[91,0] LETTRE XCI (Année 405). AUGUSTIN A L'EXCELLENT SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE NECTARIUS. [91,1] 1. Je ne m'étonne pas que, malgré le froid de la vieillesse, votre coeur brûle de l'amour de la patrie, je vous en loue; je vois, non à regret, mais avec plaisir, que non-seulement vous vous rappelez, mais encore que vous montrez par votre vie, que les gens de bien se doivent à leur patrie sans mesure et sans fin. C'est pourquoi nous voudrions qu'un homme tel que vous devînt citoyen d'une certaine patrie d'en-haut dont le saint amour soutient notre faiblesse dans les dangers et les fatigues, au milieu de ceux que nous nous efforçons d'y conduire, afin que vous sussiez qu'on se doit sans mesure et sans fin à cette petite portion qui est sur cette terre comme en voyage; vous en seriez d'autant meilleur que vous rempliriez des devoirs envers une cité meilleure vous trouveriez, dans son éternelle paix, une joie sans fin, après vous être dévoué à travailler sans fin pour elle pendant la vie. [91,2] 2. Mais en attendant que cela arrive, car je ne désespère pas que vous puissiez obtenir cette patrie et que votre pensée en soit déjà prudemment occupée (le père qui vous a engendré dans celle-ci vous y a précédé); donc en attendant que cela arrive, pardonnez-nous si, à cause de notre patrie que nous désirons n'abandonner jamais, nous attristons la vôtre que vous voudriez laisser florissante. Si nous examinions avec votre sagesse de quelles fleurs vous parlez ici, je ne craindrais pas qu'il fût difficile de vous persuader et de vous faire convenir de quelle façon une cité doit fleurir. Le plus illustre de vos poètes a glorifié certaines fleurs de l'Italie; mais, quant à nous, dans votre patrie, nous avons moins été à même de connaître par quels hommes cette terre a fleuri que par quelles armes elle a brillé; que dis-je? ce ne sont pas des armes, mais des flammes; elle n'a pas brillé, elle a brûlé. Si un si grand crime demeurait impuni, si une juste correction n'atteignait les méchants, pensez-vous que vous laisseriez votre patrie florissante ? O fleurs sans fruits et suivies d'épines ! Voyez si vous aimez mieux que votre patrie fleurisse par la piété que par l'impunité, par la correction des moeurs que par la sécurité de l'audace. Comparez, et voyez si vous nous surpassez en amour pour votre patrie, si, plus ardemment et plus véritablement que nous, vous désirez qu'elle soit florissante. [91,3] 3. Considérez un peu ces mêmes livres de la République, où vous avez puisé ce profond amour de la patrie, à laquelle tout homme d'honneur doit se dévouer sans mesure et sans fin. Regardez, je vous prie, et voyez quelles grandes louanges on y donne à la frugalité et à la continence, à la fidélité du lien conjugal, à cette loyauté de sentiments et à cette chasteté de moeurs dont la pratique rend une cité florissante. Or, ce sont ces moeurs qu'on recommande et qu'on enseigne dans les Eglises qui croissent à travers le monde et sont comme autant de saintes écoles pour les peuples; on y apprend surtout la piété par laquelle le vrai Dieu est honoré; ce Dieu véridique qui non-seulement nous commande, mais encore nous fait la grâce d'accomplir tous ces devoirs, dont la pratique prépare et dispose l'âme à vivre en société avec lui dans l'éternelle et céleste cité. De là vient qu'il a prédit et ordonné le renversement des images de cette foule de faux dieux. Rien ne rend les hommes plus insociables par la corruption de la vie, que l'imitation de ces dieux tels que les représentent et les glorifient les livres des auteurs païens. [91,4] 4. Enfin ces doctes génies, qui cherchaient non dans des actions publiques, mais dans des discussions particulières ce qui pouvait faire la grandeur de la République et de la cité de la terre comme ils la comprenaient; ce n'est pas l'imitation de leurs dieux qu'ils proposaient à la jeunesse pour la former, mais l'imitation des hommes qui, par leurs vertus, leur paraissaient dignes de louanges. Et en effet ce jeune homme de Térence qui, voyant sur un mur une peinture représentant l'adultère du roi des dieux, sentit redoubler le feu de sa passion par l'autorité d'un si grand exemple, ne serait jamais tombé dans de criminels désirs et dans leur assouvissement, s'il avait préféré imiter Caton que Jupiter. Mais comment l'aurait-il fait, puisque, dans les temples, il était forcé d'adorer Jupiter plutôt que Caton? Peut-être ne devons-nous pas tirer d'une comédie de quoi confondre les dissolutions des impies et leurs sacrilèges superstitions. Lisez ou rappelez-vous ce qui est dit dans ces mêmes livres de la République, que les comédies écrites ou jouées ne plairaient pas si elles ne s'accordaient avec les moeurs : il demeure donc établi par l'autorité et le témoignage des hommes les plus illustres dans l'Etat, que les gens les plus mauvais deviennent plus mauvais encore par l'imitation de leurs dieux, lesquels assurément ne sont pas de vrais dieux, mais des dieux faux et inventés. [91,5] 5. Tout ce qu'on a écrit sur la vie et les moeurs des dieux, me direz-vous, doit être bien autrement compris et interprété par les sages. Et naguère nous avons entendu dans les temples, devant les peuples rassemblés, ces interprétations salutaires. Mais, je vous le demande, les hommes ferment-ils les yeux à la vérité au point de ne pas voir des choses si évidentes et si claires ? La peinture, le bronze, la sculpture, les écrits, les lectures, la comédie, le chant, la danse représentent en tant de lieux Jupiter commettant des adultères; qu'importe si, seulement dans son Capitole, on le représente défendant ces désordres? Si, personne ne l'empêchant, ces infamies bouillonnent au sein des peuples, sont adorées dans les temples et font rire au théâtre; si, pour leur immoler des victimes, on dévaste le troupeau du pauvre; si, pour le retracer par le jeu et la danse des histrions, on dissipe de riches patrimoines, peut-on dire que les villes soient alors florissantes? Ces fleurs n'ont pas pour mère une terre fertile ni quelque riche vertu, mais une mère digne d'elles; c'est la déesse Flore dont les jeux se célèbrent par les dernières turpitudes; chacun doit comprendre quel démon est cette déesse qu'on n'apaise ni par des sacrifices d'oiseaux et de quadrupèdes, ni par le sang humain, mais ce qui est un crime beaucoup plus énorme, par le sacrifice de la pudeur humaine. [91,6] 6. J'ai dit ceci parce que vous avez écrit que, votre âge vous rapprochant de la fin de la vie, vous désiriez laisser votre patrie tranquille et florissante. Que toutes ces vaines. extravagances disparaissent, que les hommes soient amenés au vrai culte de Dieu et aux moeurs chastes et pieuses, c'est alors que vous verrez votre patrie florissante, non pas dans l'opinion des insensés, mais dans la vérité des sages; d'ailleurs cette patrie de la chair et du temps sera ainsi une portion de l'autre patrie dont nous devenons les enfants, non par le corps mais par la foi, et où tous les saints et les fidèles de Dieu fleuriront après les travaux et en quelque sorte, après l'hiver de cette vie pendant l'interminable éternité. Aussi nous ne voulons ni mettre de côté la douceur chrétienne, ni laisser impuni dans cette cité un exemple pernicieux pour toutes les autres. Dieu nous assistera dans ces desseins de modération, si lui-même n'est pas trop indigné contre eux. Du reste nous ferions un appel inutile et à la mansuétude que nous désirons conserver, et à la sévérité tempérée à laquelle nous voulons recourir, si Dieu voulait secrètement cette chose, soit qu'il jugeât qu'un si grand mal dût être plus rigoureusement puni, soit que, par un plus terrible effet de sa colère, il le laissât impuni pour un temps, sans que les coupables fussent corrigés ni ramenés vers lui. [91,7] 7. Votre sagesse nous fait remarquer le caractère épiscopal, et vous dites que votre patrie est tombée par un grave égarement de son peuple : « Si nous sommes jugés d'après la rigueur de la loi, dites-vous, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais, ajoutez-vous, il est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes.» Voilà tout à fait ce que nous nous efforçons de faire; soit que nous jugions, soit que tout autre juge et que nous intercédions, nous cherchons toujours à écarter le châtiment le plus sévère, et nous désirons procurer aux hommes le salut qui consiste dans le bonheur de bien vivre, et non pas dans le privilége de faire le mal en toute sûreté. Nous demandons aussi instamment pardon non-seulement pour nos péchés, mais encore pour les péchés d'autrui, et nous ne pouvons l'obtenir que pour ceux qui se sont corrigés. Vous dites ensuite: « Je demande et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit défendu et ne subisse pas des châtiments immérités. » [91,8] 8. Voici brièvement ce qui s'est passé, et discernez vous-même les coupables d'avec les innocents. Contrairement aux nouvelles lois, le jour des calendes de juin, les païens, sans que personne les en empêchât, célébrèrent leurs solennités sacrilèges avec une si insolente audace que rien de pareil ne s'était vu, même au temps de Julien : ils firent passer la bruyante troupe de leurs danseurs dans la rue et devant la porte même de l'église. Les clercs ayant essayé de s'opposer à quelque chose d'aussi indigne et d'aussi positivement défendu, l'église fut lapidée. Huit jours après, l'évêque ayant notifié aux magistrats de la cité les lois que chacun du reste connaissait, et les ordres donnés étant sur le point de s'exécuter, l'église fut de nouveau lapidée. Le lendemain, les nôtres, pour inspirer de la crainte aux méchants, voulurent qu'on insérât dans les actes publics ce qui s'était passé : mais on leur refusa ce droit, qui est le droit de tous; et le même jour, comme si Dieu lui-même avait voulu répandre la terreur, la grêle tomba sur la ville comme réponse aux pierres lancées la veille. A peine eut-elle cessé, qu'une bande ennemie lança pour la troisième fois des pierres sur l'église; elle mit le feu aux habitations ecclésiastiques et tua un serviteur de Dieu qui avait cherché inutilement à s'échapper: les autres clercs se cachèrent ou s'enfuirent comme ils purent; l'évêque, qui était parvenu à s'enfoncer et à se ramasser dans je ne sais quel coin, où il se dérobait aux regards, y entendait des menaces de mort et des reproches de ce qu'en se cachant il rendait inutile la perpétration d'un si grand crime. Ces choses se passèrent depuis dix heures jusqu'à la nuit avancée. Nul de ceux qui pouvaient intervenir avec autorité n'essaya de réprimer ni de secourir, excepté un étranger par lequel furent délivrés plusieurs serviteurs de Dieu près de périr, et bien des objets volés, arrachés aux pillards; l'heureuse intervention de ce seul homme a fait voir clairement que ces désordres auraient pu être aisément prévus ou arrêtés, si les citoyens et surtout les magistrats s'y étaient opposés. [91,9] 9. Ainsi donc, dans toute cette ville, il ne s'agit pas de discerner les innocents d'avec les coupables, mais les moins coupables d'avec ceux qui ne le sont plus. La faute est légère pour ceux qui, craignant d'offenser les hommes les plus importants de la ville qu'ils savaient être ennemis de l'Eglise, n'ont pas osé porter secours; mais ils sont vraiment coupables tous ceux qui, sans commettre ni inspirer ces désordres, les ont réellement voulus; plus coupables encore ceux qui les ont commis, et très coupables ceux qui en étaient les instigateurs. Quant à ceux-ci, ne prenons point des soupçons pour la vérité; ne cherchons pas ce qui ne pourrait se découvrir qu'à force de tourments. Pardonnons aussi à la frayeur de ceux qui ont mieux aimé prier Dieu pour l'évêque et ses serviteurs, que de s'exposer à offenser de puissants ennemis de l'Eglise. Mais pour ce qui est des autres, pensez-vous qu'il ne faille les atteindre par aucune peine et proposez-vous qu'on laisse impuni un si grand exemple d'horrible fureur? Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais encore d'une façon qui leur soit utile et salutaire. En effet, ils ont de quoi soutenir la santé de leur corps, de quoi vivre, et de quoi mal vivre. Que leur santé et leur vie demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais, quant aux moyens de mal vivre, si Dieu veut les retrancher, comme des parties gangrenées et nuisibles, il punira très miséricordieusement. S'il veut quelque chose de plus ou s'il ne permet pas même cela, c'est à lui de savoir la raison de ce dessein plus profond et sûrement plus juste; notre soin et notre devoir, à nous, c'est d'agir dans la mesure de ce que nous découvrons, c'est de le prier qu'il bénisse notre intention d'être utile à tous, et qu'il ne nous laisse rien faire qui ne profite et à nous et à son Eglise, il sait bien mieux que nous ce qui convient. [91,10] 10. Quand dernièrement nous sommes allé à Calame pour consoler les nôtres dans l'amertume de leur douleur ou pour apaiser leurs ressentiments, nous avons fait avec les chrétiens ce qui nous a paru alors nécessaire. Nous avons ensuite admis auprès de nous les païens eux-mêmes, cause de tout le mal, qui nous avaient fait demander à venir nous voir; nous avons saisi cette occasion pour les avertir de ce qu'ils devraient faire, s'ils étaient sages, non-seulement pour éloigner les craintes actuelles, mais encore pour acquérir le salut éternel. Nous leur avons dit beaucoup de choses et ils nous en ont demandé beaucoup d'autres; mais à Dieu ne plaise que nous soyons de tels serviteurs que nous aimions à entendre les supplications de ceux qui ne se prosternent pas devant Notre-Seigneur ! Votre clairvoyant esprit comprendra donc que le but de nos efforts, sans nous départir de la mansuétude et de la modération chrétienne, doit être ou de détourner les autres d'imiter ces méchants dans leur perversité, ou de les engager à les prendre pour modèles dans leur amendement. Les pertes sont supportées par les chrétiens ou réparées à l'aide des chrétiens. Pour nous, qui aspirons à gagner des âmes au prix même de notre sang, nous désirons réussir plus abondamment dans cette cité, et n'en être pas empêchés ailleurs par l'exemple qu'elle a donné. Fasse la miséricorde de Dieu que nous puissions nous réjouir de votre salut !