[21,0] LIVRE VINGT-UNIÈME. [21,1] Quand notre Seigneur Jésus-Christ, juge des vivants et des morts, aura conduit les deux Cités, celle de Dieu et celle du démon, chacune à sa fin, quel doit être le supplice du diable et de ses complices ; c'est ce que je me propose d'examiner en ce livre, avec l'assistance divine. Or j'ai préféré suivre cet ordre, et traiter ensuite de la béatitude des saints; parce que l'un et l'autre état sera corporel, et qu'il semble moins croyable que les corps subsistent dans des tortures éternelles, que dans une félicité éternelle, exempte de douleur. Ainsi, quand j'aurai démontré qu'il n'y a rien d'incroyable à cette éternité de châtiment, il me sera bien plus facile d'établir la croyance à l'immortalité bienheureuse des corps dans les saints. Et cet ordre même ne répugne point à l'Écriture, qui parfois, il est vrai, commence par la félicité des justes, témoin ce passage : « Et ils sortiront, ceux qui auront fait le bien, pour ressusciter à la vie ; ceux qui auront fait le mal, pour ressusciter au jugement : » parfois aussi elle n'en parle qu'en second lieu : « Le Fils de l'homme enverra ses anges ; ils retrancheront de son royaume tous les scandales et tous les artisans d'iniquité, pour les précipiter dans la fournaise ardente. Là il n'y aura que pleurs et grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père .... Ainsi les impies iront aux supplices éternels, et les justes à la vie éternelle. » Et les prophètes observent tantôt cet ordre, tantôt l'autre; soit dit en passant, car un coup d'oeil suffit pour s'en convaincre. Quant à moi, j'ai rendu raison de l'ordre que j'adopte. [21,2] Quelle preuve alléguerai-je pour convaincre les incrédules que des corps humains animés et vivants peuvent non seulement défier la mort, mais subsister encore dans les supplices des feux éternels? car ils ne nous laissent pas recourir à la puissance du Tout-Puissant, ils veulent quelques exemples pour être persuadés. Faut-il leur répondre qu'il est des animaux, corruptibles en tant que mortels, qui vivent cependant au milieu du feu; que dans des sources d'eaux chaudes, où l'on ne saurait impunément plonger la main, il se trouve certaine espèce de vers qui vivent là sans la moindre souffrance; que dis-je? qui ne pourraient vivre ailleurs? Mais, ou ils refusent de croire le fait, s'il ne leur est montré, ou bien, si ce fait même se produit sous leurs yeux, si la preuve leur en est donnée par des témoins digne de foi, leur incrédulité va soutenir que cet exemple ne suffit pas pour établir notre proposition; et la raison, c'est que d'abord ces animaux ne vivent pas toujours, et puis que, vivant dans ces eaux brûlantes, cette atmosphère convenable à leur nature est pour eux un principe de force et non de souffrance ; comme s'il n'était pas plus incroyable qu'il y eût là un élément de vie et non de douleur. Car, s'il est étonnant de souffrir dans le feu sans mourir, il est bien plus étonnant de vivre dans le feu sans souffrir. Que si l'on croit l'un, pourquoi pas l'autre? [21,3] Mais, disent-ils, il n'est aucun corps qui puisse souffrir sans mourir. — Et qu'en savons-nous? Est-il donc certain que les démons ne souffrent point dans leurs corps quand eux-mêmes confessent la violence de leurs tortures? Si l'on répond qu'il n'est aucun corps terrestre, c'est-à-dire solide et palpable, aucune chair en un mot qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, c'est conclure dans les limites du témoignage des sens et de l'observation. Car on ne connaît point de chair qui ne soit mortelle, et voilà leur unique raison, c'est de tenir pour impossible tout ce qu'ils ne perçoivent point par leurs sens. Et cependant où est la raison de faire de la douleur une preuve de la mort, quand elle est plutôt un indice de la vie ? Nous pouvons demander si ce qui souffre peut toujours vivre, mais il est certain que tout ce qui souffre vît, et que la douleur ne peut être qu'en ce qui vit. Il est donc nécessaire que qui souffre vive; il n'est pas nécessaire que la douleur tue; car nos corps mêmes, mortels et destinés à mourir, toute douleur ne les tue pas. Or, si la douleur peut tuer maintenant, c'est que l'âme est tellement unie à ce corps, qu'elle cède à la violence de la douleur, et se retire. Car la liaison des membres et des organes vitaux est si délicate, qu'elle ne peut résister a cette crise, angoisse terrible, dernier terme de la souffrance. Mais alors tel sera le corps, et telle l'union de l'âme au corps, que nulle durée ne pourra délier ce noeud, nulle douleur le rompre. Maintenant, il est vrai, il n'y a point de chair qui puisse souffrir et ne puisse mourir, mais aussi la chair ne sera plus alors telle qu'elle est aujourd'hui, comme la mort cessera d'être ce qu'elle est dans le temps. Car il y aura toujours mort, mais mort éternelle. L'âme, en effet, ne pourra vivre séparée de Dieu, et ne pourra, par la mort, échapper à la souffrance. Par la première mort, l'âme est, malgré elle, chassée du corps ; par la seconde, l'âme, malgré elle, y est retenue. Et voilà ce que l'une et l'autre mort ont de commun, c'est de faire souffrir à l'âme en son corps ce qu'elle ne veut pas. Nos contradicteurs remarquent bien qu'il n'est maintenant aucune chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne remarquent pas que cela est vrai d'une certaine nature plus noble que le corps. Cet agent, qui vivifie et gouverne le corps, l'esprit peut souffrir et ne peut mourir. Voilà donc qu'une chose se trouve sensible à la douleur et pourtant immortelle. Il en sera donc alors du corps des damnés, comme il en est aujourd'hui, nous le savons, de l'esprit de tous les hommes. Et d'ailleurs, songeons-y bien, ce que l'on appelle la douleur du corps, appartient plutôt à l'âme. C'est en effet l'âme qui souffre et non le corps, quand même la souffrance lui vient du corps, alors qu'elle souffre où le corps est blessé. Et comme nous disons corps sensibles, corps vivants, quoique l'âme soit pour le corps principe de sentiment et de vie ; nous disons aussi corps souffrants, quoique la douleur ne puisse venir que de l'âme au corps. L'âme souffre donc avec le corps d'une douleur locale qui survient au corps ; elle souffre seule, bien qu'elle réside au corps, quand une cause invisible l'attriste, sans porter atteinte à la santé corporelle. Elle souffre même parfois hors du corps; témoin les souffrances du riche aux enfers, quand il s'écrie : « Je suis torturé dans ces flammes. » Le corps, d'autre part, ne souffre point s'il n'est animé ; animé, il ne peut souffrir que l'âme ne souffre. Si donc l'on pouvait légitimement conclure de la douleur à la mort, c'est-à-dire que l'accident de la mort fût la conséquence nécessaire de l'accident de la douleur, c'est surtout à l'âme qu'il appartiendrait de mourir, puisque c'est surtout à l'âme qu'il appartient de souffrir. Or, comme elle ne peut mourir, elle qui peut le plus souffrir, d'où nous vient le droit de conclure que les corps des damnés mourront parce qu'ils doivent être dans les souffrances ? Les platoniciens sans doute ont cru que, de ces corps de terre et de ces membres de mort, montaient à l'âme et la crainte, et le désir, et la douleur, et la joie, comme Virgile l'exprime en ce vers : « De là leurs craintes et leurs désirs, leurs souffrances et leurs contentements. » Mais au quatorzième livre de cet ouvrage, nous les avons convaincus de prêter aux âmes, purifiées de toute souillure corporelle, le désir insensé de rentrer dans leurs corps. Or, où est le désir, assurément la douleur peut être. Car le désir, déçu dans son espérance ou troublé dans sa possession, se change en douleur. Si donc l'âme, quoique seule ou la plus vive à souffrir, a cependant son immortalité propre; comment donc dans l'avenir la mort corporelle serait-elle nécessitée par la souffrance? Enfin, si le corps est la cause des souffrances de l'âme, comment ne peut-il lui procurer la mort aussi bien que la douleur, si ce n'est que la conséquence est fausse, que ce qui donne la douleur donne la mort? Pourquoi donc refuserait-on de croire que les feux vengeurs dussent livrer les corps aux supplices, et non pas à la mort; puisque les corps eux-mêmes font souffrir les âmes, sans toutefois les obliger à mourir ? La douleur n'est donc pas une preuve nécessaire de la mort à venir. [21,4] Ainsi donc, la salamandre qui, s'il faut en croire les naturalistes, vit dans le feu; certaines montagnes célèbres de Sicile, qui, depuis tant de siècles, vomissent des flammes de leur antique cratère, et toutefois demeurent dans leur intégrité, sont des témoins convaincants que tout ce qui brûle ne se consume pas; et l'âme, d'autre part, montre que tout ce qui est susceptible de souffrir n'est pas susceptible de mourir. Et maintenant quels exemples nous demande-t-on encore pour prouver qu'il n'est pas incroyable que les corps des damnés conservent leur âme dans les feux éternels, brûlent sans altération et souffrent sans fin? Car telle sera la propriété nouvelle que la substance de la chair recevra de celui qui a doué de propriétés admirables et variées tant d'objets répandus autour de nous, et dont le nombre même a fatigué notre admiration. Et quel autre que le Dieu créateur de toutes choses peut donner à la chair morte du paon de ne pas se corrompre ? Je ne pouvais le croire; mais un jour à Carthage on nous servit un oiseau de cette espèce, et nous en fîmes réserver quelques tranches prises sur la poitrine. Après un certain nombre de jours suffisants pour corrompre toute autre chair, celle-ci nous fut représentée, et elle n'offensa en rien notre odorat. Conservée de nouveau pendant plus de trente jours, on la retrouva dans le même état; et ainsi, un an après, sauf qu'elle était un peu plus sèche et plus réduite. Qui a donné à la paille cette propriété, d'une part si froide, qu'elle conserve la neige, et d'autre part si chaude, qu'elle mûrit les fruits verts? Qui expliquera les merveilles du feu lui-même, si brillant et qui noircit tout ce qui brûle; si éclatant de couleur et qui efface toute couleur partout où sa flamme rampe et glisse, qui fait un noir charbon d'une braise ardente? Et toutefois ce phénomène ne se produit point régulièrement. Car, au contraire, l'ardeur du feu blanchit les pierres, et, malgré la différence de la blancheur de la pierre brûlée au rouge éclat du feu, le blanc s'accorde avec la lumière comme le noir avec les ténèbres. Mais, quoique le feu dévore le bois pour calciner la pierre, il n'en faut pas conclure de la contrariété de ses effets à la contrariété des choses. La pierre et le bois sont différents, et non contraires comme le blanc et le noir ; et cependant ces deux effets opposés, le blanc sur la pierre, le noir dans le bois, le feu les produit; éclatant, il éclaire l'un et obscurcit l'autre; toutefois il expirerait sur la pierre, s'il n'avait son foyer dans le bois. Quant au charbon, n'est-ce pas merveille que cette fragilité d'une part, que brise le moindre coup, que broie la plus légère pression; et, d'autre part, cette invincible consistance qui défie l'action de l'humidité et les efforts des âges; jusque-là qu'aux limites des champs on enfonce dans le sol du bois carbonisé, comme un témoin éternel prêt à convaincre quiconque dans la suite des temps viendrait à s'élever contre la vérité des partages ? Qui donc dans le sein de la terre humide ou dans le bois pourrait conserver ces charbons à jamais incorruptibles, si ce n'est cet universel corrupteur des choses, le feu ? Une autre merveille naturelle, c'est la chaux. Outre qu'elle blanchit à l'action du feu qui noircit tout le reste, le feu engendre encore secrètement en elle le feu ; et, quoiqu'elle ne présente au toucher qu'une masse froide, elle le recèle en le dérobant à nos sens ; l'expérience seule nous découvre sa présence latente et comme assoupie. D'où vient l'expression de chaux vive, comme si le feu caché était l'âme invisible de ce corps visible. Mais, chose encore plus admirable, c'est qu'en l'éteignant on l'allume. En effet, pour en dégager le feu intérieur, on verse de l'eau et l'on baigne la chaux ; froide qu'elle était, elle s'échauffe au contact de l'élément qui refroidit tout corps échauffé. Et, comme s'il abandonnait la chaux expirante, le feu latent se montre quand il se retire; et elle demeure comme pénétrée du froid de la mort, sans qu'aucun jet de liquide réveille en elle aucune ardeur ; elle était une chaux vive, et elle devient une chaux éteinte. Que peut-on ajouter à ce prodige ? Et pourtant en voici un nouveau. Au lieu d'eau, versez de l'huile, ce vif aliment du feu, la chaux en est vainement imbibée; elle demeure froide. Si nous lisions, si l'on nous racontait semblable merveille de quelque pierre de l'Inde, sans qu'il nous fût possible de vérifier le fait, ou il serait rejeté par nous comme un mensonge, ou notre surprise serait sans bornes. Mais ces merveilles dont nos yeux voient les témoignages journaliers, sans avoir moins de droit à l'étonnement, perdent cependant de leur prix par leur présence même. Cela est si vrai que certaines raretés des lointaines contrées de l'Inde ont cessé d'exciter notre admiration quand elles sont venues la chercher. Plusieurs parmi nous, surtout les orfévres et les lapidaires, ont des diamants, pierre que ne peut rompre ni le fer, ni le feu, ni aucune autre force, et qui cède, dit-on, au sang de bouc. Mais les possesseurs de cette espèce de pierre, qui la connaissent, l'admirent-ils comme ceux auxquels l'on en découvre la vertu pour la première fois? Ceux mêmes à qui elle demeure cachée refusent peut-être d'y croire, ou, s'ils croient, ils admirent par inexpérience ; et si l'expérience vient à portée, ils admirent encore le fait comme extraordinaire, mais l'expérience continuée émousse peu à peu l'admiration. Nous savons que l'aimant exerce sur le fer un merveilleux attrait. La première fois que je le vis, je frémis d'épouvante. Je voyais en effet un anneau de fer enlevé par une pierre et suspendu, et, comme si elle eût transmis et communiqué sa vertu au fer, ce même anneau en enlève un second, qui adhère au premier, comme le premier adhère à la pierre, un troisième s'attache au second, un quatrième au troisième, et de leurs cercles, non pas entrelacés, mais extérieurement adhérents, se forme comme une chaîne d'anneaux pendants. Qui ne serait épouvanté de la puissance de cette pierre, puissance qui non seulement réside en elle, mais encore traverse tant d'anneaux suspendus et les unit par des liens invisibles ? Mais un autre phénomène de cette pierre, que j'ai appris de mon frère et collègue Severus, évêque de Milevis, est encore plus étrange. Il me raconta qu'à un festin chez Bathanarius, autrefois comte de l'Afrique, il le vit prendre une pierre d'aimant et la tenir sous un plat d'argent sur lequel il avait posé du fer : et tous les mouvement faits sous l'argent par la main qui tenait la pierre, le fer les suivait en dessus, et, le métal intermédiaire demeurant impassible, ces mouvements en sens divers que la main de l'homme imprimait à l'aimant, l'aimant les transmettait au fer dans toute leur rapidité. Je dis ce que j'ai vu, je dis ce que je tiens d'un homme dont le témoignage est aussi certain pour moi que celui de mes yeux. Que dirai-je encore de tout ce que j'ai lu sur cette pierre aimantée? Quand on place un diamant auprès, elle n'enlève plus le fer ; l'a-t-elle enlevé, à l'approche du diamant elle le laisse tomber. C'est l'Inde qui nous envoie ces pierres; et si déjà nous cessons de les admirer parce que nous les connaissons, combien plus ceux qui nous les envoient, s'ils se les procurent avec tant de facilité? Peut-être sont-ils aussi indifférents à cette merveille que nous le sommes à celle de la chaux, ardente au contact de l'eau qui éteint le feu, et que l'huile, cet aliment provocateur du feu, laisse froide. Ce phénomène, parce qu'il est incessamment sous nos yeux, nous ne l'admirons pas. [21,5] Et cependant, lorsque nous annonçons aux infidèles les miracles de Dieu, passés ou à venir, dont nous ne pouvons leur prouver la réalité par l'expérience, ils nous en demandent la raison; et comme il nous est impossible de répondre, car il s'agit de faits qui surpassent les forces de l'esprit humain, ils les traitent de fables. — Eh bien! qu'eux-mêmes nous rendent raison de tant de merveilles que nous pouvons voir et que nous voyons. S'il est clair pour eux que cela est humainement impossible, qu'ils avouent donc qu'il ne s'ensuit point qu'une chose n'ait été ou ne doive être, de ce que l'on n'en peut rendre raison, puisqu'il en est de même d'objets journaliers. Ainsi, sans alléguer une infinité de faits historiquement attestés, je n'en veux signaler qu'un petit nombre, non pas dans le domaine de l'histoire et du passé, mais permanents et dont chacun, s'il peut ou s'il veut, est à même de vérifier sur les lieux la réalité. On dit que le sel d'Agrigente, en Sicile, approché du feu, fond comme dans l'eau; et qu'au fond de l'eau, il crépite comme dans le feu. Chez les Garamantes, il est une fontaine si froide le jour qu'on n'en saurait boire, si brûlante la nuit qu'on ne saurait y toucher; une autre en Épire, où, — chose ordinaire, — les torches allumées s'éteignent, mais où, — chose étrange ! les torches éteintes s'allument. En Arcadie, se trouve une pierre que l'on nomme Asbeste, parce que une fois échauffée, elle ne se refroidit plus. Le bois d'un certain figuier d'Égypte ne nage pas sur l'eau, comme les autres bois, mais plonge, et, ce qui est plus merveilleux, après quelques instants de séjour au fond il remonte à la surface, quand l'eau dont il est pénétré devrait l'appesantir. Les fruits de la terre de Sodome se développent et arrivent à une apparente maturité; mais, pressés par la dent ou la main, ils s'ouvrent et s'évanouissent en cendre et en fumée. La pierre pyrite, de Perse, brûle la main qui la serre; et de là lui vient son nom. Il est encore, en Perse, une pierre sélénite, dont la blancheur intérieure croît et diminue avec la lune. En Cappadoce, le vent féconde les cavales, et ces fruits ne vivent pas plus de trois ans. L'île de Tylos, dans l'Inde, l'emporte sur toutes les contrées de la terre, parce que les arbres n'y dépouillent jamais leur feuillage. Que de ces faits et de tant d'autres non moins étonnants que présentent non pas les mobiles annales de l'histoire, mais le livre permanent de la nature, que de ces merveilles, dis-je, dont l'énumération serait ici une digression trop longue, ces infidèles rendent raison, s'ils peuvent, eux qui refusent de croire aux saintes Écritures, sans autre motif pour leur contester d'être divines, sinon qu'elles renferment des choses incroyables, et précisément comme les faits dont je viens de parler. Nulle raison d'admettre, disent-ils, que la chair brûle et ne soit pas consumée, qu'elle souffre et ne meure jamais. Puissants raisonneurs de pouvoir rendre raison de toutes les incontestables merveilles répandues en ce monde ! Qu'ils rendent donc raison de ce peu de faits que je signalais à l'instant. Or j'affirme que, si l'existence actuelle de ces faits leur était inconnue et qu'elle leur fût prédite pour l'avenir, ils croiraient encore moins qu'ils ne croient à ce que nous leur annonçons. Si donc, comme nous déclarons qu'un jour les corps humains vivront pour brûler et souffrir éternellement sans pouvoir mourir, il était prédit qu'au siècle futur un sel sera qui fondra au feu comme s'il était dans l'eau, et crépitera dans l'eau comme s'il était au feu; une fontaine que le froid de la nuit rendra tellement chaude qu'on n'y puisse toucher, et l'ardeur du jour tellement glacée qu'on n'y puisse boire; une pierre dont la chaleur propre brûlera la main qui la presse ; une autre qui, embrasée, ne pourra plus s'éteindre ; et une infinité de semblables merveilles : — nous croiraient-ils jamais, et si nous leur annoncions ces phénomènes comme devant se produire au siècle futur, et que ces incrédules nous répondissent: Si vous voulez nous les faire croire, rendez-nous-en raison : nous avouerions notre impuissance et la faiblesse du raisonnement humain pour se mesurer avec ces oeuvres admirables de Dieu ; mais nous dirons aussi qu'en nous cette raison est inébranlable, que le Tout-Puissant ne fait rien sans raison, de tout ce dont notre faible esprit ne peut rendre raison ; que sur beaucoup de points sa volonté pour nous est incertaine, mais que nous sommes très certains qu'il n'est rien d'impossible à sa volonté, et que nous croyons à ce qu'il annonce, parce qu'il nous est impossible de le croire impuissant ou menteur. Et cependant, ces détracteurs de la foi, ces solliciteurs de la raison, que répondent-ils sur ces faits humainement inexplicables, et qui sont pourtant, et qui semblent même contraires à la nature? S'ils étaient par nous annoncés comme devant être, l'incrédulité ne nous en demanderait-elle pas compte comme de tous les miracles que nous prédisons? Ainsi donc, la défaillance de l'esprit et de la parole de l'homme en présence de ces merveilles de la puissance divine ne prouvant rien contre leur existence actuelle, elle ne prouve rien contre l'existence future des merveilles prédites; la raison de part et d'autre en demeure voilée pour l'homme. [21,6] Mais, vont-ils s'écrier, Cela n'est pas, nous n'en croyons rien ; ce qui en est dit, ce qui en est écrit, tout cela est faux ; et ils vont opposer ce raisonnement : S'il faut croire de pareils faits, croyez donc aussi ce que les mêmes auteurs racontent qu'il était ou qu'il est un temple de Vénus, et dans ce temple un candélabre surmonté d'une lampe qui brûle à l'air d'une flamme si vive, que ni tempête ni pluie ne peuvent l'éteindre, ce qui lui a valu comme à la pierre, le nom de g-luchnos g-asbestos, lumière inextinguible. Et peut-être s'imagineront-ils qu'ils gênent notre réponse? Si nous disons, en effet, qu'il n'en faut rien croire, nous infirmons les autres merveilles que nous avons annoncées; et si nous accordons qu'il faut y croire, nous autorisons les divinités païennes. Mais, comme je l'ai dit au dix-huitième livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas dans la nécessité de croire tous les récits de l'histoire profane, puisque les historiens eux-mêmes, de l'aveu de Varron, semblent conspirer pour se contredire si souvent; or, à notre gré, nous croyons ce qui n'est pas contraire aux livres qu'il faut croire. Et de ces merveilles locales qui nous servent d'arguments pour persuader aux incrédules les vérités futures, celles-là nous suffisent que nous pouvons vérifier nous-mêmes par l'expérience et dont il est facile de trouver des témoins dignes de foi. Quant à cette lampe inextinguible du temple de Vénus, loin de nous enfermer dans un étroit passage, elle nous ouvre au contraire le champ le plus vaste. Car à cette lampe inextinguible nous ajoutons encore les merveilles des sciences humaines et magiques, c'est-à-dire les prodiges des démons par les hommes ou par eux-mêmes. Et nous ne saurions les nier sans contredire la vérité des saintes Écritures. Donc, ou l'industrie humaine a dressé quelque mécanique avec cette pierre asbeste ; ou c'est une oeuvre de magie pour exciter dans le temple l'étonnement des hommes ; ou c'est la présence active de quelque démon, sous le nom de Vénus, qui rend ce prodige manifeste et permanent. Car, lorsque les démons s'insinuent dans des créatures qui ne sont pas leur ouvrage, mais l'ouvrage de Dieu, ils sont attirés par des charmes, divers comme leur génie; ils ne cèdent pas comme les animaux à l'attrait des aliments, mais, en tant que natures spirituelles, à des signes conformes à la fantaisie de chacun ; différentes espèces de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux ; enchantements et rites divers. Or, pour que les hommes les attirent, ils commencent par séduire les hommes, soit en versant dans leur coeur un poison secret, soit en leur offrant l'appât de perfides amitiés ; et ils se font ainsi un petit nombre de disciples qui deviennent les maîtres des autres. Car saurait-on, s'ils ne l'eussent eux-mêmes enseigné, ce qu'ils aiment ou ce qu'ils abhorrent, quel nom les attire ou les contraint ; tout l'art enfin de la magie, toute la science des magiciens? Mais ils aspirent surtout à posséder le coeur des mortels, possession dont ils sont les plus fiers, quand ils se transfigurent en anges de lumière. Il y a donc de leur part de nombreuses actions que nous devons conjurer avec d'autant plus d'adresse que nous avouons l'étonnement qu'elles nous inspirent. Et, toutefois, ici ces actions mêmes nous servent de preuves. Si, en effet, d'impurs démons ont une telle puissance, combien plus puissants sont les saints anges, et combien plus puissant qu'eux tous, Dieu l'auteur des anges, ces auteurs de tant de miracles ! Que la science humaine, disposant de la création de Dieu, opère dans les arts mécaniques ces étonnantes merveilles, où, quand on n'en connaît pas le secret, l'on soupçonne la main divine; ainsi, dans un temple revêtu, sur le sol et à la voûte, de pierres d'aimant adaptées aux proportions de l'édifice, cette statue de fer suspendue entre ce double magnétisme, l'ignorance de l'action transmise en haut et en bas, faisant attribuer ce phénomène à la puissance de la divinité ; ainsi cette lampe de Vénus, dont je viens de parler, qui devait peut-être le prodige de sa lumière à l'industrieux emploi d'une pierre asbeste. — Si donc les oeuvres des magiciens, que l'Écriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu élever les démons jusqu'à un tel crédit qu'un grand poète n'a pas cru contredire l'opinion des hommes dans ces vers sur une puissance enchanteresse : « Elle promet, par ses enchantements, de délivrer à son gré les âmes, ou de leur envoyer les amers soucis, d'arrêter l'onde des fleuves et de détourner le cours des astres; elle évoque les flânes ténébreux; la terre va mugir sous ses pieds, et tu verras du haut des montagnes les frênes descendre! » combien Dieu est-il plus puissant pour accomplir des prodiges qui semblent incroyables aux infidèles, et qui ne sont que les jeux de sa puissance? car n'est-il pas l'auteur et de ces pierres et de leur vertu et du génie des hommes qui en savent le merveilleux usage, et des natures angéliques plus puissantes que toutes les forces animales? Et l'infini de ces merveilles n'est-il pas surpassé par cet infini de pouvoir et de sagesse qui agit, ordonne et permet, non moins admirable dans la conduite que dans la création de l'univers ? [21,7] Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des trépassés ressuscitent, et que ceux des damnés souffrent dans les flammes éternelles, Dieu qui a créé le ciel et la terre, l'air et les eaux remplis d'innombrables merveilles; et, de toutes les merveilles dont il est plein, la plus grande et la plus excellente, ce monde lui-même ? Mais ceux avec ou contre lesquels nous discutons, qui croient qu'il est un Dieu créateur, et des dieux, son ouvrage et ses ministres dans le gouvernement du monde; qui reconnaissent, que dis-je? qui exaltent les puissances opératrices de certains prodiges, prodiges qu'elles opèrent volontairement, ou que certaines cérémonies, certaines invocations leur commandent; quand nous signalons à ces hommes la vertu merveilleuse de ces objets qui ne sont ni animaux raisonnables, ni esprits doués de raison, par exemple, ceux dont je viens de faire mention, on nous répond d'ordinaire : Telle est leur propriété naturelle ; telle est leur nature ; leur nature possède cette vertu propre. Donc voilà toute la raison pourquoi le sel d'Agrigente fond dans le feu et crépite dans l'eau, c'est que telle est sa nature. Et cependant n'est-ce pas plutôt contre la nature qui a donné à l'eau et non pas au feu de dissoudre le sel, au feu et non pas à l'eau de le faire crépiter ? Mais, dit-on, la propriété naturelle de ce sel est de produire des phénomènes contraires aux phénomènes connus. Et voilà donc la raison que l'on rend de cette source des Garamantes, glacée le jour, brûlante la nuit, et, dans l'un et l'autre état, également insupportable au toucher : la raison de cette autre, qui, froide à la main, éteint, — chose ordinaire, — les torches allumées ; mais, — chose étrange ! — allume les torches éteintes ; la raison de cette pierre asbeste qui, sans foyer intérieur, brûle du feu qu'elle emprunte et ne peut plus s'éteindre; la raison de tant d'autres faits qu'il serait fatigant de reproduire; nulle raison, en un mot, lors même que ces substances paraissent développer certaines propriétés nouvelles et contraires à la nature ; nulle raison, sinon que telle est leur nature? Réponse, j'en conviens, courte et suffisante. Mais, puisque Dieu est l'auteur de toute nature, pourquoi donc nous interdire une raison plus puissante, quand, à leur refus de croire un fait sous prétexte d'impossibilité, ou à leurs instances pour en obtenir la raison, nous opposons cette réponse, que telle est la volonté du Dieu tout-puissant, qui, à coup sûr, n'est appelé Tout-Puissant que parce qu'il peut tout ce qu'il veut. Or, ces merveilles qu'il a pu créer, si elles n'étaient évidentes ou affirmées par des témoins dignes de foi, passeraient à coup sûr pour impossibles; et je ne parle pas des merveilles qui nous sont étrangères, mais des merveilles les plus connues. Quant à celles qui n'ont d'autres témoins que les auteurs qui les décrivent, auteurs non éclairés des lumières divines, et tributaires des erreurs de l'humanité, à chacun, sans blâme légitime, permis de n'en rien croire. Je ne prétends pas, en effet, que l'on croie sans examen tout ce que je viens de rapporter, car ici ma croyance elle-même n'est pas tellement assurée qu'elle défende le doute à mon esprit, j'excepte les faits que j'ai moi-même expérimentés et que chacun peut vérifier par l'expérience : ainsi la chaux brûlante dans l'eau, froide dans l'huile; la pierre d'aimant dont l'attrait invisible ne saurait remuer un fétu et enlève le fer ; la chair du paon préservée de la corruption qui n'a pas respecté celle de Platon; et la paille, si froide qu'elle ne permet pas à la neige de fondre, si chaude qu'elle mûrit les fruits; et le feu rutilant, qui communique sa blancheur aux pierres qu'il échauffe, et dément son éclat quand d'autre part il noircit ce qu'il brûle; même contraste entre la transparence de l'huile et les taches sombres qu'elle répand; entre la teinte vive de l'argent, et les lignes noires qu'il trace. C'est encore un fait que cette transformation par le feu du bois en charbon; brillant, dur, corruptible, et devenant noir, fragile, incorruptible. De tous ces phénomènes, quelques-uns me sont connus, connus aussi de plusieurs, mais la plupart, connus de tout le monde comme de moi. L'énumération en serait ici trop longue. Quant à ceux que j'ai cités sur la foi de mes lectures et non de mon expérience propre, excepté la fontaine où les torches ardentes s'éteignent, et les torches éteintes s'allument; excepté les fruits et la terre de Sodome, mûrs au dehors, au dedans cendre et fumée : je n'ai pu renconter aucun témoin digne de foi. Cette fontaine, toutefois, je ne sache personne qui l'ait vue en Épire, mais plusieurs m'ont affirmé qu'il en est une semblable dans les Gaules, non loin de la cité de Grenoble. Pour les fruits de Sodome, non seulement tant d'ouvrages dignes de créance, mais encore tant de témoins en parlent d'après leur expérience personnelle qu'il m'est impossible d'en douter. Quant au reste je prends le parti de n'affirmer ni de nier. Ces faits quels qu'ils soient, je les ai rapportés sur le témoignage des historiens mêmes de nos adversaires, afin de montrer tout ce que la plupart d'entre eux admettent sans raison, sans autre autorité que celle de leurs écrivains, eux qui ne daignent ni nous croire, ni nous rendre raison de leur incrédulité, quand nous leur annonçons les merveilles que le Tout-Puissant doit accomplir un jour, merveilles qui sont au-dessus de l'expérience et des sens. Car s'en peut-il rendre une raison meilleure et plus forte, si ce n'est que le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes livres où il en a prédit tant d'autres dont l'accomplissement est manifeste ? Ainsi, comme il a promis de le faire, il fera ce qui semble au-dessus du possible, lui qui a fait, selon sa promesse, que les nations incrédules croient ce qui surpasse toute croyance. [21,8] Mais, va-t-on peut-être nous répondre, si l'on refuse de croire ce que nous annonçons des corps humains, qu'ils doivent toujours brûler et ne jamais mourir, c'est que nous savons que la nature des corps humains n'a pas été créée dans ces conditions, ce qui écarte la raison que l'on rend des autres merveilles naturelles dont on peut dire : telle est leur propriété naturelle, telle est la nature de cette substance; — car nous savons que telle n'est pas la nature du corps humain. — Or les saintes Lettres nous permettraient de répondre à notre tour que le corps de l'homme avait été créé dans des conditions différentes avant le péché, c'est-à-dire qu'il ne pouvait jamais mourir; et que depuis le péché, la nature, dont les misères temporelles publient la déchéance, est incapable de vivre à jamais. Ainsi donc, à la résurrection des morts, elle subira une transformation nouvelle. Mais comme les incrédules rejettent l'autorité de ces livres qui nous attestent dans quel état l'homme vivait au Paradis, et combien éloigné de la nécessité de la mort, — (et s'ils y croyaient, serions-nous en peine de leur prouver les éternels supplices des damnés dans l'ordre futur?) — demandons à leurs plus savants écrivains quelque témoignage d'où il résulte clairement qu'une chose peut devenir tout autre qu'elle n'était connue jusqu'alors dans sa nature déter- minée. Je lis dans l'ouvrage de Marcus Varron, intitulé : "De la filiation du peuple romain", ce passage que je reproduis littéralement : « Dans le ciel, dit-il, parut un étrange prodige; l'étoile si fameuse de Vénus, que Plaute appelle Vesperugo, et Homère, Hesperus, en vantant sa beauté; cette étoile, Castor l'atteste, changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement; phénomène inconnu jusqu'alors et qui depuis ne s'est point renouvelé. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, mathématiciens célèbres, le rapportaient au règne d'Ogygès. Assurément le grand Varron ne l'appellerait pas un prodige, s'il ne lui paraissait contre nature. Car nous disons tout prodige contre nature; mais cela n'est pas. Comment serait contre nature, ce qui arrive par la volonté de Dieu, la volonté d'un si grand Créateur étant la nature même de chaque créature? Le prodige n'est donc pas contre la nature, mais contre la nature telle qu'elle nous est connue. Or qui pourrait énumérer la multitude des prodiges que contiennent les histoires profanes ? Qu'il nous suffise de ce fait que revendique la question qui nous occupe. Quoi de plus savamment disposé par l'auteur du ciel et de la terre que l'admirable ordonnance des astres? Est-il rien de basé sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois, quand il a plu à celui qui gouverne sa création avec un souverain empire et un absolu pouvoir, l'étoile la plus célèbre par sa grandeur et son éclat a vu changer sa couleur, ses dimensions, sa figure, et pour comble de prodige, l'ordre et la loi de son cours. A coup sûr, ce phénomène dut troubler toutes les tables astrologiques, s'il en existait déjà; ces tables où les calculs des mouvements célestes, passés et futurs, prétendent à une telle infaillibilité que leurs auteurs osent les invoquer pour soutenir que rien de semblable, ni précédemment ni depuis, n'était survenu dans le ciel. Quant à nous, ne lisons-nous pas dans les divines Écritures qu'à la prière adressée au Seigneur par le saint homme Jésus Nave, le soleil s'arrête pour lui laisser le temps d'achever sa victoire; et que cet astre rétrograde pour annoncer au roi Ezéchias les quinze nouvelles années qui lui restent à vivre, Dieu confirmant sa promesse par ce prodige ? Mais ces miracles, accordés aux mérites des saints, quand ces incrédules y consentent, ils en font honneur à la magie. Témoin ce vers précité de Virgile : « Arrêter l'ordre des fleuves, et détourner les astres de leur cours. » Et nous voyons aussi, dans les livres sacrés, qu'un fleuve retient ses eaux supérieures, tandis que les inférieures s'écoulent; quand, sous la conduite du même Jésus Nave, le peuple de Dieu tente le passage, et ce miracle se renouvelle en faveur d'Élie et de son disciple Élisée; et l'astre du jour rétrograde sous le règne d'Ézéchias. Mais ce phénomène de l'étoile de Vénus, rapporté par Varron, on ne nous dit pas qu'il ait été accordé à la prière d'un homme. Non! — Que de leurs connaissances naturelles les incrédules ne se fassent pas un brouillard qui les aveugle, comme si la main divine ne pouvait introduire dans une substance telle modification qui la destitue de ces caractères naturels par où elle se dévoilait à l'expérience humaine; bien qu'à vrai dire les objets de la nature les plus connus n'en soient pas moins merveilleux et n'aient pas moins de droit à l'étonnement, si les hommes n'avaient coutume de n'admirer les choses admirables qu'à la condition d'être rares. Car, pour peu que la raison fût consultée, qui n'admirerait que, dans cette innombrable multitude d'hommes et dans une telle conformité de nature, tous soient différemment semblables? Sans une ressemblance commune, rien ne distinguerait l'espèce des autres espèces animales, et, sans les différences particulières, l'individu ne se distinguerait pas des autres hommes. Là donc où nous reconnaissons la ressemblance, nous constatons aussi la différence. Mais la différence étonne plus la pensée que la ressemblance; car l'unité de nature semble à juste titre exiger la ressemblance : et cependant, comme rien ne nous étonne qui ne soit rare, nous réservons tout notre étonnement pour le fait d'une ressemblance si parfaite entre deux individus qu'on ne puisse les distinguer sans de fréquentes ou de continuelles méprises. Mais ce phénomène que je rapporte d'après Varron, peut-être refusent-ils d'y croire, quoique Varron soit un de leurs historiens, et, de tous le plus savant ; peut-être est-ce sa courte durée et le retour aux lois ordinaires qui rend à leurs yeux ce prodige moins frappant. Et bien, en voici un autre dont ils peuvent s'assurer encore aujourd'hui, suffisant, ce me semble, pour les convaincre qu'un objet de la nature, par eux étudié, fût-il acquis à leur connaissance la plus certaine, ils ne doivent pas s'en prévaloir jusqu'à défendre à Dieu de transformer cet objet et d'en faire un tout autre que celui qu'ils connaissent. La terre de Sodome n'a pas été toujours ce qu'elle est aujourd'hui. Dans toute son étendue elle n'offrait rien que de semblable aux autres contrées; elle les égalait, elle les surpassait même par sa riche fécondité : car les divines Écritures la comparent au Paradis de Dieu. Mais, depuis que le feu du ciel l'a touchée, l'histoire païenne l'atteste, et les voyageurs vérifient chaque jour par leurs yeux ce témoignage, sa surface n'est qu'une cendre hideuse, et ses fruits sous une trompeuse apparence de maturité ne récèlent qu'une vaine fumée. Telle elle n'était pas, et la voilà telle. Et voilà que, par un prodigieux changement, le créateur de toute nature rend sa nature si hideusement différente d'elle-même! et ce changement, survenu après tant de siècles, persiste encore depuis tant de siècles. Donc, comme il n'a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu'il lui a plu, il ne lui est pas impossible de les changer comme il lui plaît. Et de là cette superfétation d'accidents miraculeux, appelés monstres, prodiges, etc., que je ne pourrais énumérer ici sans reculer indéfiniment les bornes de cet ouvrage. L'expression de « monstres, » dérivée de montrer, indique qu'ils « montrent, » qu'ils signifient; celle de « prodiges, qu'ils "prédisent" l'avenir. Mais que les interprètes se livrent a toutes leurs conjectures, soit qu'elles les trompent, soit que, par l'inspiration des esprits chargés d'envelopper les âmes dignes d'un tel châtiment dans les filets d'une pernicieuse curiosité, ils prédisent la vérité; soit qu'en l'annonçant toujours, ils la rencontrent parfois : pour nous, tout ce qui paraît et tout ce que l'on dit arriver contre nature (l'Apôtre dit ainsi, suivant le langage des hommes, que l'olivier sauvage enté contre nature sur l'olivier franc a été rendu participant de la sève de l'olivier), ces monstres, en un mot, ces prodiges doivent montrer et prédire que Dieu fera des corps humains ce qu'il a prédit qu'il en ferait; et quel obstacle pourrait le retenir? quelle loi de la nature lui opposer une défense? Or, comment l'a-t-il prédit, c'est ce que je pense avoir établi d'une manière satisfaisante dans le livre précédent en détachant des saintes Écritures, anciennes et nouvelles, non pas, il est vrai, tous les passages qui se rapportent à ce sujet, mais ceux qui m'ont paru suffire au besoin de cet ouvrage. [21,9] Donc la menace des supplices éternels que Dieu prononce par son prophète s'accomplira; — oui, elle s'accomplira : « le ver » des damnés « ne mourra point, et le feu qui les dévore ne s'éteindra jamais. » Et c'est pour graver plus profondément cette vérité dans nos âmes, que le Seigneur, désignant par les membres qui scandalisent l'homme les hommes mêmes qui nous sont aussi chers que nos propres membres, nous recommande de les retrancher : "Il te vaut mieux, dit-il, entrer infirme dans la vie que d'avoir deux mains et d'être jeté dans les supplices, dans les flammes inextinguibles, où le ver rongeur ne meurt point, où le feu dévorant ne s'éteint jamais." Et : "Il te vaut mieux, ajoute-t-il, entrer boiteux dans la vie éternelle, que d'avoir deux pieds et d'être précipité dans les supplices du feu inextinguible, où le ver rongeur ne meurt point, où la flamme dévorante ne s'éteint jamais." — « Il te vaut mieux, dit-il encore, entrer dans le royaume de Dieu:avec un oeil unique, que d'en avoir deux, et d'être précipité dans le supplice du feu, où le ver rongeur ne meurt point, où la flamme dévorante ne s'éteint jamais. » Il n'hésite pas de reproduire trois fois, au même instant, la même pensée. Qui ne tremblerait à cette répétition terrible, à cette menace si redoutable de la bouche divine? Or ceux qui rapportent l'un et l'autre supplice, ce feu et ce ver, à l'âme et non au corps, prétendent que la douleur d'un tardif et stérile repentir consumera les âmes séparées du royaume de Dieu, et que l'Écriture a bien pu représenter par l'image du feu cette cuisante douleur. Et l'Apôtre ne dit-il pas en ce sens : « Qui est scandalisé, sans que je brûle? » La même douleur est, encore suivant eux, figurée par le ver. Car n'est-il pas écrit, disent-ils, « Comme la teigne ronge le vêtement, et le ver le bois, ainsi la tristesse le coeur de l'homme. » D'autre part, ceux qui ne doutent pas que l'âme et le corps souffriront dans ce dernier supplice, affirment que le corps sera la proie du feu, et l'âme rongée par le ver du désespoir. Et quoique cette opinion soit plus probable, car l'absence de la douleur ou spirituelle ou corporelle est une hypothèse absurde, je rapporterais toutefois l'un et l'autre supplice au corps, plutôt que de l'exempter de l'une et de l'autre, et le silence de l'Écriture sainte sur la douleur de l'âme ne pourrait que sous-entendre cette conséquence nécessaire des souffrances corporelles, les tortures d'un stérile repentir. On lit en effet dans l'Ancien Testament : "Supplice de la chair de l'impie, le ver et le feu." Deux mots suffisaient : "Supplice de l'impie". Pourquoi donc dit-il, « de la chair de l'impie, » sinon parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice de la chair? Ou, s'il faut entendre par ces mots la vengeance exercée sur l'homme qui aura vécu selon la chair (et c'est pourquoi il tombera dans la seconde mort que l'Apôtre désigne par ces paroles : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; » ), que chacun, à son gré, choisisse d'attribuer le feu au corps, le ver à l'âme, soit au propre, soit au figuré; ou de les attribuer tous deux sans figure au corps. Car j'ai déjà suffisamment prouvé ci-dessus que les animaux peuvent vivre dans le feu, brûler sans se consumer, et souffrir sans mourir, par un miracle de la toute-puissance du Créateur; et qui lui refuse ce pouvoir ignore quel est l'auteur de tout ce qu'il admire dans la nature. Car c'est Dieu même qui a créé toutes les merveilles de ce monde, grandes ou petites, que nous avons signalées, et d'autres incomparablement plus nombreuses que nous avons passées sous silence, et c'est lui qui les a renfermées toutes dans l'unité de ce monde, entre tant de merveilles, la plus étonnante. Que chacun, à son gré, choisisse donc d'attribuer le ver proprement au corps, ou métaphoriquement à l'âme. Quant à la vérité du choix, l'événement en décidera, au temps où la science des saints n'aura plus besoin d'éprouver ces peines, et où l'intuition d'une pleine et parfaite sagesse suffira pour les connaître. Maintenant nous n'avons qu'une connaissance partielle jusqu'à l'avénement du parfait. Bornons-nous donc à repousser du moins l'hypothèse d'un état corporel futur qui exclue les supplices du feu. [21,10] Ici se présente une question : — S'il ne s'agit pas d'un feu immatériel, tel que la douleur de l'âme, mais d'un feu sensible, dont la main se retire, et qui puisse être un supplice pour les corps, comment serait-il aussi le supplice des malins esprits? car c'est le même feu qui doit s'attacher aux hommes et aux démons, suivant cette parole de Jésus-Christ : « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel, préparé pour le diable et ses anges. » Si ce n'est qu'au sentiment de plusieurs hommes doctes, les démons ont aussi des corps d'une certaine nature, formés de cet air épais et humide dont le souffle du vent fait sentir la vibration. En effet, si cet élément particulier ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brûlant quand il est échauffé dans le bain. Car pour brûler il faut qu'il brûle lui-même; il cause l'impression qu'il subit. Si, d'autre part, l'on nie les corps des démons, on peut sur ce point s'épargner les labeurs d'une pénible recherche ou les luttes d'une discussion opiniâtre. Qui, en effet, nous empêche de dire que, d'une manière très réelle, quoique merveilleuse, les esprits, même incorporels, peuvent souffrir les tortures du feu corporel, puisque l'esprit de l'homme, assurément incorporel, peut être maintenant enfermé dans les membres corporels, et pourra plus tard leur être uni par des liens indissolubles? Si donc ils sont incorporels, les esprits des démons, ou plutôt les esprits-démons, quoique sans corps, seront attachés pour leur supplice à des feux corporels; non qu'ils vivifient ces feux et les changent par cette étroite union en des êtres animés, composés d'âmes et de corps ; mais, je le répète, dans cette étreinte ineffable et terrible, de ces feux ils recevront la souffrance sans leur communiquer la vie. Et d'ailleurs l'union actuelle des esprits aux corps, qui constitue la nature animale, est une grande merveille, incompréhensible à l'homme, et pourtant c'est l'homme même. Je dirais bien que les esprits brûleront sans leurs corps comme brûlait aux enfers ce riche, quand il s'écriait : « Je souffre dans cette flamme ! » Mais déjà l'on me répond que cette flamme est de même nature que ces yeux qu'il lève sur Lazare ; que cette langue altérée d'une goutte d'eau ; que ce doigt du juste dont il réclame ce bienfait ; et cela, aux lieux où les âmes étaient sans corps. C'est donc une flamme incorporelle qui le brûle, une goutte incorporelle qu'il demande, semblables aux visions du sommeil ou de l'extase, visions immatérielles qui retracent les images des corps. Car dans ces visions, l'homme même étant en esprit et non en corps, il se voit néanmoins tellement semblable à son corps, qu'il lui est impossible de se distinguer. Mais ce supplice, cet « étang de feu et de soufre, » sera un feu corporel, et il tourmentera les corps des damnés, hommes et démons, les corps solides des uns, les corps aériens des autres, ou les seuls corps des hommes avec leur esprit, et les esprits, eux-mêmes incorporels, les esprits-démons, qui dans les embrassements de la flamme puiseront les tortures, sans lui donner la vie. Car un seul feu sera pour les uns et pour les autres; c'est la Vérité qui l'a dit. [21,11] Mais c'est une injustice aux yeux de certains adversaires de la Cité de Dieu, que des crimes, si grands qu'ils soient, commis en un instant, encourent un supplice éternel, comme si jamais la justice de la loi avait eu pour but de proportionner la durée de la peine à la durée du crime. Les lois, suivant Cicéron, établissent huit genres de peines : l'amende, les fers, les verges, le talion, l'ignominie, l'exil, la mort, la servitude. De toutes ces peines en est-il une seule qui mesure la vitesse de la vengeance à la vitesse de l'acte criminel, et resserre le châtiment dans l'exacte limite du délit? Une seule peut-être, le talion. Car le talion prescrit que le coupable souffre ce qu'il a fait souffrir : "OEil pour oeil, dent pour dent, dit la Loi". Et il est possible que la rigueur de la vengeance, arrachant un oeil au criminel, égale en promptitude la main farouche qui a enlevé l'oeil d'un autre. Mais si la raison ordonne de venger par le fouet un baiser adultère, les heures du supplice, sans proportion avec ce crime d'un moment, ne laissent-elles pas de longues douleurs en échange d'une courte volupté? Et le jugement qui condamne à la prison, n'y retient-il le coupable que pour un temps égal à la durée du crime qui lui a mérité ces chaînes ? Et n'est-ce pas très justement que l'esclave expie par de longues années de captivité le coup rapide dont il a blessé son maître? Que dis-je? L'amende, l'ignominie, l'exil, la servitude, infligés d'ordinaire sans aucune mitigation de clémence, ne sont-elles pas, eu égard à la brièveté de la vie, semblables aux peines éternelles ? car, elles ne sauraient êtres éternelles, parce que l'existence même qu'elles frappent n'embrasse pas l'éternité; toutefois la vengeance est longue que la justice exerce sur les crimes qu'un instant a commis. Et jamais il n'est venu à l'esprit de personne qu'il fallût régler la célérité des souffrances pénales sur la célérité de l'homicide, de l'adultère, du sacrilége, et mesurer au temps, plutôt qu'à la grandeur du crime, la durée des tourments. Et quand la mort frappe un grand coupable, est-ce dans l'imperceptible moment de l'exécution que les lois placent le supplice, et non dans le retranchement éternel de la société des vivants? Or, ce retranchement de la cité mortelle par le supplice de la première mort, n'est-ce pas comme le retranchement de la Cité immortelle par le supplice de la seconde mort? Les lois de la première cité ne rappellent point dans son enceinte le coupable mis à mort; ainsi les lois de la Cité céleste ne rappellent point à la vie éternelle, l'homme condamné à la seconde mort. Mais, s'écrie-t-on, où est donc la vérité de cette parole de votre Christ : « A la même mesure que vous aurez mesuré les autres, vous serez mesuré vous-même, » si le péché temporel entraîne un châtiment éternel? Et l'on ne voit pas que « cette même mesure » n'implique nullement l'égalité de durée entre le crime et le supplice, mais la rigueur légitime des représailles; en d'autres termes, il faut que le mal d'action s'expie par le mal de peine. Quoique cette parole du Seigneur puisse encore s'entendre au sens propre, c'est-à-dire des jugements et des condamnations. Ainsi, que celui qui juge et qui condamne injustement soit jugé et condamné justement; il reçoit dans la même mesure, mais non ce qu'il a donné. Le jugement qu'il a prononcé, il le subit; mais l'injustice de la condamnation qu'il a portée est compensée par la justice de la condamnation qu'il souffre. [21,12] Mais une peine éternelle ne semble dure et injuste à la faiblesse de l'homme mortel, que parce qu'il lui manque le sens de cette sagesse si haute et si pure qui lui ferait concevoir toute l'énormité de la prévarication primitive. Plus en effet l'homme jouissait de Dieu, plus son crime fut grand d'abandonner Dieu, et il devint digne d'un mal éternel, détruisant en lui-même un bien qui pouvait être éternel. Et de là, la damnation générale du genre humain. Car le premier coupable a entraîné le châtiment de toute sa postérité qui était en lui comme dans sa racine ; nul n'est exempt de ce châtiment juste et mérité, s'il n'est affranchi par le don immérité de la grâce ; et tel est le partage des hommes, que l'on voit clairement en quelques-uns toute la puissance de la miséricorde, et dans les autres toute la justice de la vengeance. Car l'une et l'autre ne pourraient pas éclater en tous : si tous étaient retenus dans les supplices d'une juste damnation, nul ne manifesterait la grâce miséricordieuse du Rédempteur ; et si tous étaient rappelés des ténèbres à la lumière, nul ne manifesterait la sévérité de la justice. Et si la vengeance en réclame un plus grand nombre que le pardon, c'est pour montrer ce que la justice devrait à tous. Que s'il était rendu à tous rigoureusement, nul n'aurait le droit d'accuser la justice; mais comme tant d'élus sont délivrés, quelles actions de grâces ne mérite point la clémence du libérateur! [21,13] Quant aux platoniciens, ils ne veulent pas, à la vérité qu'aucun péché demeure impuni, mais ils n'admettent, dans le code des lois humaines ou divines, que des peines destinées à l'amendement des coupables, soit en cette vie, soit après la mort, suivant que l'homme ici-bas aura joui de l'impunité ou résisté à une épreuve insuffisante. Aussi, quand Virgile nous représente « ces corps de terre et ces membres de mort, » d'où montent à l'âme « et ses craintes et ses désirs, et ses douleurs et ses joies, dans cette captivité ténébreuse, dans cette prison aveugle où l'air lui manque, » il ajoute : « Et lorsqu'au dernier soleil, la vie abandonne les âmes, » c'est-à-dire lorsqu'au dernier jour, cette vie s'est retirée d'elles, « elles ne dépouillent pas cependant toute leur misère, toutes les souillures corporelles ne s'évanouissent pas à l'instant. Il est nécessaire que par mille voies inconnues les vices invétérés y prennent longtemps encore une croissance nouvelle. Elles sont donc éprouvées par la souffrance; elles expient dans les supplices leurs crimes passés : les unes suspendues au caprice des vents; les autres plongées dans un abîme immense, l'onde emporte ou la flamme consume les vestiges de leurs crimes. » Ceux qui professent cette opinion n'admettent après la mort que des peines purifiantes; et comme l'eau, l'air, le feu, sont les éléments supérieurs à la terre, ils veulent que quelqu'un de ces éléments serve aux peines expiatoires pour effacer les souillures terrestres. L'air est désigné par ces vers « Suspendues au caprice des vents; » l'eau, par "L'abîme immense;" le feu par son propre nom : « Le feu consume les vestiges de leurs crimes. » Nous reconnaissons, nous, qu'il est même en cette vie mortelle des peines purifiantes qui n'atteignent pas ceux dont la vie, loin de s'améliorer, n'en devient que plus criminelle ; elles ne sont purifiantes que pour ceux qu'elles répriment et corrigent. Toutes les autres peines, temporelles ou éternelles, suivant le traitement que la divine Providence réserve à chacun, s'infligent soit pour les péchés passés, soit pour les péchés qui retiennent encore l'homme châtié; soit comme épreuve et révélation de la vertu; elles s'infligent par le ministère des hommes ou des anges, bons ou mauvais. Lorsqu'en effet un homme souffre par l'erreur ou la malice d'un autre, le péché est à l'homme qui, soit injustice, soit ignorance, a fait le mal; mais Dieu ne pèche point, qui, par un juste et secret jugement, l'a permis; ainsi, les uns en ce monde seulement, les autres après la mort, les autres pendant et après cette vie, toutefois avant les suprêmes rigueurs du jugement, souffrent des peines temporelles. Mais les peines éternelles, où le jugement précipitera les damnés, n'attendent pas tous ceux qui souffrent temporellement après la mort. Car, redisons-le, ce qui n'est pas remis en ce siècle à plusieurs leur sera remis dans le siècle futur, afin qu'ils échappent aux supplices éternels. [21,14] Ils sont très rares ceux qui, exempts de peine en cette vie, n'expient qu'après la mort. Cependant il est plus d'un exemple d'hommes parvenus à la décrépitude, sans avoir jamais senti la plus légère fièvre, et dont la vie s'est écoulée tranquille : j'en sais et j'en ai connu plusieurs. Et pourtant la vie des hommes n'est tout entière qu'une peine, car tout entière elle n'est qu'une tentation. Les saintes Lettres s'écrient : « N'est-ce pas une tentation continuelle que la vie de l'homme sur la terre? Et le défaut de sagesse ou l'ignorance est une grande peine, et tellement à fuir, aux yeux de la raison, que l'on n'épargne point aux enfants les peines les plus douloureuses dans l'apprentissage des arts ou des lettres. Et l'étude même qui leur est imposée par la menace des peines est une peine si vive, que souvent ils préfèrent à l'étude les peines qui les obligent à l'étude. Qui ne frémirait, qui ne choisirait de mourir, si l'alternative était proposée de souffrir la mort ou de recommencer l'enfance? Car ce n'est point par la vie, mais par les pleurs qu'elle inaugure l'entrée à la lumière, l'entrée à tant de maux qu'elle prophétise, pour ainsi dire, à son insu. Un seul, dit-on, Zoroastre, rit en naissant : et ce rire étrange ne lui présagea rien d'heureux. Car il fut, dit-on, l'inventeur des sciences magiques qui, même pour la vaine félicité de la vie présente, ne lui offrirent aucun secours contre ses ennemis. Roi des Bactriens, il fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens. Ainsi cette sentence de l'Écriture : « Le joug est appesanti sur les enfants d'Adam, depuis le jour de leur sortie du sein de leur mère, jusqu'au jour de leur sépulture au sein de la mère commune; » cette sentence, dis-je, veut être accomplie si rigoureusement que les enfants mêmes, affranchis par le bain régénérateur des liens du péché originel, le seul qui pèse sur eux, entre une infinité de maux qu'ils souffrent, sont parfois encore exposés aux invasions des esprits de malice. A Dieu ne plaise que cette épreuve leur soit funeste, quand ces assauts livrés à la faiblesse du premier âge, détachant l'âme du corps, les retirent de cette vie. [21,15] Et toutefois ce joug si lourd qui pèse sur les enfants d'Adam, depuis le jour de leur sortie du sein de leur mère jusqu'au jour de leur sépulture au sein de la mère commune, dévoile en ces rigueurs mêmes ce but admirable de nous éclairer, de nous enseigner que cette vie de châtiment qui nous est faite n'est que la suite de l'immense attentat commis dans le paradis; et que toutes les dispositions du Nouveau Testament ne regardent que le nouvel héritage du siècle nouveau, dont les arrhes nous sont avancées en attendant la possession de la réalité même au temps marqué. Et maintenant, marchant dans l'espérance, et de jour en jour plus parfaits, mortifions par l'esprit les oeuvres de la chair. Car « Dieu connaît ceux qui sont à lui, » et « tous ceux que l'Esprit de Dieu pousse sont enfants de Dieu, » enfants par grâce, et non par nature. Le Fils unique de Dieu par nature s'est fait pour nous, dans sa miséricorde, Fils de l'homme, afin qu'enfants de l'homme par nature, nous devinssions en lui enfants de Dieu par grâce. Demeurant immuable pour nous recevoir, il a pris de nous notre nature, et, sans se dévêtir de sa divinité, il s'est revêtu de notre infirmité, afin que, rendus au bien, tout ce que nous sommes de pécheur et de mortel, nous le perdions par la communion à son immortalité et à sa justice, et que tout ce qu'il a fait de bon dans notre nature se conserve et surabonde de bien dans la bonté de sa nature divine. Tombés par le péché d'un seul homme dans ce mal profond, c'est par la justice d'un homme, mais d'un Homme-Dieu, que nous nous élèverons à ce bien sublime. Et nul ne doit s'assurer d'avoir quitté le premier homme pour le second, avant l'entrée au port où la tentation n'est plus, avant la possession de la paix que cherchent les diverses péripéties de cette guerre cruelle où la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair. Or cette guerre ne serait pas si la nature humaine, par l'usage de son libre arbitre, eût persévéré dans sa rectitude primitive. Mais, heureuse, elle n'a pas voulu la paix avec Dieu, et elle a, malheureuse, la guerre avec elle-même. Et toutefois ce mal si grand est encore préférable à l'ancienne indifférence. Mieux vaut combattre le vice que de lui laisser la domination sans combat. Mieux vaut la guerre avec l'espérance de la paix éternelle, que la captivité sans nul souci de la délivrance. Assurément nous désirons la fin de cette guerre, et la flamme de l'amour divin nous emporte vers cet ordre immuable de paix et de stabilité qui rendra aux réalités supérieures leur prééminence sur les inférieures. Mais, si (ce qu'à Dieu ne plaise!) l'espérance d'un tel bien n'était qu'un rêve, nous devrions préférer encore les éternels déchirements de ce duel intérieur à une capitulation sans résistance avec la tyrannie de nos passions. [21,16] Or telle est la clémence de Dieu à l'égard des vases de miséricorde qu'il destine à la gloire, que la première et la seconde enfance de l'homme : l'une soumise sans défense à la domination de la chair; l'autre en qui la raison ne combat pas encore, qui n'a d'autre avantage sur la première enfance que la faculté de la parole, et où la faiblesse de l'intelligence, incapable de précepte, laisse régner toutes les vicieuses inclinations; cette première ou cette seconde enfance venant à rendre les derniers soupirs, dans la communion toutefois des sacrements du Médiateur, passe de la puissance des ténèbres au royaume de Jésus-Christ, et, loin d'être livrée aux supplices éternels, elle ne subit même pas, au sortir de la vie, l'épreuve du Purgatoire. Car la seule régénération spirituelle suffit pour rendre impuissante à nuire après la mort l'alliance que la génération charnelle contracte avec la mort. Mais, quand l'âge est venu où l'intelligence du précepte permet d'obéir à l'autorité de la loi, alors il faut entrer en campagne contre les vices, il faut combattre vaillamment pour repousser les péchés qui encourent la damnation. Et d'ailleurs, si les instincts pervers ne sont pas encore fortifiés par l'habitude de la victoire, il est plus aisé de les vaincre, et ils cèdent. Mais, accoutumés à vaincre et à dominer, le triomphe que l'on emporte sur eux coûte cher; et le triomphe n'est légitime et vrai que dans l'amour de la véritable justice : et cet amour, c'est la foi en Jésus-Christ qui l'inspire. En effet, le commandement de la loi, sans l'assistance de l'Esprit, irrite encore, par la défense, le désir coupable, et ce désir, vainqueur, comble le crime par l'infraction de la loi. Parfois encore, des vices manifestes sont étouffés par des vices secrets que l'on prend pour des vertus, dans les âmes où règne l'orgueil, et cette complaisance en soi-même, idole altière et ruineuse. Il ne faut donc tenir les vices pour vaincus qu'autant que l'amour de Dieu les surmonte; cet amour, Dieu seul le donne, et il ne le donne que par le Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ homme, qui a voulu participer à notre mortalité pour nous rendre participants de sa divinité. Mais à peine est-il quelques âmes d'élite à qui cette félicité suprême soit accordée de ne commettre aucun péché mortel, et dont la première adolescence elle-même, préservée du crime et de ce double libertinage des sens et de l'impiété, étouffe, par la grâce abondante de l'Esprit, toutes les révoltes que suscite la concupiscence charnelle. La plupart, recevant d'abord le commandement de la loi, succombent aux assauts du vice, et la violent, puis implorent l'assistance de la grâce qui, redoublant avec l'amertume du repentir l'ardeur du courage, soumet d'abord l'esprit à Dieu, pour rendre à l'esprit son empire sur la chair. Or, quiconque désire éviter les peines éternelles, il ne lui suffit pas du baptême; il faut encore que, justifié en Jésus-Christ, il passe véritablement du diable à Jésus-Christ. Et qu'il se garde de croire qu'aucune peine purifiante devance le suprême et redoutable jugement. Toutefois on ne saurait nier que, suivant les degrés du crime, le feu éternel ne soit plus vif ou plus léger, soit que la violence et l'intensité de la peine varie justement selon la diversité des mérites, soit que la flamme également ardente ne cause pas à tous une égale souffrance. [21,17] Maintenant je dois m'élever en esprit de paix contre cette compassion de quelques-uns des nôtres, qui refusent de croire aux supplices éternels des damnés, — de tous ou de plusieurs d'entre eux, — atteints par la sentence du Juge souverainement juste, et qui prétendent qu'après un espace de temps déterminé, plus long ou plus court en raison de la grandeur de leurs crimes, ils seront appelés à la délivrance. Compassion bien inférieure encore à celle d'Origène, qui croit à l'affranchissement à venir du diable et de ses anges, après une expiation plus douloureuse et plus longue, et à leur réintégration finale dans la société des saints anges. Mais cette erreur, d'autres encore, et surtout celle des retours périodiques de l'âme dans une éternelle alternative de béatitude et de misère, ont attiré sur Origène la juste censure de l'Église. En effet, où était donc sa commisération lorsqu'il condamnait les saints aux souffrances réelles de l'expiation et au mensonge d'une vaine béatitude, en leur refusant la joie véritable, la sécurité dans la possession éternelle du souverain bien? Or bien différente est l'erreur de cette commisération humaine qui n'admet la souffrance temporaire des hommes condamnés au dernier jugement, que pour les réunir tous, après une délivrance plus ou moins tardive, dans une éternelle félicité. Que si cette opinion est bonne et vraie en tant que miséricordieuse, ne sera-t-elle pas d'autant meilleure et plus vraie qu'elle sera plus miséricordieuse? Que cette source de compatissance ne refuse donc pas de s'étendre et de s'épancher jusque sur les anges réprouvés, quels que soient d'ailleurs le nombre et la durée des siècles destinés à leur épreuve. Elle se répand sur toute la nature humaine, et, quand elle arrive à la nature angélique, soudain elle tarit! Cette pitié n'ose poursuivre, ni atteindre jusques à l'affranchissement du démon. Cependant, si quelqu'un va jusque-là, il l'emporte en compassion sur les autres, mais il est convaincu d'erreur, et d'erreur d'autant plus maligne, d'autant plus contraire à la rectitude de la parole de Dieu, qu'il se fait à lui-même l'illusion d'une clémence plus généreuse. [21,18] D'autres que leurs entretiens m'ont fait connaître, couvrant des apparences du respect pour l'Écriture une conduite répréhensible, plaident leur propre cause quand ils exagèrent la miséricorde de Dieu envers le genre humain; ils accordent que les menaces divines portées contre les méchants et les infidèles sont vraies en tant que ces hommes méritent châtiment, mais ils prétendent qu'à l'heure du jugement la clémence doit l'emporter. Dieu, disent-ils, dans sa bonté, les donnera aux prières et à l'intercession de ses saints. Car, si les saints priaient pour eux quand ils souffraient leurs persécutions, combien plus encore lorsqu'ils les verront à leurs pieds, humbles et suppliants ? Faut-il croire, en effet, ajoutent-ils, que les saints perdront leurs entrailles de miséricorde en cet état de sainteté parfaite et consommée ? Au temps où ils étaient sans péché, ils priaient pour des ennemis, et ils ne prieraient plus pour des suppliants, au jour où ils seront incapables de péché? ou bien est-ce que Dieu fermera l'oreille aux instances de cette immense et glorieuse famille, quand la sainteté de ses enfants laissera à leur prière toute sa puissance? L'opinion précédente, qui, admettant les longues expiations par la souffrance, conclut à la délivrance finale des impies, allègue ces paroles du psaume : "Dieu oubliera-t-il sa clémence? et sa colère retiendra-t-elle ses miséricordes?" Et surtout les fauteurs de l'opinion que je combats actuellement invoquent ce passage en leur faveur. La colère de Dieu, disent-ils, c'est sa justice qui décerne contre tous les hommes indignes de la félicité éternelle, des peines éternelles. Mais, pour permettre qu'ils souffrent aucun supplice, si court qu'il soit, ne faut-il pas que sa colère retienne sa miséricorde? Ce qui n'arrivera point selon le Psalmiste ; car il ne dit pas : « Sa colère retiendra-t-elle longtemps sa miséricorde? » mais il dit : « Retiendra-t-elle sa miséricorde ? Et suivant eux, bien qu'il ne doive condamner personne, Dieu dans la menace du jugement ne sera pas moins véritable qu'il ne l'était en menaçant Ninive de la détruire. L'effet ne suivit point, quoique la menace fût absolue; car il ne dit point : Ninive sera détruite, si elle ne fait pénitence et se corrige; mais, sans aucune condition, il prédit sa ruine. Cette menace est donc vraie en ce sens, que Dieu leur annonce le châtiment qu'ils méritent, quoiqu'il dût s'en tenir à la menace. Car, ajoutent-ils, si Dieu pardonne au repentir des habitants de Ninive, c'est qu'assurément il n'ignorait pas qu'ils dussent faire pénitence, et cependant la prédiction est absolue et définitive. Il est donc dans la vérité de sa justice, parce que ces hommes méritent châtiment; mais il n'est pas dans le tempérament de sa miséricorde : aussi l'a-t-il laissé suivre son cours, en remettant à leurs larmes suppliantes la peine dont il menaçait leur obstination. Si donc alors il accorde un pardon qui dut offenser son prophète, combien sa miséricorde sera-t-elle plus accessible à la prière, quand les saints uniront leur intercession à la voix des suppliants ? Mais ce que nos adversaires présument au fond de leur âme, c'est que l'Écriture sainte, en se taisant sur ce pardon, veut que plusieurs arrivent à la pénitence par la crainte de longs ou d'éternels supplices, et que plusieurs puissent prier pour les impénitents. Et toutefois ils n'accordent pas que l'Écriture ait gardé un silence absolu. Quoi donc! disent-ils, par cette parole : « Seigneur, quel trésor de douceur vous avez caché à ceux qui vous craignent ! » qu'entendre, sinon que ces abondantes et secrètes délices de la miséricorde divine sont cachées à l'homme afin de le maintenir dans la crainte? Tel est le sens qu'ils prêtent encore à ce mot de l'Apôtre : « Dieu a pris tous les hommes dans l'infidélité, pour pardonner à tous. » C'est-à-dire que nul ne sera par lui damné. Et toutefois ceux qui professent cette opinion n'étendent pas la commisération divine jusqu'à la grâce ou à la délivrance du diable et de ses anges. C'est une compassion tout humaine qu'ils ne ressentent que pour les hommes, et ils plaident surtout leur propre cause, quand, à la faveur de cette clémence universelle de Dieu pour le genre humain, ils promettent à la corruption de leurs moeurs une trompeuse impunité. Mais ceux-là enchérissent encore sur eux en publiant la clémence divine, qui étendent cette impunité au prince des démons et à ses satellites. [21,19] D'autres promettent cette délivrance des supplices éternels sinon à tous les hommes, du moins à ceux qui, lavés par les eaux du baptême, participent au corps de Jésus-Christ, quelle que soit d'ailleurs leur vie, en quelque hérésie ou impiété qu'ils tombent. Et l'on allègue cette parole du Seigneur : « Voici le pain descendu du ciel, afin que qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant qui suis descendu du ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement. » Il faut donc nécessairement, disent-ils, que ces hommes soient retirés de l'éternelle mort, et qu'un jour ils arrivent à l'éternelle vie. [21,20] Il en est d'autres encore qui n'accordent pas cette grâce à tous les individus participant au baptême et au corps de Jésus-Christ, mais aux seuls catholiques, quelle que soit l'indignité de leur vie, parce que ce n'est pas seulement le corps mystique, mais le corps réel de Jésus-Christ qu'ils ont mangé, membres de ce corps dont l'Apôtre dit : "Nous ne sommes tous ensemble qu'un seul pain et un seul corps". Et dussent-ils à l'avenir tomber dans l'hérésie ou l'idolâtrie même, comme, dans le corps de Jésus-Christ ou l'Église catholique, ils ont reçu le baptême et mangé le corps de Jésus-Christ, ils ne peuvent mourir éternellement, et ils posséderont un jour la vie éternelle. La grandeur de leur impiété ne saurait éterniser, mais seulement prolonger et aggraver leurs supplices. [21,21] Mais d'autres, sur cette parole de l'Évangile : « Celui-là sera sauvé, qui aura persévéré jusqu'à la fin, » ne permettent le salut qu'aux individus demeurés fidèles à l'unité de l'Église catholique, quoiqu'ils l'aient scandalisée par leur vie. Et suivant cette opinion, leur salut s'opérera dans l'épreuve du feu par le mérite de la pierre fondamentale dont l'Apôtre a dit : Car personne ne peut établir d'autre fondement que celui qui est posé : Jésus-Christ. Comme chacun aura bâti sur ce fondement, or ou argent, pierres précieuses, bois, foin ou paille, l'oeuvre de chacun deviendra manifeste. Le jour du Seigneur la dévoilera. Elle sera révélée par le feu, et le feu éprouvera l'oeuvre de chacun. Celui dont l'édifice demeurera recevra sa récompense. Celui dont l'ouvrage brûlera en souffrira préjudice. Il sera néanmoins sauvé, mais par l'épreuve du feu. » Ainsi, selon les partisans de cette opinion, le chrétien catholique, quelle que soit sa vie, a Jésus-Christ pour fondement; fondement qui manque à toute hérésie retranchée de l'unité du corps de Jésus-Christ. Et en vertu de ce fondement, malgré les désordres de sa vie, le chrétien catholique en tant qu'il aura bâti sur la pierre fondamentale, bois, foin ou paille, sera sauvé par l'épreuve du feu, c'est-à-dire qu'il sera délivré de ces flammes que le jugement suprême réserve aux méchants. [21,22] J'en connais plusieurs encore, qui réservent l'éternité des supplices à ceux qui négligent de racheter leur péché par l'aumône, suivant cette parole de l'apôtre Jacques : « Le jugement sera sans miséricorde pour qui n'a pas fait miséricorde. » Donc celui qui l'aura faite, bien qu'il n'ait point réformé ses moeurs, et qu'il ait joint à la pratique de l'aumône les habitudes d'une criminelle et honteuse vie, celui-là trouvera miséricorde au jugement, soit qu'il échappe à toute condamnation, soit qu'après une expiation plus ou moins longue, il obtienne sa délivrance. Et, suivant eux, quand le juge même des vivants et des morts donne à ceux de sa droite la vie éternelle et condamne ceux de sa gauche à l'éternel supplice, les paroles qu'il prononce ne se rapportent qu'à la pratique ou à l'omission de l'aumône. Suivant eux encore, tout se réduit à l'aumône dans cette prière quotidienne de l'oraison dominicale : «Et remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons à nos débiteurs. » Quiconque en pardonnant remet à celui qui l'a offensé pratique indubitablement l'aumône. Et c'est ce pardon que Notre-Seigneur a si expressément recommandé, jusqu'à dire : « Si vous remettez à ceux qui vous offensent, votre Père vous remettra vos péchés. Si vous refusez de remettre, votre Père céleste ne vous remettra rien à vous-mêmes. » A cet ordre d'aumônes se rapporte aussi cette parole de l'apôtre Jacques : « Le jugement sera sans miséricorde pour celui qui n'a pas fait miséricorde. » Et le Seigneur, à les entendre, ne distingue pas entre les péchés grands ou petits : « Votre Père, dit-il, vous remettra vos péchés si vous remettez à ceux qui vous offensent. » Ils concluent donc qu'en quelque désordre que vive un pécheur jusqu'au jour suprême où il doit sortir du temps, en vertu de cette prière récitée chaque jour, ses crimes, si énormes qu'ils soient, chaque jour lui sont remis, pourvu qu'il se souvienne, toutes les fois que le pardon d'une offense lui est demandé, de pardonner du fond de l'âme à l'offenseur. Je vais reprendre toutes ces opinions, avec l'aide de Dieu, et je mettrai fin à ce livre. [21,23] Et d'abord il faut rechercher et savoir pourquoi l'Église n'a pu souffrir l'opinion qui promet au diable sa purification ou sa grâce même après de longs et rigoureux supplices. Car, enfin, tant de saints consommés dans la science de l'Ancien et du Nouveau Testament n'ont pu envier aux anges, quels qu'ils fussent et si grands qu'ils fussent, après tant et de si cruelles peines, et leur réhabilitation et la béatitude des cieux; mais c'est qu'ils ont reculé devant l'inévitable péril d'anéantir ou d'infirmer l'arrêt que le Seigneur, selon sa prédiction, doit prononcer au dernier jugement : « Retirez-vous de moi, maudits! Allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges. » Il déclare ainsi que le diable et ses anges brûleront dans des flammes éternelles. Et cette parole de l'Apocalypse : « Et le diable leur séducteur est précipité dans un étang de feu et de soufre avec la bête et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles. » — « Éternel, » plus haut; ici, "dans les siècles des siècles"; termes synonymes par où l'Écriture a coutume d'exprimer la durée sans fin. Il n'est donc point d'autre raison, et l'on ne saurait en trouver de plus juste ni de plus évidente de cette fixe et immobile créance que la vraie piété maintient contre le retour du diable et de ses anges à la justice et à la vie des saints, sinon que l'autorité sincère de l'Écriture affirme que Dieu ne leur a point pardonné, et qu'il les retient, prédestinés à leur damnation, dans les sombres cachots de l'enfer, pour les livrer, quand l'heure sera venue de la justice suprême, aux flammes éternelles, où ils seront torturés dans les siècles des siècles. S'il est ainsi, comment soustraire à l'éternité de la peine, après une expiation quelconque, ou tous les hommes ou quelques hommes, sans énerver la foi qui établit l'éternité de la peine des démons? Si en effet ceux à qui l'on dira : « Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges! » doivent, tous ou plusieurs, n'y point demeurer à jamais, quelle raison de croire que le diable et ses anges y demeureront toujours? Est-ce que par hasard la sentence que Dieu prononce contre les méchants, anges ou hommes, sera vraie pour les anges et fausse pour les hommes? Ainsi serait-il sans doute, si les conjectures des hommes prévalaient sur la parole de Dieu. Or, cela étant impossible, au lieu de disputer contre Dieu, obéissez plutôt, tandis qu'il en est temps, au commandement divin, vous qui voulez conjurer l'éternel supplice. Et puis, quelle est cette interprétation « du supplice éternel » par un feu qui doit longtemps durer, « et de la vie éternelle » par une vie qui ne doit pas finir, quand, au même instant et par la même pensée, Jésus-Christ comprend l'un et l'autre ? « Ainsi ils iront, les impies au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle. » Si l'un et l'autre est éternel, ou l'un et l'autre durera longtemps pour finir, ou l'un et l'autre durera toujours et sans fin. La parité est établie entre l'éternité du supplice et l'éternité de la vie. Mais dire d'un seul mot : La vie éternelle sera sans fin, et le supplice éternel finira, n'est-ce pas le comble de l'absurde? Or, comme la vie éternelle des saints n'aura pas de fin, il est indubitable que le supplice éternel des damnés ne saurait finir. [21,24] Et ce raisonnement conclut aussi contre ceux qui, dans leur propre intérêt, cherchent à contredire la parole de Dieu en plaidant pour sa miséricorde, et fondent la vérité de ses menaces non pas sur leur accomplissement futur, mais sur la culpabilité des hommes dignes des rigueurs de sa justice. Car, disent-ils, Dieu les donnera à l'intercession de ses saints, qui élèveront alors pour leurs ennemis, avec toute la ferveur d'une sainteté consommée, des prières d'autant plus sûres de leur efficacité et de la faveur de Dieu, qu'elles seront le voeu d'âmes libres de tout péché. Pourquoi donc cette sainteté parfaite refuserait-elle le tout puissant secours de ses pures et miséricordieuses prières aux anges mêmes que les éternelles flammes attendent, afin que Dieu modère ou révoque sa sentence et qu'il leur épargne ce supplice? Qui oserait porter si loin la témérité de ses présomptions, et prétendre que les saints anges réuniront leur prière a celle des justes désormais leurs égaux, pour détourner des anges et des hommes coupables la damnation et désarmer en leur faveur la justice par la clémence? C'est là ce qu'une foi pure n'a jamais dit, ce qu'elle ne dira jamais. Autrement il n'est aucune raison à l'Église de ne point prier pour le diable et ses anges, elle à qui Dieu son maître commande de prier pour ses ennemis. Or, la raison qui défend à l'Église de prier aujourd'hui pour les mauvais anges, qu'elle sait être ses ennemis, est la même qui lui défendra de prier, malgré la perfection de sa sainteté, pour les hommes que le dernier jugement condamnera aux tortures du feu éternel. Elle prie maintenant pour les ennemis qu'elle a dans le genre humain, parce que c'est le temps d'une fructueuse pénitence. En effet, que demandent pour eux ses prières, sinon que « Dieu, selon l'expression de l'Apôtre, leur donne la grâce du repentir, et de se dégager des filets du diable qui les tient asservis à sa volonté? » Que si, dès cette vie même, l'Église connaissait avec assurance quels sont les hommes prédestinés à aller au feu éternel avec le diable, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui. Mais comme elle n'a sur aucun d'eux cette certitude, elle prie pour tous ses ennemis qui vivent dans ce corps mortel, et néanmoins elle n'est pas exaucée pour tous. Elle n'est exaucée que pour ceux de ses adversaires, dont la prédestination, en les rendant enfants de l'Église, lui permet d'être exaucée. Mais pour ceux qui conservent jusqu'à la mort l'impénitence du coeur, pour ceux qui de ses ennemis ne deviennent point ses enfants, l'Église prie-t-elle? Prie-t-elle pour les âmes de ces misérables morts? Et pourquoi? si ce n'est qu'elle range déjà dans le parti du diable celui qui dès cette vie mortelle ne passe point à Jésus-Christ. Donc la même raison qui défendra de prier pour les hommes condamnés au feu éternel défend à jamais de prier pour les anges maudits, et, dès aujourd'hui, pour les hommes morts dans l'obstination et l'impiété. Quelques-uns ne sont plus, pour qui les prières de l'Église ou de certaines âmes pieuses trouvent Dieu favorable; mais il ne s'agit que de ceux qui, régénérés en Jésus-Christ, n'ont pas si mal usé du temps et de la vie qu'on les juge indignes de la clémence suprême, ni si bien qu'elle ne leur soit pas nécessaire. Et de même, à la résurrection des morts, après l'expiation que subissent les âmes des trépassés, plusieurs obtiendront la grâce qui leur sauvera le feu éternel. Car serait-il vrai de dire qu'il en est auxquels il ne sera remis ni en ce siècle ni en l'autre; s'il en était auxquels il sera remis, sinon en ce siècle, du moins au siècle futur? Mais comme le Juge des vivants et des morts a dit : « Venez les bénis de mon Père, venez posséder le royaume qui vous est préparé depuis la création dn monde; » comme il a dit aussi : « Retirez-vous de moi, maudits; allez au feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges; » puis enfin : « Et ils iront, les impies, au supplice éternel ; les justes, à la vie éternelle : » n'est-ce pas une étrange présomption de prétendre qu'ils n'iront pas à l'éternel supplice, ceux-là que Dieu déclare devoir aller à l'éternel supplice? Et cette présomption ne conduit-elle pas à désespérer ou à douter de la vie éternelle? Que l'on se garde donc d'entendre cette parole du psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence? Sa colère retiendra-t-elle sa miséricorde ? » comme si la sentence de Dieu fût vraie à l'égard des justes et fausse à l'égard des impies, ou qu'elle fût vraie à l'égard des hommes justes et des mauvais anges, et fausse à l'égard des hommes impies. Car ce verset se rapporte aux vases de miséricorde, au fils de la promesse et au prophète lui-même, l'un d'entre eux, qui s'écrie : « Dieu oubliera-t-il sa clémence? Sa colère retiendra-t-elle sa miséricorde? » puis ajoute : « J'ai dit : Je commence. Ce changement est un coup de la droite du Très-Haut. » C'est l'explication de ce qu'il vient de dire : « Sa colère retiendra-t-elle sa miséricorde? La colère de Dieu, n'est-ce pas cette vie même où l'homme est devenu semblable à la vanité, où ses jours passent comme l'ombre? Et toutefois dans ce règne de colère oublie-t-il sa clémence? ne fait-il pas lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes? Et sa colère ne retient pas sa miséricorde : et cette parole du prophète en est surtout la preuve : « Je commence. Ce changement est un coup de la droite du Très-Haut. » Car dans cette vie de tribulations, cette vie qui est la colère de Dieu, il améliore les vases de miséricorde, et bien qu'au fond de nos criminelles misères sa fureur subsiste, elle n'arrête pas néanmoins le cours de sa clémence. Si donc la vérité de ce divin cantique reçoit ici un plein accomplissement, est-il nécessaire de l'étendre aux lieux où un éternel supplice attend ceux qui n'appartiennent pas à la Cité de Dieu . Mais que les interprètes favorables à l'indulgence admettent du moins l'éternité de la colère sur les impies, annoncée par l'éternité die supplices, s'ils veulent d'ailleurs que la miséricorde modère la vengeance, atténuant la rigueur des tortures qui sont dues aux coupables; non que cette miséricorde les en préserve à jamais ou les en délivre un jour : elle se contentera de leur rendre les peines plus douces et plus légères qu'ils ne méritent. Ainsi, la colère de Dieu demeure, et cependant sa colère même ne retient pas le cours de sa clémence. Et toutefois, pour ne pas rejeter ce sentiment, je suis loin de l'établir. Quant à cette opinion qu'il y a plutôt menace que prédiction réelle dans ces paroles : « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel. » « Et ils iront au feu éternel. » — « Et ils seront tourmentés dans les siècles des siècles. » — Et leur ver ne mourra point, et le feu qui les dévore ne s'éteindra jamais" : cette opinion, dis-je, ce n'est pas tant moi que l'Écriture sainte qui en présente la réfutation la plus évidente et la plus complète. Car les Ninivites firent pénitence en cette vie, pénitence fructueuse; ils semèrent en ce champ où Dieu veut que l'on sème avec larmes, pour moissonner plus tard avec joie. Et cependant qui nierait que la prédiction du Seigneur se soit accomplie sur Ninive, à moins d'oublier comment Dieu anéantit les pécheurs dans sa colère et dans sa miséricorde? Il les anéantit, ou comme les habitants de Sodome, quand il frappe les hommes mêmes pour leurs péchés, ou comme ceux de Ninive, quand il détruit les péchés des hommes par la pénitence. Ce que Dieu a prédit est donc arrivé. La Ninive tomba, qui était impie, et une Ninive juste s'éleva, qui n'était point. Ses murs et ses maisons restant debout, elle fut ruinée dans ses mauvaises moeurs : et quoique le prophète fût attristé de ce que l'événement ne répondait pas aux menaces de sa prophétie et aux terreurs de Ninive, il arriva néanmoins comme il avait été prédit dans la prescience divine. Celui qui dictait la prophétie savait bien qu'elle devait s'accom- plir en un sens favorable. Or, afin que ces hommes, d'une indiscrète compatissance, apprennent comment il faut entendre cette parole de l'Écriture : « Seigneur, quel trésor de douceur vous avez caché à ceux qui vous craignent! » qu'ils lisent aussitôt : Mais vous l'avez comblé pour ceux qui espèrent en vous. Qu'est-ce à dire : « Vous avez caché à ceux qui craignent; » — « Vous avez comblé pour ceux qui espèrent; » sinon que pour les hommes jaloux d'établir leur propre justice sur les bases de la loi, la justice de Dieu est sans douceur, parce qu'ils l'ignorent : ils ne la peuvent goûter. Car c'est en eux-mêmes, et non pas en lui, qu'ils espèrent. Et c'est pourquoi « ce trésor de douceur leur est caché; » ils craignent Dieu sans doute, mais de cette crainte servile qui est sans amour; car la perfection de l'amour bannit la crainte. Il « comble donc ce trésor de douceur » pour ceux qui espèrent en lui, en leur inspirant son amour, afin que, demeurant éternellement dans cette chaste crainte que l'amour ne bannit point, ils ne se glorifient que dans le Seigneur. Car la justice de Dieu, c'est Jésus-Christ « qii nous a été donné de Dieu, dit l'Apôtre, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption, afin que, selon la parole de l'Écriture, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur. » Cette justice de Dieu, pur don de la grâce, n'est pas connue de ceux qui, jaloux d'établir leur propre justice, refusent de se soumettre à la justice de Dieu. Et c'est dans cette justice que réside ce trésor de douceur, » qui fait dire au Psalmiste : "Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux". Et nous le goûtons pendant ce pélerinage ; mais, loin d'en être rassasiés, nous en avons faim, nous en avons soif, jusqu'au jour où nous le verrons tel qu'il est, où cette parole de l'Écriture s'accomplira : « Je serai rassasié quand votre gloire paraîtra. » Ainsi Jésus-Christ comble le trésor de sa douceur pour ceux qui espèrent en lui. Mais si cette clémence qui, selon plusieurs, doit révoquer la condamnation des impies, est « ce trésor même que Dieu cache à ceux qui le craignent, » afin que l'ignorance du pardon futur et la crainte des vengeances éternelles les oblige de bien vivre, et qu'ainsi il s'en trouve qui prient pour leurs frères vivant mal; comment Dieu comble-t-il ce trésor pour ceux qui espèrent en lui, puisque ces rêveurs lui prêtent d'autre part une douceur débonnaire pour ceux qui n'espèrent point en lui ? Cherchez donc cette douceur qu'il comble pour ceux qui espèrent en lui, et non pas une douceur imaginaire pour ceux qui le méprisent et le blasphèment. Car vainement l'on cherche, au sortir du temps, ce que l'on a négligé d'acquérir dans le temps. Et ce verset de l'Apôtre : « Dieu a pris tous les hommes dans l'infidélité pour pardonner à tous, » ne veut pas dire que Dieu ne damnera personne; ce qui précède dévoile le sens. Parlant, dans ses Épîtres aux païens convertis, des Juifs qui doivent se convertir un jour : « Comme autrefois vous ne croyiez point en Dieu, dit l'Apôtre, et que vous avez ensuite obtenu miséricorde à cause de l'incrédulité des Juifs; ainsi les Juifs n'ont pas cru quand vous avez obtenu miséricorde, pour l'obtenir à leur tour. » Et il ajoute ces paroles, dont nos adversaires bercent leur erreur : "Dieu les a pris tous dans l'infidélité pour pardonner à tous." Qui « tous? » sinon ceux dont il parle, c'est-à-dire : vous et eux. Tous les Juifs, tous les Gentils qu'il a prévus et prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, il les a tous pris dans l'infidélité, afin que, ramenés des amertumes de la pénitence aux douceurs de la miséricorde divine, ils croient et s'écrient : « Seigneur, quel trésor de douceur vous avez caché à ceux qui vous craignent! Mais vous le comblez pour ceux qui espèrent, non en eux-mêmes, mais « en vous. » Ainsi, il pardonne à tous les vases de miséricorde. A tous? Qu'est-ce à dire? — Oui, à tous ceux des païens et des Juifs qu'il a prédestinés, appelés, justifiés, glorifiés; c'est de tous ces hommes, et non de tous les hommes, nue nul ne sera damné. [21,25] Maintenant passons à l'opinion qui ne promet, non plus que la précédente, aux diables et à ses anges, la remise des souffrances éternelles, mais qui n'étend pas même cette grâce à tous les hommes, et l'assure exclusivement à ceux qui, purifiés par le baptême de Jésus-Christ, auront communié à son corps et à son sang, qu'ils aient bien ou mal vécu, fussent-ils tombés dans l'hérésie ou l'impiété. Mais l'Apôtre réfute ce sentiment : « Les oeuvres de la chair, dit-il, sont évidentes : Adultère, fornication, impureté, impudicité, idolâtrie, empoisonnements, inimitiés, jalousie, animosité, dissension, hérésie, envie, ivrognerie, débauches et autres infamies; sur quoi je vous ai dit et vous redis encore que les auteurs de tels crimes ne posséderont point le royaume de Dieu. » Cet oracle de l'Apôtre est menteur si, après telle expiation que l'on voudra, ces impies possèdent le royaume de Dieu. Or, cet oracle étant la vérité même, il est certain qu'ils ne posséderont pas ce royaume; et s'ils ne le possèdent, c'est qu'ils sont livrés à l'éternel supplice. Car il n'est pas de lieu intermédiaire qui préserve des peines de l'enfer celui qui ne jouit pas des félicités du ciel. Comment donc faut-il entendre cette parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ: « Voici le pain qui est descendu du ciel afin que qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Celui qui mange de ce pain vivra éternellement. Ceux à qui nous répondons maintenant sont réduits à l'impuissance de comprendre ce passage par ceux à qui nous allons répondre, qui n'admettent point à la rémission des peines quiconque aura reçu le baptême et le corps de Jésus-Christ, mais les seuls catholiques, quel qu'ait été le désordre de leur vie, parce que, disent-ils, les catholiques n'auront pas mangé seulement le corps mystique, mais le corps réel de Jésus-Christ, membres de ce corps, dont l'Apôtre dit : « Nous ne sommes tous ensemble qu'un seul pain et qu'un seul corps. » Il n'y a donc que celui qui est dans l'unité de son corps, et membre de ce corps dont les fidèles reçoivent le sacrement au pied de l'autel, de qui l'on puisse dire en vérité qu'il mange le corps de Jésus-Christ, qu'il boit le sang de Jésus-Christ. Ainsi donc les hérétiques et les schismatiques séparés de l'unité de son corps peuvent recevoir le même sacrement, mais sans fruit ; que dis-je ? à leur détriment, encourant plutôt un jugement plus rigoureux qu'une délivrance plus tardive. Car ils ne sont pas dans le lien de paix que ce sacrement exprime. Or ceux-ci ont raison de refuser à qui n'est pas dans le corps de Jésus-Christ la manducation réelle du corps de Jésus-Christ, mais ils ont tort de promettre à qui tombe de l'unité de ce corps dans l'hérésie ou le paganisme d'être un jour sauvé des flammes de l'éternel supplice. Et d'abord ne voient-ils pas combien il est insoutenable et hors des voies de la saine doctrine d'assurer que ces apostats de l'Eglise catholique, auteurs d'hérésies détestables devenus hérésiarques, aient une cause meilleure que ceux qui, n'ayant jamais été catholiques, se sont laissé prendre à leurs piéges? Hérésiarques, ce qui leur épargne l'éternité des supplices, c'est le baptême reçu dans l'Église catholique, c'est le sacrement du corps de Jésus-Christ, participé jadis dans le vrai corps de Jésus-Christ. Eh quoi? un déserteur de la foi, de transfuge devenu persécuteur, n'est-il pas plus odieux que celui qui ne saurait trahir ce qu'il n'a jamais professé? Et l'Apôtre ne vient-il pas à la rencontre de cette opinion quand, après avoir énuméré les oeuvres de la chair, il annonce avec la même vérité que, "Les auteurs de tels crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu". Ainsi, que ces hommes de moeurs honteuses et criminelles, qui persévèrent jusqu'à la fin dans cette sorte de communion de l'Eglise catholique, cessent d'établir leur sécurité sur ces paroles : « Qui persévérera jusqu'à la fin, sera sauvé, » quand, par l'iniquité de leur vie, infidèles à la justice elle-même, à Jésus-Christ, ils prostituent leur corps à l'adultère, aux impuretés que l'Apôtre n'ose pas nommer, à toutes les mollesses de la débauche, à tous ces excès dont il est dit : « Les auteurs de tels crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu.» Infailliblement voués au supplice éternel, ils sont exclus du royaume de Dieu. perséverant dans ses désordres jusqu'à la fin de leur vie, peut-on dire qu'ils aient persévéré en Jésus-Christ jusqu'à la fin? Car persévérer en Jésus-Christ, c'est persévérer en sa foi. Cette «foi » telle que l'Apôtre la définit, « opère par l'amour; » « or, l'amour, » dit-il ailleurs, « ne fait jamais de mal. » Il ne faut donc pas dire qu'ils mangent le corps de Jésus-Christ, puisqu'ils ne doivent pas même compter entre les membres de Jésus-Christ : ne fût-ce que cette seule raison qu'ils ne sauraient être à la fois les membres de Jésus-Christ et les membres d'une courtisane. Enfin, quand le Sauveur lui-même dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui, » il montre ce que c'est que manger son corps et boire son sang, au delà du sacrement, c'est-à-dire en réalité. C'est demeurer en Jésus-Christ afin que Jésus-Christ demeure en nous. Comme s'il disait en effet : Que celui qui ne demeure point en moi et en qui je ne demeure point, se garde de dire ou de croire qu'il mange mon corps, ou boit mon sang. Car ceux-là ne demeureront point en Jésus-Christ qui ne sont pas ses membres. Et ils ne sont pas les membres de Jésus-Christ, ceux qui sont les membres d'une courtisane, à moins qu'ils n'abjurent un si grand mal par la pénitence et ne reviennent par la réconciliation, à un si grand bien. [21,26] Mais, nous dit-on, les catholiques ont pour fondement Jésus-Christ, dont ils n'ont pas abandonné l'unité, quelque vie scandaleuse, « bois, foin ou paille, » qu'ils aient bâti sur ce fondement. En effet, la rectitude de leur foi, qui les fonde sur Jésus-Christ, pourra les sauver un jour de l'éternité du feu, mais non de toutes ses atteintes, car il brûlera tout ce qu'ils auront bâti sur le fondement. Que l'apôtre Jacques leur réponde en un mot : « Si un homme dit qu'il a la foi, et qu'il n'ait point les oeuvres, la foi le pourra-t-elle sauver? Et quel est donc, disent-ils, celui dont parle l'apôtre Paul : "Il sera néanmoins sauvé, mais comme par le feu." Quel est-il? Cherchons ensemble. Ce n'est pas le même homme, à coup sûr; autrement la doctrine des deux Apôtres se combattrait, l'un accordant le salut par le feu, malgré de mauvaises oeuvres, et l'autre s'écriant : « S'il n'a point les oeuvres, la foi le pourra-t-elle sauver?" Nous trouverons donc qui peut être sauvé par le feu, si nous trouvons d'abord ce que c'est qu'avoir Jésus-Christ pour fondement. Et cette image même nous l'apprend. Dans un édifice, rien ne passe avant le fondement ; or celui qui a Jésus-Christ si profondément dans le coeur, qu'il lui donne la préférence sur tous les biens même licites et permis de la terre et du temps, a Jésus-Christ pour fondement. S'il préfère ces biens à Jésus-Christ, quoiqu'il semble avoir la foi de Jésus-Christ, il n'a pas Jésus-Christ pour fondement, dès qu'il lui préfère de tels biens. Que sera-ce donc lorsqu'au mépris des préceptes salutaires, se livrant à des actes illégitimes, loin de préférer à tout Jésus-Christ, il est convaincu de préférer tout à Jésus-Christ, soit qu'il assouvisse ses désirs contre ce que le Sauveur commande, ou au delà de ce qu'il permet? Qu'un chrétien aime une courtisane, et, s'unissant à elle, devienne avec elle un même corps, ce chrétien n'a plus Jésus-Christ pour fondement; mais qu'il aime sa femme, qu'il l'aime selon Jésus-Christ, est-il douteux qu'il ait Jésus-Christ pour fondement? Que dis-je? s'il l'aime charnellement, suivant le siècle et les infirmités de la concupiscence, comme les païens qui ne connaissent point Dieu, l'Apôtre, ou Jésus-Christ même, le lui permet encore par condescendance. Il peut donc avoir aussi Jésus-Christ pour fondement; car, s'il ne lui préfère en rien ces affections et ces plaisirs, quel que soit l'édifice qu'il élève, bois, foin ou paille, Jésus-Christ qui demeure le fondement lui assure le salut par le feu. Ces amours et ces voluptés terrestres que le lien conjugal préserve de la damnation passeront au feu des tribulations ; ce feu représente les veuvages et les cruelles séparations; ainsi ces bâtisses humaines seront douloureuses à leur auteur; car elles disparaîtront, et il restera blessé de la perte de ces objets dont la possession faisait sa joie : mais il sera sauvé par le feu en considération du fondement : car, si un persécuteur lui proposait d'opter entre ces objets et Jésus-Christ, il ne préférerait rien à Jésus-Christ. Voici l'homme, l'Apôtre nous le montre, qui édifie sur ce fondement l'or, l'argent, les pierres précieuses : « Celui qui est sans femme pense aux choses de Dieu, à plaire à Dieu. » Voici l'autre qui édifie du bois, du foin ou de la paille « Mais celui qui est dans les liens du mariage pense aux choses du monde, à plaire à sa femme. L'oeuvre de chacun sera manifestée, le jour la dévoilera ; » c'est-à-dire le jour des tribulations : car, ajoute l'Apôtre, elle sera dévoilée par le feu. » Et il appelle la tribulation un feu, quand il dit: « La fournaise éprouve les vases du potier, et la tribulation les hommes justes. » Et « l'oeuvre de chacun sera éprouvée par le feu; celui dont l'oeuvre demeurera (car les pensées données à Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra la récompense de ce qu'il aura édifié; » c'est-à-dire qu'il recueillera selon ses pensées. « Celui dont l'oeuvre sera brûlée en souffrira dommage, il n'aura plus ce qu'il avait aimé ; et il ne laissera pas d'être sauvé; car nulle tribulation ne l'a fait chanceler sur l'inébranlable fondement ; « mais toutefois comme par le feu, » car ce qu'il possédait dans l'ivresse de l'amour, il ne saurait le perdre sans aiguillon de douleur. N'est-ce pas là, si je ne m'abuse, ce feu qui, ne damnant aucun de ces deux hommes, est pour l'un richesse, pour l'autre préjudice, pour tous deux épreuve? Que si nous voulons entendre par ce feu celui dont parle le Seigneur quand il dit, à sa gauche : « Retirez-vous de moi, maudits ! allez au feu éternel ! » si nous y condamnons ceux qui bâtissent sur le fondement l'édifice de bois, de foin ou de paille, en reconnaissant qu'après un temps d'expiation assigné à leurs démérites, le mérite du fondement doit les sauver de ce feu ; quels seront donc, suivant nous, ceux de la droite, à qui il est dit : « Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous est préparé ; » sinon ceux qui ont édifié sur le fondement de l'or, de l'argent, des pierres précieuses? Mais quand l'Apôtre dit : « Comme par le feu, » s'il faut entendre le feu suprême, il y faut donc précipiter tout ensemble ceux de la droite et ceux de la gauche? car tous doivent passer par l'épreuve de ce feu dont il est dit : "Le jour révélera; tout sera dévoilé par le feu ; le feu éprouvera l'oeuvre de chacun." Si donc tous doivent subir l'épreuve de ce feu, celui dont l'oeuvre demeurera intacte et victorieuse, pour recevoir la récompense de ce qu'il aura édifié ; celui dont l'oeuvre brûlera, pour souffrir dommage; ce feu n'est pas le feu éternel. L'un, châtiment suprême et sans fin des seuls placés à la gauche ; l'autre, épreuve des élus de la droite. Or, cette épreuve est différente; l'édifice des uns que ce feu trouve bâti sur le fondement de Jésus-Christ, il ne le brûle pas, il l'épargne; l'édifice des autres, il le dévore, et ils souffrent, mais leur salut est assuré, car une charité supérieure a maintenu leur stabilité sur le fondement de Jésus-Christ. Que s'ils doivent être sauvés, ils seront certainement à la droite comme les autres, et, comme eux, ils entendront cette voix : « Venez, les bénis de mon Père, entrez en possession du royaume qui vous attend : » et non pas à la gauche avec les impies frappés d'anathème : "Retirez- vous de moi, maudits ! allez au feu éternel!" car nul des damnés ne sera délivré de ce feu; ils iront tous au supplice éternel, où leur verne mourra point, où la flamme inextinguible perpétuera leurs tortures, nuit et jour, dans les siècles des siècles. Si toutefois dans l'intervalle du temps écoulé depuis la mort corporelle jusqu'au lendemain de la résurrection des corps, jusqu'à ce jour des vengeances et de la rémunération suprêmes, on abandonne les âmes des trépassés aux souffrances de ce feu que ne ressentiront pas ceux dont les moeurs et les affections durant la vie de ce corps n'offrent point à la flamme l'édifice de bois, de foin ou de paille, mais que ressentiront au contraire, soit alors seulement, soit aujourd'hui et alors, soit seulement aujourd'hui, ceux qui auront bâti le fragile édifice, laissant dans le feu des tribulations passagères les véniels attachements du siècle; cette opinion, je ne la repousse point, elle peut être vraie. Il se peut que cette tribulation comprenne la mort même du corps, héritage du premier crime, et que le temps qui la suit éprouve chacun selon l'édifice dont il est l'auteur. Et les persécutions, couronne de tant de martyrs et que souffre tout chrétien, sont aussi le feu qui éprouve ces divers édifices, brûle ceux-ci avec leurs auteurs, s'il n'y trouve point Jésus-Christ pour fondement; consume ceux-là sans leurs auteurs, car, au prix de 1a souffrance, le fondement leur assure le salut; et respecte les autres qu'il trouve bâtis pour l'éternité. La fin du siècle doit encore amener la persécution de l'Antechrist, de toutes la dernière et la plus cruelle. Combien alors d'édifices d'or ou de foin, élevés sur l'inébranlable base, sur Jésus-Christ, subiront l'épreuve de ce feu, les uns avec joie, les autres avec souffrance, tous avec la certitude du salut, grâce à la stabilité du fondement? Or celui qui préfère à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme et les voluptés charnelles de l'union conjugale, mais les autres affections, étrangères à ces voluptés, et qui ont d'autres noms dans la langue du coeur, celui-là n'a pas Jésus-Christ pour fondement, il ne sera donc pas sauvé par le feu; que dis-je? il ne sera pas sauvé; car il ne pourra demeurer avec le Sauveur, qui dit expressément : Quiconque aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi; quiconque aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi. » Mais celui qui ne donne pas à ces affections humaines la préférence sur l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qui, mis à l'épreuve, renoncerait aux objets de sa tendresse plutôt qu'à Jésus-Christ ; celui-là sera sauvé par le feu, car il est inévitable que la douleur de telles séparations soit d'autant plus cuisante que les attaches de son amour étaient plus profondes. En un mot, celui qui aimera son père ou sa mère, ses fils ou ses filles selon Jésus-Christ, soit qu'il leur tende la main pour arriver au royaume et à l'union éternelle, soit qu'il n'aime en eux que les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise qu'une telle affection se confonde avec les édifices de bois, de foin ou de paille voués au feu, mais elle s'élève comme le monument d'or, d'argent et de pierres précieuses. Et comment en effet pourrait- on aimer plus que Jésus-Christ ceux que l'on n'aime que pour Jésus-Christ? [21,27] Reste à combattre une dernière opinion qui réserve le feu éternel à quiconque néglige de faire pour ses péchés de dignes aumônes ; et cette opinion invoque le témoignage de l'apôtre Jacques : "Le jugement sera sans miséricorde pour qui n'a pas fait miséricorde". Donc celui qui l'aura faite, bien qu'il n'ait point réformé ses moeurs et qu'il ait joint à la pratique de l'aumône les habitudes d'une criminelle et honteuse vie, celui-là trouvera miséricorde au jugement, soit qu'il échappe à toute condamnation, soit qu'après une expiation plus ou moins longue il obtienne sa délivrance. Et Jésus-Christ ne fonde que sur la pratique ou l'omission de l'aumône la distinction future entre ceux de la droite et ceux de la gauche, destinés, les uns, au royaume, les autres, au supplice éternel. Mais pour établir la rédemption par l'aumône des péchés quels qu'ils soient, péchés dont ils ne cessent de se rendre coupables, les partisans de cette opinion cherchent à se concilier le témoignage et l'autorité de la prière que le Seigneur lui-même nous enseigne. Car, disent-ils, comme il n'est point de jour où les chrétiens ne la récitent, il n'est point de péché quotidien qu'elle ne remette, par ces paroles : « Remettez-nous nos dettes, » si nous avons soin de pratiquer ce qui suit : « Comme nous remettons à nos débiteurs. » En effet, ajoutent-ils, le Seigneur ne dit pas : "Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père vous remettra vos légères fautes de chaque jour"; il dit : "Votre Père vous remettra vos péchés." Donc, quels qu'ils soient, si grands qu'ils soient, qu'on les commette chaque jour, qu'on ne songe pas à les abjurer en changeant de vie, la vertu de l'aumône en assure le pardon. Or ils ont raison d'exiger des aumônes dignes des péchés; car, s'ils prétendent qu'une aumône quelconque peut satisfaire pour des péchés quotidiens et graves, pour une habitude de crimes non interrompue, et obtenir de la divine miséricorde une rémission journalière, l'absurdité et le ridicule d'une telle opinion leur paraîtraient manifestes. En effet, elle les conduirait à la nécessité d'accorder à l'homme opulent la faculté de racheter au prix de dix sesterces par jour, dépensés en aumônes, des homicides, des adultères et d'autres abominables crimes. Quelle absurdité ! quelle démence ! Mais enfin quelles sont donc ces dignes aumônes dont le précurseur même de Jésus-Christ parlait ainsi : «faites de dignes fruits de pénitence ; » certes, ce ne sont pas les aumônes de ceux qui chaque jour, jusqu'à la mort, couvrent leur vie des blessures du crime. Et d'abord, quand sur les rapines dont ils s'enrichissent aux dépens de leurs frères, prélevant, en faveur des pauvres, de modiques offrandes, ils s'imaginent que, par ces aliments accordés à l'indigence de Jésus-Christ, ils ont acheté ou achètent de lui chaque jour la licence de mal faire, et trouvent la sécurité dans leurs damnables œuvres. — Eh ! lorsque pour un seul vice ils distribueraient tous leurs biens aux membres souffrants de Jésus-Christ, si la charité qui ne commet point de mal n'étouffait en eux cette coupable habitude, une telle aumône leur serait inutile. Que celui donc qui fait pour ses péchés de dignes aumônes commence à les faire par soi-même. Car où est la raison de se refuser à soi-même la charité que l'on exerce envers le prochain, quand on entend le Seigneur nous dire : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même; » puis encore : « Aie pitié de ton âme en plaisant à Dieu. » Celui qui refuse à son âme l'aumône de plaire à Dieu, peut-on dire qu'il fait pour ses péchés de dignes aumônes ? C'est en ce sens qu'il est écrit : "A qui sera bon celui qui est méchant à soi-même?" L'aumône aide la prière; méditons donc cette parole : « Mon fils, tu as péché, ne pèche plus, mais prie pour obtenir la grâce de tes fautes passées. Il faut donc faire des aumônes afin d'obtenir à nos prières le pardon de nos péchés passés, et non pour croire, en y persévérant, que nous achetons par l'aumône la licence de mal faire. Et quand le Seigneur annonce qu'il imputera à ceux de sa droite les aumônes qu'ils auront faites, et à ceux de sa gauche les aumônes qu'ils auront omises, son intention est de montrer toute la puissance de l'aumône pour effacer les péchés passés, et non pour les perpétuer à jamais par la promesse de l'impunité. Mais la pratique de l'aumône n'est pas, dès que l'on ne retire point sa vie des sentiers du crime, et en nous disant : « Autant de fois vous avez manqué à rendre ces devoirs au moindre des miens, autant de fois vous y avez manqué envers moi-même; » le Seigneur nous montre qu'on ne rend pas ces devoirs quand même on les croit rendre; car, si l'on donnait du pain a un chrétien souffrant de la faim, en tant que chrétien, assurément on ne se refuserait pas à soi-même le pain de justice qui est Jésus-Christ, parce que Dieu ne regarde pas l'offrande, mais l'esprit de l'offrande. Celui donc qui dans un chrétien aime le Christ, celui-là tend la main à son frère dans le même esprit qu'il s'approche de Jésus-Christ, et non dans celui par lequel il revendique le droit de s'éloigner impunément de Jésus-Christ. Car on abandonne d'autant plus Jésus-Christ qu'on aime davantage ce qu'il condamne : en effet, que sert d'être baptisé, si l'on n'est justifié? Celui qui a dit :"Si l'on ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit, on n'entrera point dans le royaume de Dieu;" — ne dit-il pas encore : « Si votre justice ne s'élève au-dessus de la justice des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. » Pourquoi donc la crainte de cette première sentence fait-elle courir tant d'hommes au baptême? Et pourquoi, sans crainte de la seconde, tant d'hommes restent-ils indifférents à leur justification? Et comme il n'appelle pas son frère : « fou! » celui qui, lançant cette injure, s'emporte, non contre la personne, mais contre le péché fraternel ; autrement il serait passible du feu éternel : ainsi, au contraire, celui qui assiste un chrétien ne l'assiste pas en tant que chrétien s'il n'aime en lui Jésus-Christ; et il n'aime point Jésus-Christ, celui qui- refuse d'être justifié en Jésus-Christ. Et comme l'homme convaincu de péché contre son frère en le traitant de « fou, » c'est-à-dire en cédant, non à la haine du péché, mais à une injuste violence, ne serait guère avancé par la satisfaction de l'aumône, s'il n'ajoutait ainsi le remède à la réconciliation ; « Si donc, quand tu présentes ton offrande à l'autel, il te revient en mémoire que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l'autel, va te réconcilier avec ton frère, et puis tu reviendras présenter ton offrande; le secours des aumônes, si grandes qu'elles soient, n'est donc qu'une stérile réparation des péchés, dès que l'on demeure dans la coutume du péché. Quant à la prière de chaque jour que le Seigneur lui-même nous enseigne, d'où lui vient le nom d'Oraison dominicale, elle efface les péchés quotidiens, si l'on dit quotidiennement : « Remettez-nous nos dettes; » et si, en même temps que l'on dit, l'on fait ce qui suit : « Comme nous remettons à nos débiteurs; » mais cette prière se récite parce que l'on pèche, et non pas afin de pécher. Car le Sauveur a voulu par là nous montrer que, quelle que soit la justice de nos oeuvres dans les ténèbres et les langueurs de cette vie, nous ne saurions être exempts de fautes dont nous devions implorer la rémission, pardonnant à ceux qui nous offensent, afin que nos offenses nous soient pardonnées à nous-mêmes. Et lorsque le Seigneur nous dit "Si vous remettez aux hommes leurs torts envers vous, votre Père vous remettra aussi vos péchés"; il n'entend pas assurément nous encourager, par une fausse confiance en cette oraison, à commettre chaque jour de nouveaux crimes, soit par autorité, nous élevant au-dessus des lois humaines, soit par adresse, en abusant les hommes; mais il veut nous apprendre à ne pas nous croire sans péchés, pour être exempts de crimes; et c'est une leçon que déjà Dieu a donnée aux prêtres de l'ancienne loi, quand il leur commande d'offrir les sacrifices d'abord pour leurs péchés, et puis pour ceux du peuple. Portons en effet un regard vigilant sur les paroles mêmes de notre grand et divin Maître; il ne dit pas : Si vous remettez aux hommes leurs torts envers vous, votre Père vous remettra aussi vos péchés quels qu'ils soient; — il dit : « vos péchés ; » car il enseignait une prière de chaque jour et parlait à ses disciples justifiés. « Vos péchés, » qu'est-ce à dire? sinon ces péchés dont vous ne serez pas exempts vous-mêmes, devenus justes et saints ? Et là précisément où, cherchant dans cette prière une occasion de crimes journaliers, nos adversaires prétendent que le Seigneur veut parler des grands péchés, parce qu'il ne dit pas : "Votre Père vous remettra vos fautes légères", mais : « Il vous remettra vos péchés; » nous, au contraire, considérant à quels hommes il parle, nous ne devons entendre par « vos péchés, » que des fautes légères? Disciples du Seigneur, ils n'étaient plus capables de grands péchés. Mais ces péchés mêmes, dont une véritable conversion doit nous retirer à jamais, ne sauraient être remis à la prière, si l'on n'accomplit cette parole : « Comme nous remettons à nos débiteurs. » Que si les fautes légères, dont la vie même des justes ne peut se défendre, ne trouvent grâce qu'à cette condition, les hommes couverts de crimes nombreux, et de grands crimes, quoiqu'ils cessent de les commettre, obtiendront-ils aucune indulgence, s'ils gardent aux offenses revues d'inexorables ressentiments? Le Seigneur ne dit-il pas : « Si vous ne remettez aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra rien. » En ce sens l'apôtre Jacques annonce que le jugement sera sans miséricorde pour qui n'a pas fait miséricorde. Et la souvenance doit nous revenir de cet esclave à qui son maître avait remis dix mille talents qu'il lui fait rendre, parce que lui-même s'est montré sans pitié pour l'un de ses compagnons d'esclavage qui lui devait cent deniers. C'est donc en ceux-là qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde que s'accomplissent les paroles suivantes du même Apôtre : « La miséricorde s'élèvera au-dessus de la justice. Car ces justes mêmes dont la sainteté fut si grande qu'ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui se sont concilié leur amitié par le trésor d'iniquité, ces justes ne sont devenus tels qu'en vertu de la miséricorde de celui qui justifie l'impie, et octroie la récompense selon sa grâce et non selon les mérites. De ce nombre est l'Apôtre : « J'ai obtenu miséricorde, dit-il, afin d'être fidèle. » Et ceux que les justes reçoivent dans les tabernacles éternels n'ont pas eu, il faut l'avouer, une vie assez irréprochable pour se passer du suffrage des saints, et, à leur égard, la miséricorde s'élève beaucoup plus haut encore au-dessus de la justice. Et toutefois il ne faut pas s'imaginer que, sans conversion, sans amendement dans sa vie, le plus criminel des hommes puisse entrer dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints « du trésor d'iniquité, c'est-à-dire, de son or, de ses richesses, ou mal acquises ou du moins fausses, mais richesses aux yeux de l'iniquité, étrangère à ces véritables richesses, légitime opulence de ceux qui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il est donc un certain ordre de vie, ni assez condamnable pour rendre inutiles à la possession du royaume des cieux les largesses de l'aumône faites à la détresse des justes et qui gagnent leur amitié tutélaire; — ni assez pure pour suffire elle-même et obtenir, sans l'intercession des célestes amis, la miséricorde et la béatitude suprême. (Ici, je m'étonne toujours de retrouver dans Virgile cette parole du Seigneur : Faites-vous par le trésor d'iniquité des amis qui vous reçoivent dans les tabernacles éternels; » ou bien, en d'autres termes : « Qui reçoit un prophète à titre de prophète recevra la récompense du prophète; qui reçoit un juste à titre de juste recevra la récompense du juste. » Décrivant les Champs-Élysées, où les païens placent le séjour des âmes heureuses, le poète y admet non seulement les hommes que leurs propres mérites ont élevés à cette glorieuse demeure, mais encore : "Ceux qui ont perpétué leur mémoire en méritant bien des autres," c'est-à-dire qui, prévenant les autres par de bienfaisants mérites, se sont assuré des droits à leur souvenir. Et n'est-ce pas la prière qui sort à chaque instant des lèvres chrétiennes quand l'humilité du fidèle se recommande à un juste : « Aie souvenir de moi ; » et par des services rendus se concilie le souvenir qu'il réclame. — Mais quel est cet ordre de vie, quels sont ces péchés qui ferment les portes du royaume, sans toutefois qu'elles demeurent inflexibles aux prières des saints amis? II est très difficile de le découvrir, et très dangereux de le décider. Quant à moi, malgré mes efforts jusqu'à ce jour, je n'ai pu parvenir à sonder ce mystère. Et peut-être nous demeure-t-il caché de peur que notre zèle à éviter tout péché ne se ralentisse. Car, si l'on savait quelles sont ces criminelles habitudes qui, malgré leur persévérance fortifiée par l'oubli de tout amendement moral, permettent cependant de rechercher et d'espérer l'intercession des saints ; la paresse humaine, enveloppée avec confiance dans le manteau de ses vices, ne demanderait à aucune vertu de l'en dégager, se reposant du soin de sa délivrance sur les mérites de ces amis obtenus au prix des aumônes du trésor d'iniquité. Mais comme nous ignorons aujourd'hui quelle est la mesure d'iniquité vénielle dans sa persévérance, il est certain que le zèle de notre réforme intérieure redouble la vigilante assiduité de nos prières, et ne ralentit point l'ardeur de l'aumône qui nous concilie de saintes amitiés. Or, cette délivrance que l'on obtient soit par la prière individuelle, soit par l'intercession des saints, prévient, il est vrai, la condamnation aux flammes éternelles, mais elle ne va pas jusqu'à retirer, après certain temps d'expiation, le coupable précipité dans ces abîmes. Car ceux mêmes qui, par cette bonne terre de l'Écriture, laquelle rapporte des fruits abondants, l'une trente, l'autre soixante, l'autre enfin cent pour un, entendent les saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivrent les uns trente, les autres soixante, d'autres enfin cent âmes humaines; — ceux-là, dis-je placent cette délivrance au jour et non après le jour du jugement. Quelqu'un, dit-on, frappé de l'étrange impunité que les hommes se promettent par cette opinion qui semble garantir à tous leur rédemption, répondit fort ingénieusement qu'il s'agissait plutôt de bien vivre, et d'être admis soi-même au rang des intercesseurs, de crainte qu'étant si rares et arrivant tout à coup à leur compte de trente, soixante ou cent âmes, ils n'en laissent un grand nombre que leur intercession ne puisse plus retirer des supplices, et, dans ce nombre, tout homme dont l'aveuglement téméraire aura compté sur l'abondance des fruits étrangers.— C'est assez répondre, j'imagine, à ceux qui, sans mépriser l'autorité de la sainte Écriture qu'ils invoquent comme nous, y lisent néanmoins, par une fausse interprétation, non pas ce qu'elle annonce, mais ce que leur coeur désire. Notre réponse est faite; et, comme nous l'avons promis, elle termine ce livre.