[4,0] LIVRE QUATRIÈME. Quelques traits particuliers dans S. Marc, S. Luc et S. Jean. [4,1] PROLOGUE. 1. Nous avons étudié d'une manière très détaillée le texte de saint Matthieu en lui comparant jusqu'à la fin les passages correspondants des autres évangélistes; et jamais nous n'avons rencontré la plus légère contradiction. Nous allons maintenant faire du texte de saint Marc une étude spéciale; nous passerons sous silence tous les passages que nous avons examinés au sujet de saint Matthieu et nous montrerons que les autres n'impliquent aucune contradiction dans les récits évangéliques jusqu'à la cène du Seigneur. Tout ce qui suit la cène jusqu'à la fin, nous l'avons examiné et nous avons trouvé une concordance parfaite entre les quatre évangélistes. CHAPITRE PREMIER. ENTRÉE DE JÉSUS A CAPHARNAUM. 2. Saint Marc débute ainsi: « Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu comme il est écrit dans le prophète Isaïe, » etc, jusqu'à ces mots: « Et il vinrent à Capharnaüm et, le jour du sabbat, entrant aussitôt dans la synagogue, il les enseignait. » Tout ce qui précède l'arrivée de Jésus à Capharnaüm a été comparé au texte de saint Matthieu ; quant à cette entrée à Capharnaüm et à l'enseignement que Jésus y donnait, dans la synagogue, le jour du sabbat, saint Marc est ici d'accord avec saint Luc ; et on ne peut y trouver place à aucune difficulté. [4,2] CHAPITRE II. EXORCISME A CAPHARNAUM. 3. Saint Marc continue: « Et ils s'étonnaient de sa doctrine, et en effet il les instruisait comme ayant autorité et non comme les scribes. Or, il se trouva dans leur synagogue un homme possédé d'un esprit impur, qui s'écria : Qu'y a-t-il entre vous et nous, Jésus de Nazareth ? êtes-vous venu pour nous perdre, » etc, jusqu'à l'endroit où il est dit : « Il prêchait donc dans leurs synagogues et par toute la Galilée, et chassait les démons. » Il y a dans ce passage certains détails que nous ne trouvons que dans saint Marc et saint Luc ; cependant nous les avons déjà traités, en examinant l'Evangile de saint Matthieu ; car ils se présentaient d'une manière si naturelle, que je n'ai pas cru devoir les laisser de côté. Cependant, en parlant de cet esprit immonde, saint Luc dit qu'il sortit du possédé, sans lui faire aucun mal ; tandis que saint Marc affirme que « l'esprit impur ne sortit de lui qu'en le tourmentant horriblement et en jetant un grand cri. » Comment ne pas voir ici une contradiction: l'un nous disant que l'esprit tourmentait horriblement sa victime, et l'autre, qu'il ne lui fit aucun mal? Mais observons bien le texte de saint Luc: « Et quand le démon eut jeté cet homme au milieu de l'assemblée, il sortit de lui sans lui faire aucun mal. » Ces mots de saint Marc: « Il le tourmenta horriblement, » ne sont-ils pas le pendant de ceux-ci de saint Luc: « Il le précipita au milieu de l'assemblée, « et malgré cela le possédé n'en éprouva aucun mal? » c'est-à-dire que malgré cette chute et ces tourments, ses membres ne furent nullement brisés, il n'en ressentit aucune prostration, tandis que les démons en sortant d'un possédé lui laissent souvent les membres meurtris. [4,3] CHAPITRE III. DU NOM DE PIERRE. 4. Saint Marc continue: « Il vit venir à lui un lépreux, qui le suppliait, et, se jetant à genoux, lui disait. Si vous le voulez, vous pouvez me guérir, » etc, jusqu'à ces mots: « Et ils s'écriaient : Vous êtes le Fils de Dieu, mais Jésus leur défendait, avec menace, de dire qui il était. » Cette dernière phrase est reproduite à peu près textuellement par saint Luc, et sans aucune apparence de contradiction. Saint Marc ajoute : "Et gravissant la montagne il appela à lui ceux qu'il voulut; et ils vinrent à lui, et il les réunit au nombre de douze pour les envoyer prêcher;" il leur donna aussi le pouvoir de guérir les maladies et de chasser les démons. Et il donna à Simon le nom de Pierre, » etc, jusqu'à ces mots: « Et il commença à proclamer hautement dans la Décapole ce que Jésus avait fait pour lui, et tous étaient dans l'admiration. » En suivant la narration de saint Matthieu, je me suis expliqué au sujet des noms des Apôtres. Qu'il me suffise de le rappeler ici: ce serait un terreur de croire que c'est seulement à partir de ce jour que Simon porta le nom de Pierre; ce serait contredire formellement ce passage de saint Jean : "Tu seras appelé Céphas, c'est-à-dire Pierre"; où sont citées les expressions même du Seigneur. Saint Marc ne fait donc qu'une simple récapitulation quand il dit : « Et Jésus donna à Simon le nom de Pierre. » En effet il se proposait d'énumérer le nom de tous les apôtres, et par là même celui de Pierre; alors il insinue brièvement que ce nom n'est pas celui qu'il portait précédemment, et qu'il lui fut imposé par le Seigneur, non pas à ce moment même, mais dans la circonstance que rapporte saint Jean. Le reste ne présente aucune contradiction et nous en avons déjà parlé précédemment. [4,4] CHAPITRE IV. DE LA PRESCIENCE DIVINE EN JÉSUS-CHRIST. 5. Nous lisons dans saint Marc : « Jésus étant repassé dans la barque à l'autre bord, comme il était auprès de la mer, une grande multitude de peuple s'assembla autour de lui, » etc, jusqu'à ces mots : « Et les apôtres se réunirent à Jésus, et lui racontèrent ce qu'ils avaient fait et enseigné. » Ce dernier trait est aussi reproduit par saint Luc sans aucune discordance ; ce qui précède a été expliqué précédemment. Saint Marc continue : « Et Jésus leur dit: Venez dans un lieu écarté et reposez-vous un peu, » etc, jusqu'à ces mots : « Or, plus il le leur défendait, plus ils le proclamaient hautement, et leur admiration redoublant, ils disaient : Il a bien fait toutes choses, il a fait entendre les sourds et parler les muets. » Saint Luc et saint Marc sont encore en ce point parfaitement d'accord, et tout ce qui précède a déjà été expliqué et confronté avec l'Evangile de saint Matthieu. Mais gardons-nous de voir dans les dernières paroles de saint Marc, la négation d'une vérité qui résulte de toutes les actions et des paroles du Sauveur, vérité proclamée par l'Evangile, à savoir que Jésus-Christ lisait, au fond des coeurs, les pensées et les volontés des hommes. En voici un témoignage explicite rendu par saint Jean: «En Jésus ne se confiait pas à eux, parce qu'il les connaissait tous, et parce qu'il n'avait pas besoin qu'on lui rendît témoignage sur qui que ce fût, car il savait ce qui est dans l'homme. » Et comment s'étonner qu'il eût connu les dispositions présentes des hommes, quand nous l'entendons prédire à saint Pierre une volonté qu'il n'avait assurément pas au moment même, celle de le renier, alors que Pierre attestait qu'il était prêt à mourir pour lui ou avec lui ? Or, n'est-ce pas nier cette connaissance et cette prescience, que de dire avec saint Marc : « Il leur défendit de le révéler; mais plus il le leur défendait, plus ils le proclamaient hautement? » Puisqu'il savait; lui qui connaît toutes les pensées présentes et futures des hommes, que plus il leur défendrait d'en parler, plus ils en parleraient, pourquoi donc le leur défendait-il? Il voulait sans doute montrer aux tièdes, à qui il prescrit de prêcher son nom, avec quel zèle et quelle ferveur ils doivent le prêcher, puisque ceux à qui il le défendait, ne pouvaient garder le silence. [4,5] CHAPITRE V. QUI NEST PAS CONTRE VOUS EST POUR VOUS. 6. Saint Marc continue : « Dans ces jours, comme de nouveau la foule était très-nombreuse et qu'ils n'avaient rien à manger, » etc, jusqu'à ces mots: « Jean lui répondit: Maître, nous avons trouvé quelqu'un qui chassait les démons en votre nom, il ne vous suit pas avec nous, et nous l'en avons empêché. Jésus répondit : Ne l'empêchez pas, car personne ne peut opérer des prodiges, en mon nom, et parler sitôt mal de moi; celui en effet qui n'est pas contre vous est pour vous. » Saint Luc raconte le même fait, mais il ne dit pas: « Personne ne peut opérer de prodige en mon nom et aussitôt parler mal de moi. » Ce silence ne saurait être regardé comme une contradiction. Mais en est-il de môme par rapport à cette maxime du Seigneur lui-même: « Qui n'est pas avec moi, est contre moi; et qui ne recueille pas avec moi, dissipe ? Si celui-là est contre lui, qui n'est pas avec lui, comment ne pas regarder comme étant contre lui, cet homme qui n'était pas avec lui, et dont saint Jean nous dit qu'il ne le suivait pas ? D'un autre côté, s'il était contre lui, comment le Sauveur dit-il à ses disciples: « Ne l'empêchez pas, car celui qui n'est pas contre vous, est pour vous? » Comment ne pas voir une différence entre ces paroles: « Qui n'est pas contre vous est pour vous, » et ces autres, qu'il s'applique à lui-même: « Qui n'est pas avec moi est contre moi? » Celui qui est associé à ses disciples, comme étant ses membres, peut-il ne pas être avec lui ? autrement où serait la vérité de ces paroles: « Qui vous reçoit me reçoit; ce que vous faites au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous le faites? » Ou bien celui qui est contre ses disciples peut-il ne pas être contre lui ? N'est-il pas dit: «Qui vous méprise me méprise; quand vous ne l'avez pas fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous avez refusé de le faire; Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu;» quand ce n'était que ses disciples qu'il persécutait? Ce que le Sauveur a voulu exprimer, c'est qu'on ne peut-être avec lui, en tant que l'on est contre lui, et qu'en tant qu'on n'est pas contre lui, on est avec lui. Prenons pour exemple celui qui opérait des prodiges au nom de Jésus-Christ et cependant ne faisait pas partie de la société de ses disciples ; en tant qu'il opérait des prodiges en son nom, il était avec eux, et n'était pas contre eux; mais en tant qu'il ne faisait pas partie de leur société, il n'était pas avec eux, il était contre eux. Voici donc que les apôtres lui interdisent ce qui seul le mettait avec eux, aussitôt Jésus-Christ de leur dire: « Ne l'empêchez pas. » Ils devaient empêcher ce qui en lui l'excluait de leur société, afin de l'amener à entrer dans l'unité de l'Église ; mais ils ne devaient pas empêcher ce qui le rapprochait d'eux, c'est-à-dire, de chasser les démons, au nom de leur Maître et Seigneur. Ainsi l'Église ne désapprouve pas, dans les hérétiques, les sacrements qui leur sont communs avec nous, car en cela ils sont avec nous et non pas contre nous; mais elle improuve et défend la division et la séparation ainsi que toute maxime contraire à la paix et à la vérité, car en cela ils sont contre nous, ils ne recueillent pas avec nous et par conséquent ils dissipent. [4,6] CHAPITRE VI. LE SEL ET LA PAIN. 7. Saint Marc ajoute: « Car quiconque vous donnera un verre d'eau, en mon nom, parce que vous appartenez au Christ, je vous le dis en vérité, il ne perdra point sa récompense. Mais si quelqu'un est un sujet de scandale à l'un de ces petits, qui croient en moi, il vaudrait mieux, pour lui, qu'on lui attachât une meule de moulin au cou, et qu'on le jetât dans la mer. Et si votre main vous est un sujet de scandale, coupez-la; mieux vaut pour vous entrer dans la vie, n'ayant qu'une main, que d'en avoir deux et d'aller en enfer, dans ce feu inextinguible, où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas, » etc, jusqu'à ces mots: « Ayez du sel en vous, et conservez la paix entre vous. » Ces paroles, dans l'Évangile de saint Marc, suivent immédiatement l'histoire de celui qui chassait les démons, sans être à la suite de Jésus, et que Jésus ordonne de laisser faire. Certaines pensées ne se trouvent dans aucun autre Évangéliste certaines autres se rencontrent en saint Matthieu et en saint Marc; mais ces Évangélistes les rapportent dans des circonstances différentes, dans un autre ordre, dans d'autres occasions; et non à propos de celui qui n'était pas à la suite du Sauveur et chassait les démons en son nom. Quant à moi, je crois, sur l'autorité de saint Marc, que Jésus-Christ a réellement répété ici des vérités déjà exprimées ailleurs; car elles s'appropriaient parfaitement à la défense adressée à ses disciples d'empêcher de faire des prodiges en son nom, quand on ne comptait pas parmi eux. Voici en effet l’enchaînement de ces paroles: «Qui n'est pas contre vous, est pour vous; car quiconque vous donnera un verre d'eau en mon nom, parce que vous appartenez au Christ, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense. On doit tirer cette conclusion, déjà suggérée par saint Jean, que celui qui a fourni le sujet de cet entretien n'était pas tellement éloigné de la société des disciples, qu'il l'eût réprouvée comme l'aurait fait un hérétique ; il ressemblait à ces hommes qui n'osent recevoir les sacrements de Jésus-Christ et sont cependant remplis de respect pour le nom chrétien ; qui reçoivent les chrétiens, et leur rendent des services précisément parce qu'ils sont chrétiens; et de qui le Sauveur a dit qu'ils ne perdent pas leur récompense. Non pas qu'ils doivent se croire en parfaite sûreté à cause de la bienveillance dont ils entourent les chrétiens, tout en refusant de se purifier dans le baptême de Jésus-Christ et de s'incorporer à l'unité de son Eglise ; seulement la miséricorde de Dieu les gouverne, elle les amène à ces moyens de salut et ils sortiront en paix de ce monde. Avant même de faire partie de la société chrétienne, ces hommes sont plus utiles que ceux qui, déjà baptisés et initiés aux sacrements chrétiens, prodiguent les mauvais conseils jusqu'à entraîner avec eux dans les flammes éternelles, ceux à qui ils persuadent le mal. Sous la figure des membres corporels, de la main à couper ou de l'œil à arracher, Jésus-Christ les désigne comme devant être retranchés de la société chrétienne, afin que l'on entre dans la vie après s'être séparés d'eux plutôt que d'être précipités avec eux en enfer. Or, pour se séparer d'eux, il suffit, comme il est nécessaire, de n'écouter pas et de ne pas suivre leurs conseils scandalisateurs. De plus, si le scandale dont ils sont le principe est connu de toute la société chrétienne , ils doivent en être impitoyablement retranchés, et privés de toute participation aux sacrements. Si le scandale n'est connu que d'un petit nombre, et que la majorité ignore leur perversité, on doit les tolérer, comme avant de vanner le grain on tolère la paille dans faire; pourvu toutefois qu'on ne participe point à leur iniquité en y consentant et qu'à cause d'eux on ne se sépare point de la société des bons. Telle est la conduite que tiennent ceux qui ont le sel en eux-mêmes et qui conservent la paix entre eux. [4,7] CHAPITRE VII. NUL DÉSACCORD DANS SAINT MARC. 8. Saint Marc continue : « Jésus étant parti de ce lieu vint sur les confins de la Judée, au delà du Jourdain ; le peuple s'assembla encore autour de lui, et il se mit de nouveau à les instruire selon sa coutume, A etc, jusqu'à ces mots . « Car tous n'ont fait que donner de leur abondance ; tandis que cette femme a pris sur sa pauvreté et donné toute sa subsistance. » Tout ce récit a déjà été examiné quand nous l'avons rapproché de celui de saint Matthieu, et nous avons reconnu qu'il était en parfait accord avec celui de tous les autres évangélistes. Quant à l'histoire de cette pauvre veuve, qui jette dans le trésor du temple ses deux petites pièces de monnaie, elle ne nous est rapportée que par saint Marc et saint Luc, et sans aucune apparence de contradiction. Depuis ce passage jusqu'à celui où est racontée la cène du Seigneur, et à partir duquel nous avons examiné successivement tous les textes, on peut comparer l’Evangile de saint Marc à n'importe quel autre, on y trouvera l'harmonie la plus parfaite. [4,8] CHAPITRE VIII. L'ÉVANGILE DE SAINT LUC ET LES ACTES. 9. Occupons-nous maintenant de l’Evangile de saint Luc, du moins quant aux passages qui ne lui sont pas communs avec saint Matthieu et saint Marc; car les autres ont déjà été étudiés précédemment. Saint Luc commence ainsi son récit : « Plusieurs ont déjà entrepris d'écrire l'histoire des événements qui ont été accomplis parmi nous, suivant le rapport que nous en ont fait ceux qui, dès le commencement, les ont vus de leurs propres yeux, et qui ont été les ministres de la parole. J'ai donc cru à mon tour, très-excellent Théophile, qu'après avoir été exactement informé de toutes ces choses depuis le commencement, je devais en représenter par écrit toute la suite, afin que tu reconnaisses la vérité de ce qui a été annoncé. » Ce début ne fait pas, à `proprement parler, partie de l'Evangile. Cependant il suffit pour nous faire conclure que c'est ce même saint Luc qui a écrit un autre livre sacré, les Actes des Apôtres. Cette conclusion toutefois ne découle pas uniquement de ce que nous y trouvons écrit le même nom de Théophile ; car il aurait pu se faire qu'il y eût un autre Théophile, ou que s'il est le même dans les deux ouvrages : il les eût reçus de deux auteurs différents ; la principale raison vient du début même du livre des Actes: « J'ai écrit, ô Théophile, ce que Jésus a fait et enseigné jusqu'au jour où il ordonna aux Apôtres qu'il avait choisis par le Saint-Esprit, de prêcher l'Evangile. » Ces paroles prouvent évidemment que saint Luc avait déjà écrit un des quatre Evangiles dont l'autorité est si haute aux yeux de l'Eglise. Si cet auteur dit ensuite qu'il a parlé de tout ce que Jésus a fait et enseigné jusqu'à ce jour où il a chargé les Apôtres de prêcher l'Evangile, assurément il ne veut pas nous faire croire qu'il a rapporté absolument toutes les actions et toutes les paroles du Sauveur, car ce serait démentir saint Jean. Celui-ci affirme, en effet, que si tout ce qu'a fait et dit le Seigneur était écrit dans des livres ces livres rempliraient le monde tout entier. D'ailleurs nous trouvons dans les autres évangélistes des détails que saint Luc a passés sous silence. Il a donc parlé de tout, c'est-à-dire qu'il a choisi dans toutes ces actions et toutes ces paroles ce qui lui a paru convenable et suffisant pour remplir le ministère qui lui était confié. Il ajoute que «plusieurs ont entrepris d'écrire l'histoire des événements qui se sont accomplis parmi nous; » par là, il fait allusion à ceux qui ayant commencé ce travail, n'ont pu le mener à terme; il dit encore : « J'ai cru à mon tour écrire avec soin, parce, que plusieurs ont essayé; etc, » ces derniers sont ceux qui ne jouissent dans l'Eglise d'aucune autorité, parce qu'ils n'ont pu atteindre le but qu'ils avaient en vue. D'un autre côté saint Luc ne s'est pas contenté de conduire sa narration jusqu'à la résurrection et l'ascension du Sauveur, ce qui pourtant lui aurait déjà mérité de prendre place parmi les Evangélistes ; il a encore raconté les Actes des Apôtres, ou au moins parmi ces actes, ce qu'il a cru devoir suffire pour affermir la foi des lecteurs ou des auditeurs ; et maintenant son travail est le seul qui fasse autorité dans l'Eglise en ce qui concerne les Actes des Apôtres; on a rejeté comme ne méritant aucune confiance tous les autres récits que l'on a osé entreprendre sur le même sujet. Enfin quand saint Marc et saint Luc ont écrit, leurs travaux ont pu être contrôlés, non-seulement par l'Eglise de Jésus Christ, mais aussi par les Apôtres, puisque c'est de leur vivants que ces deux évangélistes ont composé leur récits. [4,9] CHAPITRE IX. LES PÊCHES MIRACULEUSES. 10. Saint Luc commence ainsi son Evangile : Au temps d'Hérode, roi de Judée, il y avait un prêtre nommé Zacharie, de la famille d'Abia, « et sa femme était aussi de la race d'Aaron et s'appelait Elisabeth » etc, jusqu'à ces mots : « Dès qu'il eut cessé de parler, Jésus dit à Simon : Prends la pleine mer et jette tes filets pour la pêche. » Dans toute cette suite de chapitres, on ne trouve matière à aucune contradiction. Saint Jean rapporte un fait semblable, mais ce n'est pas le même puisqu'il s'est accompli sur la mer de Tibériade, après la résurrection du Sauveur. Le temps est tout autre et les circonstances elles-mêmes sont toutes différentes. Dans le fait rapporté par saint Jean, nous voyons que les filets furent jetés à droite et enveloppèrent cent-cinquante trois grands poissons; l'évangéliste insiste sur leur grandeur et fait remarquer que les filets ne se rompirent pas, car ils s'étaient rompus dans la pêche dont parle saint Luc. Quant au reste, l'histoire de saint Luc ne rapporte pas ce que rapporte celle de saint Jean, excepté lorsqu'il s'agit de la passion et de la résurrection du Sauveur. Mais nous avons déjà traité de tout ce qui suit la cène jusqu'à la fin, et après avoir rapproché tous les textes, nous avons reconnu que nulle part on ne peut surprendre de contradiction. [4,10] CHAPITRE X. ÉVANGILE SELON SAINT JEAN. 11. Il ne nous reste plus à examiner que l'Evangile de saint Jean que nous ne pouvons désormais rapprocher d'aucun autre. Comment trouver quelque contradiction dans un passage qui n'est rapporté que par un seul évangéliste et sur lequel les autres gardent le silence ? Or il est certain que saint Matthieu, saint Marc et saint Luc ont surtout envisagé dans la personne de Notre-Seigneur Jésus-Christ son humanité sainte. Comme homme en effet le Christ est en même temps roi et prêtre. Aussi saint Marc, qui dans le mystère des quatre animaux, semble figuré par l'image de l'homme, ne nous apparaît pour ainsi dire que comme le compagnon de saint Matthieu; car il dit souvent les mêmes choses que lui, afin d'honorer la personne du Roi, qui ne marche jamais seul comme je l'ai prouvé dans, le premier livre ; ou plus vraisemblablement encore il marche en compagnie de saint Matthieu et de saint Luc. Car si dans beaucoup de passages il ne fait que reproduire l'Evangile de saint Matthieu, il se rapproche de saint Luc dans un certain nombre d'autres. Ainsi se rapproche-t-il tout à la fois et du lion et du boeuf, c'est-à-dire de la personne royale dépeinte par saint Matthieu et de la personne sacerdotale dépeinte par saint Luc, et qui toutes deux se confondent en Jésus-Christ. Mais s'agit-il de la Divinité, de l'égalité de Jésus-Christ avec son Père, du Verbe qui est Dieu en Dieu, du Verbe fait chair et habitant parmi nous, du Verbe qui est un avec son Père? c'est surtout saint Jean qui a entrepris d'en parler. Comme un aigle hardi, il fixe ses regards sur les paroles les plus sublimes prononcées par le Christ, et rarement il descend vers la terre. Qui, mieux que lui, connaissait la mère de Jésus? et cependant, contrairement à saint Matthieu et à saint Luc, il ne parle pas de la naissance du Sauveur, il passe sous silence son baptême raconté par les trois autres. Appliqué tout entier au témoignage rendu par le Précurseur, il s'élance d'un seul trait au récit des noces de Cana. Là il lui faut parler de la mère de Jésus, et voici de quelle manière il s'exprime: « Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi? » Jésus ne repousse pas celle dont il a reçu son corps, mais il se préoccupe surtout de sa Divinité avant de changer l'eau en vin; comme Dieu en effet il avait créé sa mère, il ne lui devait pas l'existence. 12. Après quelques jours passés à Capharnaüm, Jésus revient au temple et c'est là que fut prononcée cette parole, que nous rapporte saint Jean : « Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours. » Il proclamait par là, non seulement que dans ce temple il était Dieu, le Verbe fait chair ; mais aussi qu'il a ressuscité cette chair, uniquement en ce sens qu'il ne fait qu'un avec son Père et qu'ils ne peuvent agir séparément. Dans tous les autres passages de l'Ecriture nous lisons toujours que Dieu l'a ressuscité; nulle part nous ne voyons rien qui annonce aussi clairement que, malgré cela, il s'est aussi ressuscité lui-même, comme étant un seul Dieu avec son Père : c'est là ce qu'exprime cette parole : « Détruisez ce temple et je le réédifierai en trois jours. » 13. Dites ensuite la grandeur, la divinité de son entretien avec Nicodème ! De là l'Evangéliste revient encore au témoignage de saint Jean et proclame que l'ami de l'époux ne goûte d'autre joie que d'entendre la voix de l'époux. C'est nous enseigner que l'âme humaine n'est à elle-même ni sa propre lumière ni son propre bonheur ; et que tout cela lui vient de sa participation à l'immuable sagesse. Vient ensuite l'histoire de la Samaritaine, avec la promesse de cette eau qui rassasiera éternellement celui qui en boira. De là, il se transporte de nouveau à Cana en Galilée, où s'était opéré le changement de l'eau en vin ; c'est là qu'il fut dit à l'officier dont le fils était malade : « Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez pas. » Il voulait par là élever tellement l'esprit du fidèle au-dessus des choses muables de ce monde, qu'on n'eût même plus à demander des miracles, quoiqu'ils soient le sceau de la divinité gravé sur la mobilité des corps. 14. De là Jésus revient à Jérusalem, où il guérit un malheureux, malade depuis trente-huit ans. Et à cette occasion que ne dit-il pas ! Combien ne dure pas son discours ! Ecoutons Les Juifs cherchaient l'occasion de le faire mourir, parce que non-seulement il ne gardait pas le sabbat, mais parce qu'il appelait pieu son Père en se faisant son égal. » On voit clairement qu'en se proclamant le Fils de Dieu il ne le faisait pas dans le même sens que les hommes justes, il se disait égal à son Père. Aussi pour répondre à l'accusation de profaner le sabbat venait-il de dire : « Mon Père agit toujours, il en est de même de moi. » Ses ennemis entrèrent alors en fureur, non pas précisément parce qu'il appelait Dieu son Père, mais parce qu'il se proclamait l'égal de Dieu en disant : Mon Père agit toujours, il en est de même de moi. » De là, en effet, il fallait conclure que le Fils fait ce que fait le Père ; car le Père n'agit pas sans le Fils. Malgré l'exaspération de ses persécuteurs, il leur dit au même moment et leur répète un peu après : « Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également. » 15. Saint Jean quitte enfin ces hautes sphères de la Divinité pour descendre un instant sur la terre avec les autres Evangélistes, à l'occasion de la multiplication des cinq pains pour cinq mille personnes. Et encore il est seul à nous apprendre que ces hommes voulant proclamer Jésus Roi, il s'enfuit seul sur la montagne. Je crois que, par cette conduite, le Sauveur a voulu nous montrer que s'il veut régner sur notre esprit et sur notre raison, c'est parce qu'il a pour séjour les hautes régions du ciel, où il n'a avec les hommes aucune communauté de nature ; où il est seul, parce qu'il est le Fils unique du Père. Ce mystère à cause de sa sublimité même échappe aux hommes charnels qui rampent sur la terre; voilà pourquoi Jésus fuit sur la montagne pour se soustraire à ceux qui n'aspiraient qu'à un royaume de la terre ; du reste il dit ailleurs : « Mon royaume n'est pas de ce monde ;» et si nous ne trouvons ces détails que dans l'Évangile de saint Jean, c'est que dans son vol sublime il s'élève bien au dessus de la terre, et fixe avec bonheur la lumière du soleil de justice. Après le miracle de la multiplication des pains, Jésus demeura quelque temps sur la montagne avec ses trois apôtres, puis ses disciples repassèrent la mer et Jésus se réunit à eux. C'est alors que l'Évangéliste s'élance de nouveau vers les paroles sublimes et divines, vers le long et incomparable discours que le Sauveur prononça à l'occasion de la multiplication des pains, après avoir dit à la foule : « En vérité, en vérité je vous le déclare, vous me cherchez, non parce que vous avez été témoins de miracles, mais parce que vous avez été nourris et rassasiés de pain; travaillez donc, non pas pour le pain qui périt, mais pour celui qui demeure jusqu'à la vie éternelle. » Il se maintient longtemps à cette prodigieuse hauteur d'idées. Mais de cette élévation tombèrent bientôt les malheureux qui ne continuèrent pas à le suivre ; tandis que restèrent avec lui ceux qui purent saisir la portée de cette parole : « C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert à rien; » en effet, l'esprit sert par la chair, il sert aussi par lui-même ; mais la chair ne sert à rien sans l'esprit. 16. Les frères de Jésus, c'est-à-dire ses parents selon la chair, lui conseillant ensuite de se rendre à la fête de Pâques afin de se manifester à la multitude; quelle sublime réponse il leur fait ! Mon heure n'est point encore venue, dit-il, tandis que la vôtre est toujours prête. Le monde ne peut vous haïr, mais moi il me hait parce que je rends de lui ce témoignage, que ses oeuvres sont mauvaises. » En d'autres termes : « Votre heure est toujours prête, » parce que vous désirez ce jour dont le prophète a dit : « Je n'ai pas souffert à votre suite, Seigneur, et je n'ai pas désiré le jour de l'homme : vous le savez. » Ah ! c'est voler vers la lumière du Verbe, et désirer le jour après lequel Abraham soupirait, le jour qu'il a vu et qui l'a rempli de joie. Cependant Jésus s'étant rendu à la solennité , quelles paroles admirables, divines et profondes saint Jean nous rapporte de lui! Les Juifs ne peuvent venir là où il ira ; ils le connaissent et ils savent d'où il est ; celui qui l'a envoyé est la vérité même et ils l'ignorent; comme s'il leur eût dit : vous savez d'où je suis et vous ne savez pas d'où je suis. Qu'est-ce à dire encore, sinon qu'ils savaient d'où il était quant à son corps, quant à sa famille et à sa patrie ; mais quant à sa divinité, le savaient-ils ? En parlant aussi, dans la même circonstance, du don de l'Esprit-Saint , il révèle ce qu'il est, puisqu'il peut accorder ce Don au dessus de tout don. 17. Jésus quittait le mont des Oliviers, il venait de pardonner à la femme adultère qui lui avait été présentée par de perfides ennemis afin qu'il la fit lapider. Alors encore quelles paroles ne lui prête pas saint Jean ! Il nous montre comment de son doigt il écrivait sur la terre, comme pour faire comprendre à ses ennemis que c'était seulement sur la terre et non dans le ciel que leurs noms devaient être écrits; tandis que ses disciples devaient se réjouir de voir les leurs gravés sur le livre ale la vie éternelle; ou bien, en s'inclinant et en baissant la tête, il annonçait qu'il ferait des prodiges sur la terre ; ou bien encore il proclamait qu'il était temps que sa toi fût écrite, non pas comme autrefois sur une pierre stérile, mais sur une terre qui pût rapporter du fruit ! C'est donc après cela qu'il se dit la lumière du monde, et qu'il assure que ceux qui le suivront ne marcheront point dans les ténèbres, mais qu'ils auront la lumière de la vie. Il affirme aussi qu'il est le principe, lui, qui leur parle. Par ces paroles, il établit une différence essentielle entre lui, lumière éternelle par laquelle tout a été fait, et la lumière qu'il a faite . Quand donc il se disait la lumière du monde, il parlait dans un autre sens que quand il disait à ses apôtres : « Vous êtes la lumière du monde. » Les apôtres n'étaient que le flambeau qui ne doit pas être mis sous le boisseau mais sur le chandelier; saint Jean le précurseur n'était lui-même que la lampe ardente et luisante ; quant à Jésus il est le principe dont il est dit : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » Jésus affirme aussi qu'il est le Fils, la Vérité; et qu'en dehors de la liberté qu'il donne il n'y a pas de liberté véritable. 18. A l'occasion de la guérison de l'aveugle-né, saint Jean nous rapporte longuement les paroles que Jésus prononça sur les brebis, sur le pasteur, sur la porte, sur le pouvoir qu'il avait de donner sa vie et de la reprendre, puissance dans laquelle brille au plus haut point sa divinité. Ensuite il nous apprend que les Juifs dirent à Jésus pendant les fêtes de la Dédicace à Jérusalem : « Jusques à quand tiens-tu notre âme dans l’indécision ? Si tu es le Christ, dis-le-nous clairement. » A cette question quelle sublime réponse! Jésus dit : « Moi et mon Père nous sommes un. » Plus tard, au moment de la résurrection de Lazare, il s'écrie : « Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra; tout homme qui vit et croit en moi, ne mourra jamais. » Que chercherions-nous ici autre chose que la révélation de sa divinité, dont la participation nous fera vivre éternellement ? Saint Jean vient ensuite, à Béthanie, à la rencontre de saint Matthieu et de saint Marc; c'est là que des parfums furent versés par Marie-Magdeleine sur les pieds et sur la tête de Jésus. A partir de ce moment jusqu'à la passion etla résurrection, les trois Evangélistes marchent de concert et parcourent les mêmes lieux. 19. Du reste, toutes les fois qu'il s'agit des discours du Sauveur, saint Jean ne cesse de s'élever à des hauteurs où il plane longtemps. Quand les Gentils témoignent, par l'intermédiaire de Philippe et d'André, le désir de le voir, Jésus saisit alors l'occasion de prononcer un profond discours, que saint Jean seul nous rapporte; il y est de nouveau question de la lumière qui répand ses rayons et crée les enfants de la lumière. De plus, à l'occasion de la cène dont tous les évangélistes ont parlé, quelles belles et sublimes paroles prononcés par Jésus et que saint Jean seul nous fait connaître! C'est non-seulement l'humilité à l'occasion du lavement des pieds; mais, quand après le repas le traître a disparu, et qu'il ne reste plus avec lui que les onze apôtres fidèles, quel long, admirable et saisissant discours saint Jean nous rapporte! C'est là que nous trouvons cette parole : « Celui qui me voit , voit aussi mon Père; » c'est là que Jésus parle longuement du Saint-Esprit, qu'il devait leur envoyer; de la gloire dont il jouissait en son Père avant la création du monde; de l'unité qu'il veut former avec nous, comme il ne fait qu'un avec son Père; il ne dit pas que lui, son Père et nous, nous ne devons faire qu'un, mais que nous devons être un comme lui et son Père sont un. Et puis combien d'autres choses non moins profondes et 'non moins admirables dont ne nous pourrions parler convenablement dans cet ouvrage, en fussions-nous capables; puisque nous l'avons entrepris dans un autre dessein (2) ! Nous pourrons le faire ailleurs; il ne faut pas y aspirer ici. Voici seulement ce que nous voulons rappeler à ceux qui aiment la parole de Dieu et qui recherchent la sainte vérité. Quoique saint Jean , dans son Evangile, ait annoncé et fait connaître le Christ véritable et véridique dont les trois autres évangélistes ont écrit la vie et dont les autres Apôtres, sans avoir entrepris de faire son histoire, n'ont pas moins publié les grandeurs comme l'exigeait leur ministère; cependant après s'être élevé bien plus haut qu'eux dès le début de son Evangile, il ne se rencontre que rarement avec eux dans le cours de son ouvrage. C'est premièrement quand il s'agit du témoignage rendu par le Précurseur sur les rives du Jourdain ; secondement au-delà de la mer de Tibériade, quand Jésus nourrit la foule avec les cinq pains et sur les eaux; troisièmement, à Béthanie, où une femme fidèle répand sur lui des parfums précieux. Ainsi arrive-t-il avec eux à la passion, où tous devaient se rencontrer; et cependant ne rend-il pas plus splendide que les autres la cène dernière, pour laquelle il semble avoir puisé dans le sanctuaire même du Seigneur, sur lequel il avait l'habitude de reposer. N'est-ce pas lui encore qui nous montre Jésus frappant Pilate de paroles plus profondes; déclarant que son royaume n'est pas de ce monde, qu'il est né Roi, qu'il est venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité; écartant Marie elle-même après la résurrection, et lui adressant ces mots mystérieux et profonds : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père ; » donnant le Saint-Esprit à ses disciples en soufflant sur eux, prévenant ainsi l'erreur qui aurait pu faire croire, que le Saint-Esprit, qui est consubstantiel et coéternel à la Trinité, était seulement l'Esprit du Père et non celui du Fils. 20. Enfin après avoir confié la garde de ses brebis à Pierre, à qui il venait de demander une triple protestation d'amour, Jésus dit de saint Jean qu'il veut qu'il demeure ainsi jusqu'à ce qu'il vienne. Je crois voir ici la révélation d'un profond mystère. Ce récit évangélique de saint Jean, lequel jette de si vives lumières sur la nature du Verbe, nous enseigne l'égalité et l'incommutabilité de la Trinité, nous révèle la distance infinie qui existe entre nous et le Verbe fait chair; je dis que cet évangile de saint Jean, ne pourra être saisi et parfaitement compris que quand le Seigneur apparaîtra parmi nous. Voilà pourquoi il restera tel jusqu'à ce qu'il vienne; maintenant il restera pour diriger et affermir la foi des croyants; mais alors nous le contemplerons face à face, quand notre vie aura apparu et quand nous aurons apparu avec lui dans la gloire. Si donc traînant encore après lui les chaînes de notre misérable mortalité, un homme se flatte d'écarter toutes les ténèbres qu'engendrent dans son esprit les représentations corporelles et charnelles ; de jouir de l'éclat serein de l'incommuable vérité ; et d'y attacher indissolublement son intelligence, rendue entièrement étrangère aux habitudes et aux nécessités de cette vie : je déclare qu'il ne comprend pas ce qu'il cherche et qu'il ne se connaît pas lui-même. Qu'il croie plutôt, d'après une autorité sublime et infaillible, que tant que nous sommes dans ce corps, nous sommes loin de Dieu, que nous marchons à la lueur de la foi et non à l'éclat éblouissant de la réalité). De cette manière, gardant précieusement dans son âme la foi, l'espérance et la charité, qu'il aspire à la contemplation face à face, appuyé sur le gage de l'Esprit-Saint qu'il a reçu, et qui nous enseignera toute vérité, quand Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, vivifiera aussi nos corps mortels par son Esprit qui habite en nous. Mais avant que ce corps, qui est mort par le péché, ne soit vivifié, sachons qu'il est de plus un fardeau bien lourd pour notre âme. Et si quelquefois, aidé par la grâce d'en haut, on perce ce nuage qui couvre toute la terre, c'est-à-dire les ténèbres charnelles qui obscurcissent la vie terrestre, n'oublions pas que ce n'est qu'un éclair rapide qui fend la nue, mais que bientôt on retombe dans sa faiblesse, malgré le désir qui porte à s'élever de nouveau dans les hauteurs, et parce qu'on n'est pas pur pour y rester fixé. La grandeur d'un homme dépend de la grandeur de ses efforts pour s'élever; et sa petitesse est proportionnée à la faiblesse de ses efforts. Si une âme n'a encore éprouvé aucune des ces aspirations, quoique Jésus-Christ habite en elle par la foi : qu'elle s'attache à vaincre et à détruire les passions de ce siècle, et cela par l'action de la vertu morale, qu'elle pratiquera en marchant avec Jésus-Christ, son médiateur, dans la compagnie des trois premiers Evangélistes ; qu'elle conserve fidèlement avec toute la joie d'une vive espérance, la foi en Celui qui est toujours le Fils de Dieu et qui, pour nous, s'est fait fils de l'homme, afin que sa force éternelle et sa divinité préparent à notre faiblesse et à notre mortalité, qu'il a partagées, une voie sûre pour marcher en lui et vers lui. Pour éviter le péché, qu'elle se laisse diriger par Jésus-Christ Roi ; si par malheur elle y tombe, qu'elle cherche l'expiation en ce même Jésus-Christ souverain prêtre. Quand enfin elle aura trouvé un aliment suffisant dans l'action d'une vie pure et sainte, s'élevant sur les deux préceptes de la charité comme sur deux ailes puissantes, au-dessus des choses de la terre, elle pourra se plonger dans la source même de la lumière, Jésus-Christ, le Verbe qui était au commencement, le Verbe qui était en Dieu et qui était Dieu. Elle ne verra sans doute encore que comme dans un miroir et en énigme; mais beaucoup mieux qu'à l'aide des images corporelles. Si donc les esprits qui en sont capables voient dans les trois autres Evangélistes l'image de la vie active et dans l'Evangile de saint Jean les dons de la puissance contemplative ; toujours est-il vrai de dire, qu'au moins d'une certaine manière, cet Evangile de saint Jean restera jusqu'à ce que toute perfection soit accomplie. Aux uns le Saint-Esprit donne le langage de la sagesse, aux autres le langage de la science; celui-ci goûte le jour du Seigneur; l'autre boit à la source plus pure de la poitrine du Sauveur; celui-là, ravi jusqu'au troisième ciel, entend des paroles ineffables; tous cependant, voyagent loin du Seigneur, tout le temps qu'ils sont dans ce corps mortel, et ceux qui gardant fidèlement les biens de l'espérance, sont écrits au livre de vie, verront l'accomplissement de cette parole : « Et moi aussi, je l'aimerai et je me manifesterai moi-même à lui. » Toutefois pendant le pèlerinage d'ici-bas, plus on fera de progrès dans l'intelligence, ou la connaissance de cette vérité, plus on évitera avec soin les deux vices qui forment le caractère du démon: l'orgueil et la jalousie. On se souviendra que si l'Evangile de saint Jean élève si haut dans la contemplation de la vérité, c'est qu'il commande d'une manière plus pressante la douceur de la charité; et comme rien n'est plus vrai ni plus salutaire que ce précepte du sage : « Plus tu es grand, plus tu dois t'humilier en tout, » l'Evangéliste qui, beaucoup mieux que les autres, a fait briller la gloire de Jésus-Christ, c'est celui qui nous le représente lavant les pieds à ses disciples.