[2,0] LIVRE SECOND. DES MOEURS DES MANICHÉENS. [2,1] CHAPITRE PREMIER. LE SOUVERAIN BIEN EST LE SOUVERAIN ÊTRE. 1. Quand on traite du bien et du mal, je crois qu'il ne peut venir en doute à personne que ce genre de question soit du ressort de la morale. Or, c'est de la morale qu'il s'agit dans cette discussion. Aussi je voudrais voir les hommes apporter à cette investigation une disposition d'esprit des plus parfaites et des plus pures; je voudrais qu'ils pussent contempler le souverain bien, j'entends celui qui est le bien incomparable et par excellence, et auquel l'âme raisonnable, pure et parfaite, se soumet. En effet pour peu que les hommes eussent de ce bien une faible intelligence et le missent en pratique, ils verraient qu'il n'est autre que ce qu'on appelle très-justement l'Etre souverain, le premier Etre. Et en effet, qui mérite ce nom de souverain Etre, si ce n'est Celui qui est absolument immuable en soi, qui, dans aucune de ses parties ne peut être ni corrompu ni changé et reste toujours semblable à lui-même; qui n'est point soumis aux vicissitudes du temps, qui ne peut être aujourd'hui autrement qu'il était hier? Ce qui est tel possède évidemment l'être dans le plus vrai sens du mot. Ce mot en effet désigne une nature subsistant en elle-même et inaccessible à tout changement. Or cette nature, que peut-elle être si ce n'est Dieu lui-même, dont le contraire, si vous le cherchez avec intelligence, se révélera à vous comme le néant absolu ? Car l'être n'a pas d'autre contraire que le non-être. Il n'y a donc aucune nature qui soit contraire à Dieu. Mais parce que nous n'apportons à ces considérations qu'un esprit malade et embarrassé soit par de vaines opinions, soit par une volonté perverse, ne négligeons du moins aucun effort pour parvenir lentement et sûrement à une connaissance quelconque d'un objet si relevé ; et imitons ceux qui cherchent non pas avec les yeux mais pour ainsi dire à tâtons. [2,2] CHAPITRE II. NATURE DU MAL. 2. Manichéens, très souvent et même presque toujours, vous demandez à ceux à qui vous voulez insinuer votre hérésie, ce que c'est que le mal. Supposez que je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois, je vous prie de vouloir bien déposer pour un instant cette intime conviction où vous êtes de posséder la connaissance parfaite de toutes ces vérités, et de tenter avec moi l'investigation de ces mystères, comme si' vous étiez de simples ignorants. Vous allez me demander quelle est l'origine du mal. A mon tour je vous demande quelle est sa nature. De ces deux questions quelle est la plus logique? Est-ce le procédé de ceux qui cherchent l'origine de ce qu'ils ignorent ? ou bien la méthode de celui qui croit devoir d'abord en chercher la nature, pour ne pas être taxé d'absurdité, en recherchant l'origine d'une chose inconnue? Or quelle intelligence serait assez aveugle pour ne pas voir que le mal d'une chose quelconque, c'est ce qui est contraire à sa nature? Mais cette seule donnée renverse votre hérésie; car aucune nature n'est le mal, s'il faut appeler mal ce qui est contraire à la nature. Et cependant vous affirmez que le mal est une substance, une certaine nature. Ajoutez que ce qui est contre la nature est par là-même opposé à la nature, cherche à la détruire, et tend par conséquent à faire que ce qui est ne soit pas. En effet qu'est-ce qu'une nature, sinon ce qui a un certain être dans son espèce ? Nous nous servons du mot nouveau d'essence, dont nous faisons le mot substance synonyme, et nous l'avons tiré du mot être. Les anciens, pour qui ces mots essence et substance étaient inconnus, se servaient du mot nature en lui donnant la même signification. Si donc vous voulez déposer toute obstination, vous conclurez que le mal c'est ce qui déroge à l'essence et tend à faire qu'une chose ne soit pas. 3. Quand donc, avec l'Église catholique, nous disons que Dieu est l'auteur de toute nature et de toute substance, ceux qui sont capables de comprendre cette vérité saisissent en même temps que Dieu ne saurait être l'auteur du mal. Comment en effet Celui qui est le premier principe de tout ce qui est, pourrait-il être en même temps le principe de ce qui tendrait à attaquer l'essence même des choses et à détruire leur être? La raison proclame que c'est là le mal général. Quant à cette espèce de mal, que vous appelez le mal souverain, comment pouvez-vous soutenir qu'il est l'adversaire de la nature, de la substance, puisque, à vous en croire, il est lui-même une nature et une substance? S'il agit contre lui-même, il détruit son être; et s'il y réussit il parviendra alors au souverain mal. Mais il n'y parviendra pas, puisque vous prétendez que non-seulement il est une nature, mais encore une nature éternelle. Donc il est impossible de dire que le souverain mal soit une substance. 4. Que faire donc? J'en connais plusieurs parmi vous dont l'intelligence est impuissante à saisir ces vérités. J'en connais aussi quelques-uns qui, quoique doués d'un sens droit, ne suivent dans cette étude que l'inspiration de leur volonté mauvaise, et, au risque de perdre tout jugement, agissent avec obstination et cherchent plutôt à en imposer aux petits et aux faibles qu'à reconnaître eux-mêmes la vérité. Toutefois, lors même qu'aucun parmi vous ne me lirait sans prévention, lors même qu'aucun ne devrait déposer vos erreurs, je ne me repentirais pas encore d'avoir écrit; j'obtiendrai du moins que les esprits droits, soumis à Dieu et jusque-là étrangers à vos doctrines, ne pourront plus, après m'avoir lu, se laisser surprendre à vos discours mensongers. [2,3] CHAPITRE III. AUTRE DÉFINITION DU MAL. 5. Poursuivons donc nos recherches avec plus de soins encore et, autant que possible, avec plus de clarté. Je vous demande de nouveau quelle est la nature du mal. Si vous répondez: le mal c'est ce qui nuit; en cela vous n'êtes point dans l'erreur. Mais alors je vous en prie, réfléchissez, examinez, déposez tout esprit de parti et cherchez la vérité uniquement pour la trouver et non pour la combattre. Nuire c'est priver de quelque bien ce à quoi l'on nuit. On ne peut nuire qu'à cette condition. Que voulez-vous de plus clair? que voulez-vous de plus simple? de plus aisé à comprendre pour l'esprit le plus médiocre dès qu'il n'y apporte pas d'entêtement? Ce principe une fois posé, voici ce me semble, les conséquences qui en découlent. Ce qu'il vous plait d'appeler le souverain mal ne peut nuire à quoi que ce soit qu'autant qu'il y trouve quelque bien. Or, dites-vous, il n'existe que deux natures: le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres. Le royaume de la lumière vous avouez que c'est Dieu, et en Dieu vous admettez une nature simple, et dont la simplicité ne peut souffrir ni division de parties, ni infériorité d'une partie à l'égard d'une autre. Avouez donc dès lors, la logique vous y contraint, quoique votre système y répugne, avouez que cette nature, par cela même qu'elle est le souverain bien, comme vous n'en doutez pas, par cela même qu'elle est immuable, impénétrable, incorruptible et inviolable, comme vous l'enseignez hautement, car autrement elle ne serait pas le souverain bien; avouez, dis-je, que nulle influence nuisible ne peut l'atteindre. D'un autre côté, puisque nuire c'est priver de quelque bien, comment pourrait-on nuire au royaume des ténèbres puisque ce royaume n'est susceptible d'aucun bien ? Ainsi rien ne peut nuire au royaume de la lumière parce qu'il est inviolable; à qui donc nuira ce que vous appelez le mal? [2,4] CHAPITRE IV. DIFFÉRENTES ESPÈCES DE BIEN. 6. Ne pouvant échapper à cette rigueur de conclusion, admirez donc la justesse de l'enseignement catholique. Il distingue le bien par excellence, le bien par nature et par essence, et le bien qui n'est tel que par participation, ce dernier tirant du souverain bien de quoi être bien lui-même, sans que le souverain bien cesse pour cela de demeurer en lui-même et sans qu'il perde quoi que ce soit. Le bien par participation, c'est la créature à laquelle on peut nuire par défaut. Mais ce défaut ne peut être attribué à Dieu, car Dieu est l'auteur de l'existence, j'allais dire de l'essence des choses. Ainsi nommer le mal, c'est définir sa nature; loin d'être une essence ou substance il n'est qu'une privation; il implique donc toujours l'idée d'une nature à laquelle il peut nuire. Cette nature n'est pas le souverain mal, puisqu'en lui nuisant on lui enlève un bien; elle n'est pas davantage le souverain bien, puisqu'elle peut perdre une partie de son bien, et que si elle est appelée bonne ce n'est pas parce qu'elle est le bien, mais parce qu'elle y participe. Ce n'est pas non plus par nature qu'une chose est bonne; car ayant été créée c'est à sa création même qu'elle doit d'être bonne. Ainsi donc Dieu est le souverain bien, et tout ce qu'il a fait est bien, quoiqu'à un degré moindre que lui-même. Ne serait-ce pas une absurdité de prétendre que les oeuvres sont égales à l'artisan, et les créatures au Créateur? Est-ce assez pour vous convaincre? Voulez-vous quelque chose de plus explicite encore ? [2,5] CHAPITRE V. TROISIÈME DÉFINITION DU MAL. 7. Je demande pour la troisième fois quelle est la nature du mal. Vous me répondrez peut-être: le mal c'est la corruption. Et en effet peut-on nier que ce soit là un des caractères généraux du mal ? Nous l'avons déjà défini : ce qui est contre nature, ce qui nuit. Quant à la corruption, on comprend qu'elle n'a aucune réalité par elle-même, elle n'existe que dans la substance qu'elle atteint; car la corruption n'est pas elle-même une substance. D'un autre côté l'objet qu'elle atteint n'est pas davantage la corruption, il n'est pas le mal. Une chose qui se corrompt, c'est une chose qui est privée de son intégrité et de sa pureté. Donc ce qui n'a aucune pureté ne peut être soumis à la corruption; et ce qui a la pureté, ne tire sa bonté que de sa participation à la pureté. Disons encore que ce qui est corrompu est perverti; se pervertir c'est n'avoir plus d'ordre. Or le bien c'est l'ordre. Ainsi ce que la corruption attaque, n'est pas dépourvu de bien, et c'est précisément pour cela qu'il peut en être privé par la corruption. Donc si votre royaume des ténèbres était privé de tout bien, comme vous le dites, il ne serait soumis à aucune corruption. Et en effet que pourrait alors lui enlever la corruption? et si elle ne peut rien enlever elle n'est plus corruption. Osez dire, si vous le pouvez, que Dieu et le royaume de Dieu peuvent être soumis à la corruption, quand vous ne trouvez pas matière à corruption dans le royaume de Satan, tel que vous le décrivez ! [2,6] CHAPITRE VI. CE QUI PEUT ÊTRE SOUMIS A LA CORRUPTION. 8. Et la lumière catholique, qu'enseigne-t-elle ici? Vous le supposez déjà: elle enseigne la vérité même en disant qu'il n'y a que les substances créées qui puissent être corrompues. Quant à la substance incréée, qui est le souverain bien, elle est incorruptible; et la corruption même ou le souverain mal, elle ne peut pas davantage être corrompue, puisqu'elle n'est pas une substance. Si vous me demandez ce qu'elle est, voyez où elle conduit tout ce qu'elle corrompt. Par elle-même elle détruit tout ce qu'elle touche. Tout ce qui est frappé de corruption, déchoit de ce qu'il était, la permanence lui, devient impossible, l'être lui-même ne tarde pas à disparaître. L'être, en effet, et la permanence sont corrélatifs. Voilà pourquoi on dit de l'Etre souverain et par excellence qu'il demeure en soi. Si quelque chose change pour devenir meilleur, ce n'est pas à cause de sa permanence même, mais parce qu'il inclinait vers le mal, et perdait de son essence. Une telle perte ne peut avoir pour auteur celui qui est l'auteur même de l'essence. Donc certaines choses changent pour devenir meilleures, et ainsi elles tendent vers l'être ; une telle mutation ne peut s'appeler perversion mais bien plutôt retour et conversion. Toute perversion, en effet, est une destruction de l'ordre. Tendre à l'être c'est donc tendre à l'ordre, et l'obtenir c'est obtenir l'être, autant du moins qu'il est permis à la créature. L'ordre réduit à une certaine convenance ce qu'il dispose. Etre, c'est être un ; plus une chose acquiert d'unité, plus elle a d'être. C'est l'oeuvre de l'unité de produire la convenance et la concorde dans toutes les choses composées, et c'est ce qui leur donne la mesure de leur être. Quant aux choses simples, elles sont par elles-mêmes puisqu'elles ont l'unité. Celles qui ne sont pas simples imitent l'unité par l'accord de leurs parties, et la mesure de leur être est la mesure même de leur union. L'ordre produit donc l'être, et le désordre le non être; ce désordre s'appelle aussi perversion ou corruption. D'où je conclus que tout ce qui se corrompt tend à la destruction. Je vous laisse maintenant le soin de considérer où mène la corruption afin que vous puissiez découvrir le souverain mal. Ce souverain mal, en effet, ne peut être que le terme auquel conduit la corruption. [2,7] CHAPITRE VII. RIEN NE SE CORROMPT ENTIÈREMENT, GRÂCE A LA BONTÉ DE DIEU. 9. Mais la bonté de Dieu ne souffre pas que la corruption produise ses derniers effets. Elle organise la situation des choses défaillantes elles-mêmes, en sorte qu'elles occupent la place qui leur convient, jusqu'à ce que, par des mouvements bien ordonnés, elles remontent au degré d'où elles sont descendues. S'agit-il même des âmes raisonnables, de ces natures armées de la toute-puissance du libre arbitre? Si elles s'éloignent de lui, il les met dans les rangs inférieurs de la création, à la place qui leur convient. Ainsi deviennent-elles misérables par le fait de ce jugement de Dieu, qui réalise l'ordre en leur assignant la place qu'elles ont méritée. De là cette parole que vous couvrez de vos invectives : « Je fais les biens et je crée les maux. » Par ce mot créer, on entend ici ordonner, régler. Aussi lit-on dans la plupart des manuscrits : Je fais les biens et je règle les maux. Faire, c'est donner l'être à ce qui ne l'avait pas ; régler, ordonner, c'est disposer les choses à devenir meilleures. C'est cet ordre que Dieu emploie à l'égard des choses qui défaillent ou qui tendent à cesser d'être, non pas à l'égard de celles qui déjà ont atteint leur but. On a dit en toute vérité que la divine Providence ne laisse aucun être retourner au néant. 10. Nous pourrions développer plus longuement cette maxime; mais il est inutile d'insister davantage quand on discute avec vous. On a dû vous montrer la porte du salut, mais vous en désespérez pour vous-mêmes et poussez au même désespoir les ignorants et les simples. En effet, ce qui pourrait vous ouvrir c'est uniquement la bonne volonté ; cette volonté que la divine clémence enrichit de la paix, ainsi que le dit ce cantique de l'Évangile : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » Il vous suffit d'entrevoir comme conclusion de cette discussion religieuse sur la nature du bien et du mal, que tout ce qui est reçoit de Dieu tout son être; et s'il déchoit de cet être, ce n'est pas le fait de Dieu; mais il n'échappe jamais à la divine Providence qui ne laisse pas alors de lui assigner sa place dans l'ordre général. Si vous n'en êtes pas encore convaincus, je ne vois plus d'autre parti à prendre que de traiter d'une manière plus minutieuse les divers points que je viens d'exposer. Pour aller plus haut, l'intelligence a besoin d'être précédée par la piété et l'innocence. [2,8] CHAPITRE VIII. LE MAL N'EST POINT UNE SUBSTANCE. 11. A ma question sur la nature du mal, quelles réponses pouvez-vous faire, sinon que le mal c'est ce qui est contre nature, ce qui nuit, ce qui corrompt, et d'autres semblables? Mais en les développant, je vous ai montré que vos erreurs faisaient naufrage. Il ne vous reste plus, comme d'ailleurs vous en avez l'habitude, qu'à parler en enfant, et vous allez me dire peut-être, que le mal c'est le feu, le venin, les bêtes féroces et autres choses semblables. Répliquant à un adversaire qui soutenait qu'aucune substance ne peut être le mal, l'un des principaux fauteurs de cette hérésie, celui qui nous parlait avec le plus d'attrait et le plus fréquemment, nous disait : Je voudrais placer un scorpion dans la main de cet homme et m'assurer s'il oserait ne pas la retirer. S'il la retirait, il prouverait par là même et malgré ses paroles que le mal peut être une substance, car il n'oserait nier que cet animal soit une substance. Ce n'était pas à son adversaire qu'il tenait ce langage, mais à nous, lorsqu'effrayés nous lui rapportions ce que celui-ci avait dit. Quelle réponse puérile et vraiment bonne pour des enfants ! Pour peu en effet qu'on ait reçu d'instruction, ne comprend-on pas facilement que ces sortes de créatures blessent, lorsqu'elles sont dans des conditions défavorables, qu'elles ne blessent pas dans des conditions contraires, et que souvent même elles ont leur utilité ? Mais en vérité, si par lui-même ce venin était mauvais, la première victime qu'il devrait faire ce serait le scorpion lui-même. Et nous voyons au contraire que si l'on parvenait à le lui arracher entièrement, l'animal périrait infailliblement. Ainsi c'est un mal pour son corps de perdre ce qu'il est nuisible au nôtre d'avoir; et réciproquement c'est un bien pour lui d'avoir ce qu'il nous est bon de ne pas posséder. Ce poison dès lors est-il en même temps un bien et un mal? Assurément non. Le mal c'est ce qui est contraire à la nature, aussi bien pour l'animal que pour nous; ce désordre n'est évidemment pas une substance, car il en est l'ennemi. D'où vient cela, direz-vous? Voyez ses effets et vous le saurez, pourvu toutefois qu'il vous reste encore quelque lumière intérieure. Il dépouille de l’être tout ce qu'il frappe: Dieu au contraire est l'auteur de l'essence ; dès lors, vous ne pouvez voir une essence dans une chose qui en prive une autre de l'être. Par conséquent l'être c'est ce qui n'implique aucun désordre; ce qui en impliquerait un, n'est rien. 12. A Athènes, si nous en croyons l'histoire, une femme aux moeurs déréglées, à force de boire peu à peu du poison qui servait à faire mourir les condamnés, en vint jusqu'à n'en éprouver aucune atteinte pour sa santé. Plus tard elle se trouva elle-même condamnée à mort; elle prit la dose ordinaire de poison, mais comme elle en avait l'habitude, elle n'en mourut pas. On fut tout étonné de ce prodige, et on envoya cette femme en exil. Si donc le poison est mauvais par lui-même, allons-nous conclure que cette femme avait agi de manière qu'il ne fût pas mauvais pour elle ? Quelle absurdité plus manifeste ! Mais parce que c'est l'inconvenance même qui est un mal, une habitude modérée a produit une certaine convenance entre le poison et son corps. Autrement quel artifice aurait pu la soustraire aux suites de l'inconvenance? Et cela parce que ce qui est réellement un mal, nuit à tous et toujours. L'huile est une nourriture fortifiante pour nos corps ; au contraire elle est fortement nuisible à beaucoup d'animaux, spécialement à ceux qui ont six pieds. L'ellébore est tantôt une nourriture, tantôt un remède, tantôt un poison. Le sel pris en trop grande quantité, devient également un poison, et cependant de combien de jouissances et d'avantages n'est-il pas la source pour le corps? L'eau de la mer aspirée par les animaux terrestres est nuisible; comme bain elle leur est très-salutaire; prise des deux manières, elle est pour les poissons joie et santé. Le pain nourrit l'homme et il tue l'épervier: La boue elle-même, dont l'odeur et le contact répugnent, ne rafraîchit-elle pas en été, et ne sert-elle pas de remède contre les blessures faites par le feu? Quoi de plus vil que le fumier? quoi de plus abject que la cendre? Et cependant ils sont d'une si grande utilité pour la fécondité des campagnes, que Stercution, l'inventeur de ce procédé, qui en a conservé le nom, a mérité chez les Romains de recevoir les honneurs divins. 13. Mais pourquoi m'arrêter à ces détails qui sont innombrables? Les quatre éléments avec lesquels nous sommes continuellement en contact, autant ils sont utiles par leur convenance, autant ils deviennent nuisibles dans des conditions contraires. L'air nous fait vivre; sommes-nous ensevelis sous la terre ou dans l'eau, nous périssons, tandis qu'un grand nombre d'animaux trouvent leur vie à ramper sous le sable ou dans une terre légère; quant aux poissons, à peine mis à l'air ils périssent. Le feu corrompt nos corps, mais employé avec modération, il nous soustrait au froid et éloigne une multitude de maladies. Ce soleil que vous adorez, cet objet le plus beau entre les choses nuisibles, fortifie les yeux de l'aigle, blesse les nôtres et obscurcit nos regards. Cependant aidés par l'habitude nous parvenons nous aussi à fixer son disque sans danger. Nous permettez-vous de le comparer à ce poison que la femme athénienne a su adoucir par l'habitude? Considérez donc un peu et réfléchissez; si quelque substance peut être le mal par cela seul qu'elle blesse quelqu'un, cette lumière que vous adorez pourrez- vous l'innocenter entièrement ? Concluez donc que le mal général c'est l'inconvenance en vertu de laquelle un rayon de soleil peut obscurcir les yeux, quoique pour eux la lumière soit la joie par excellence. [2,9] CHAPITRE IX. INANITÉ DES FABLES MANICHÉENNES 14. J'ai insisté sur ces détails afin que vous cessiez de soutenir que le mal c'est la terre dans toute sa profondeur et toute son étendue; que le mal c'est un esprit errant sur la terre ; que le mal ce sont les cinq antres des éléments, celui des ténèbres, celui des eaux, celui des vents, celui du feu, celui de la fumée; que le mal ce sont les animaux nés dans chacun de ces cinq éléments : les serpents dans les ténèbres, les poissons dans les eaux, les oiseaux au milieu des vents, les quadrupèdes dans le feu, les bipèdes dans la fumée. Si la réalité répondait à vos descriptions, tous ces êtres n'auraient jamais existé. Tout ce qui est, par cela seul qu'il est, a été nécessairement créé par le Dieu suprême, puisque en tant que l'on est on participe à la bonté. Si la douleur et la faiblesse sont un mal, il y avait là des animaux d'une si grande force corporelle, que vous prétendez que leurs fruits avortés, après avoir servi à former le monde, sont tombés du ciel sur la terre et n'ont pu mourir: tel est du moins l'enseignement de votre secte. Si la cécité est un mal, ils voyaient; si c'est la surdité, ils en tendaient. Si le mutisme est un mal, ils possédaient un langage assez articulé pour oser déclarer la guerre à Dieu même, et ce fut la conséquence, dites-vous, d'un discours véhément prononcé dans une assemblée générale. Si la stérilité est un mal, il y avait là une grande fécondité pour produire des enfants. Si l'exil est un mal, ils étaient chez eux sur la terre, et habitaient leur propre pays. Si la servitude est un mal, quelques-uns parmi eux étaient sur le trône. Si la mort est un mal, ils avaient la vie et ils l'avaient tellement que vous proclamez hautement que, même après la victoire de Dieu, leur esprit ne pouvait mourir. 15. D'où vient donc, je le demande, que dans le souverain mal je trouve tant de biens opposés à ces maux dont j'ai parlé? Si ce ne sont pas des maux, dites-moi enfin s'il est encore possible qu'une substance comme telle puisse être un mal. Si la faiblesse n'est pas le mal, un corps faible le sera-t-il davantage ? Si la cécité n'est pas le mal, les ténèbres le seront-elles davantage? Si la surdité n'est pas le mal, un sourd le sera-t-il davantage? Si le mutisme n'est pas le mal, un poisson le sera-t-il davantage ? Si la stérilité n'est pas le mal, comment un animal stérile le sera-t-il? Si l'exil n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal exilé, ou dans un animal envoyant quelqu'un en exil? Si la servitude n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal qui sert ou qui force quelqu'un à servir? Si la mort n'est pas le mal, comment le trouverez-vous dans un animal condamné à mort ou donnant lui-même la mort? Mais si tous ces objets sont tout autant de maux, on doit regarder comme autant de biens la force corporelle, la vue, l'ouïe, la parole, la fécondité, la liberté, la vie; et cependant vous prétendez que tout cela se trouve dans ce royaume du mal et vous osez l'appeler le souverain mal. 16. Enfin si, comme personne n'en a jamais douté, l'inconvenance est le mal, quoi de plus convenable que ces éléments pour les animaux qui y vivent : les ténèbres pour les serpents, l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux, le feu pour les rongeurs, la fumée pour les êtres supérieurs? Tant vous mettez vous-mêmes de concorde dans ces matières à discorde, tant vous mettez d'ordre dans cette demeure de la perturbation ! Le mal c'est ce qui nuit, je laisse de côté ce grand principe exposé plus que l'on ne peut nuire que là où il y a quelque bien. Mais admettons que cette conclusion soit obscure; du moins le principe est certain, tous le proclament, tous l'admettent: ce qui nuit est mauvais. Or la fumée ne nuisait pas à cette classe d'animaux bipèdes; c'est elle qui les a engendrés, c'est elle qui les a nourris et a protégé leur naissance, leur croissance et leur domination. Mais depuis que le bien s'est mêlé au mal, la fumée est devenue plus nuisible; c'est au point que nous, qui sommes de la classe des bipèdes, nous ne pouvons la supporter, elle nous aveugle, elle nous oppresse, elle nous tue. Comment le mélange du bien à ces éléments mauvais a-t-il produit une pareille énormité ? Sous le règne de Dieu, d'où vient une telle perversité ? 17. Cette convenance qui a illusionné l'auteur de votre secte et lui a fourni le tissu de sa trame mensongère, pourquoi la retrouvons-nous partout? Pourquoi les ténèbres conviennent-ils si bien aux serpents, l'eau aux poissons, l'air aux oiseaux, tandis que le feu brûle le quadrupède et que la fumée nous suffoque? Pourquoi la vue des serpents est-elle si perçante ? pourquoi le soleil les fait-il tressaillir de joie? pourquoi sont-ils d'autant plus abondants que l'air est plus serein et l'atmosphère plus calme ? N'est-ce pas une absurdité de voir que les habitants, les fils des ténèbres, ne sont nulle part si heureux et si bien que là où l'on jouit de tout l'éclat de la lumière? Direz-vous que c'est la chaleur plutôt que la lumière, qui les attire? Alors n'eût-ce pas été mieux de faire naître dans le feu ces serpents légers, que l'âne aux pas lents? Et cependant l'on sait combien l'aspic aime cette lumière, lui dont les regards sont aussi étincelants que ceux de l'aigle ! Mais nous disserterons sur les bêtes une autre fois. Considérons-nous nous-mêmes sans obstination et dépouillons nos esprits de toutes ces fables aussi vaines que pernicieuses. Prétendre que c'est au sein des ténèbres les plus épaisses, sans un seul rayon de lumière, que les animaux bipèdes ont puisé un regard si ferme, si étincelant, si extraordinaire, quelle perversité ! Dire que c'est du sein de leurs ténèbres qu'ils contemplaient cette pure lumière du royaume de Dieu, devenue visible même pour eux ; qu'ils étaient plongés dans l'extase de l'admiration, de l'enivrement ; ajouter que c'est par le mélange de la lumière, par le mélange du souverain bien, enfin par le mélange de Dieu même, à toutes ces ténèbres, que nos yeux sont devenus si faibles et si impuissants qu'ils ne peuvent plus rien distinguer dans les ténèbres, qu'ils ne peuvent plus supporter l'éclat du soleil, et que nous en sommes réduits aujourd'hui à chercher péniblement ce que nous voyions autrefois, quelle absurdité ! quel crime ! 18. Nous devons en dire autant, si la corruption est un mal, et qui peut en douter? Alors en effet la fumée ne corrompait pas les animaux et elle les corrompt maintenant. Mais ne descendons pas dans les détails, ce serait en même temps inutile et trop long. Ces animaux imaginés par vous dans ces régions, étaient alors si peu soumis à la corruption, que leurs fruits, avortés avant de pouvoir naître, et précipités du ciel sur la terre, ont pu vivre, engendrer, et ourdir une conjuration. S'ils ont pu ainsi conserver leur ancienne vigueur, c'est qu'ils avaient été conçus avant le mélange du bien et du mal. Depuis ce mélange les animaux auxquels ils ont donné naissance sont atteints d'une extrême faiblesse et succombent facilement à la corruption. Je le demande, peut-on tolérer plus longtemps de semblables absurdités, à moins d'être frappé d'un aveuglement complet, ou endurci par je ne sais quelle incroyable habitude de vous entendre ? [2,10] CHAPITRE X. DES SIGNES DE MORALITÉ CHEZ LES MANICHÉENS. 19. J'ai suffisamment montré, je pense, dans quelles ténèbres vous êtes plongés, et, quelle erreur vous domine au sujet des biens et des maux en général. Voyons maintenant ces trois signes que vous appliquez à vos moeurs et dont vous faites si grand bruit. Quels sont ces signes? La bouche, les mains et le sein. Et que prétendez-vous par là ? — Que l'homme soit innocent et pur, de bouche, des mains et du sein. Et s'il pèche par les yeux, par les oreilles, par les narines ? Si de ses pieds il frappe un homme et même lui donne la mort? Comment le regarder comme coupable puisqu'il n'a péché ni par la bouche, ni par les mains, ni par le sein? — Mais, en désignant la bouche je désigne par là tous les sens qui siègent dans la tête; les mains désignent toute action, et le sein toute passion charnelle. — Et les blasphèmes à quoi les attribuez-vous? à la bouche ou à la main? Car c'est une action de la langue. Si de toutes les actions vous ne faites qu'un seul genre, pourquoi unissant celles des pieds et des mains en séparer celles de la langue? Est-ce parce que la langue se sert de paroles comme signes que vous la séparez de toute action qui n'exprime pas de signe ; de sorte que vous établiriez une distinction entre le signe des mains, la continence, et une action mauvaise qui n'aurait pas de signification ? Mais alors que feriez-vous si quelqu'un péchait, précisément en signifiant quelque chose par ses mains, ainsi par exemple en écrivant ou en indiquant quelque chose par un geste ? Ceci en effet n'est du ressort ni de la bouche ni de la langue, puisque c'est l'oeuvre des mains. Quelle absurdité, dites-moi, de déterminer trois signes, la bouche, les mains et le sein, et d'attribuer à la bouche des péchés accomplis par les mains? Si enfin vous rapportez aux mains les actions en général, quel motif avez-vous d'y rapporter les opérations des pieds et d'en séparer celles de la langue? Ne voyez-vous pas que la passion de la nouveauté avec l'erreur pour compagne vous jette dans des embarras inextricables? Vous faites sonner bien haut cette nouvelle distinction des trois signes, et vous ne trouvez pas le moyen d'y renfermer tous les péchés à éviter. [2,11] CHAPITRE XI. DU SIGNE DE LA BOUCHE. — BLASPHÈME DES MANICHÉENS CONTRE DIEU. 20. Mais distinguez comme vous voulez, omettez ce que vous voulez: ne parlons que de ce qui vous sourit davantage. Vous soutenez qu'il est du ressort du signe de la bouche de faire cesser tout blasphème. Il y a blasphème toutes les fois que l'on dit du mal des bons. De là cette opinion générale qui ne voit de blasphème que dans les paroles injurieuses à Dieu ; parce que le doute sur la bonté des hommes se conçoit ; tandis que la bonté de Dieu est admise sans aucune hésitation. Mais si la raison venait à nous convaincre que personne plus que vous ne tient de propos injurieux à Dieu, que deviendrait notre fameux signe de la bouche? Or la raison, non pas une raison suréminente, mais la raison la plus commune, la plus appropriée à toutes les intelligences, la raison invincible et d'autant plus invincible qu'elle force l'acquiescement, la raison, dis-je, enseigne que Dieu est incorruptible, immuable, inviolable, inaccessible à l'indigence, à la faiblesse, et à la misère quelle qu'elle soit. Ces vérités s'imposent avec tant de force à toute âme raisonnable, que vous-mêmes vous ne pouvez leur refuser votre assentiment dès que vous les entendez proclamer. 21. Mais commencez-vous le récit de vos fables, voilà que vous essayez de persuader que Dieu est corruptible, soumis au changement, à l'altération, à l'indigence, à la faiblesse, voire même à la misère, aveugles désespérés, qui persuadez d'autres aveugles non moins désespérés ! Mais c'est peu encore: à vous en croire, Dieu n'est pas seulement corruptible, il est corrompu; il n'est pas seulement soumis au changement, il est changé ; soumis à l'indigence, il est indigent; soumis à la faiblesse, il est sans force ; soumis à la misère, il est misérable. En effet, vous dites que l'âme est Dieu ou une partie de Dieu. Je ne vois pas, vraiment, comment ce qui est une partie de Dieu n'est pas réellement Dieu ; une partie d'or est de l'or, une partie d'argent est de l'argent, une partie de pierre est de la pierre. Et si nous prenons nos comparaisons plus haut, une portion de terre est de la terre, une portion d'eau est de l'eau, une portion d'air est de l'air; diminuez le feu, ce qui restera sera encore du feu, et une portion de lumière ne peut être que de la lumière. Pourquoi donc une partie de Dieu ne serait-elle pas Dieu? La forme de Dieu serait-elle une forme articulée comme est celle de l'homme et des autres animaux? Car une partie de l'homme n'est pas l'homme. 22. Mais je veux examiner en particulier chacune de ces opinions. Si vous assimilez Dieu à la lumière, vous ne pouvez nier qu'une partie de Dieu soit Dieu. D'un autre côté vous prétendez que l'âme est une partie de Dieu. Or cette âme vous avouez qu'elle est corrompue, insensée, changée après avoir été sage ; profanée, parce qu'elle n'a pis une perfection qui lui soit propre; indigente et réclamant du secours ; malade et réclamant le remède; malheureuse et aspirant au bonheur. Tous ces défauts, pouvez vous les appliquer à Dieu sans sacrilège ? Et si vous niez tout cela de l'âme, concluez qu'on n'a pas besoin de l'Esprit-Saint pour enseigner à l'âme la vérité, puisqu'elle la possède. Concluez que la véritable religion n'est point un renouvellement pour l'âme, puisqu'elle n'est pas vieillie; qu'elle n'est point perfectionnée par vos signes puisqu'elle est parfaite; que Dieu ne lui accorde aucun secours, puisqu'elle n'en a nul besoin; que le Christ n'est pas son médecin puisqu'elle était saine. Concluez enfin qu'aucune vie éternelle ne peut lui être légitimement promise. Pourquoi donc alors ce titre de libérateur que Jésus prend lui-même dans l'Evangile quand il s'écrie « Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres ? » Paul a dit de même : « Vous avez été appelés à la liberté. « Donc toute âme qui n'a pas encore atteint cette liberté est esclave. Donc, puisque la partie de Dieu est Dieu, c'est à vous que l'on doit de savoir qu'il est corrompu par la folie, que sa chute l'a changé, qu'en perdant sa perfection il a été profané, qu'il a besoin de secours, qu'il est débilité par la maladie, opprimé par la misère et avili par la servitude. 23. Lors même que vous diriez que la partie de Dieu n'est pas Dieu, il ne peut pas davantage être incorruptible, puisque la corruption est dans une de ses parties; il n'est pas moins étranger au changement, puisqu'il a changé dans une de ses parties; il n'est pas inviolable, puisqu'il n'est pas parfait dans toutes ses parties; il manque de quelque chose, puisque tous ses soins tendent à lui restituer ses parties ; il n'est pas entièrement sain, puisqu'il souffre dans une de ses parties; il n'est pas parfaitement heureux, puisqu'une de ses parties est soumise à la misère; il n'est pas entièrement libre, puisqu'une de ses parties est soumise à la servitude. Toutes ces propositions, vous êtes forcés de les admettre du moment que vous affirmez que l'âme soumise à tant de calamités est une partie de Dieu. Quand vous aurez dépouillé votre secte de toutes ces erreurs, alors seulement vous pourrez dire que votre bouché est exempte de blasphème. Faites plus encore, quittez cette secte du moment en effet que vous cesserez de croire et de répéter les blasphèmes de votre auteur, vous cesserez d'être manichéens. 24. Pour parler sans blasphème, disons que Dieu est le souverain bien, le bien par excellence; c'est ainsi qu'il doit être compris, c'est ainsi qu'il doit être cru. Si une fois nous admettons la raison des nombres, nous ne pouvons plus ni la violer ni y toucher; aucun être, quoi qu'il fasse, n'empêchera jamais que le nombre qui vient après 1 n'en soit le double. Cette loi est absolue et vous admettez que Dieu peut changer ! Cette loi reste inviolable, et vous ne faites pas même à Dieu l'honneur de lui ressembler ! Que les enfants de ténèbres attaquent le nombre trois, ce nombre lumineux, dans lequel l'unité est tellement une qu'il ne peut pas être fractionné; que le royaume des ténèbres essaye de diviser le nombre trois en deux nombres entiers égaux. Vous comprenez vous-mêmes que la malveillance la mieux prononcée n'y arrivera jamais. Et cette malveillance qui n'a pu violer la raison d'un nombre, aurait pu violer Dieu? Direz-vous qu'elle ne le pouvait pas? Mais alors, dites-moi, quelle nécessité y avait-il qu'une partie de lui-même fût mêlée au mal, et précipitée dans des misères aussi profondes? [2,12] CHAPITRE XII. TOUTE ISSUE FERMÉE AUX MANICHÉENS. 25. Malgré lé zèle que nous apportions à nous entendre, ces considérations nous jetaient dans les plus vives alarmes. Nous cherchions ce que ferait à Dieu ce royaume des ténèbres, si Dieu refusait de le combattre au péril d'une partie de lui-même; et nous ne trouvions aucune issue. En effet, dans cette hypothèse, ou ce royaume ténébreux ne devait pas nuire à Dieu, ni troubler son repos, et alors nous avions été traités bien cruellement, nous qui sommes en proie à tant de calamités; ou il devait lui nuire, et alors que devenait la nature incorruptible de Dieu ? On a répondu à cela que Dieu n'a pas voulu se soustraire au mal ni l'empêcher de lui nuire, et qu'il en a ainsi agi par une inspiration de sa bonté naturelle, voulant lui-même pourvoir aux besoins de notre nature, inquiète et perverse, et mettre l'ordre dans ses facultés et ses aspirations. Ce n'est pas là l'idée dominante des livres manichéens; ce qu'ils proclament, ce qu'ils répètent sur tous les tons, c'est que Dieu a tout disposé pour n'être pas attaqué par ses ennemis. Mais supposons que c'est là réellement la pensée des manichéens, comme le soutenait cet orateur qui ne trouvait rien autre chose à répliquer. Je demande si, avec cela, Dieu peut être lavé du reproche de cruauté ou de faiblesse? Cette bonté qu'on lui prête à l'égard de ses ennemis, ne devient-elle pas une véritable ruine pour ses amis? Ajoutons que si sa nature ne pouvait être ni corrompue ni changée, aucune souillure par là même ne pouvait nous changer nous-mêmes, ni nous corrompre. Car il pouvait user envers nous du même tempérament dont il use envers une nature qui lui est étrangère, et nous exempter de la corruption. 26. Mais rien n'aurait encore été dit de pareil à ce que j'ai entendu récemment à Carthage. Un de ces hommes que je désire bien vivement voir s'affranchir de cette hérésie, se trouvant, sur cette question, poussé à bout, osa dire que le royaume de Dieu avait certaines de ses frontières assez mal gardées pour pouvoir être envahies par les ennemis; mais que Dieu même était resté inviolable. Mais en parlant ainsi, il émettait une assertion que n'aurait jamais risquée votre auteur, car il aurait vu que cette opinion entraînerait plus facilement que toute autre la ruine de sa secte. En effet, quelque médiocre intelligence que l'on possède, il suffit d'entendre dire que dans cette nature il y avait quelque chose de violable et quelque chose d'inviolable, pour conclure immédiatement qu'il n'y a plus deux natures, mais trois, l'une inviolable, l'autre violable, et la troisième produisant cette violation. [2,13] CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS. 27. Ces blasphèmes sortis de votre cœur se retrouvent sans cesse sur vos lèvres. Cessez donc d'exalter votre signe de la bouche, auquel vous n'attachez tant d'importance que pour tromper les simples. Mais peut-être faites-vous consister l'importance de ce signe dans votre abstinence de viandes et de vin. Alors laissez-moi vous demander dans quelle intention vous en agissez ainsi. En effet, si l'intention que nous nous proposons dans nos oeuvres est non-seulement innocente, mais encore louable, nos actions aussi seront louables. Mais si l'intention est criminelle, quel que soit alors le devoir accompli, il méritera la réprobation et le blâme général. 28. On rapporte de Catilina, qu'il pouvait supporter le froid, la soif et la faim. Cet homme couvert de vices et de sacrilèges, avait cela de commun avec nos apôtres. La différence à établir entre ce parricide et nos apôtres, d'où la tirerons-nous donc si ce n'est de l'intention même qui le faisait agir? Il pratiquait cette abstinence afin de satisfaire ses passions les plus immodérées et les plus cruelles. Au contraire les apôtres, par leur abstinence, se proposaient de réprimer ces mêmes passions et de les soumettre à l'empire de la raison. Quand on exalte devant vous la multitude des vierges catholiques, votre réponse favorite est de dire : une mule est vierge aussi. Cette audace ne vous vient que de votre ignorance de la discipline catholique; cependant vous déclarez ainsi clairement que cette continence est vaine si elle n'est pratiquée pour une fin droite et légitime. Les catholiques à leur tour peuvent comparer votre abstinence de viandes et de vin aux animaux sans raison, à la multitude des passereaux et enfin aux innombrables espèces de vermisseaux. Mais je m'abstiens de ces rapprochements, car je ne veux pas imiter votre témérité, je veux seulement examiner dans quelle intention vous pratiquez cette abstinence. L'intention, c'est là en effet le seul point à rechercher dans les moeurs. Si c'est par modération, si c'est pour réprimer vos passions que vous vous privez de ces nourritures et de ce breuvage qui nous délectent et nous réjouissent, c'est bien. Mais il n'en est pas ainsi. 29. Je suppose deux hommes. L'un, très-modéré et d'une réserve extrême à l'égard de son estomac et de son palais, ne prend qu'un seul repas par jour. Ce souper se compose de quelques légumes, mêlés d'un peu de lard et en quantité strictement suffisante pour apaiser sa faim. Pour soutenir sa santé et calmer sa soif, il prend deux ou trois petites mesures de vin pur, telle est son alimentation quotidienne. L'autre s'abstient entièrement de viandes et de vin, mais en retour, aussitôt la neuvième heure arrivée, on lui sert les fruits les plus exquis, des fruits étrangers et variés avec le plus d'art possible, il arrose tout cela d'un cidre abondant, et au commencement de la nuit le même service doit recommencer. Il boit de l'eau miellée, et le jus extrait de certains fruits, imitant assez le vin et même d'un goût plus suave. Il en boit, non pas selon sa soif, mais selon son attrait; et tout cela revient chaque jour, non pas précisément qu'il en ait besoin, sinon pour ses plaisirs et sa propre jouissance. Or, lequel de ces deux hommes vous paraît le mieux pratiquer la vie d'abstinence? Je ne vous suppose pas encore d'un aveuglement tel que vous ne préfériez à ce dernier mon homme de tout à l'heure avec son maigre lard et sa petite quantité de vin. 30. C'est là le cri de la vérité; mais votre erreur chante sur un autre ton. Cet élu de votre invention et immortalisé par les trois signes, s'il mène chaque jour l'existence de celui que je viens de décrire, pourra bien s'attirer, en vivant ainsi, les reproches d'un ou deux frères plus sérieux; mais quant à être condamné, il ne le sera pas, puisqu'il n'est pas violateur du sceau. Au contraire, qu'il vienne à manger une seule fois avec le premier, qu'il oigne ses lèvres avec un petit morceau de lard rance, qu'il se désaltère avec un peu de vin éventé, de par l'autorité de votre fondateur, au grand étonnement de vous tous et cependant d'après votre consentement, il sera condamné aux flammes éternelles comme ayant violé le sceau. Je vous en prie, quittez cette erreur; écoutez votre raison, opposez une barrière à l'habitude. Quoi de plus pervers en effet que cette perversité ? Quel délire ! Quelle folie de dire ou de penser qu'un homme repu de champignons, de truffes, de gâteaux, d'épices, de lasers, réclamant chaque jour le même luxe d'aliments, ne présente aucun des caractères qui puissent le faire déchoir des trois signes, c'est-à-dire de la règle de la sainteté ! L'autre, au contraire, qui ne prend que des légumes communs, fort mal assaisonnés, et en quantité uniquement suffisante pour subvenir aux besoins de son corps, y ajoutant trois petits verres de vin pour conserver sa santé, s'attire nécessairement par cette alimentation les plus rigoureux châtiments. Quelle absurdité ! [2,14] CHAPITRE XIV. TROIS CAUSES LOUABLES DE L'ABSTINENCE. 31. « Mais, dit l'Apôtre, il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin. »Personne de nous n'en doute, pourvu que cette abstinence ait pour motif ou la fin dont j'ai parlé plus haut et qu'expriment ces paroles: « Ne prenez nul soin de la chair dans les concupiscences;» ou bien, comme saint Paul l'indique plus loin, qu'on ait pour but d'enchaîner la gourmandise, que ces sortes d'aliments excitent et irritent; ou enfin, dans la crainte de scandaliser son frère, et de porter les faibles à faire acte d'idolâtrie. En effet, à l'époque où écrivait l'Apôtre, on vendait dans les étalages beaucoup de viandes qui avaient été offertes aux idoles. Et parce qu'on faisait aussi des libations de vin aux idoles, plusieurs chrétiens, réduits à acheter ces substances, préférèrent se priver de viande et de vin, plutôt que de tomber sans le savoir dans ce qu'ils croyaient être une communication avec les idoles. C'est pour ménager ces chrétiens faibles que les autres, quoique plus instruits, quoique intimement persuadés qu'il fallait mépriser ces scrupules, bien persuadés que la viande n'est souillée que par une mauvaise conscience; pleinement attachés à cette maxime du Sauveur: « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche, qui souille l'âme, mais ce qui en sort, » crurent devoir néanmoins se priver de ces aliments afin de ne point scandaliser: Et ce que j'émets ici n'est point un simple soupçon, c'est un fait constaté dans les épîtres de saint Paul. Pourquoi donc nous alléguer toujours ces paroles: « Il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin? » pourquoi n'ajoutez-vous pas ce qui suit : « ni de faire quoi que ce soit qui puisse offenser, scandaliser ou affaiblir votre frère? » Alors du moins nous saurions dans quel but l'Apôtre formulait ces préceptes. 32. La force de cette conclusion jaillit avec plus d'éclat encore quand on la rapproche des antécédents et des conséquents. Sans doute il est bien long de les rappeler; mais comme il en est qui ne lisent et n'étudient qu'avec répugnance et dégoût les saintes Ecritures, je crois devoir citer pour eux le passage tout entier: « Recevez avec charité, dit-il, celui qui est encore faible dans la foi et gardez-vous de heurter ses idées. En effet l'un croit qu'il lui est permis de manger de toutes choses; tandis que l'autre qui est faible ne mange que des légumes. Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui n'ose manger de tout; et que ce dernier ne condamne pas celui qui mange de tout, puisque Dieu l'a reçu. Qui es-tu, pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? Qu'il tombe ou qu'il demeure ferme, c'est l'affaire de son maître, mais il demeurera ferme parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir. De même celui-ci met de la différence entre les jours; cet autre considère tous les jours comme égaux. Que chacun abonde dans son sens. Celui qui distingue les jours, les distingue pour plaire au Seigneur; celui qui mange de tout, le fait pour plaire au Seigneur, car il rend grâces à Dieu, et celui qui ne mange pas de tout le fait aussi pour plaire au Seigneur, et il rend a aussi grâces à Dieu. Du reste aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. Soit que nous vivions, c'est pour le Seigneur que nous vivons; soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous mourons. Dès lors soit que nous vivions soit que nous mourions, nous sommes toujours au Seigneur. En effet c'est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu'il est ressuscité, afin d'acquérir une domination souveraine sur les morts et sur les vivants. Toi donc pourquoi condamnes-tu ton frère? et toi pourquoi le méprises-tu? Car nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, selon cette parole de l'Ecriture : Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi et que toute langue confessera que je suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même. Cessons donc de nous juger les uns les autres; jugez plutôt que vous ne devez pas donner à votre frère une occasion de chute et de scandale. Je sais et je suis persuadé, selon la doctrine du Seigneur Jésus, que rien n'est impur de soi-même, et que rien n'est impur que pour celui qui le croit impur. Si donc, en mangeant de quelque chose tu attristes ton frère, tu ne te conduis plus par la charité. A l'occasion de ta nourriture ne fais pas périr celui pour qui Jésus-Christ est mort. Que notre bien ne soit donc pas blasphémé. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paix et la joie que donne le Saint-Esprit. Et celui qui sert Jésus-Christ de cette manière se rend agréable à Dieu, et reçoit l'approbation des hommes. Cherchons donc ce qui peut entretenir la paix parmi nous, et observons tout ce qui peut nous édifier les uns les autres. A l'occasion de la nourriture garde-toi de détruire l'œuvre de Dieu; sans doute toutes les viandes sont pures, mais l'homme fait mal d'en manger quand, par là, il scandalise ses frères. Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin, et de ne faire quoi que ce soit qui puisse scandaliser ton frère ou l'affaiblir dans la foi, ou le blesser. As-tu une foi éclairée, contente-toi de l'avoir aux yeux de Dieu. Heureux « celui qui ne se condamne point en ce qu'il trouve bon! Au contraire, celui qui étant en doute ne laisse pas d'en manger, est condamné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi. Or tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché. Nous devons donc, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des infirmes, au lieu de chercher notre propre satisfaction. Que chacun de nous plaise à son prochain dans ce qui est bon et ce qui peut l'édifier. Jésus-Christ en effet n'a pas cherché à se plaire à lui-même. » 33. Il est évident dès lors que si l'Apôtre défend à ceux qui sont fermes de manger des viandes et de boire du vin, c'est parce qu'ils blessaient les faibles en heurtant leurs idées, et les exposaient à croire que ceux-là même qui en toute bonne foi étaient persuadés que toutes les viandes sont pures, voulaient encore servir les idoles en refusant de s'abstenir de ces viandes et de ce breuvage. C'est aussi l'idée qu'il exprime lorsqu'il écrit aux Corinthiens : « Quant à manger des viandes immolées aux idoles, nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde, et qu'il n'y a nul autre Dieu que l'unique Dieu. Sans doute il en est qui sont appelés dieux, soit au ciel, soit sur la terre, mais il n'y a pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père, qui a donné l'être à tout et qui nous a faits pour lui. Il n'y a non plus qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout a été fait et par qui nous sommes. Mais tous n'ont pas la science; car il en est encore à présent, qui, dans la conviction que l'idole est quelque chose, mangent des viandes qui lui ont été offertes, et dès lors leur conscience, parce qu'elle est faible, en est souillée. Par elle-même, ce n'est pas la viande qui nous rend agréables à Dieu; en en mangeant, nous ne serons pas plus riches devant lui, en nous en privant, nous n'en serons pas plus pauvres. Prenez donc garde que cette liberté que vous avez ne soit pour les faibles une occasion de chute. Car si celui-ci en voit un autre plus savant que lui s'asseoir à table dans un lieu consacré aux idoles, sa conscience, encore faible, ne le portera-t-elle pas à manger aussi de ces viandes sacrifiées aux idoles? Et tu perdras, par ta science, ton frère encore faible, pour lequel cependant Jésus-Christ est mort. En péchant de la sorte contre vos frères, en blessant leur faible conscience, c'est contre Jésus-Christ même que vous péchez. C'est pourquoi, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai plutôt jamais de chair, pour ne pas le scandaliser. » 34. Ailleurs le même apôtre ajoute : « Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose? Je dis seulement que ce que les païens immolent, ils l'immolent aux démons et non pas à Dieu. Or je désire que vous n'ayez aucune société avec les démons, car vous ne pouvez boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Est-ce que nous voulons irriter Dieu? sommes-nous plus forts que lui? Tout m'est permis mais tout ne m'est pas avantageux. Que personne ne cherche sa propre satisfaction mais le bien des autres. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où il vient, par scrupule de conscience. Car, la terre et tout ce qu'elle contient est au Seigneur. Si quelqu'un vous dit : Ceci a été immolé aux idoles, eh bien ! n'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis, et aussi de peur de blesser la conscience. Quand je dis la conscience, je ne dis pas la tienne, mais celle du prochain. La liberté que j'ai de manger de tout pourquoi la ferais-je juger par un autre? Si donc je prends avec action de grâces ce que je mange, pourquoi me condamne-t-on pour une chose dont je rends grâces à Dieu ? Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils, ni à l'Eglise de Dieu ; moi-même je tâche de plaire à tous en toute chose, ne cherchant point ce qui m'est avantageux à moi en particulier mais ce qui est avantageux à la multitude pour la sauver. Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ. » 35. De tout cela ressort évidemment, je pense, le but pour lequel on doit s'abstenir de viandes et de vin. Ce but est triple. D'abord réprimer la délectation engendrée surtout par ces sortes de nourritures et par ce breuvage qui produit quelquefois l'ivresse. Ménager les faibles à l'occasion de ces sacrifices et de ces libations. Et surtout pratiquer la charité en ménageant la faiblesse de ceux qui s'abstiennent de ces aliments. Quant à vous, vous prétendez que ces repas sont impurs, malgré l'Apôtre qui soutient qu'ils sont purs et qui n'y voit de mal, qu'autant qu'on s'expose à scandaliser en en mangeant. Pour moi je crois réellement que vous êtes souillés en prenant ces nourritures, et cela parce que vous les croyez impures. L'Apôtre ne dit-il pas : « Je crois et confesse en Notre-Seigneur Jésus, que rien n'est commun par soi-même et que rien n'est commun que pour celui qui le croit tel ? Qui doute que l'Apôtre n'emploie ce mot dans le sens d'impur? Mais c'est une sottise de traiter des Ecritures avec vous, qui promettez la raison pour tromper, et qui prétendez que ces livres sur lesquels repose l'autorité de la religion ont été corrompus par de fausses additions. Donnez-moi donc des raisons pour me prouver que les viandes souillent ceux qui en mangent, lorsque d'ailleurs, en le faisant, on ne blesse aucune conscience, aucune opinion, et qu'on n'y cherche pas la volupté. [2,15] CHAPITRE XV. POURQUOI LES MANICHÉENS INTERDISENT L'USAGE DES VIANDES. 36. Il est du plus haut intérêt de connaître le motif de cette abstinence superstitieuse. Ce motif le voici : Une partie de Dieu a été mêlée à la substance des maux pour l'enchaîner et en réprimer l'extrême fureur, ce sont là vos paroles, et le monde a été formé de ce mélange des deux natures du bien et du mal. Or cette partie divine tend sans cesse à se séparer de toute partie du monde, et à se retirer dans sa propre sphère; mais en s'exhalant de la terre et dans sa tendance vers le ciel elle se précipite dans les arbres dont les racines plongent dans la terre, et de cette manière elle féconde et développe toutes les herbes et tous les arbustes. De leur côté les animaux se nourrissent de ces herbes et de ces plantes et en se les assimilant, ils fixent dans leur chair ce membre divin, le détournent ainsi de son chemin, l'arrêtent et le font dévier dans cette voie d'égarement où il gémit. Quand les aliments sont préparés de plantes et de fruits, et destinés aux saints, c'est-à-dire aux manichéens, leurs chastetés, leurs prières, leurs psaumes, en dégagent l'élément riche et divin, lui font subir une purification complète et le rendent capable de rentrer sans souillure dans son propre royaume. Voilà pourquoi à un mendiant qui n'est pas manichéen, vous défendez de donner du pain, des fruits et même de l'eau ; de peur, pensez-vous, que le membre de Dieu mêlé à toutes ces substances ne soit souillé par les péchés de ce mendiant et ne se voie fermer la voie du retour. 37. Quant aux viandes, vous prétendez qu'elles ne sont qu'un amas de souillures. En effet, dites-vous, quand on cueille les plantes ou les fruits, quelque parcelle de cette partie divine prend la fuite ; elle s'enfuit surtout quand on leur fait subir la compression, la mastication et la cuisson. Elle fuit même dans tous les mouvements des animaux, soit quand ils s'agitent, soit quand on les exerce, soit quand ils travaillent ou qu'ils font toute autre chose. Elle fuit même pendant notre sommeil, alors surtout que s'opère la digestion par l'effet de la chaleur intérieure. Toutes ces occasions facilitent la fuite de la nature divine; en sorte que ce qui reste est extrêmement souillé, et c'est de cette ordure que, au moyen de la génération, est formée la chair; toutefois cette chair s'unit à une âme de bonne nature, parce que dans les divers mouvements signalés tout à l'heure, tout le divin ne s'est pas enfui, mais seulement la plus grande partie. Aussi dès que l'âme à son tour a quitté la chair, ce qui reste n'est plus qu'un amas de souillures; et dès lors l'âme de ceux qui se nourrissent de viandes ne peut qu'être souillée. [2,16] CHAPITRE XVI. MYSTÈRES DES MANICHÉENS. 38. O obscurité des choses de la nature, comme vous servez de voile au mensonge ! Exposez cette doctrine à un homme dépourvu de connaissances sur les causes naturelles, et encore privé complètement de la lumière de la vérité, le voilà séduit par ces images corporelles, précisément parce que le fond de ces erreurs n'est pas apparent, et qu'on les revêt, pour les systématiser, de fantômes empruntés aux choses visibles, et d'un style imagé, pour les exprimer. Et ces vaines erreurs seront acceptées comme des vérités ! Ceux qui s'y laisseraient prendre sont ces hommes dont se composent la foule et les multitudes, et qu'une crainte religieuse plutôt que le raisonnement défend et préserve de ces séduisantes erreurs. Aussi je veux faire mon possible, avec l'aide de Dieu, pour les réfuter de telle sorte, que non-seulement les hommes instruits les réprouveront sur le simple exposé qui en est fait, mais que les intelligences les plus vulgaires en saisiront toute la fausseté, toute l'absurdité. 39. Et d'abord je demande comment vous savez que dans le froment, les légumes, les fleurs, les fruits, se trouve enfouie je ne sais quelle partie de Dieu ? Mais, disent-ils, cela résulte de l'éclat de la couleur, du parfum des odeurs, de la suavité des saveurs; les choses putréfiées au contraire, n'ayant rien de tout cela, montrent par là même qu'elles sont privées de ce bien. Vous n'avez pas honte de croire que le nez et le palais sont pour vous les moyens de trouver Dieu ? Mais passons. Je vous parlerai latin, et c'est, comme on dit, beaucoup pour vous. Si c'est par la couleur que la présence du bien se révèle dans les corps, la fange des animaux, qui est cependant l'immondice de leur chair elle-même, ne revêt-elle pas diverses couleurs, le blanc, le jaune, etc., et ces couleurs dans les fruits et dans les fleurs, ne les regardez-vous pas comme des témoins attestant la présence intime de Dieu même? D'où vient donc que le rouge dans la rose vous est l'indice d'un bien abondant, taudis que vous le condamnez dans le sang? D'où vient que dans la violette vous honorez une couleur que vous réprouvez dans les épanchements de bile, dans les jaunisses et dans les déjections de l'enfant? La blancheur et l'éclat de l'huile vous paraît proclamer que le bien y est mêlé abondamment, et vous usez de l'huile pour purger le ventre et la gorge ; vous redoutez aussi de toucher des lèvres les gouttes distillées d'une viande grasse et revêtant un éclat tout semblable. Vous regardez le melon doré comme sorti des trésors de Dieu, et vous en excluez la graisse dorée du jambon ou le jaune de l'oeuf. Pourquoi la blancheur de la laitue vous proclame-t-elle Dieu tandis que celle du lait garde le silence ? Je ne parle que des couleurs; les ailes et les plumes du paon naissent évidemment de la chair, et cependant pouvez-vous comparer à leur éclat et à leur splendeur toutes les magnificences des fleurs d'une prairie? 40. L'odeur vous révèle aussi le bien. Or la chair de certains animaux ne sert-elle pas à former des parfums de l'odeur la plus suave? Les aliments que l'on fait cuire avec les meilleures viandes, n'exhalent-ils pas une odeur plus agréable que si la viande y manquait? Enfin si vous jugez de la pureté d'après le goût ou l'odeur, vous avez dû apporter plus d'avidité à vous nourrir de boue qu'à boire de l'eau de citerne; car la terre arrosée d'eau exhale une odeur plus agréable, que l'eau seule de la pluie. Si donc nous avons besoin de consulter l'odeur pour savoir si Dieu habite dans tel corps, nous concluons qu'il habite plutôt dans les dattes et dans le miel que dans la chair de porc; mais qu'il habite aussi dans la chair de porc plutôt que dans la fève ; qu'il habite plutôt dans la figue que dans le foie d'un porc engraissé de figues, je le concède, mais avouez aussi qu'il habite plutôt dans ce foie que dans la bette. Et si je vous amenais à avouer que certaines racines qui vous semblent plus pures que la chair, reçoivent Dieu de la chair elle-même, et vous serez contraints de l'avouer, sera-ce à la saveur que l'on reconnaîtra la présence de Dieu ? En effet les légumes sont bien plus savoureux lorsqu'ils cuisent avec les viandes; et nous ne pouvons goûter aux herbes dont les troupeaux se nourrissent. Au contraire macérez ces herbes dans du lait, aussitôt elles revêtent une couleur bien plus agréable et ont une saveur qui nous plaît. 41. Quand ces trois choses sont réunies, la couleur, l'odeur et la saveur, pensez-vous que le bien s'y trouve aussi en plus grande quantité? Cessez donc de prodiguer tant d'admiration aux fleurs, puisque exposées à l'action du palais vous ne pourriez les supporter. Gardez-vous au moins de préférer le pourpier à la chair, puisque cuit avec elle il devient de beaucoup inférieur en couleur, en odeur et en saveur. N'oublions pas que nous dissertons du bien et du mal et que nous cherchons nos preuves non pas dans les écrivains et les auteurs, mais dans les aliments et leur préparation. Eh bien ! le cochon de lait rôti nous offre une couleur blanche, une odeur suave et un goût délicieux; vous trouvez au moins là un indice parfait de la cohabitation de la substance divine; il vous invite par un triple témoignage, il demande à votre sainteté d'achever sa purification. Acceptez donc ! pourquoi hésitez-vous? pourquoi vous préparer à contredire? Par la couleur seule, l'excrément d'un enfant l'emporte sur la lentille; l'odeur seule d'une viande rôtie l'emporte sur la figue à la fois douce et verte; la saveur seule du chevreau tué, l'emporte sur l'herbe dont il se nourrit pendant sa vie. Nous avons même trouvé une viande dont l'excellence est attestée par ces trois témoins ensemble. Que voulez-vous de plus ? ou qu'avez-vous à objecter? Tous ces mets délicats vous souilleraient si vous en mangiez, et vous soutenez innocemment de pareilles énormités 1 A toutes les viandes et à tous les fruits, vous préférez évidemment un rayon de soleil et cependant ce rayon est sans odeur et sans saveur; son éclat seul l'élève de beaucoup au-dessus des corps les plus beaux; il semble dès lors vous exciter, même malgré vous, à préférer l'éclat de la couleur à tous les autres gages présentés parle mélange du bien. 42. Vous voilà de nouveau aux prises avec le raisonnement fait tout à l'heure ; car je veux vous faire avouer que le sang et ces autres choses fétides, mais brillamment colorées, que l'on jette aux égouts, révèlent mieux l'habitation de la partie de Dieu, que ne peuvent le faire les brillantes feuilles de l'olivier. Vous allez sans doute me répondre de nouveau que les feuilles de l'olivier en se consumant exhalent une flamme dans laquelle se révèle la présence de la lumière, tandis qu'il n'en est pas ainsi des viandes livrées aux flammes. Mais que me direz-vous de la graisse dont tous les Italiens se servent pour éclairer leurs lampes? Que me direz-vous de la fiente de boeuf? vous avouez qu'elle est plus vile que leur chair, et cependant les paysans, quand elle est desséchée, s'en servent pour faire du feu; on dit même que le feu y prend très-facilement et que la fumée en est très-salutaire. Puisque l'éclat et la flamme vous révèlent une présence plus abondante de la partie divine, pourquoi ne purifiez-vous pas vous-mêmes, pourquoi ne manifestez-vous pas, ne délivrez-vous pas cette (535) partie de Dieu? Car elle habite surtout dans les fleurs; et sans parler du sang et de toutou qui se trouve dans la chair ou y ressemble, pouvez-vous réunir toutes les fleurs dans vos festins? lors même que vous mangeriez des viandes vous ne pourriez réunir dans vos repas les écailles des poissons, certains vermisseaux et insectes, qui ensevelis dans les ténèbres, y brillent de la lumière qui leur est propre. 43. Après cela le seul parti qui vous reste, n'est-ce pas de cesser de dire que pour découvrir dans les corps la présence de la partie divine, vous avez pour juges infaillibles les yeux, l'odorat, le palais? Et ne pouvant plus vous appuyer sur ces sens, de quel droit affirmerez-vous, non-seulement que Dieu est plus contenu dans les plantes que dans la chair, mais même qu'il est contenu dans les plantes? Est-ce la beauté qui vous charme, non la beauté qui résulte de la suavité des couleurs, mais de l'harmonie des parties? Et plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Jusques à quand en effet, oserez-vous comparer des bois tordus à ces corps des animaux où règne un ordre admirable dans les proportions des membres ? Si c'est le témoignage des sens corporels qui vous flatte, comme il doit flatter tous ceux dont l'intelligence ne perçoit pas l'essence des choses, comment pouvez-vous croire encore que sous l'action du temps ou de certaines pressions la substance du bien s'échappe du corps, parce que Dieu, dites-vous, s'en éloigne lui-même et émigre d'un lieu dans un autre? C'est là le comble de la démence. Cependant, si je ne me trompe, aucun signe, aucun indice n'a pu motiver cette manière de voir. En effet, la plupart des fruits cueillis sur les arbres ou arrachés à la terre ont besoin, avant de devenir notre nourriture, de perfectionner leur maturité durant un certain laps de temps. Je citerai, comme exemple, les poireaux, les laitues, les raisins, les pommes, les figues et certaines poires. Combien d'autres fruits de ce genre qui, si on ne les consomme pas aussitôt qu'ils sont cueillis, se colorent plus agréablement, deviennent plus salutaires et prennent un parfum tout nouveau? Or tous ces avantages cesseraient d'exister, si, comme vous le soutenez, ces fruits se dépouillaient d'autant plus du bien, qu'ils restent plus longtemps détachés du sein maternel de la terre. De son côté la chair des animaux tués de la veille, est plus agréable et plus salutaire. C'est cependant le contraire qui devrait être, si, comme vous t'affirmez, elle possédait plus de bien le jour où elle a cessé de vivre qu'elle n'en possédera le lendemain, puisque la substance divine s'en sera éloignée d'une manière plus complète. 44. Le vin lui-même, ignorez-vous qu'en vieillissant il devient et plus pur et meilleur? Loin de troubler les sens par son parfum plus développé, comme vous le prétendez, il devient plus fortifiant, plus salutaire au corps, pourvu toutefois que l'usage en soit modéré; car en toute chose la modération est nécessaire. Au contraire, le vin nouveau produit plus vite la perturbation des sens. Restez un instant courbés sur une cuve en fermentation, le cerveau en recevra une commotion assez prompte et assez forte pour entraîner la mort si vous n'êtes pas secourus. Au point de vue seulement de la santé, ne sait-on pas que le vin nouveau produit dans le corps un ballonnement et une tension nuisible? Oserez-vous donc soutenir que ces inconvénients du vin nouveau ont pour cause la plus grande somme de bien qu'il renferme, et que si le vin vieux est plus innocent, c'est parce qu'il a perdu une grande partie de la substance divine? Ce serait là une absurdité, pour vous surtout qui prétendez que c'est la présence d'une partie de Dieu qui affecte agréablement nos sens, les yeux, les narines, le palais. Alors quel est votre égarement de prétendre que le vin n'est autre chose que le fiel des princes des ténèbres, et de ne pas vous abstenir de manger des raisins? La cuve renferme-t-elle une plus grande quantité de ce fiel que le verjus? Si c'est quand le bien disparaît, et il disparaît avec le temps, que le fruit devient plus pur, plus généreux, comment se fait-il que ce soit en donnant aux raisins le temps de bien mûrir sur le cep, qu'ils deviennent plus doux, plus agréables et plus salutaires? Le vin lui-même, c'est quand il est soustrait à la lumière qu'il devient plus liquide et plus brillant, c'est en lui laissant perdre la substance salutaire, qu'il devient plus salutaire ! 45. Que dirai-je des bois et des branchages? En vieillissant ils se dessèchent, et pourtant vous n'oserez pas soutenir qu'ils n'en deviennent que plus mauvais. Ce qu'ils perdent en séchant, c'est ce qui engendre la fumée; ce qu'ils conservent, c'est ce qui donne à la flamme cet éclat et cette clarté que vous aimez tant et qui vous prouvent que le bien est plus pur dans le bois sec que dans le bois vert. Et voici la conclusion que j'en tire : ou vous niez que la substance divine soit en plus grande quantité dans un feu pur que dans une flamme fumeuse, et alors vous bouleversez tout votre système; ou bien vous devez avouer que les arbres coupés ou arrachés et restant plus longtemps dans cet état, se dépouillent de plus de mal qu'ils ne perdent de bien. Et cet aveu nous amène à conclure que la pleine maturité chasse le mal des fruits, et que la chair en retire une plus grande somme de bien. Mais c'est assez sur ce sujet, quant à présent. 46. Avançons. Si la commotion, la chute et le brisement de ces sortes d'objets nécessitent la fuite de cette nature divine, voyez dans la nature combien de choses s'améliorent par le mouvement, et ici encore confessez votre erreur. Du suc de l'orge on forme une boisson qui imite le vin, et cette boisson devient meilleure quand elle est agitée. Bien plus, cette boisson enivre très-promptement : pourquoi donc ne l'appelez-vous pas aussi le fiel des princes? La farine mêlée d'un peu d'eau se durcit un peu; en l'agitant, elle devient meilleure; en la soustrayant à la lumière elle devient plus blanche; à vos yeux se peut-il un langage plus pervers? Le fabricant de pastilles pétrit son miel jusqu'à ce qu'il lui ait donné cet éclat que nous lui voyons et cette douceur salutaire : comment cela se peut-il faire si le bien s'en échappe? Mais vous reconnaissez la présence de Dieu à la vue, à l'odorat, an goût et même aux délectations de l'ouïe; eh bien ! les harpes ne se font-elles pas avec les nerfs de la viande et les flûtes avec les os? et pour les rendre sonores, on les dessèche, on les comprime, on les tord. Ainsi cette douceur de la musique qui nous vient, dites-vous, des royaumes célestes, nous la devons à des chairs mortes, desséchées par le temps, effilées par la compression et distendues par la torsion. Cependant vous soutenez que ces mêmes opérations éloignent la substance divine, tant des choses vivantes que des viandes mortes que l'on soumet à la cuisson. Pourquoi donc les chardons bouillis perdent-ils ce qu'ils ont de nuisible à la santé ? Dirons-nous que pendant cette opération ils perdent Dieu ou une partie de Dieu ? 47. Pourquoi insister davantage? Tout dire serait difficile et n'est nullement nécessaire. Qui ne sait qu'en cuisant beaucoup d'aliments deviennent plus doux et plus salutaires ? Et cependant c'est le contraire qui devrait être, si, comme vous le croyez, le bien disparaissait avec ces divers mouvements. Maintenant faites appel à tous les sens du corps pour me prouver que les viandes sont impures et qu'elles souillent l'âme de ceux qui s'en nourrissent, c'est en vain. Je vous opposerai les fruits qui après de nombreuses transformations s'assimilent à la chair ; je vous opposerai surtout le vinaigre avec sa vétusté et sa corruption, et que vous croyez plus pur que le vin ; je vous opposerai même votre boisson ordinaire, laquelle n'est autre chose qu'une sorte de vin cuit et qui devrait être plus impure que le vin, si le mouvement et la coction forcent les membres divins à se retirer des objets corporels. Et s'il n'en est pas ainsi, comment alors pouvez-vous croire que les fruits cueillis, mis au cellier, puis manipulés, cuits et digérés, sont abandonnés de la substance du bien, pour ne laisser plus qu'un résidu sordide propre à la génération des corps? 48. Direz-vous que pour conclure à l'existence du bien dans ces objets, vous ne vous appuyez ni sur la couleur, ni sur la forme, ni sur l'odeur, ni sur la saveur? Alors sur quoi vous appuyez-vous? Est-ce sur une certaine force, une certaine résistance que ces fruits semblent perdre quand on les sépare de la terre et qu'on les utilise? D'abord c'est là une absurdité évidente, car beaucoup d'objets séparés de la terre n'en prennent qu'une plus grande fermeté, comme je l'ai prouvé en parlant du vin qui en vieillissant ne fait que gagner en force et en douceur. Mais admettons que c'est là votre point de départ, vous cherchez la force; eh bien ! je vous prouve que les viandes, plus que tout autre aliment, renferment une large partie de Dieu. En effet, les athlètes qui ont un si grand besoin de force et de vigueur, est-ce de fruits ou de légumes qu'ils se nourrissent, n'est-ce pas plutôt de viandes? 49. Serait-ce parce que les viandes se nourrissent du fruit des arbres, tandis que les arbres ne se nourrissent pas de viandes, que vous donnez la préférence aux arbres sur les corps? Vous ne voyez donc pas que les arbustes les plus vigoureux et les plus féconds, que les moissons les plus abondantes puisent leur sève dans le fumier? C'est là une vérité évidente, et cependant la grande accusation que vous formulez contre la chair, c'est de dire qu'elle est un réceptable d'ordures ! Pourtant c'est là ce qui alimente ce qui vous paraît si pur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus impur dans cette chair qui par elle-même vous parait déjà souillée. Que si vous méprisez la chair parce qu'elle naît de l'union des sexes, cherchez donc vos délices dans la chair des vermisseaux qui naissent en si grand nombre sans union de sexes, dans les fruits, dans le bois, dans la terre elle-même. Mais je ne sais plus comment caractériser cette rêverie. Si c'est parce qu'elle naît de l'union d'un père et d'une mère que la chair vous est en horreur, ne dites donc pas que ces princes des ténèbres sont nés du fruit de leurs arbres, car alors ils devaient vous inspirer plus de dégoût que vous n'en avez pour la chair, à laquelle cependant vous ne voulez pas goûter. 50. Vous soutenez que toutes les âmes des animaux sont le produit de la nourriture des animaux qui les ont engendrés, et vous vous glorifiez d'arracher à ces prisons la substance divine; mais cette même substance renfermée dans vos aliments combat contre vous et vous force instamment à manger des viandes. Ces âmes que doivent enchaîner à leur corps tous ceux qui se nourrissent de chair, pourquoi ne les délivrez-vous pas en vous en emparant les premiers et en mangeant ces viandes? Mais, disent-ils, ce ne sont pas les viandes, mais les fruits qu'ils mangent avec la viande qui leur communiquent une partie bonne. Alors qu'allez-vous faire des âmes des lions dont la chair est la seule nourriture? Ils boivent, répliquent-ils; leur âme dès lors est formée de cette eau et de la chair. Que direz-vous donc d'un si grand nombre d'oiseaux? Que direz-vous des aigles qui ne se nourrissent que de chair et n'ont besoin d'aucun breuvage ? Ici rien à répliquer, nécessairement on est vaincu. Car si l'âme provient de la nourriture, il est des animaux qui engendrent leur fruit et qui pourtant ne boivent jamais, dont la chair est la seule nourriture ; et cependant dans cette chair il y a une âme que vous devriez purifier en vous nourrissant de cette viande. A moins peut-être que vous ne voyiez une âme de lumière, dans le porc qui se nourrit de fruits et qui boit de l'eau, tandis que l'aigle, ce grand ami du soleil, n'a qu'une âme de ténèbres parce qu'il ne se nourrit que de chair. 51. O contradictions, absurdités incroyables ! Vous auriez évité cet abîme, si méprisant ces fables ridicules, vous n'aviez écouté que la vérité dans cette question de l'abstinence des viandes. Comme nous, vous auriez vu dans cette abstinence des viandes délicates, un moyen de réprimer les passions et non la crainte de contracter une souillure qui n'y existe pas. Mais je mets de côté la nature des choses, je fais abstraction de la force de l'âme et du corps, je vous concède un instant que l'âme se souille dans la manducation des viandes; avouez au moins qu'elle se souille bien plutôt par la cupidité. Quelle folie donc de retrancher du nombre des élus un homme qui par raison de santé et sans passion aucune croit pouvoir se nourrir de viande ! Au contraire, qu'il désire passionnément et qu'il mange avec voracité des légumes fortement épicés, c'est à peiné si vous lui reprocherez un peu d'intempérance, mais vous ne le condamnerez pas comme violateur du sceau. Ainsi vous n'admettrez pas parmi vos élus celui qui, sans y mêler aucune passion, a goûté un peu de volaille pour se guérir, et vous donnerez place à celui qui est passionné pour les mets les plus recherchés dès qu'il n'y entre aucune viande. Vous conservez celui qui se plonge dans les hontes de l'intempérance, et vous rejetez celui dont l'unique faute est de toucher à une nourriture qui, dites-vous, souille par elle-même. Et cependant vous avouez que les souillures qui viennent de la concupiscence même sont à vos yeux bien plus graves que celles qui viennent de la nourriture. Eh quoi ! combler de vos faveurs celui qui s'abandonne passionnément à ces voluptueux festins, et exclure de vos rangs celui qui, uniquement pour apaiser sa faim, sans aucune passion, prend place à la table commune, disposé à manger de n'importe quelle nourriture, quelle absurdité, quelle contradiction manifeste ! Et voilà vos moeurs admirables, vos enseignements sublimes, votre prodigieuse tempérance ! 52. Il est aussi des aliments qui vous sont offerts dans vos repas, dans le but prétendu de les purifier, et vous prétendez que ce serait une iniquité pour tout autre que pour un élu d'y toucher ! quelle honte, dites-moi, et parfois même quelle source de crimes ! Souvent en effet ces aliments sont fournis en si grande quantité, que la plupart des convives ne sauraient y suffire. Et comme ce serait un sacrilège de donner à d'autres le superflu ou de le laisser perdre, il vous faut faire les plus violents efforts de gloutonnerie ; car vous voulez purifier tout ce qui est servi. Et quand vous êtes bien repus vous obligez les enfants qui vous sont confiés à décorer le reste. C'est ainsi qu'à Rome un manichéen fut accusé d'avoir fait mourir plusieurs enfants en les contraignant de manger ces superstitieux aliments. Je refuserais d'y croire, si je ne savais qu'à vos yeux le plus grand des crimes c'est de donner ces aliments à d'autres qu'à des élus, ou de les laisser se corrompre. Il faut donc les consommer ; et cette nécessité engendre presque chaque jour les plus honteux excès et conduit quelquefois à l'homicide. 53. C'est au point que vous défendez même de donner du pain à un mendiant, tandis que vous permettez par miséricorde ou plutôt par jalousie de lui donner des pièces de monnaie. Que dois-je surtout blâmer, votre cruauté ou votre folie? Qu'arriverait-il si semblable chose se passait dans un lieu où aucune nourriture ne serait à vendre ? Ce malheureux va mourir de faim, et toi, homme sage et bienveillant, tu as plutôt pitié d'un concombre que de ton semblable ! comment puis-je caractériser une telle conduite qu'en la nommant une pitié fausse et une cruauté réelle ? J'y vois aussi une folie véritable. En effet, que va-t-il arriver, si avec cet argent que tu lui donnes, ce pauvre achète du pain? Est-ce qu'alors cette partie divine qu'il va recevoir du vendeur n'aura pas à souffrir ce qu'elle aurait souffert si ce pauvre l'avait reçue de toi? Le vois-tu, ce malheureux couvrant de souillures cette partie de Dieu qui n'aspire qu'à remonter à sa source, et pour un tel crime, il est aidé de ton aumône ! Grâce à votre haute prudence, quelle différence voyez-vous entre livrer aux mains d'un homicide la victime qu'il va immoler et lui donner sciemment l'argent avec lequel il pourra commettre son crime? N'est-ce pas le comble de la folie? L'alternative est nécessaire: ou ce mendiant mourra s'il ne trouve pas de pain à acheter, et s'il en trouve c'est le pain lui-même qui périt. Dans le premier cas l'homicide est réel; pour vous il ne l'est pas moins dans le second, et l'on doit vous l'attribuer, comme s'il était réel aussi bien que le premier. Ne pas défendre à vos auditeurs de se nourrir de viande, mais leur défendre de tuer des animaux, quelle folie, quelle absurdité ! Si cette nourriture ne souilla pas, acceptez-en vous mêmes; si elle souille, quelle démence vous fait croire qu'il est plus criminel de délivrer de son corps l'âme d'un porc, que de souiller une âme humaine avec de la chair de porc? [2,17] CHAPITRE XVII. DU SCEAU DES MAINS. 54. Considérons maintenant le sceau des mains. Et, d'abord, Jésus-Christ condamne comme une superstition formelle notre refus de verser le sang des animaux ou de déchirer les arbres. Il déclare, en effet, qu'il n'y a aucune relation à établir entre nous et les animaux et les arbres, et il envoya les démons dans une troupe de pourceaux. L'arbre sur lequel il n'avait trouvé aucun fruit, il le maudit et le condamna à se dessécher. Quel péché avaient commis ces pourceaux ou cet arbre? Nous ne poussons pas encore la folie jusqu'au point de croire qu'un arbre choisisse volontairement la fécondité ou la stérilité. Notre-Seigneur, dans ces faits extérieurs, cachait donc un autre enseignement ; qui peut en douter? Le signe que devait donner le Fils de Dieu, ce n'était certainement pas l'homicide, et cependant vous prétendez que c'est un homicide de couper un arbre ou de tuer un animal. Il a fait des prodiges sur les hommes avec lesquels nous sommes en société ; mais ces prodiges il les a produits en guérissant les hommes et non pas en les tuant. Il devait donc en agir de même avec les animaux et les arbres, s'il croyait comme vous qu'il y a une société réelle entre nous et eux. 55. Comme je ne puis suivre vos subtilités au sujet de l'âme des pourceaux et d'une certaine vie attribuée aux arbres, j'ai cru devoir invoquer ici l'argument d'autorité. Je sais que vous avez une ressource pour ne pas vous laisser écraser par le témoignage des Ecritures, c'est de dire qu'elles ont été falsifiées toutefois vous n'avez pas encore songé à mettre au nombre des passages frauduleusement insérés dans l'Évangile, ceux que je viens de citer, au sujet de l'arbre stérile et de la troupe de pourceaux; mais dans la crainte que vous trouvant condamnés par ces témoignages vous ne les accusiez bientôt de falsification, je poursuivrai mon raisonnement. Tout d'abord, à vous, si féconds en promesses de raison et de vérité, je demanderai quel tort on peut faire à un arbre, je ne dis pas en cueillant ses fruits ou en arrachant ses feuilles, parmi vous un tel acte accompli avec connaissance serait réputé, sans nul doute, une corruption du sceau, mais en l'arrachant entièrement. En effet, cette âme fût-elle raisonnable, comme vous le supposez, se trouverait, c'est vous qui l'affirmez, délivrée des chaînes qui l'unissaient à cet arbre et dans lesquelles elle gémissait sans y trouver aucune utilité. Ne menace-t-on pas chez vous, comme d'un dur châtiment, si ce n'est le châtiment suprême, les hommes de redevenir arbres? C'est du moins la doctrine du fondateur de votre secte. Est-ce donc que l'âme est capable de revenir à la sagesse dans un arbre comme dans un homme? Quant à respecter la vie de l'homme, les plus graves motifs nous en font un devoir; soit parce que sa sagesse et sa vertu peuvent être pour les autres d'une grande utilité ; soit parce qu'il peut lui-même arriver à la sagesse, grâce à un avertissement qui lui sera donné extérieurement par quelqu'un, ou bien grâce à un rayon divin qui viendra éclairer intérieurement ses pensées. Quant à l'âme de l'homme, plus elle sera sage en sortant d'un corps, plus il lui est utile d'en sortir; la raison et l'autorité confirment à l'envi cette vérité. Donc celui qui coupe un arbre ne fait autre chose que délivrer une âme qui y séjournait sans profit pour sa perfection dans la sagesse. C'est pourquoi votre premier devoir, à vous, qui êtes d'une sainteté parfaite, devait être de couper les arbres, et après avoir délivré leurs âmes de ces chaînes, de leur procurer, par vos prières et vos cantiques, un séjour préférable. Pourquoi cela ne peut-il se faire qu'à l'égard de ces âmes que vous ensevelissez dans votre estomac, sans les aider de vos prières? 56. Quoiqu'il soit pour vous de la dernière évidence que les âmes des arbres ne profitent aucunement en sagesse, pendant qu'elles séjournent dans les arbres, vous ne laissez pas d'éprouver les plus vives angoisses, quand on vous demande pourquoi il n'est pas d'apôtre envoyé pour les arbres, ou pourquoi l'apôtre des hommes ne prêche pas en même temps aux arbres. Vous êtes contraints de répondre que les âmes, en cet état, ne peuvent percevoir les préceptes divins. Mais cette réponse n'est pour vous qu'une cause de nouveaux embarras, car vous affirmez, en même temps, que ces âmes entendent votre voix, qu'elles comprennent vos paroles, qu'elles discernent les corps et leurs mouvements et qu'elles perçoivent même les pensées. S'il en est ainsi, pourquoi donc un apôtre de la lumière ne peut-il rien sur elles? Ne devraient-elles pas apprendre plus facilement que nous puisqu'elles connaissent ce qu'il y a de plus secret dans l'esprit? Pour nous instruire, un maître a besoin de parler; pour instruire ces âmes il lui suffirait de penser, et ses pensées seraient perçues par elles avant qu'il les eût formulées par la parole. Si tout cela est faux, reconnaissez donc de quelle erreur profonde vous êtes les victimes. 57. Ainsi vous ne cueillez pas les fruits, vous n'arrachez pas les herbes, mais vous ordonnez à vos auditeurs de les cueillir et de les arracher, et, en cela, vous croyez être utiles, non pas seulement à ceux qui vous obéissent, mais même aux objets qui vous sont apportés une semblable absurdité peut-elle être tolérée? D'abord peu importe que vous commettiez le crime vous-mêmes ou que vous le fassiez commettre pour vous. Vous ne le faites pas commettre, dites-vous; mais comment venir au secours de cette partie divine qui séjourne dans les laitues et les poireaux, si personne ne les arrache, et ne les présente à des saints pour les purifier? Ensuite, supposé qu'en passant dans ce champ où tout a été mis à votre disposition par un ami, vous apercevez un corbeau se jetant sur une figue, que ferez-vous alors? A moins de contredire votre système, il doit vous sembler entendre la figue vous adresser la parole, et avec des cris pitoyables, vous supplier de la couper et de la confier à un ventre saint pour la purifier et la ressusciter, plutôt que de la laisser dévorer par un corbeau, de la mêler à un ventre impur et de la condamner à une multitude de transformations aussi viles que cruelles ? Quelle cruauté, vraiment, si votre système est vrai ! et quelle ineptie s'il est faux ! Briser le sceau, quelle contradiction à vos enseignements ! et si vous le gardez, quelle hostilité contre un membre de Dieu ! 58. Ce résultat montre un côté ridicule de votre faux système; mais de par votre erreur même, vous êtes convaincus de cruauté manifeste. Un homme en proie soudain à une défaillance corporelle, accablé de fatigue, se rencontre gisant et à demi-mort sur le chemin, il ne peut plus que prononcer quelques paroles, pour te demander une poire, pour réclamer ton assistance, pour te conjurer de le soustraire à la mort en lui cueillant un fruit qu'aucun droit humain ou divin ne nous défend de cueillir; et toi, homme chrétien, d'une sainteté éminente, tu continueras ta route, tu délaisseras cet homme au sein de ses douleurs et malgré ses supplications, de peur que l'arbre ne pleure tandis que tu détacheras son fruit, et qu'en violant le sceau tu ne tombes victime des châtiments manichéens) Quelles moeurs, quelle étrange innocence ! 59. Mais j'arrive à la mort des animaux, et sur ce point encore combien de choses à dire ! Si un loup en tue un autre, quel danger y a-t-il pour son âme? Ce loup, tant qu'il vivra, restera loup et il n'obéira à aucun prédicateur qui lui défendrait de toucher au sang des agneaux; la mort de cet animal ne délivre-t-elle pas des liens du corps cette âme, selon vous, raisonnable? Vous défendez aussi à vos auditeurs de se souiller par la mort de cet animal, et cette faute vous semble encore plus grande que lorsqu'il s'agit des arbres. Cette sensibilité corporelle, je ne la désapprouve pas plus qu'il ne faut. En effet, aux mouvements et aux cris de ces animaux, nous comprenons que la mort leur est douloureuse, et cependant l'homme méprise cette douleur parce qu'aucune relation ne l'unit à la bête, par la raison que celle-ci n'a point d'âme raisonnable ; mais je me demande quelles impressions vous pouvez éprouver quand vous considérez les arbres, et sur ce point je vous trouve dans un aveuglement complet. En effet, si le sentiment de la douleur ne se manifeste dans un arbre par aucun mouvement extérieur, n'est-il pas évident que ce même arbre est en pleine santé quand il croît, quand il se couvre de feuillage, de fleurs et de fruits? Cette vigueur il la doit le plus souvent à l'émondage. Dès lors, si, comme vous le prétendez, le fer lui était à ce point douloureux, toutes ces blessures devraient le faire sécher et souffrir plutôt que d'accroître sa sève et sa vie. 60. Mais pourquoi voyez-vous un plus grand crime à tuer un animal qu'à couper un arbre, puisque l'âme d'un arbre vous paraît plus pure que celle de la chair? Mais, objectez-vous, lorsqu'on enlève quelque chose aux campagnes pour le donner à purifier aux élus et aux saints, il y a compensation. J'ai déjà précédemment réfuté cette objection et suffisamment démontré qu'aucune raison ne peut prouver que les fruits ont une plus grande part de bien que les viandes. Mais je suppose un homme qui gagne sa vie en vendant de la chair, il emploie tout le profit qu'il retire de ce commerce à acheter les aliments de vos élus, et il leur en procure ainsi plus que le laboureur et l'homme des champs; n'y a-t-il pas aussi, en ce cas, compensation à tuer des animaux? Mais il réplique à cela qu'il est encore une autre raison plus secrète. Car l'homme rusé trouve toujours dans l'obscurité des faits de la nature, de quoi surprendre les ignorants. Les princes célestes, dit-il, vaincus et captifs de la nation des ténèbres, ont été mis chacun à sa place, sur cette terre, par le Créateur du monde, et chacun d'eux possède les animaux qui lui conviennent et qui sont issus de son espèce et de sa race. Les détruire, à leurs yeux, c'est un crime; ils ne permettent pas à ceux qui s'en rendent coupables de sortir de ce monde; et ils les accablent de toutes sortes de châtiments et de leur vengeance. Les ignorants ne vont-ils pas redouter ces menaces, et eux qui ne voient rien dans de pareilles ténèbres, ne croiront-ils pas qu'il en est comme on le leur dit? Je n'abandonnerai pas mon dessein, et Dieu me secondera de ses lumières pour réfuter ces obscurs mensonges par l'éclat éblouissant de la vérité. 61. Je demande donc si ces animaux qui sont sur la terre ou dans les eaux, descendent de ces princes par voie de génération et de gestation, puisque ceux qui naissent maintenant ont pour auteurs ces avortons. S'il en est ainsi, je demande si les abeilles, les grenouilles, et autres animaux nombreux qui naissent en dehors de l'union des sexes, peuvent être impunément mis à mort. Non, répondez-vous. Ce n'est donc pas à cause de leur parenté avec je ne sais quels princes que vous défendez à vos auditeurs de tuer les animaux. Ou bien si vous admettez entre tous les corps une parenté générale, comment leur permettez-vous de détruire les arbres? N'est-ce pas aussi offenser les princes? La seule ressource qui vous reste et nous en connaissons l'impuissance, consiste à dire que la faute commise par les auditeurs à l'égard des arbres, est compensée par les fruits qu'ils apportent à l'Eglise. On a été jusqu'à dire que les bouchers qui préparent et vendent la viande des animaux, pourvu qu'ils soient vos auditeurs, et qu'ils consacrent leur gain à vous procurer des fruits, peuvent se croire permise cette immolation quotidienne, et mépriser la faute et la croire expiée par vos festins. 62. Comme vous l'aviez dit des fruits et des légumes, vous regardez l'immolation des animaux comme une faute qui peut se racheter, non pas cependant de la même manière; car vous défendez à vos auditeurs de manger la chair. Mais que direz-vous des épines et des herbes inutiles que les cultivateurs arrachent de leurs champs et qu'ils détruisent sans qu'ils puissent vous fournir aucun aliment en compensation ? Quel pardon accorder à une dévastation aussi générale, qui ne procure aucune nourriture aux saints ? Direz-vous que cette faute, par suite de laquelle aura lieu une plus grande production des légumes et des fruits, est largement compensée par la manducation de ces légumes et de ces fruits? Mais si les champs se trouvent ravagés par les sauterelles, les rats et les souris, et cela n'arrive que trop souvent, que ferez-vous? Un cultivateur admis au nombre de vos auditeurs pourra-t-il les tuer, car alors il ne péchera que pour aider à la production des fruits? Ici vous voilà certainement dans l'embarras. Car ou bien vous concédez à vos auditeurs le droit de tuer les animaux quoique votre fondateur le leur ait refusé, ou bien vous leur défendez l'agriculture quand il la leur a permise. Souvent en effet on vous a entendus proclamer qu'un usurier est plus innocent qu'un homme de la campagne. Telle est l'amitié que vous professez pour les melons; vous les préférez aux hommes. Pour empêcher de nuire aux melons vous laissez écraser l'homme par l'usure. Une telle justice est-elle à désirer ou à applaudir? ne doit-on pas plutôt réprouver et condamner de tels artifices? Est-ce là une miséricorde insigne? n'est-ce pas plutôt une exécrable cruauté? 63. Mais pourquoi, vous qui épargnez le sang des animaux, n'épargnez-vous pas aussi les punaises, les poux et les puces? Vous vous justifiez en disant que ces insectes sont les saletés de notre corps. Je soutiens d'abord que cette accusation est fausse, si vous l'adressez aux punaises et aux puces. N'est-il pas évident en effet que ces animaux ne tirent pas leur existence de notre corps? Ensuite, puisque vous avez une si vive horreur de l'union des sexes, pourquoi donc ceux qui naissent de notre chair sans aucune union, ne vous paraissent-ils pas les plus purs? Sans doute dans la suite ils enfantent par la génération, mais ils tirent de notre corps leur première naissance en dehors de toute génération de notre part. Et puis si l'on doit regarder comme impurs les animaux qui naissent de corps vivants, que penser de ceux qui naissent de corps morts? Aussi aimez-vous à répéter que l'on peut tuer plus impunément les souris, les couleuvres et le scorpion, qui, selon vous surtout, naissent des cadavres humains. Mais je passe sous silence ce qui est obscur ou incertain. La renommée raconte que les abeilles naissent des cadavres des boeufs. On peut donc les tuer impunément. Dira-t-on qu'il y a encore ici du doute? au moins on ne niera pas que les scarabées tirent leur origine des mottes de fumier? Dès lors vous devez regarder ces animaux et d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, comme moins purs que vos punaises; cependant vous verriez une folie à conserver celles-ci et vous voyez un crime à détruire les autres. Mais peut-être n'avez-vous que du mépris pour les animaux qui vous semblent trop petits? Alors si un animal vous paraît d'autant plus méprisable qu'il est plus petit, vous vous mettez dans la nécessité de donner la préférence au chameau sur l'homme. 64. Ici revient cette gradation dont je n'ai jamais pu vous entendre parler sans frémir. Si; à cause de sa petitesse, vous ne croyez pas devoir épargner le pou, épargnez aussi la mouche qui prend naissance dans une fève. Et si vous épargnez la mouche, pourquoi n'épargnerez-vous pas l'insecte un peu plus fort dont le fétus est assurément plus petit qu'une mouche? D'après ce principe, on pourra aussi tuer impunément une abeille dont le rejeton est de même taille que cette mouche. Et de là nous arriverons au petit de la sauterelle et à la sauterelle elle-même, au petit de la souris et à la souris elle-même. Et pour ne pas m'étendre outre mesure, ne remarquez-vous pas que de degrés en degrés nous arriverons jusqu'à l'éléphant, et nous prouverons que quiconque croit pouvoir sans péché tuer un pou à cause de sa petitesse, se verra amener à conclure qu'il peut en faire autant de cette bête monstrueuse? Mais il me semble inutile d'insister davantage sur de semblables niaiseries. [2,18] CHAPITRE XVIII. LE SCEAU DU SEIN. — INFAMES MYSTÈRES DES MANICHÉENS. 65. Reste le sceau du sein, et votre chasteté s'y trouve fort ébranlée. Non contents de condamner l'union des sexes, réalisant le mot déjà si ancien de l'Apôtre, vous prohibez réellement les noces ou le mariage qui en est la justification honnête. Je le sais, vous allez vous récrier, votre susceptibilité va s'irriter, vous attesterez que si vous recommandez, que si vous louez hautement la chasteté parfaite, cependant vous ne condamnez pas les noces. Et vous donnerez pour preuve la permission du mariage accordée à vos auditeurs qui forment le second ordre parmi vous. Quand vous l'aurez dit bien haut et avec une grande indignation, donnant à mes paroles toute la douceur possible, je vous ferai simplement cette question : N'est-ce pas vous, qui, par cette raison que la génération enchaîne une âme à la chair, la regardez comme un crime bien plus grave que l'union même des sexes? N'est-ce pas vous qui nous répétiez sans cesse de bien observer le temps pendant lequel la femme, après sa purification, devient plus apte à concevoir, et de nous abstenir alors, autant que possible, de toute relation avec elle, pour ne pas exposer une âme à s'unir à la chair? D'où je conclus que si vous permettez une épouse, ce n'est pas pour en avoir des enfants, mais pour satisfaire les passions. Or c'est pour engendrer des enfants que le mariage, comme les lois nuptiales le proclament, unit deux sexes différents. Dès lors quiconque voit un plus grand mal dans la génération que dans l'union, prohibe par cela seul le mariage; il fait de la femme, non plus une épouse, mais une prostituée qui, moyennant certaine donation, se prête à la passion de l'homme. Là où il y a épouse, il y a mariage. Or il n'y a pas mariage là où l'on empêche la maternité : l'épouse disparaît donc par là même. Il est donc bien vrai que vous défendez le mariage, et vous ne pouvez alléguer aucune raison qui vous lave de ce crime dont le Saint-Esprit vous accusait déjà prophétiquement. 66. D'un côté donc vous vous opposez fortement à ce que l'union des sexes enchaîne une âme à la chair; de l'autre vous affirmez énergiquement que par la nourriture des saints l'âme se dégage des semences. Eh bien ! malheureux, ne confirmez-vous pas les soupçons que les hommes forment contre vous? En vous nourrissant de froment, de fèves, de lentilles et d'autres semences, vous nous laissez croire que vous voulez délivrer l'âme de ces semences; pourquoi ne le croirions-nous pas aussi des semences animales ? Ce n'est pas parce qu'elle n'a plus d'âme, que vous appelez impure la chair d'un animal tué, car vous pourriez en dire autant de la semence d'un animal vivant, semence dans laquelle vous croyez enchaînée l'âme qui apparaîtra dans l'enfant, et dans laquelle vous avouez s'être trouvée ensevelie l'âme de Manès lui-même. Et parce que vos auditeurs ne peuvent vous offrir ces semences pour les purifier, comment ne pas soupçonner que vous faites entre vous cette purification secrète, en évitant de vous révéler à eux, dans la crainte qu'ils ne vous abandonnent? Plaise à Dieu qu'il n'en soit pas ainsi ! Mais enfin vous voyez à quels soupçons votre superstition donne libre cours et combien vous avez tort de vous irriter contre ceux qui s'y laissent aller, puisque tout cela résulte des aveux par lesquels vous proclamez que par la nourriture et le breuvage vous voulez arracher les âmes aux corps et aux sens. Je ne veux pas insister davantage, mais vous voyez combien l'invective pourrait être abondante et facile. D'un autre côté le sujet est tel qu'on le craint plutôt qu'on ne cherche à l'approfondir dans le discours. Du reste j'ai déjà suffisamment prouvé que je ne veux rien exagérer, et que je sais me contenter de faits visibles et de raisons évidentes. Passons donc à autre chose. [2,19] CHAPITRE XIX. CRIMES DES MANICHÉENS. 67. Maintenant nous savons que penser de vos trois sceaux. Voilà vos mœurs, voilà où aboutissent vos admirables préceptes: on n'y trouve rien de certain, rien de constant, rien de raisonnable, rien d'innocent. Tout, au contraire, y est douteux, plus que cela, tout y est faux, contradictoire, absurde, abominable. On surprend dans ces moeurs des crimes si nombreux et si graves, que si l'on voulait dresser contre tous un réquisitoire, pour peu que l'on eût de talent on ferait des volumes sur chacun. Si vous observiez vos préceptes, si vous traduisiez dans la pratique vos enseignements, vous offririez le plus frappant tableau d'ineptie, de folie et d'ignorance. Aussi vous contentez-vous d'en faire l'éloge et d'en exposer la théorie, mais sans les accomplir, et en cela vous donnez le plus hideux spectacle de la fraude, de la ruse et de la méchanceté. 68. Pendant neuf années tout entières je me suis fait votre auditeur assidu et vigilant, et jamais je n'ai pu connaître un seul élu qui au point de vue de ces préceptes, n'ait été reconnu coupable ou n'ait prêté flanc à de honteux soupçons : on en surprit beaucoup s'adonnant au vin et à la chair, beaucoup se livrant aux douceurs du bain. Nous ne tenons ces détails que de la renommée. Plusieurs ont été convaincus d'avoir séduit les femmes d'autrui et sur ce point il n'y a pas de doute possible. Mais supposons encore que la renommée ait quelque peu exagéré. J'ai vu moi-même, non pas moi seul, mais en compagnie, d'autres personnes qui ont dépouillé cette superstition ou que je voudrais en voir dépouillés, nous avons vu dans un carrefour de Carthage, sur une place très-fréquentée, non pas un seul, mais plus de trois élus apostropher des femmes qui passaient, avec des cris tellement lubriques qu'ils surpassaient de beaucoup ce qu'on peut imaginer de plus trivial en fait de débauche grossière. Ce qui nous a amenés à conclure que c'était là pour eux une habitude, et qu'ils se permettaient souvent ces licences entre eux, c'est qu'aucun d'eux ne parut s'occuper de la présence de ses compagnons, et tous paraissaient adonnés à la même corruption. Ces hommes, en effet, n'habitaient pas le même foyer, et peut-être venaient-ils de quitter le lieu de leurs assemblées. Quant à nous, nous fûmes profondément agités, et nous exhalâmes de graves plaintes. Et quel châtiment fut infligé pour une pareille faute? Je ne parle pas de l'expulsion de l'Eglise ; mais y eut-il seulement une réprimande sévère, proportionnée à la grandeur du crime ? 69. Pour expliquer cette impunité, la seule excuse possible c'est la crainte que l'on éprouvait de voir ces coupables, si on les frappait, trahir les secrets de la secte, à cette époque où les réunions publiques étaient interdites par la loi. Que devient alors cette prétention à soutenir qu'ils souffriront toujours persécution dans le monde, et à s'appliquer, pour se donner un certain relief, ce que dit saint Jean de la haine des hommes pour la vérité? Afin de prouver que c'est auprès d'eux qu'il faut chercher la vérité, ils s'appuient sur ce qu'il a été dit dans la promesse du Saint-Esprit, que ce monde ne peut pas le recevoir. Ce n'est pas ici le lieu de traiter ce su,jet. Du moins si, jusqu'à la fin du siècle, vous devez continuellement souffrir persécution, jusque-là aussi vous afficherez cette dissolution et l'impunité contagieuse de toutes ces hontes, par la raison que vous craindrez de punir les coupables. 70. C'est aussi la réponse qui nous a été faite, quand nous adressant aux principaux de la secte nous nous plaignions de ce fait horrible au sein d'une réunion de femmes qui se croyaient parfaitement en sûreté, à cause de la réputation de sainteté des Manichéens, entrent plusieurs élus , et l'un deux éteint la lumière. Une de ces femmes, ignorant quel était celui qui la saisissait au milieu des ténèbres et lui faisait violence, ne put échapper à ses étreintes qu'en poussant des cris déchirants. Ce crime inouï n'est-il pas le fruit d'une longue habitude? Et ceci se passait alors même que l'on célébrait parmi vous les veilles d'une fête. De plus, supposé même qu'on n'eût à craindre aucune révélation, comment traduire en jugement devant l'évêque, un homme qui avait si bien prisses mesures pour ne pas être reconnu? Et puis, tous ceux qui avaient pénétré dans l'enceinte pouvaient être assurément enveloppés dans ce crime. Car ce fut au milieu des rires et des cris joyeux de l'assistance que la lumière fut éteinte. 71. Comment du reste ne pas donner cours aux plus graves soupçons, quand nous trouvions réunis dans ces assemblées, des hommes notoirement haineux, avares, adonnés à la bonne chère, querelleurs, et d'une mobilité sans égale? Pouvions-nous croire qu'ils s'abstiendraient de ce dont ils font profession de s'abstenir, alors qu'ils devaient ne rencontrer autour d'eux que l'obscurité et les ténèbres ? A la vérité il y avait à cette époque parmi eux deux hommes d'une assez bonne réputation, d'un esprit facile, très-habiles dans la discussion et avec qui nous avions de préférence des relations d'estime et d'amitié : l'un d'eux que j'affectionnais davantage à raison de ses études littéraires est maintenant prêtre dans la secte. Mais tous deux se portaient une jalousie bien prononcée, et l'un reprochait à l'autre, non pas ostensiblement mais à mots couverts, d'avoir fait violence à l'épouse d'un auditeur. Pour se justifier, l'autre accusait du même crime un élu, ami intime dece même auditeur. Il ajoutait qu'entrant inopinément dans cette demeure il avait surpris les deux coupables et leur avait conseillé, de peur que quelque chose ne vint à transpirer, de dire que c'était là une calomnie inventée par son ennemi et son rival. Tout cela nous jetait dans l'embarras; sans nous prononcer d'une manière positive sur cet attentat, nous voyions avec peine cette haine que se portaient réciproquement deux hommes que nous regardions comme les plus parfaits, et de là nous nous laissions aller à toute sorte de conjectures. 72. Enfin il nous arrivait souvent de rencontrer au théâtre des élus mûris par l'âge, de moeurs sévères, et même un prêtre aux cheveux blancs. Je ne parle pas des jeunes gens que nous surprenions en pleine querelle au sujet d'acteurs et de cochers. C'est assez pour que nous puissions nous demander comment ils peuvent s'abstenir de crimes secrets, puisqu'ils ne peuvent vaincre cette curiosité qui les pose en spectacle aux yeux de leurs auditeurs, et les trahit lorsque surpris, ils rougissent et cherchent à se dérober à leurs yeux. Et cet autre saint dont les discussions nous attiraient en si grand nombre dans le quartier des marchands de figues, aurait-on connu ses désordres s'il avait pu, en s'attaquant à une vierge consacrée, n'en faire qu'une femme et non une mère? Mais la grossesse trahit ce crime secret et épouvantable. Sur la révélation que lui en fit sa mère, le jeune frère de cette vierge fut plongé dans la plus profonde douleur; et la religion seule l'empêcha de porter ce fait devant la justice. Il parvint à le faire expulser sans éclat de cette église. Mais il ne voulut pas laisser sans correction un crime que personne ne peut supporter ; il s'adjoignit quelques amis, et ils tombèrent sur le coupable à coups de pied et à coups de poing. Ce dernier, déjà grièvement blessé, conjurait qu'on l'épargnât et invoquait l'autorité de Manès, s'écriant qu'Adam, le premier héros, avait péché, et qu'après sa faute il était devenu plus saint. 73. C'est là en effet l'idée que vous vous faites d'Adam et d'Eve. Vous avez inventé à leur sujet une longue fable, mais je n'en reproduirai que ce qui convient à mon sujet. Vous prétendez donc qu'Adam reçut de ses parents, ces avortons princes des ténèbres, une naissance telle, qu'il fut presque en entier composé de lumière, avec un très-faible mélange de ténèbres. A l'aide de cette abondance de bien il menait une vie sainte, quand la partie mauvaise l'inclina à l'œuvre de chair. Telle fut donc sa chute et son péché; mais à partir de ce moment, sa vie devint plus sainte. Ne croyez pas cependant que je fasse retomber toute ma haine sur ce coupable qui sous l'extérieur d'un élu et d'un saint couvrit toute une famille de honte et d'infamie, par son action criminelle. Ce n'est pas là ce que je vous objecte, et même je veux bien croire que c'est là le fait d'un homme plutôt qu'une conséquence de vos habitudes. Je me contente donc de le lui reprocher à lui personnellement, sans vous en faire un crime. Cependant ce que je ne puis m'expliquer, c'est que vous supportiez et tolériez dans vos rangs de semblables forfaits, c'est que vous souteniez que l'âme est une partie de Dieu et que s'il s'y mêle un peu de mal, le bien n'en devient que plus abondant et plus fécond. Ne suffit-il pas d'accepter une semblable doctrine, si peu du reste que l'on soit agité par la passion, pour s'y abandonner tout entier, loin de s'appliquer à en réprimer les élans, à en dompter la violence? [2,20] CHAPITRE XX. CES MÊMES CRIMES DÉCOUVERTS A ROME. 74. Que dirai-je encore, de vos moeurs ? J'ai cité les crimes que j'avais connus pendant mon séjour à Rome. Ce qui s'y est passé depuis mon absence, il serait trop long de le raconter. Pourtant je veux en dire un mot. Les choses ont revêtu une tulle publicité que les absents eux-mêmes ne peuvent les ignorer, et tout ce que j'avais appris m'a été confirmé à mon retour dans cette ville. J'en avais besoin, car malgré l'amitié et la sincérité de mon correspondant je n'avais pu me dépouiller de toute hésitation. Un de vos auditeurs, qui ne le cédait en rien aux élus dans cette mémorable abstinence, imbu du reste d'une éducation libérale et tout dévoué à l'honneur et à la prospérité de votre secte, souffrait depuis longtemps de s'entendre objecter sans cesse les moeurs criminelles de tant de frères dispersés de tous côtés et sans habitation fixe. Il conçut donc le projet de réunir dans sa demeure et d'entretenir à ses frais, tous ceux qui se sentaient disposés à embrasser généreusement cette discipline. Il était tout à la fois et fort riche et très-économe. Ce dont il se plaignait c'était de voir ses efforts échouer devant la dissolution des évêques, sur le concours desquels il avait cru pouvoir compter. Enfin, il fit connaissance de votre évêque, homme d'un extérieur dur et d'une rusticité que j'ai pu constater moi-même, mais dont la dureté même lui parut être d'un puissant secours pour conserver les bonnes moeurs. Pendant longtemps il désira se mettre en contact avec lui, enfin cette jouissance lui fut accordée, et il en profita pour lui communiquer ses projets. L'évêque l'approuve et le félicite, il lui promet même de se faire le premier de ses hôtes. Aussitôt tous les élus que l'on put trouver à Rome se réunirent à lui. Dans une lettre de Manès on trouva un règlement de vie; plusieurs le jugèrent intolérable et se retirèrent; quelques-uns retenus par la honte persévérèrent. On entreprit donc ce genre de vie dont on était convenu et que prescrivait une autorité aussi imposante. Bientôt l'on vit cet auditeur presser vivement tous ses hôtes d'observer fidèlement tous les points de la règle en se gardant bien de leur imposer autre chose que ce qu'il accomplissait lui-même. Mais des rixes très-fréquentes s'élevèrent entre les élus ; ils se reprochèrent mutuellement leurs crimes. Pour lui, il gémissait profondément de cet état de choses, et ne négligeait rien, toutefois, pour les amener à faire des aveux complets. Ils révélèrent des choses atroces et infâmes. Alors seulement on connut ce qu'étaient ces hommes, qui seuls s'étaient cru capables de mener le genre de vie le plus conforme à leur doctrine. Que pouvait-on penser des autres, quel jugement porter sur leur conduite? Mais pourquoi insister davantage ? Après avoir subi pendant quelque temps une sorte de coaction, ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient plus supporter de tels préceptes: c'était la sédition qui commençait. L'auditeur défendait parfaitement et en peu de mots sa cause. Il soutenait, ou bien que l'on devait accomplir ces préceptes, ou bien qu'il fallait regarder comme un fou celui qui avait ainsi formulé des statuts que nul homme ne pouvait accomplir. Mais, et il devait en être ainsi l'opinion d'un seul fut écrasée sous les frémissements de la majorité. A la fin l'évêque lui-même céda et se couvrit de honte en prenant la fuite. On trouva que souvent il se faisait apporter de la viande en secret et contre la règle, et qu'il la payait au moyen d'une bourse particulière qu'il avait soin de tenir cachée. 75. Nier ces faits, ce serait contredire l'évidence même et la persuasion commune. Mais niez-les si vous voulez ! Comme ils sont manifestes et très-faciles à constater, on comprendra que l'on ne peut attendre aucune vérité de la part d'hommes qui nient l'évidence même. Vous usez d'autres moyens de défense et je ne les blâme pas. Ou bien vous dites que vos préceptes trouvent encore quelques observateurs fidèles et qu'on ne doit pas les rendre responsables des crimes commis par les autres. Ou bien vous prétendez que la véritable question n'est pas de savoir ce que sont les hommes qui professent vos doctrines, mais de savoir ce que sont ces doctrines elles-mêmes. A cela sans doute je pourrais répondre qu'il vous est impossible de me signaler ces observateurs fidèles de vos préceptes, et de justifier votre hérésie elle - même de tant d'absurdités criminelles. Mais non, je me contente de vos deux réponses. Seulement je vous demande pourquoi vous poursuivez de vos malédictions les catholiques, parce que certains d'entre eux mènent une vie criminelle, tandis que, quand il s'agit de vos coreligionnaires, vous êtes assez impudents pour éluder la question, ou plus impudents encore de ne pas l'éluder, prétendant que dans le petit nombre de ceux qui composent votre secte, il en est qui, entièrement ignorés, accomplissent leurs préceptes, tandis que dans l'immense multitude de ceux qui se disent catholiques il n'en est aucun qui soit fidèle à ses devoirs ?