vers le Seigneur, etc..