[0,0] DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE. PROLOGUE. IL N'EST PAS INUTILE D'ENSEIGNER A INTERPRÉTER L'ÉCRITURE SAINTE. [0,1] 1. Il y a pour l'interprétation de l'Écriture, des règles que l'on peut, je crois, donner avec avantage à ceux qui s'appliquent à les étudier : ils en profiteront, non seulement quand ils liront les oeuvres de ceux qui ont porté la lumière dans les passages obscurs des divines lettres, mais encore lorsqu'ils en donneront aux autres l'intelligence. J'ai résolu de formuler ces préceptes en faveur de ceux qui ont le désir et la faculté de les apprendre, pourvu toutefois que notre Dieu et Seigneur ne me refuse point pour les écrire, les inspirations qu'il a coutume de m'envoyer quand j'y réfléchis. Avant de commencer, je crois devoir répondre à ceux qui blâmeront mon dessein, ou qui le blâmeraient, si je ne prévenais leur critique; et si malgré mes observations, certains esprits persistent à censurer mon oeuvre, du moins ils ne feront aucune impression sur les autres: ils ne les détourneront pas d'une utile étude pour les jeter dans une ignorante paresse, comme ils auraient pu le faire, si l'on n'était prémuni et fortifié contre leurs attaques. [0,2] 2. Quelques-uns censureront cet ouvrage, parce qu'ils ne comprendront pas les règles que j'y dois établir. D'autres en auront l'intelligence; mais quand ils voudront les appliquer, quand ils chercheront à s'en servir pour l'interprétation des divines Écritures, et qu'ils se verront dans l'impossibilité de découvrir et d'expliquer ce qu'ils désirent, ils penseront que je me suis livré à un travail inutile. N'y trouvant aucun secours pour eux-mêmes, ils jugeront qu'il ne peut servir davantage à personne. Il se rencontrera, une troisième espèce de censeurs, parmi ceux qui en réalité interprètent ou croient bien interpréter les livres saints. Sans avoir jamais là aucune règle du genre de celles que j'ai dessein de tracer, ils croient à tort ou â raison qu'ils ont obtenu la grâce de commenter l'Écriture, et ils crieront partout que ces règles ne sont nullement nécessaires, et que tout ce que l'on peut découvrir de salutaires clartés dans la profondeur des divins oracles est dû exclusivement à l'assistance divine. [0,3] 3. Je répondrai à tous en peu de mots. A ceux qui ne comprennent pas les préceptes que je trace, je dirai que leur défaut d'intelligence n'est pas un motif de me censurer. Pourraient-ils me censurer, si, voulant voir à son déclin ou à son croissant la lune ou tout autre astre peu apparent, la faiblesse de leurs yeux ne leur permettait pas même d'apercevoir mon doigt qui le leur montre ? Pour ceux qui, même avec la connaissance et l'intelligence de ces règles, ne pourront pénétrer dans les obscurités des divines Ecritures, qu'ils se regardent comme capables d'apercevoir mon doigt, mais non les astres vers lesquels je le dirige pour les leur indiquer. Que les uns et les autres cessent donc de me blâmer, et qu'ils conjurent le ciel de communiquer à leurs yeux la lumière. Si je puis mouvoir mon doigt pour indiquer, je ne puis donner des yeux pour faire voir le mouvement que j'imprime ni l'objet que je désigne. [0,4] 4. Venons à ceux qui se félicitent des dons du ciel, qui se glorifient de comprendre et d'exposer les saints Livres, sans le secours de préceptes semblables à ceux que j'ai dessein de formuler, et qui, pour ce motif, s'arrêtent à l'idée que je n'ai entrepris qu'un travail superflu. Sans doute ils peuvent se réjouir des dons précieux qu'ils ont reçus de Dieu; mais pour tempérer l'amertume de leurs critiques, ne doivent-ils pas se rappeler que c'est de la bouche des hommes qu'ils ont reçu la connaissance des lettres mêmes? Parce qu'Antoine, ce saint et parfait solitaire d'Egypte, parvint, sans aucune connaissance des lettres; à retenir de mémoire les divines Ecritures, qu'il lui suffisait d'entendre lire, et à en acquérir l'intelligence par ses gages méditations, a-t-il le droit de les insulter? A-t-il aussi ce droit, l'esclave barbare devenu chrétien, de qui nous ont parlé dernièrement les hommes les plus graves et les plus dignes de foi? Sans aucun maître pour lui enseigner les lettres, il en obtint par ses prières une pleine connaissance; car, après trois jours de supplications, il put, au grand étonnement de ceux qui étaient là parcourir à la lecture le volume qui lui fut présenté. [0,5] 5. Si l'on révoque en doute la véracité de ces faits, je ne lutterai pas. Mais je m'adresse à des chrétiens qui se flattent de connaître les Ecritures sans le secours de l'homme; s'il en est ainsi, ils jouissent assurément d'un grand privilège. Ce qu'ils ne peuvent nier toutefois, c'est que nous avons tous appris notre propre langue par l'habitude de l'entendre parler dès notre première enfance, et que c'est de la même manière, ou par les leçons d'un précepteur, que nous avons acquis la connaissance de toute autre langue étrangère, grecque ou hébraïque, peu importe. Maintenant dirons-nous à tous nos frères de ne plus en enseigner aucune à leurs enfants, parce qu'en un instant les apôtres remplis des lumières de l'Esprit-Saint descendu sur eux, se sont mis à parler les langues de toutes les nations; ou que celui qui n'aura pas reçu des dons semblables ne doit pas se regarder comme chrétien, mais douter s'il a reçu le Saint-Esprit? Loin de là; que chacun de nous apprenne humblement de l'homme ce qu'il doit apprendre de lui, et que celui qui instruit les autres communique sans orgueil et sans envie ce qu'il a reçu. Ne tentons point non plus celui à qui nous avons donné notre foi; trompés par les ruses et la perversité de l'ennemi, peut-être refuserions-nous, pour entendre et apprendre l'Evangile même, d'aller dans les églises en lire le texte sacré, ou en écouter la lecture et la prédication; peut-être attendrions-nous que nous fussions ravis jusqu'au troisième ciel, soit avec notre corps, soit sans notre corps, ainsi que s'exprime l'Apôtre, pour y entendre des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de rapporter, pour y voir Jésus-Christ, notre Seigneur, et recevoir l'Evangile de sa bouche, plutôt que de celle des hommes. [0,6] 6. Loin de nous, de telles prétentions, elles sont trop pleines d'orgueil et de dangers; rappelons-nous plutôt qu'instruit par la voix divine qui l'avait terrassé du haut du ciel, Paul lui-même fut envoyé vers un homme pour recevoir de lui les sacrements et être incorporé à l'Eglise. Après avoir appris de la bouche d'un ange que ses prières avaient été exaucées, et ses aumônes agréées de Dieu, le centurion Corneille fut également adressé à Pierre pour être baptisé de sa main. Il devait non seulement recevoir de lui les Sacrements, mais encore apprendre ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer et ce qu'il faut aimer. L'ange, sans doute, pouvait faire tout cela; mais la condition de l'homme serait bien vile, si Dieu semblait ne vouloir pas transmettre sa parole aux hommes par l'organe des hommes. Eh! comment serait vraie cette maxime : « Le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple » si Dieu ne rendait point d'oracles du sein de ce temple humain, s'il ne faisait plus entendre que du haut du ciel et par le ministère des anges, tout ce qu'il veut faire connaître aux hommes? Ensuite, si nous n'avions rien à apprendre de nos semblables, la charité elle-même qui nous étreint dans le nœud de l'unité, ne pourrait plus travailler au mélange et à la fusion des cœurs. [0,7] 7. Aussi l'Apôtre ne renvoya point à un ange cet eunuque qui lisait le prophète Isaïe sans le comprendre; et ce qu'il n'entendait point ne lui fut ni expliqué par un ange, ni découvert intérieurement par une révélation divine, sans le concours d'aucun homme. Une inspiration céleste lui adressa Philippe, qui connaissait le prophète Isaïe ; cet apôtre s'assit près de lui, et dans un langage humain lui découvrit ce que cette prophétie avait d'obscur pour lui. Moïse ne conversa-t-il pas avec Dieu? Cependant il reçut avec prudence et sans orgueil le conseil que lui donnait son beau-père, un étranger, pour le gouvernement et l'administration d'un peuple si nombreux. Ce grand homme savait que, quel que soit celui qui dicte un sage conseil, il faut l'attribuer non à celui qui le donne, mais au Dieu immuable qui est la vérité même. [0,8] 8. Enfin, celui qui sans avoir étudié aucun précepte, remercie le ciel de lui avoir donné l'intelligence de toutes les obscurités de l'Ecriture, celui-là ne se trompe point, car il est vrai que de lui-même il n'a pas cette intelligence; elle ne vient pas de lui mais du ciel ainsi, il cherche la gloire de Dieu et non la sienne. Cependant, s'il lit et comprend sans aucun interprète humain, pourquoi affecte-t-il d'expliquer lui-même aux autres? pourquoi ne les renvoie-t-il pas à Dieu? Eux aussi ne devraient rien à l'homme et ne seraient éclairés que par l'enseignement du Maître intérieur? Il craint sans doute d'entendre : « Mauvais serviteur, pourquoi ne mettrais-tu pas mon argent entre les mains des banquiers ? » Ces hommes livrent à d'autres, par leurs discours ou leurs écrits, ce qu'ils comprennent dans les Ecritures, et moi, si je livre à mon tour, non-seulement ce qu'ils comprennent, mais encore les règles à observer pour bien comprendre, pourront-ils m'en faire un crime? Personne ne doit rien considérer comme sa propriété, si ce n'est peut-être le mensonge. Tout ce qui est vrai procède de Celui qui a dit : « Je suis la vérité. » Qu'avons nous en effet que nous n'ayons point reçu? Et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en glorifier comme si nous ne l'avions point reçu ? [0,9] 9. Celui qui lit en présence d'auditeurs qui savent lire, exprime sans doute ce qu'il connaît; mais celui qui enseigne les lettres, apprend aux autres à lire; chacun d'eux néanmoins ne communique que ce qu'il a reçu. De même exposer ce qu'on comprend dans l'Ecriture, c'est remplir en quelque sorte l'office du lecteur qui fait entendre les lettres qu'il connaît; mais tracer des règles pour conduire à l'intelligence de l'Ecriture, c'est ressembler au maître qui enseigne les lettres, c'est-à-dire qui apprend à lire; et si celui qui sait lire n'est point, quand il rencontre un ouvrage, dans la nécessité de recourir à un lecteur étranger pour connaître ce qui y est écrit, celui qui aura été instruit des règles que je travaille à formuler, pourra également s'en servir comme des lettres ; et s'il vient à rencontrer dans les Saints Livres quelque passage obscur, il ne sera point forcé de chercher un interprète pour en comprendre le sens caché; mais en marchant dans la voie qui va s'ouvrir, il le pénètrera lui-même sans erreur, du moins sans tomber dans une interprétation absurde ou dangereuse. Cet ouvrage même pourra montrer suffisamment que mon travail est utile et que c'est à tort qu'on voudrait le blâmer; cependant si l'on juge que par ces observations préliminaires, nous avons convenablement répondu à tous nos détracteurs, voici ce qui s'offre à nous dès l'entrée de la carrière où nous voulons marcher.