[1,0] LA CITÉ DE DIEU - LIVRE PREMIER. PRÉFACE. La glorieuse Cité de Dieu poursuit son pèlerinage à travers les temps et l'impiété, vivant ici-bas de la foi; elle attend par la patience la stabilité du séjour éternel, où sa justice sera juge à son tour, et sa sainteté en possession de la victoire dernière et de la paix inaltérable. Cette Cité, très cher fils Marcellin, à ta prière et suivant mes promesses, j'entreprends de la défendre contre ces hommes qui préfèrent leurs dieux à son divin fondateur. Oeuvre immense et ardue : mais Dieu est mon aide. Eh! quelle force en effet ne faut-il pas pour convaincre les superbes de toute la puissance de l'humilité? L'humilité! elle nous transporte par-delà ces élévations mondaines, jouets mobiles du temps, jusqu'à cette hauteur qui n'est plus une usurpation de l'orgueil humain, mais un don de la grâce divine. Aussi le roi et le fondateur de cette Cité a-t-il révélé à son peuple cet article de la législation suprême : « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles. » Et toutefois cet attribut souverain, l'âme enflée de présomptueux orgueil se l'approprie et se complaît à cet éloge : « Pardonner aux vaincus et dompter les superbes. » Je parlerai donc de cette Cité de la terre, maîtresse des peuples asservis, dominée à son tour par sa passion de dominer; et ici, je ne refuserai rien à l'occasion, rien à la convenance de mon sujet. [1,1] I. N'est-ce pas, en effet, de cette Cité terrestre que sortent ces ennemis contre lesquels il faut défendre la Cité divine? Quelques-uns, il est vrai, abjurant l'erreur de leur impiété, rentrent dans son enceinte, citoyens assez fidèles; mais ailleurs, combien de haines allumées, combien de coeurs fermés par l'ingratitude aux bienfaits du Redempteur, bienfaits si évidents qu'aujourd'hui les langues seraient muettes pour le blasphème, si les impies, pressés par le glaive ennemi, n'eussent trouvé dans ces saints asiles la vie dont leur orgueil abuse ! Car ces adversaires du nom de Jésus-Christ, ne sont-ce pas ces mêmes Romains que les barbares ont épargnés au nom de Jésus-Christ! J'en atteste les monuments des martyrs et les basiliques des apôtres, qui, dans cette désolation de Rome, ont ouvert leur sein à tout ce qui venait s'y réfugier, fidèle ou étranger à la foi. Jusqu'au seuil sacré, l'ennemi furieux se baignait dans le sang; mais à cette barrière expirait la rage du meurtre. Là des vainqueurs, touchés de compassion, amenaient ceux qu'ils avaient épargnés hors même des lieux saints, pour les soustraire à des mains plus farouches; eux-mêmes, un peu plus loin, cruels et impitoyables aussi, désarmés à l'approche de ces lieux où leur était interdit ce que le droit de la guerre leur eût permis ailleurs! Là s'arrêtait la férocité qui fait des victimes, là se brisait la cupidité qui veut des captifs. Ainsi, pour la plupart, ont échappé à la mort ces calomniateurs de notre âge chrétien qui imputent au Christ les maux que Rome a soufferts, et ce bienfait de la vie dont ils sont redevables au nom du Christ, ce n'est pas à notre Christ qu'ils l'attribuent, mais à leur destin; tandis qu'avec un peu de droiture, ils sauraient, dans ce qu'ils ont enduré de misères, reconnaître cette Providence qui se sert du fléau de la guerre pour corriger, pour broyer la corruption humaine; qui, exerçant par de semblables afflictions les âmes justes et méritantes, les fait passer, au sortir de l'épreuve, à une destination meilleure, ou les retient encore sur la terre à d'autres desseins. Mais quant à la miraculeuse protection dont le nom du Christ les a environnés, et partout, et dans les plus divins, dans les plus vastes édifices, désignés à la multitude comme offrant plus d'espace au refuge et à la clémence, clémence nouvelle, inconnue jusqu'alors à des vainqueurs, à de farouches barbares; ne devraient-ils pas en rendre honneur au christianisme, grâce à Dieu, et accourir à son nom avec une foi sincère pour se dérober aux supplices du feu éternel? Ce nom, plusieurs ne l'ont usurpé que pour fuir les angoisses de la mort présente ; car, entre tous ceux que tu vois insulter avec une cynique effronterie aux serviteurs du Christ, combien eussent échappé au glaive ensanglanté, s'ils ne s'étaient couverts du titre de serviteurs de Jésus-Christ? Et maintenant, ô superbe ingratitude ! ô délire d'impiété ! leur coeur perverti court au supplice des ténèbres éternelles en s'élevant contre ce nom, sous lequel ils se sont réfugiés, même par le mensonge, pour jouir de la lumière temporelle ! [1,2] II. Ouvrez les histoires de tant de guerres, soit avant la fondation de Rome, soit depuis sa naissance et l'établissement de son empire, lisez, et montrez-nous des étrangers, des ennemis, maîtres d'une cité, épargnant ceux qu'ils savent réfugiés dans les temples de leurs dieux ; montrez-nous un chef barbare donnant l'ordre, la ville forcée, de faire grâce à quiconque sera trouvé dans tel ou tel temple. Énée ne voit-il pas « Priam, immolé sur l'autel, éteindre de son sang les feux que lui-même a consacrés !» Diomède et Ulysse «ont égorgé les gardes de la citadelle, et, saisissant la statue de la déesse, ils osent, de leurs sanglantes mains, toucher ses chastes bandelettes!" Et toutefois il n'est pas vrai que, « depuis, les fils de Danaüs aient senti leurs espérances s'évanouir, s'écouler de leurs mains ; » car, depuis, ils triomphent; depuis, ils livrent Troie au fer et aux flammes; depuis, au pied des autels où il se réfugie, ils égorgent Priam. Et Troie ne périt point pour avoir perdu Minerve; car Minerve elle-même, pour périr, n'avait-elle rien perdu? Ses gardes peut-être? Oui, certes ; ces gardes morts, on put l'enlever. Car ce n'était pas la statue qui veillait sur les hommes. mais les hommes qui veillaient sur la statue. Et le culte public plaçait la patrie et les citoyens sous la garde de cette déesse impuissante à garder ses propres gardes! [1,3] III. Voilà donc à quels dieux les Romains s'applaudissaient de confier la tutelle de Rome! O erreur digne d'une immense pitié ! Et ils s'emportent contre nous quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et ils ne s'emportent pas contre leurs poètes. Loin de là, ils payent pour les apprendre; un salaire public, des honneurs, ne sont à leurs yeux que la juste récompense des professeurs mêmes. Eh bien, Virgile, ce grand poète, remis aux mains de l'enfance comme le plus excellent et le plus sage, afin que les jeunes années imbues de sa lecture permettent moins à l'oubli d'en effacer la trace : car, « une fois pénétré du premier parfum, le vase en conservera longtemps l'odeur; » Virgile, dis-je, nous représente Junon, ennemie des Troyens, soulevant contre eux Éole, le roi des tempêtes : « Une race que je hais, s'écrie-t-elle, fait voile sur la mer tyrrhénienne; elle porte en Italie Ilion et ses pénates vaincus. » Est-ce donc à ces pénates vaincus que la prudence devait recommander Rome pour lui assurer la victoire? Junon parle en femme irritée, ne sachant ce qu'elle dit. Mais quoi? écoutez Énée lui-même, le pieux Énée : « Panthus, fils d'Othrys, prêtre de la citadelle et du temple d'Apollon, chargé des choses sacrées, de nos dieux vaincus, traînant par la main son petit-fils, accourt éperdu au seuil de ma demeure. » Et ces dieux, que le héros ne craint pas de dire vaincus, ne sont-ils pas, de son aveu, plutôt confiés à sa tutelle que lui-même à la leur, lorsqu'il entend cette parole : « Troie te confie son culte et ses pénates. » Ainsi ces dieux, et quels dieux ! Virgile les déclare vaincus, et pour échapper aux vainqueurs, n'importe par quelle voie, confiés à un homme ! Et, Rome sagement commise Quelle folie ! à de tels protecteurs? Et sans leur perte, sa perte impossible? Quoi donc? honorer comme tuteurs et patrons ces dieux vaincus, qu'est-ce, sinon vouer ses destinées plutôt à de néfastes auspices qu'à des divinités bienfaisantes? Car n'est-il pas infiniment plus sage de croire, non que Rome, en prévenant leur perte, eût conjuré sa ruine, mais que leur perte l'eût précédée dès longtemps, si Rome ne les eût généreusement placés sous la protection de sa puissance ? Qui ne voit, après un instant d'examen, combien vaine est cette présomption d'être invincible sous des défenseurs vaincus, et d'attribuer sa perte à celle de ses dieux protecteurs, lorsqu'il suffit pour périr d'avoir voulu des protecteurs périssables? Oh! non ; quand ils nous parlent ainsi dans leurs chants, des dieux vaincus, ces poètes ne sont plus de capricieux artisans de mensonge, mais des hommes, avec un coeur dont la vérité exprime cet aveu. Remettons toutefois le développement de ces considérations en temps et lieu plus convenables. Je reviens maintenant à mon discours, impatient de flétrir d'un dernier mot l'ingratitude de ces blasphémateurs, imputant au Christ les maux que leur perversité souffre avec tant de justice; eux si indignes de pardon, et pardonnés pour l'amour du Christ sans qu'ils y pensent! eux dont l'arrogante démence aiguise contre ce nom divin, ici, ces langues sacriléges qui ont faussement usurpé ce nom pour les sauver de la mort ; là, ces langues pusillanimes, muettes naguère aux lieux saints, sûrs asiles, inviolables remparts qui les ont préservés, les ingrats, de la fureur de l'ennemi, et d'où ils ne s'élancent qu'ennemis furieux et pleins de malédiction contre leur libérateur ! [1,4] IV. Troie, dis-je, Troie, cette mère du peuple romain, ne put dans les temples de ses dieux défendre ses propres citoyens contre les flammes ennemies, contre le glaive des Grecs adorateurs des mêmes divinités. « Dans la demeure de Junon elle-même, sentinelles d'élite, Phénix et le cruel Ulysse veillent à la garde du butin. C'est là que de toutes parts s'entassent les trésors de Troie, ravis aux sanctuaires en flammes, et les tables des dieux et les vases d'or pur et les dépouilles captives. Tout à l'entour, debout, se pressent des enfants et de longues files de mères tremblantes. » Ainsi le lieu consacré à une si grande déesse est choisi pour servir, non de refuge, mais de prison aux vaincus; et cet asile dédié non à quelque obscure divinité, confondue dans le troupeau de la plèbe divine, mais à la soeur, à la femme de Jupiter, à la reine de tous les dieux, compare-le maintenant aux monuments de nos apôtres. Là, on apporte les dépouilles des dieux et de leurs temples consumés, non pour les rendre aux vaincus, mais pour les partager entre les vainqueurs. Ici, tout objet reconnu comme appartenant à ces saints lieux, est rapporté avec honneur et vénération. Là, liberté perdue; ici, liberté sauvée; là, des chaînes; ici, plus d'esclavage! Là, un bétail humain entassé par l'ennemi, maître cruel; ici, des captifs conduits à leur délivrance par l'ennemi compatissant; là, enfin, le temple de Junon élu de préférence par la cupidité superbe de ces Grecs polis ; ici, les basiliques du Christ, par la miséricordieuse piété de ces barbares farouches ! Mais peut-être les Grecs, dans leur victoire, respectent- ils les temples de ces divinités qu'ils honorent? Peut-être ces temples sont-ils un refuge où le glaive, où la captivité n'ose atteindre les malheureux Troyens ? Et le récit de Virgile n'est qu'un poétique mensonge. — Non, non ; c'est le fidèle tableau de la désolation ordinaire d'une ville au pouvoir de l'ennemi. [1,5] V. César même (au témoignage de Salluste, célèbre et véridique historien), César, dans son discours au sénat sur les conjurés, expose cette sauvage coutume : « Vierges enlevées, enfants arrachés des bras de leurs mères; femmes livrées aux outrages des vainqueurs, maisons et temples pillés; des armes partout; des cadavres partout; le sang et le deuil partout! » S'il n'eût point parlé des temples, l'on croirait que d'ordinaire la victoire respectait les demeures divines. Et ce n'est pas ici un vainqueur étranger, c'est Catilina et ses partisans, les plus nobles du sénat et de Rome, que des temples romains ont à craindre! Citoyens pervers, dira-t-on, et parricides envers la patrie! [1,6] VI. Mais pourquoi nous égarer au milieu de tant de peuples qui se sont fait la guerre sans jamais épargner les vaincus refugiés aux temples de leurs dieux ? Fixons nos yeux et nos souvenirs sur les Romains; ces Romains à qui l'on a fait un si grand mérite de « pardonner à la soumission en domptant l'orgueil, » et d'aimer mieux remettre une injure que d'en poursuivre la vengeance; lorsqu'ils prennent et détruisent tant de villes florissantes pour étendre au loin leur empire, à quels temples exceptés de la ruine générale ont-ils coutume d'accorder la vie et la liberté des vaincus? Le font-ils donc ? Et les historiens de leurs exploits taisent cette clémence ! Quoi ! eux qui cherchent tant à louer laisseraient en oubli des témoignages de piété à leurs yeux si recommandables ! Marcus Marcellus, ce grand nom romain, vainqueur de la ville de Syracuse, pleure, dit-on, cette belle victime qu'il va frapper, et avant de répandre son sang il lui donne ses larmes. Que dis-je? il prend soin de sauver l'honneur de l'ennemi. Près d'ordonner l'assaut victorieux, il porte défense expresse de faire violence à aucune personne libre. La ville cependant est abandonnée au sort de la guerre, et nul récit ne nous atteste qu'un vainqueur si chaste et si clément ait désigné tel ou tel temple comme une retraite inviolable. Ce fait serait-il donc oublié de l'histoire, qui n'oublie ni ces larmes, ni cet édit protecteur de la chasteté? Fabius, destructeur de Tarente, est loué pour s'être abstenu du pillage des dieux. Son scribe lui demandant ce qu'il a décidé de faire de ce riche butin, il relève la modération de sa conduite par le sel de sa réponse. Il s'informe de ces statues, et apprenant que plusieurs sont de taille colossale et armées : « Laissons aux Tarentins, dit-il, leurs dieux irrités. » Ainsi les fastes de Rome conquérante n'omettent ni les larmes et la chaste compassion de l'un, ni la modération spirituelle et ironique de l'autre ; comment donc passeraient-ils sous silence cette piété clémente qui eût permis aux temples de tel ou tel Dieu de soustraire quelques hommes à la mort ou à l'esclavage? [1,7] VII. Ainsi, ruines, meurtres, pillage, incendie, désolation, tout ce qui s'est commis d'horreurs dans ce récent désastre de Rome, la coutume de la guerre en est la cause. Mais ce qui s'est rencontré d'étrange et de nouveau, la férocité des barbares devenue ce prodige de clémence qui choisit, qui désigne à la multitude les plus vastes basiliques comme l'asile où nul ne sera frappé, d'où nul ne sera arraché, où les vainqueurs plus humains amèneront leurs captifs pour leur assurer la liberté, d'où les vainqueurs plus cruels ne pourront les emmener pour les rendre à l'esclavage, c'est au nom du Christ, c'est à l'ère chrétienne qu'il faut en faire honneur. Qui ne le voit est aveugle; qui le voit en silence est ingrat; qui s'élève contre les actions de grâces est insensé. A Dieu ne plaise que nul homme sage en rapporte la gloire à ces coeurs sauvages et barbares! Celui-là seul les a maîtrisés par le frein de l'épouvante, par les admirables tempéraments de sa douceur, qui a dicté au prophète cet oracle antique : « Je visiterai leurs iniquités avec la verge et leurs péchés avec le fouet; mais je ne leur retirerai pas ma miséricorde. » [1,8] VIII. Mais, dira-t-on, pourquoi donc cette divine miséricorde s'est-elle étendue jusqu'aux impies, jusqu'aux ingrats? — Pourquoi? C'est qu'assurément elle est venue de celui qui, chaque jour, fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes. Quoique plusieurs, en y songeant, se corrigent de leur impiété par le repentir, et que d'autres, « dans la dureté impénitente de leur coeur, méprisant les richesses de sa bonté et de sa patience, s'amassent un trésor de colère pour le jour de la vengeance et du jugement où l'infaillible justice rendra à chacun selon ses oeuvres, » toutefois la patience de Dieu invite les méchants à la pénitence, comme les fléaux exercent les bons à la patience. Et comme la miséricorde de Dieu embrasse les bons pour les soutenir, sa sévérité s'empare des méchants pour les châtier. Car il a plu à la divine providence de préparer aux justes, dans l'avenir, des biens dont les injustes ne jouiront pas, et aux impies, des maux dont les bons ne seront pas tourmentés. Pour les biens et les maux temporels, elle veut qu'ils soient communs aux uns et aux autres, afin que l'on ne recherche pas avec trop d'ardeur ces biens que l'on voit aussi entre les mains des méchants, et que l'on n'évite pas comme une honte ces maux qui, d'ordinaire même, affligent les bons. Mais l'intérêt sérieux dont il s'en va est dans l'usage de ce qu'on appelle bonne ou mauvaise fortune. L'homme vertueux ne se laisse ni exalter par l'une, ni briser par l'autre. Pour le méchant, le malheur temporel n'est un supplice que parce que le bonheur fut une corruption. Souvent néanmoins, dans la dispensation des biens et des maux, Dieu montre son action plus évidente. En effet, s'il frappait maintenant tout péché d'un châtiment manifeste, rien ne serait réservé, selon nous, au dernier jugement; et d'autre part, si tout péché échappait aujourd'hui aux poursuites éclatantes de la justice divine, on ne croirait point à la Providence. Il en est de même des faveurs temporelles. Si Dieu, par une libéralité visible, ne les accordait quelquefois à la prière, nous dirions que cela n'est pas à sa disposition ; s'il les accordait toujours, nous croirions qu'il ne le faut servir que pour être ainsi récompensés, et un tel culte ne serait point une école de piété, mais d'avarice et d'intérêt. Ainsi, malgré ce commun partage d'afflictions, les bons et les méchants ne sont pas confondus entre eux, pour être confondus dans les épreuves. La similitude des souffrances n'exclut pas la différence de ceux qui souffrent, et l'identité des tourments ne fait pas l'identité du vice et de la vertu. Sous l'action du même foyer, l'or brille, la paille fume; le même fléau brise le chaume et sépare le froment; l'huile et la lie ne se mêlent point, pour couler sous le même pressoir. Ainsi le même creuset éprouve, purifie, fond dans l'amour les âmes vertueuses ; damne, ruine, anéantit les impies; ainsi, dans une même affliction, les méchants se répandent en imprécations et en blasphèmes ; les bons en prières et en bénédictions. Tant importe, non ce que l'on souffre, mais de quel coeur on souffre! Le même mouvement qui remue de la fange ou des parfums dégage là des miasmes fétides, ici une odeur exquise. [1,9] IX. Eh! dans cette désolation publique, qu'ont donc souffert les chrétiens qui, au regard de la foi, ne tourne à leur progrès ? Et d'abord, s'ils méditent humblement sur ces péchés dont la colère divine se venge en remplissant le monde d'effroyables catastrophes, quoique fort éloignés du crime, des désordres et de l'impiété, se croiront-ils toutefois tellement exempts de faute, qu'ils n'aient besoin d'expier par quelque peine temporelle? Car, outre qu'il n'est point de fidèles dont la vie, si irrépréhensible qu'elle soit, ne cède parfois aux instincts charnels, et sans tomber dans l'énormité du crime, dans le gouffre de la débauche, ne s'abandonne à certains péchés ou rares ou d'autant plus fréquents qu'ils sont plus légers; où trouver celui qui, en présence de ces monstres d'orgueil, de luxure, d'avarice, dont l'iniquité, dont l'exécrable impiété force Dieu de briser la terre, selon son antique menace, celui, dis-je, qui soit devant eux ce qu'il doit être; qui traite avec eux comme il faut traiter avec de telles âmes ! Quand il s'agirait de les éclairer, de les avertir, et même de les reprendre et de les corriger, trop souvent une funeste dissimulation nous retient, soit indifférence paresseuse, soit respect humain qui n'ose braver un front ému, soit crainte de ces ressentiments qui pourraient nous troubler et nous nuire dans ces biens temporels dont notre cupidité convoite la possession, dont notre infirmité redoute la perte. Quoique la vie du méchant soit haïe des gens de bien, et que cette aversion les préserve de l'abîme qui attend les réprouvés au sortir de ce monde, toutefois cette faiblesse indulgente aux mortelles iniquités par crainte de représailles contre ses propres fautes, fautes légères et vénielles cependant; cette faiblesse, sauvée de l'éternité des supplices, c'est justice qu'elle soit avec le crime châtiée par les verges temporelles, c'est justice que, dans l'envoi providentiel des afflictions, elle sente l'amertume de cette vie qui, l'enivrant de ses douceurs, l'a détournée d'offrir aux méchants la coupe de salutaire amertume. Si l'on remet cependant la réprimande et la correction des pécheurs à un temps plus favorable, dans leur propre intérêt, de peur qu'ils ne deviennent pires, ou qu'ils n'empêchent l'initiation des faibles aux pratiques de la piété et de la vertu, en les opprimant, en les détournant de la foi, ce n'est plus ici instinct de cupidité, c'est prudence et charité. Le mal est que ceux dont la vie témoigne d'une profonde horreur pour les exemples des méchants, épargnent les péchés de leurs frères, parce qu'ils appréhendent les inimitiés, parce qu'ils craignent d'être lésés dans des intérêts légitimes, il est vrai, mais trop chers à des hommes voyageurs en ce monde, guidés par l'espérance de la céleste patrie. Car ce n'est pas seulement aux plus faibles engagés dans la vie conjugale, ayant enfants ou désirant en avoir, pères et chefs de famille (ceux à qui l'Apôtre s'adresse pour leur enseigner les devoirs chrétiens des maris envers leurs femmes, des femmes envers leurs maris ; des parents envers leurs enfants, des enfants envers leurs parents; des serviteurs envers leurs maîtres, des maîtres envers leurs serviteurs) ; ce n'est pas à eux seuls que l'amour de certains biens temporels et terrestres, dont la jouissance ou la perte leur est trop sensible, ôte le courage de braver la haine de ces hommes de qui la vie infâme et criminelle leur est odieuse; mais les fidèles mêmes, élevés à un degré supérieur, libres du lien conjugal, simples dans la table et le vêtement, sacrifient trop souvent à leur réputation, à leur sûreté, quand, pour décliner les ruses ou la violence des méchants, ils s'abstiennent de les reprendre, et sans toutefois se laisser intimider par les menaces, si terribles qu'elles soient, jusqu'à suivre leurs sinistres exemples, cependant n'osent blâmer ce qu'ils refuseraient d'imiter. Peut-être en eussent-ils sauvé plusieurs en accomplissant ce devoir de réprimande qu'ils font céder à la crainte d'exposer leur réputation et leur vie; et ce n'est plus ici cette prudence qui garde l'une et l'autre en réserve pour l'instruction du prochain, mais plutôt cette faiblesse qui se complaît aux paroles flatteuses, au faux jour des jugements humains, qui redoute l'opinion du monde, les meurtrissures et la mort de la chair; faiblesse enchainee par des liens de cupidité et non par un devoir de charité. Voilà pourquoi (et cette raison me paraît puissante ), quand il plaît à Dieu de frapper la corruption des hommes de peines même temporelles, les bons sont châtiés avec les méchants; châtiés comme eux, non pour vivre comme eux, mais pour aimer comme eux, moins qu'eux cependant, cette vie temporelle qu'ils devraient mépriser. Grâce à ce mépris, leurs libres réprimandes obtiendraient peut-être aux méchants la vie éternelle. Et s'ils ne pouvaient les avoir pour compagnons dans les voies de salut, ils les sauraient du moins souffrir et aimer comme ennemis; car, tant qu'ils vivent, on ignore toujours s'ils ne renaîtront pas à une volonté meilleure. Et ceux-là sont encore plus coupables à qui il est dit par la bouche du prophète : « Cet homme mourra dans son péché, mais je demanderai compte de sa vie à qui doit veiller sur lui. » Car ces surveillants, ces pasteurs des peuples, ne sont établis dans l'Église que pour traiter les péchés avec une inflexible rigueur; et cependant, quoique étranger au saint ministère, le fidèle n'est pas entièrement exempt de faute, qui, voyant beaucoup à reprendre en ceux qui lui sont unis par le lien social, leur épargne l'avertissement ou le blâme, de peur que leur ressentiment ne l'inquiète dans ces biens dont il fait un légitime usage, mais avec une complaisance de coeur illégitime. Une autre raison qui soumet les gens de bien aux afflictions temporelles : Job en est l'exemple. C'est afin que le Seigneur révèle à l'esprit de l'homme la force de sa piété, et qu'il se rende à lui-même témoignage s'il aime Dieu sans intérêt. [1,10] X. Réfléchis sur ces considérations, et vois s'il est arrivé aux hommes de foi et de piété quelque mal qui ne puisse leur devenir un bien. Car serait-elle vaine, cette parole apostolique : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. » Mais ils ont perdu tout ce qu'ils possédaient. Quoi donc! la foi? Quoi! la piété? Quoi! ces biens de l'homme intérieur, riche devant Dieu? Voilà l'opulence du chrétien, l'opulence de l'Apôtre qui nous dit : « C'est un beau revenu, que la piété accompagnée de modération d'esprit. Nous n'avons rien apporté en ce monde ; nous n'en devons rien emporter. Ayant de quoi vivre et nous vêtir, soyons contents. Car ceux qui veulent devenir riches tombent dans les piéges du tentateur; ils s'égarent en ces désirs insensés et funestes, qui précipitent l'homme dans l'abîme de la mort. La cupidité est la racine de tous les maux. Esclaves de cette passion, plusieurs se sont détournés de la foi pour s'engager en des voies douloureuses." Or ceux qui dans la ruine de Rome ont perdu les richesses de la terre, s'ils les possédaient suivant l'enseignement de ce pauvre, riche intérieur, c'est-à-dire usant du monde, comme n'en usant pas, ils ont pu s'écrier avec l'homme invincible aux plus rudes tentations : « Nu je suis sorti du sein de ma mère, et nu je retournerai en terre. Dieu m'a tout donné; Dieu m'a tout ôté. Il m'est advenu selon le bon plaisir du Seigneur. Que son nom soit béni ! » Fidèle serviteur, ses richesses, c'est la volonté de son maître. Cette soumission accroît son épargne spirituelle, et il ne s'afflige pas d'être abandonné, pendant la vie, de ce qu'il doit bientôt abandonner à la mort. Quant aux plus faibles, qui, sans préférer ces biens au Christ, leur laissent néanmoins quelque racine en leur coeur, à la douleur de cette perte ils ont senti le péché de leur attachement. Ils n'ont souffert qu'autant qu'ils se sont engagés dans les voies de douleur, suivant la parole de l'Apôtre, que je viens de rappeler. Ne fallait-il pas que l'enseignement de l'expérience vengeât le long mépris des enseignements de la parole? Car en disant : Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation, l'Apôtre blâme le désir et non l'usage des richesses, puisqu'il recommande ailleurs « aux riches du monde de ne point s'élever dans leurs pensées, de ne point établir leurs espérances sur l'incertitude de leur fortune, mais sur le Dieu vivant qui nous donne tout en abondance pour en jouir; d'être bienfaisants, riches en bonnes oeuvres, généreux, faciles à l'aumône, et d'élever sur ces trésors de charité le solide fondement de l'avenir pour atteindre la véritable vie. » Les fidèles qui usaient ainsi de leurs biens se sont consolés d'une perte légère par de grands bénéfices, et ces faciles placements de l'aumône leur ont donné plus de joie que ne leur a laissé de tristesse la perte, encore plus facile, des timides épargnes de la cupidité. La terre devait leur prendre ce qu'ils n'ont pas voulu lui dérober. En effet, les chrétiens qui ont entendu ce commandement de leur Seigneur : « Ne vous amassez pas de trésor caché dans la terre où le ver et la rouille les dévorent, d'où les voleurs les exhument et les dérobent; mais amassez-vous des trésors au ciel, où le voleur ne pénètre point, où le ver ne peut rien corrompre. Car où est ton trésor, là aussi est ton coeur. Ces chrétiens ont éprouvé, au jour des tribulations, quelle a été leur sagesse de ne pas mépriser ce maître de vérité, le plus sûr et le plus invincible gardien de leur trésor. Que si plusieurs se sont applaudis d'avoir confié leur or à certaines retraites que le hasard à préservées de la visite de l'ennemi, quelle dut être la sécurité et la joie de ces croyants qui, sur la foi de la parole divine, l'avaient fait passer aux lieux dont l'accès est impossible? Aussi notre cher Paulin, évêque de Nole, ce riche qui a échangé ses richesses contre la pauvreté volontaire, et l'opulence du monde contre l'opulence spirituelle, captif des barbares au sac de Nole, adressait en son coeur cette prière à Dieu (il nous l'a dit lui-même) « Seigneur ne me laissez pas livrer aux tortures pour de l'or, pour de l'argent; car où est tout mon bien, vous le savez. » Tout était caché où le divin prophète des calamités du monde lui avait recommandé d'enfouir et de thésauriser. Ainsi donc les fidèles, dociles aux avis du Seigneur qui leur enseigne où et comment ils doivent amasser, ont su dérober aux mains des barbares mêmes leur fortune temporelle. Quant à ceux qui ont dû se repentir de leur désobéissance, ils ont appris l'usage qu'il faut faire de ces biens, sinon par la sagesse qui eût prévenu leur perte, du moins par l'expérience qui l'a suivie. Mais, dit-on, de bons chrétiens ont été torturés pour livrer le secret de leur trésor. Or ils n'ont pu ni découvrir, ni perdre le bien qui les rendait bons. S'ils ont mieux aimé souffrir que de révéler leur malheureuse richesse, ils n'étaient pas bons. Ces hommes qui enduraient tant pour l'or avaient besoin d'être avertis combien plus il fallait endurer pour Jésus-Christ, afin d'apprendre à l'aimer, lui qui enrichit d'une félicité éternelle ceux qui souffrent pour lui, de préférence à l'or, à l'argent, déplorables sujets de souffrance, que sauve un mensonge, que perd la vérité. Dans les tortures, nul n'a perdu Jésus-Christ en confessant Jésus-Christ, nul n' a sauvé l'or qu'en reniant l'or. Ainsi, en leur apprenant à aimer un bien incorruptible, ces tortures leur étaient peut-être plus utiles que ces biens dont l'amour consumait de stériles angoisses leurs misérables possesseurs. Mais plusieurs. n'avant rien, ont été tourmentés parce qu'on ne les croyait pas. Peut-être désiraient-ils avoir ; leur volonté n'avait pas élu la pauvreté sainte, et il leur fallait apprendre que ce n'est point aux richesses, mais à la passion des richesses que sont dus de tels supplices. En est-il qui, faisant profession d'une vie meilleure, n'ayant ni or, ni argent caché, mais passant pour en avoir, aient été tourmentés? Je l'ignore. Eh bien, même en fût-il ainsi, celui-là, certes, qui dans les tourments confessait la sainte pauvreté, confessait Jésus-Christ. Victime d'une barbare incrédulité, un confesseur de la pauvreté sainte n'a pu souffrir sans recevoir une récompense céleste. [1,11] Xl. Mais une foule de chrétiens ont été consumés par une longue famine. Et n'est-ce pas encore une épreuve que la pieuse résignation des vrais fidèles sait tourner à leur avantage? Pour ceux qu'elle tue, cette famine est, comme la maladie, une délivrance des maux de cette vie; pour ceux qu'elle épargne, une leçon d'abstinence plus étroite et de jeûnes plus longs. Mais combien d'autres chrétiens massacrés, dévorés par cette impitoyable mort qui se multiplie hideusement! Sort cruel, et cependant commun à tous ceux qui furent destinés à cette vie. Ce que je sais, c'est que personne n'est mort qui ne dût mourir un jour. Or la fin de la vie réduit la plus longue et la plus courte à la même mesure; car rien n'est plus ni meilleur, ni pire, ni plus long, ni plus court dans l'égalité du néant. Qu'importe donc de quel genre de mort on meure, puisqu'un mourant ne saurait être contraint à mourir de nouveau ? Et comme les accidents journaliers de la vie suspendent, pour ainsi dire, sur chaque tête mortelle la menace d'un nombre infini de morts, tant que dure l'incertitude de celle qui doit venir, ne vaut-il pas mieux, je le demande, en souffrir une et mourir, que de vivre et les craindre toutes? Et je n'ignore pas que notre lâcheté préfère vivre longtemps sous la crainte de tant de morts, que de mourir une fois pour n'en avoir plus à craindre. Mais autre chose est ce qui fait horreur aux sens et à l'imbécillité de la chair, autre chose la con- viction éclairée et profonde de la raison. La mort n'est pas un mal quand elle succède à une bonne vie; elle ne peut être un mal que par l'événement qui la suit. Qu'importe donc à des êtres nécessairement dévoués à la mort de quel accident ils meurent? mais il importe où il leur faut aller en mourant. Or les chrétiens savent que la mort du bon pauvre sous les langues des chiens qui lèchent ses plaies, est incomparablement meilleure que celle du riche expirant dans la pourpre et le lin. Eh bien, comment ces trépas affreux auraient-ils pu nuire à leurs frères, s'ils ont bien vécu? [1,12] XII. Mais, dans cette épouvantable moisson de cadavres, combien de fidèles ont dû être privés de sépulture? C'est encore un malheur qu'une foi vive redoute peu. Ne tient-elle pas pour certain que la rage des animaux dévorants ne pourra rien contre la résurrection des corps de leurs victimes, dont il ne périra pas un seul cheveu de la tête? Et la Vérité eût-elle dit : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme, » si la cruauté ingénieuse des meurtriers sur les cadavres ennemis pouvait y étouffer le germe de la vie future ? Si ce n'est qu'il se trouve peut-être un homme assez insensé pour prétendre que les assassins du corps ne sont pas à craindre, avant qu'ils le tuent, avant la mort, mais après la mort, lorsqu'ils l'ont tué, parce qu'ils peuvent le priver de sépulture. Donc elle serait fausse, cette parole du Christ : « Ceux qui tuent le corps, et ne peuvent plus rien, s'il leur est encore loisible de faire tant de mal à des cadavres. Quoi! la parole de la Vérité, fausse? Loin de nous ce blasphème! Il est écrit que les meurtriers ont quelque puissance au moment où ils tuent, parce que le corps est sensible au coup qui le tue, mais qu'ensuite ils ne peuvent plus rien, parce qu'un cadavre n'a plus de sentiment. La terre, il est vrai, n'a pas reçu les corps d'un grand nombre de chrétiens; mais qui donc les a retranchés, et du ciel, et de la terre que remplit toute de sa présence celui qui sait d'où rappeler à la vie ce qu'il a su créer? Le psalmiste dit bien : « Ils ont répandu leur sang comme l'eau à l'entour de Jérusalem, et il n'était là personne pour les ensevelir, » mais il parle ainsi plutôt pour flétrir la cruauté des bourreaux que pour déplorer le malheur des victimes. Dure et cruelle aux yeux des hommes, cette mort de ses saints est précieuse devant le Seigneur. Tout le reste, en effet, soin des funérailles, choix de la sépulture, pompes de l'enterrement, tout cela consolation des vivants plutôt que soulagement des morts. Quoi! des honneurs funèbres profiteraient à cet impie! Ce serait donc un malheur pour le juste que la médiocrité ou l'absence de sépulture. Un nombreux cortége d'esclaves a fait à ce riche voluptueux de magnifiques obsèques aux yeux des hommes : mais combien plus éclatantes aux yeux de Dieu celles que le ministère des anges préparait à ce pauvre couvert d'ulcères. Ils n'élèvent point à ses restes un tombeau de marbre, mais ils l'enlèvent au sein d'Abraham. Je vois rire ceux contre qui je défends la Cité divine, et cependant leurs philosophes mêmes méprisent le soin de la sépulture, et souvent des armées entières s'inquiètent peu, mourant pour leur patrie d'ici-bas, où giront leurs corps expirés et de quelles bêtes ils seront la pâture. Aussi les poètes ont-ils pu dire avec applaudissement : « Le ciel couvre celui qui n'a point de tombeau. Eh! quelle est donc leur folie d'insulter aux chrétiens sur ces cadavres laissés sans sépulture, puisque les fidèles ont la promesse que leur chair elle-même et tous ses membres, rappelés de leur profond évanouissement au sein de la terre, au plus secret abîme des éléments, seront en un clin d'oeil rendus à la vie et restitués dans leur intégrité primitive? [1,13] XIII. Ce n'est pas néanmoins une raison d'abandonner avec dédain la dépouille des morts, surtout des justes et des fidèles, organe et instrument du Saint-Esprit pour toute bonne oeuvre. Si le vêtement d'un père, son anneau, ou tel autre objet semblable est d'autant plus précieux aux enfants que leur piété filiale est plus tendre, quels égards ne devons-nous pas à nos corps qui nous sont plus intimement unis qu'un vêtement quel qu'il soit? Car ils ne sont pas seulement pour l'homme ornement, secours extérieur, ils font partie de sa nature. De là, ces derniers devoirs de piété solennellement rendus aux justes des anciens jours, et la pompe de leurs obsèques, et le soin de leur sépulture; et ces ordres qu'eux-mêmes, pendant leur vie, confiaient à leurs enfants pour ensevelir ou transférer leurs restes. Le soin des morts, au témoignage de l'ange, attire sur Tobie les grâces de Dieu. Et Notre-Seigneur lui-même, qui va ressuciter le troisième jour, publie la bonne action de cette sainte femme qui répand sur lui un parfum précieux, comme pour l'ensevelir d'avance. Et l'Évangile rappelle avec honneur ceux qui, à la descente de la croix, reçoivent pieusement son corps, le couvrent d'un linceul et le déposent dans le sépulcre. Ces exemples vénérables ne prouvent point que les cadavres conservent aucun sentiment, mais que la Providence de Dieu veille sur les restes des morts, et que ces devoirs de piété lui sont agréables, parce qu'ils établissent la foi de la résurrection. Et puis il y a là pour nous une instruction salutaire : combien peut être grande la rémunération des aumônes faites au pauvre qui a le sentiment et la vie, si rien n'est perdu devant Dieu de ces charitables tributs que nous payons à ses restes inanimés? Il est encore d'autres commandements pour la sépulture, pour la translation de leurs corps, où les saints patriarches ont voulu faire sentir l'inspiration prophétique. Mais ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces mystères, puisqu'il suffit de ce que nous venons de dire. Si donc la privation des choses nécessaires au soutien de la vie, comme la nourriture et le vêtement, cruelle épreuve, mais impuissante contre la patience inaltérable de l'homme vertueux, loin de déraciner la piété dans son coeur, l'exerce et la féconde; combien est-il plus vrai que l'absence des solennités funèbres ne saurait troubler le repos de l'âme aux saintes et bienheureuses demeures? Que les derniers devoirs aient donc manqué aux corps des chrétiens dans la désolation de Rome ou des autres villes, ce n'est ni une faute aux vivants, parce qu'il n'ont rien pu faire, ni une peine pour les morts, parce qu'ils n'ont pu rien sentir. [1,14] XIV. Mais des chrétiens ont été emmenés captifs! — Ah! c'est le comble de l'infortune, s'ils ont pu être emmenés quelque part où ils n'aient point trouvé leur Dieu. Les saintes Écritures nous présentent encore des consolations pour une telle adversité. Les trois enfants, et Daniel, et d'autres prophètes furent captifs; mais Dieu ne faillit jamais à les consoler. Il n'a pas délaissé ses fidèles sous l'oppression des barbares, hommes toutefois, lui qui n'a pas abandonné son prophète dans les entrailles mêmes du monstre. Ici nos adversaires aiment mieux rire que croire, et cependant ils croient, sur la foi de leurs auteurs, qu'Arion de Méthymne, le célèbre musicien, précipité du navire dans la mer, fut reçu et porté au rivage sur le dos d'un dauphin. Mais l'histoire de notre prophète est plus incroyable? Oui ; car elle est plus merveilleuse; elle est plus merveilleuse, car une main plus puissante est là. [1,15] XV. Ils ont cependant, même parmi leurs hommes illustres, un généreux exemple de captivité volontaire pour cause de religion, Marcus Attilius Régulus, chef des armées du peuple romain, captif à Carthage. Les Carthaginois, préférant recouvrer leurs prisonniers que de retenir ceux des Romains, l'envoient lui-même avec leurs ambassadeurs à Rome, pour traiter de l'échange, et l'obligent par serment de revenir à Carthage, si leur proposition n'est pas accueillie. Il part, mais ne croyant pas l'échange avantageux à la république, il en dissuade le sénat; puis, sans y être forcé par ses concitoyens, fidèle à sa parole, il retourne chez l'ennemi. La mort l'y attend avec d'affreux supplices inventés pour lui. On l'enferme dans un coffre étroit, hérissé de clous aigus, où, contraint de se tenir debout, ne trouvant où s'appuyer sans d'horribles souffrances, il meurt, exténué de veilles par surcroît. C'est assurément à juste titre qu'on exalte la vertu de cet homme, plus grande encore que son malheur. Et cependant il avait juré par ces dieux dont le culte aujourd'hui défendu est, dit-on, la cause de toutes les calamités du monde. Si donc ces dieux, honorés en vue du bonheur temporel, ont voulu ou permis un tel supplice pour ce noble observateur de la foi jurée, leur colère pouvait-ellé rien de pis contre un parjure? Mais qu'il me soit permis de tirer de ce raisonnement une double induction. Tel est le respect de Régulus pour les dieux, que la fidélité qu'il croit devoir à son serment ne lui permet pas de rester dans sa patrie, ni de se retirer ailleurs; et il n'hésite pas à retourner parmi ses plus cruels ennemis. Cette résolution lui paraît-elle donc avantageuse pour la vie présente? Mais l'horreur de sa fin prouve son erreur. Il montre par son exemple que le culte des dieux ne sert de rien pour la félicité temporelle, puisqu'en récompense de son dévouement à leur culte, il est vaincu, il est emmené captif, et, pour prix de sa fidélité au serment fait en leur nom, il trouve la mort, une mort affreuse, des supplices jusqu'alors inconnus! Que si la piété envers les dieux n'obtient son salaire de bonheur qu'après cette vie, pourquoi donc calomnier le christianisme? Pourquoi dire que Rome ne doit sa ruine qu'à son infidélité, puisque, malgré le plus inviolable attachement à leurs autels, elle eût pu devenir aussi malheureuse que Régulus? Si ce n'est peut-être qu'en face d'une vérité si éclatante, un insensé pousse l'orgueil de l'aveuglement jusqu'à prétendre qu'une ville entière, honorant ces dieux, ne saurait être malheureuse, quoiqu'un seul puisse l'être; comme si leur puissance était plus intéressée dans la conservation de plusieurs que d'un seul, la multitude n'étant jamais composée que d'individus ? Diront-ils donc que Régulus, captif, torturé, est heureux par la vertu intérieure? Eh bien, qu'ils cherchent donc cette vraie vertu qui puisse également rendre une ville heureuse. Autre n'est pas le bonheur d'une ville, autre le bonheur d'un homme, car une ville n'est qu'une société d'hommes vivant dans l'union. Je ne veux point encore discuter la vertu de Régulus. Il suffit qu'un tel exemple les oblige de confesser que ce n'est point pour les biens du corps, pour les avantages passagers, extérieurs à l'homme, qu'il faut servir les dieux ; car cet homme aime mieux renoncer à tout cela que de trahir leur nom pris à témoin. Et cependant qu'attendre de ces insensés qui se glorifient d'un tel citoyen, craignant toutefois que la cité lui ressemble? S'ils n'ont pas cette crainte, qu'ils reconnaissent donc que le malheur de Régulus peut arriver à une ville aussi fidèle que lui au culte des dieux; qu'ils cessent leurs calomnies contre le christianisme ! Mais puisque la question s'est élevée au sujet des chrétiens emmenés captifs, imprudents et impudents railleurs de la religion du salut, qu'ils considèrent cet exemple et se taisent! Car, si ce n'est point une honte à ces dieux qu'un de leurs plus scrupuleux adorateurs, pour leur garder la foi de ses serments, ait renoncé à sa patrie sans en attendre une autre, et qu'entre les mains des ennemis il ait épuisé dans une longue agonie tous les raffinements d'une cruauté inouïe, de quel droit jeter avec insulte à la foi chrétienne la captivité de plusieurs fidèles, qui, dans l'attente infaillible de la céleste patrie, se savent étrangers e leurs propres demeures? » [1,16] XVI. On croit sans doute couvrir les chrétiens d'opprobre, quand au sombre tableau de leur captivité on ajoute celui des violences exercées sur des femmes, des jeunes filles, sur des religieuses même. Or ici, ce n'est ni la foi, ni la piété, ni cette vertu qu'on nomme chasteté, mais notre pensée seule qui s'inquiète et des alarmes de la pudeur, et du calme de la raison. Aussi songeons-nous moins à donner une réponse à nos ennemis que des consolations à nos soeurs. Qu'il soit donc posé d'abord comme certain que la vertu, principe essentiel d'une bonne vie, commande, du haut de l'âme, son siége, aux membres du corps, et que le corps est sanctifié par l'usage d'une volonté sainte. Tant que cette volonté demeure ferme et constante, quoi qu'il advienne du corps ou au corps, si l'on ne peut fuir sans péché, on est innocent de ce que l'on souffre. Mais de ces violences dont le corps est passible, il en est qui peuvent y produire un autre sentiment que celui de la douleur. Or un tel attentat n'enlève pas à l'âme la chasteté qu'elle embrasse, mais il soulève en elle la pudeur. Elle tremble que l'on ne croie à certaine adhésion de l'esprit dans un acte où peut-être l'indifférence fut impossible à la chair. Ainsi donc, à ces infortunées qui se sont tuées pour ne pas souffrir de tels outrages, quel coeur refuserait le pardon ? Et celles qui n'ont pas voulu se tuer de peur de se défendre du crime d'autrui par leur propre crime, qui pourrait les accuser sans encourir l'accusation de folie? [1,17] XVII. S'il n'est point permis de tuer de son autorité privée, pas même un criminel, car aucune loi n'accorde ce droit à personne, assurément celui qui se tue lui-même est homicide; et d'autant plus coupable en se donnant la mort, qu'il l'est moins dans la cause pour laquelle il se condamne à mourir. Car si le crime de Judas nous est justement odieux, et si la vérité prononce que son désespoir fut le comble et non l'expiation de son parricide (cet abominable repentir, incrédule à la miséricorde de Dieu, lui fermant toutes les voies de salutaire pénitence), combien doit-on s'abstenir du meurtre de soi-même quand la conscience n'a rien à expier si cruellement? Judas se tue, et cependant ce n'est pas de la mort seule de Jésus-Christ, c'est de la sienne aussi qu'il meurt coupable; c'est pour son crime, mais par un second crime qu'il se tue. [1,18] XVIII. Pourquoi donc un homme, qui ne fait point de mal, s'en ferait-il à lui-même? En se tuant, il tuerait donc un innocent, pour prévenir en lui le crime d'un autre? Il commettrait contre lui-même un attentat personnel, pour qu'un attentat étranger ne fût pas commis sur lui ? Il craint peut-être d'être souillé par l'impureté étrangère; cette impureté ne peut le souiller : s'il en est souillé, elle n'est plus étrangère. Mais comme la pureté est une vertu de l'âme, et que la force, sa compagne ordinaire, la rend capable de supporter tous maux plutôt que de consentir au mal; comme nul, malgré sa constance et sa chasteté, ne peut répondre des accidents dont sa chair est passible, mais seulement des adhésions ou des refus de sa volonté, qui serait donc assez insensé pour se croire déchu de la chasteté, parce que sur cette chair qui est à lui s'exerce et s'assouvit une passion étrangère à lui? Si la chasteté se perd ainsi, certes elle n'est plus une vertu de l'âme; elle ne compte plus au nombre des biens qui font la bonne vie, mais parmi ces biens temporels tels que les forces, la beauté et la santé, et autres avantages semblables, dont l'altération n'ôte rien à la sagesse, rien à l'innocence des meurs. Si la chasteté n'est rien de plus que ces biens fragiles, pourquoi se mettre en peine de la sauver au péril même de la vie? Si elle est un bien de l'âme, est-elle donc à la merci de la violence exercée sur le corps? Que dis-je? en résistant aux assauts de la volupté, la sainte continence sanctifie le corps lui-même, et, avec l'inébranlable persévérance de l'intention, la sainteté corporelle demeure: car, à la volonté persévérante d'user saintement du corps, le corps autant qu'il dépend de lui, en laisse le pouvoir. Cette sainteté corporelle, en effet, ne consiste pas dans l'intégrité des membres préservés de tout contact, puisqu'ils sont exposés en maintes circonstances aux violences, aux blessures, et que souvent leur salut exige des opérations dont la vue fait horreur. Soit malice, soit ignorance ou hasard, la main d'une sage-femme flétrit la virginité d'une jeune fille; n'est-il pas insensé de croire qu'elle est profanée dans la sainteté de son corps pour en avoir perdu la fleur? Tant que l'âme persiste dans la résolution par laquelle le corps a mérité d'être sanctifié, la brutalité d'une passion étrangère n'ôte rien au corps de cette sainteté que protège une persévérante continence. Mais qu'une femme dont la volonté est séduite, violant la foi qu'elle a vouée à Dieu, coure s'abandonner à son séducteur, dira-t-on que dans le chemin elle conserve encore la sainteté extérieure, quand elle a perdu, quand elle a étouffé cette sainteté intérieure qui sanctifiait tout en elle? Loin de nous cette erreur. Concluons, au contraire, que le corps opprimé par la violence, tant que l'âme est pure, ne perd rien de sa sainteté, comme il la perd malgré son intégrité, lorsque la sainteté de l'âme est violée. Une femme n'a rien en sa personne à punir d'une mort volontaire, quand le péche d'autrui l'a réduite par force; à plus forte raison, avant de succomber; car elle commettrait un homicide certain lorsqu'elle est incertaine encore du crime, de ce crime étranger! Nous soutenons donc que si la volonté reste chaste, quand le corps succombe, le crime est à l'oppresseur et non à la victime. Cette raison est-elle claire? Oseront-ils y résister, ceux contre qui nous défendons la sainteté intérieure et la sainteté corporelle des femmes chrétiennes outragées dans leur captivité? [1,19] XIX. Cependant ils exaltent la chasteté de Lucrèce, cette noble dame de la vieille Rome. Profanée dans son corps par la honteuse passion du fils de Tarquin, elle révèle le crime de l'infâme jeune homme à Collatin, son mari, à Brutus, son parent, nobles tous deux de naissance et de coeur; tous deux elle les lie par un serment de vengeance ; puis cédant à sa douleur, impatiente d'un tel outrage, elle se tue. Quoi donc? est-elle adultère? est-elle chaste? Qui soupçonnerait une difficulté dans cette question? « Ils étaient deux, un seul fut adultère. » Mot sublime de vérité, mot admirable d'un déclamateur. Il a distingué dans cette honteuse action les obscènes désirs de l'un et la chaste volonté de l'autre. Frappé non pas de l'union des corps, mais du divorce des âmes, il s'é- crie : « Ils étaient deux, un seul fut adultère! » Mais quoi! la vengeance tombe plus terrible sur la tête innocente ! A lui, l'exil avec son père; à elle, le dernier supplice. Si l'impudicité ne réside pas dans l'affront souffert, est-ce justice que la chasteté soit punie? C'est à vous que j'en appelle, lois et juges de Rome! Quel que soit le forfait, laissez-vous frapper impunément le coupable, s'il n'est condamné? Que ce crime soit déféré à votre tribunal : une femme reçoit la mort, et cette femme n'a pas été condamnée; et cette femme est chaste, elle est innocente : tout cela est prouvé. Quel châtiment votre sévère justice ne réserve-t-elle pas à l'assassin ! Mais cet assassin, c'est Lucrèce, cette Lucrèce tant vantée, c'est elle qui a versé le sang de la chaste et malheureuse Lucrèce. Prononcez maintenant. Vous ne pouvez. Son absence la soustrait à vos jugements. Eh bien! pourquoi ces éloges prodigués à la meurtrière d'une femme vertueuse? Et pourriez-vous la défendre devant ces juges d'enfer, même tels que vos poètes les représentent? N'est-elle pas au séjour où descendent ces infortunés « qui se sont de leur propre main arraché une vie innocente, et, par dégoût de la lumière, ont jeté au loin leurs âmes ? » Ne désire-t-elle pas aussi revenir au jour: « Le destin est inflexible, et l'onde morte du marais sinistre l'enchaîne à jamais. » Peut-être n'est-elle pas là ; car peut-être en se tuant, a-t-elle cédé non au désespoir de la pudeur, mais au reproche secret de sa conscience? Que serait-ce, en effet (elle seule put le savoir ), si, victime d'une irrésistible violence, elle-même cependant eût consenti au plaisir, puis, dans l'impatience de ses remords, voulu expier sa faute avec son sang? Et néanmoins elle ne devait pas se tuer, s'il lui était possible de sacrifier à de faux dieux par un véritable repentir. Mais s'il en est ainsi; s'il n'est pas vrai que des deux un seul fût adultère ; si tous deux sont coupables, l'un de violence ouverte, l'autre de consentement secret, ce n'est pas une Lucrèce innocente qu'elle a tuée, et ses savants défenseurs peuvent dire qu'elle n'est pas aux enfers « avec ces infortunés qui de leur propre main se sont arraché une innocente vie. » Ici toutefois deux extrémités inévitables : l'homicide est-il écarté, l'adultère s'établit; est-elle acquittée comme adultère, elle est convaincue d'homicide. Et point d'issue possible à ce dilemme : si elle est adultère, pourquoi ces éloges ? si elle est chaste, pourquoi cette mort? Mais il nous suffit du célèbre exemple de cette femme pour réfuter ces hommes, étrangers à tout sentiment de sainteté, qui insultent à nos soeurs outragées dans les fers ; il nous suffit qu'on ait dit à sa louange : Ils étaient deux, un seul fut adultère. Car jamais on n'a voulu croire qu'un consentement criminel eût flétri la vertu de Lucrèce. Si donc elle s'est frappée, victime et non complice de l'adultère, ce n'est plus amour de la chasteté, c'est faiblesse de la honte. Elle rougit du crime commis sur elle, et non pas avec elle. Cette fière Romaine, trop jalouse de la gloire, craint que survivre ne l'expose au soupçon, que la patience ne l'accuse de complicité. Elle produit donc la mort comme témoin de son âme qu'elle ne peut dévoiler aux yeux des hommes; — Dans cette cruelle épreuve, les femmes chrétiennes n'ont pas imité son exemple; elles ont su vivre. Elles n'ont pas vengé sur elles un crime étranger par un autre crime ; et, pour avoir été la proie d'une concupiscence adultère, elles n'ont pas cru devoir s'abandonner à une honte homicide. La gloire de la chasteté, le témoignage de leur conscience, est en elles ; il est aux yeux de leur Dieu; elles ne s'inquiètent plus, n'ayant plus rien à faire qui puisse être légitime. Fuir par un mal l'injure des soupçons humains, ne serait-ce pas décliner l'autorité de la loi divine ? [1,20] XX. Et ce n'est pas sans raison que, nulle part, dans les livres saints et canoniques, on ne saurait trouver qu'en vue même de l'immortalité, pour prévenir ou conjurer un mal, Dieu nous ait jamais commandé ou permis de nous donner la mort. Nous en devons lire au contraire la défense dans la loi qui nous dit : « Tu ne tueras point, » sans ajouter, « ton prochain, » comme pour la prohibition de faux témoignage : « Tu ne porteras point faux témoignage contre ton prochain. » Et cependant le faux témoin contre lui-même devra-t-il se croire exempt de crime, puisque l'amour du prochain a sa règle dans l'amour de soi? Car il est écrit "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Si donc l'on n'est pas moins coupable de faux témoignage contre soi que contre son frère, quoique la loi ne parlant que du prochain semble ne pas étendre la défense au faux témoignage porté contre soi-même, à plus forte raison faut-il penser qu'il n'est pas permis à l'homme de se tuer, puisque cette injonction absolue : "Tu ne tueras point", n'excepte personne, pas même celui qui la reçoit. Aussi plusieurs cherchent-ils à comprendre dans ce commandement les animaux mêmes ; et pourquoi pas les plantes et tout ce qui tient à la terre et s'y nourrit par racines? Quoique privés de sentiment, n'est-il pas dit de ces êtres qu'ils vivent; donc on peut dire qu'ils meurent, et, s'il périssent par violence, qu'ils sont tués? Ainsi l'Apôtre parlant de ces semences : Rien de ce que tu sèmes ne saurait vivre, dit-il, s'il ne meurt auparavant. » Et nous lisons dans le psaume : « Il a tué leurs vignes par la grêle. Est-ce à dire que cette parole de la loi : « Tu ne tueras point, nous fasse un crime d'arracher un arbrisseau, et serons-nous assez insensés pour adopter l'erreur de Manès? Si donc, rejetant ces rêveries, nous n'appliquons le précepte ni aux plantes privées de sentiment, ni aux animaux privés d'intelligence, à qui l'absence de la raison interdit toute société avec nous (d'où il suit qu'un juste conseil de la Providence a mis leur vie et leur mort à la disposition de nos besoins), nous n'avons plus qu'à entendre de l'homme seul cette parole : « Tu ne tueras point, » ni un autre, ni toi-même. Car celui qui se tue n'est-il pas le meurtrier d'un homme? [1,21] XXI. Mais cette même autorité divine a établi certaines exceptions à la défense de tuer l'homme. Quelquefois Dieu ordonne le meurtre soit par une loi générale, soit par un commandement temporaire et particulier. Or celui-là n'est pas moralement homicide, qui doit son ministère à l'autorité; il n'est qu'un instrument comme le glaive dont il frappe. Ainsi n'ont-ils pas enfreint le précepte, ceux qui, par l'ordre de Dieu, ont fait la guerre ; ou, dans l'exercice de la puissance publique, ont, suivant ses lois, c'est-à-dire suivant la volonté de la plus juste raison, puni de mort les criminels : aussi n'accuse-t-on pas Abraham de cruauté, mais on loue sa piété, quand, meurtrier par obéissance, il veut frapper son fils. Et l'on demande justement s'il faut reconnaître un ordre divin dans la mort de la fille de Jephté, accourue au devant de son père, qui a fait voeu d'immoler à Dieu le premier objet offert à sa vue au retour du combat et de la victoire. Et si l'on excuse Samson de s'être enseveli lui-même avec les ennemis sous les ruines d'un édifice, c'est qu'il obéissait au commandement intérieur de l'Esprit qui par lui faisait des miracles. Hors ces exceptions où le meurtre est ordonné soit par une loi générale et juste, soit par un ordre exprès de Dieu, source de toute justice, celui qui tue ou son frère ou lui-même, est tenu du crime d'homicide. [1,22] XXII. Et tous ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, on peut admirer la grandeur de leur courage; on ne saurait louer la vérité de leur sagesse. Et cependant la raison, mieux consultée, permet à peine d'appeler grandeur de courage ce désespoir impatient de l'affliction ou des péchés d'autrui. C'est plutôt faiblesse d'âme de ne pouvoir souffrir ou la dure servitude du corps, ou la folie de l'opinion ; et n'est-il pas plus magnanime de supporter que de fuir les misères de la vie, et de mépriser, à la lumière d'une conscience pure, ces ténèbres d'erreur qui enveloppent d'ordinaire le jugement humain, et surtout celui du vulgaire ?Mais si l'on ne peut refuser un certain héroïsme à l'homme qui se donne la mort, c'est Cléombrotus qu'il faut admirer. Après une lecture du livre où Platon discute l'immortalité de l'âme, il se précipita, dit-on, du haut d'un mur pour passer de cette vie dans une autre qu'il croyait meilleure. Et rien toutefois qui le pousse au désespoir, ni malheur, ni crime faux ou réel dont le joug lui pèse; rien qui le décide à embrasser la mort, à briser les doux liens de cette vie, rien que son grand coeur. Et cependant, au témoignage de Platon même qu'il vient de lire, c'est une action plutôt grande que bonne. Platon l'eût faite le premier; il eût prescrit de la faire, si, par cette même intuition qui lui révéla l'immortalité de l'âme, il n'eût compris qu'elle n'est pas seulement à éviter, mais à défendre. Plusieurs, dit-on, se sont frappés pour ne point tomber entre les mains de leurs ennemis. Or nous ne cherchons pas ici ce qui s'est fait, mais ce qui s'est dû faire ; car la saine raison est préférable aux exemples ; et il est des exemples, d'accord avec elle, d'autant plus dignes d'imitation, qu'ils viennent d'une piété plus sublime. Ni les patriarches, ni les prophètes, ni les apôtres n'ont ainsi disposé d'eux-mêmes ; et notre Seigneur Jésus-Christ, qui les avertit de fuir la persécution de ville eu ville, ne pouvait-il pas aussi leur conseiller de se soustraire aux persécuteurs par une mort volontaire? Que s'il n'a jamais ordonné ni conseillé semblable sortie de la vie aux siens qu'attendent au jour de leur migration ces éternelles demeures qu'il a promises et préparées, quels que soient les exemples qu'opposent les gentils dans leur ignorance de Dieu, il est évident que rien de tel n'est permis aux adorateurs du seul et vrai Dieu. [1,23] XXIII. Cependant, après Lucrèce, sur qui j'ai suffisamment exprimé mon sentiment, il leur est difficile d'invoquer une autre autorité que celle du fameux Caton qui se tue à Utique. Non que son exemple soit le seul, mais c'est que la renommée de sa science et de sa vertu semble accréditer l'opinion qu'on a pu, qu'on peut encore faire comme lui. Que dirai-je donc en particulier de l'action de cet homme, sinon que ses amis, non moins éclairés, mais plus sages, jugeaient, en le dissuadant d'une telle résolution, qu'elle accuse plutôt la pusillanimité que la force d'âme, et que l'on y découvre non un principe d'honneur en garde contre la honte, mais une faiblesse impatiente de l'adversité? Et ce sentiment, Caton lui-même le trahit par ses conseils à son fils. Car, s'il est honteux de vivre sous la victoire de César, pourquoi conseille-t-il cette honte à son fils, en lui ordonnant d'espérer tout de la clémence du vainqueur? Que ne lui fait-il plutôt partager sa mort? Si Torquatus est loué d'envoyer au supplice son fils vainqueur, mais vainqueur contre ses ordres, pourquoi Caton, vaincu, épargne-t-il son fils vaincu comme lui, quand il ne s'épargne pas lui-même ? Est-il donc plus honteux d'être vainqueur, malgré la défense, que de souffrir un vainqueur, malgré la honte ? Non, Caton ne croit pas honteux de vivre sous l'empire de César; autrement, le glaive paternel affranchirait un fils de cette infamie. Mais autant il aime son fils, pour lequel il espère et veut la clémence de César, autant il envie à César (César l'a dit lui-même) la gloire de lui pardonner : ou, pour parler plus modérément, il rougit de ce pardon. [1,24] XXIV. Nos adversaires ne nous permettent pas de préférer à Caton le saint homme Job, qui aime mieux souffrir dans sa chair les plus cruels tourments, que de défier tous les maux en se donnant la mort, ni les autres saints que- l'Écriture, ce livre si sublime d'autorité et si digne de foi, nous représente résigné à supporter les fers et la domination des ennemis, plutôt que de s'en délivrer volontairement. Eh bien! les livres profanes à la main, osons préférer à Marcus Caton Marcus Régulus! Caton n'avait jamais vaincu César, et il dédaigne de se soumettre à César vainqueur; et, pour ne pas fléchir devant lui, il décide de se tuer. Régulus, lui, déjà vainqueur des Carthaginois, chef des armées romaines à la gloire de Rome, vainqueur des ennemis, et non de ses concitoyens, Régulus avait remporté une de ces victoires qui font couler les larmes de l'étranger, et non celles de la patrie. Vaincu depuis, il préfère un lourd esclavage à un trépas libérateur. Sa patience ne faiblit pas sous le joug de Carthage, non plus que son inviolable amour pour Rome. Il laisse à ses ennemis ce corps vaincu ; aux Romains il conserve ce coeur invincible. S'il ne renonce pas à la vie, ce n'est point par attachement pour elle. Il le prouve, quand, fidèle à son serment, sans hesiter, il sort du sénat pour retourner à ces mêmes ennemis, plus mortellement blessés par sa parole que par son épée. Résolu d'epuiser tous les raffinements d'une cruauté ingénieuse en supplices, plutôt que de s'y soustraire par la mort, ce généreux contempteur de la vie regardait sans doute comme un grand crime l'attentat de l'homme sur soi-même. Entre les plus grands, entre les plus vertueux de leurs concitoyens, les Romains en pourraient-ils citer un meilleur ? Incorruptible dans la prospérité, une telle victoire le laisse pauvre; invincible dans l'adversité, de tels supplices ne retardent pas son intrépide retour. Ainsi ces illustres et magnanimes défenseurs de la patrie terrestre, adorateurs, mais adorateurs en vérité de ces dieux de mensonge dont ils ne jurent pas les noms en vain, malgré la coutume et le droit de la guerre qui permet de frapper l'ennemi vaincu, vaincus par l'ennemi, ne veulent pas se frapper eux-mêmes, et préfèrent les humiliations de la servitude à la mort qu'ils aborderaient sans crainte! Quel devoir n'est-ce donc pas aux chrétiens, serviteurs du vrai Dieu, amants de la céleste patrie, de s'abstenir d'un tel crime, quand la Providence, soit épreuve, soit châtiment, les livre pour un temps au pouvoir de leurs ennemis? Ne savent-ils pas que leur humilité n'est point délaissée de celui qui est venu, si humble, de si haut? Et puis ne sont-ils pas affranchis de cette discipline barbare, de ce droit sauvage qui voulait le sang du vaincu? [1,25] XXV. Quelle est donc cette pernicieuse erreur? Quoi! pour expier ou prévenir le crime d'autrui dont il est ou doit être victime, un homme se tue, lorsqu'il n'oserait faire à la crainte ou à la vengeance d'un tel outrage le sacrifice de son ennemi même? Mais il est à craindre, dit-on, que, gagné par cette volupté brutale qui le domine, le corps ne surprenne à l'esprit un coupable consentement. Ce n'est donc pas pour éviter le péché d'autrui, mais le sien propre, qu'il faut se tuer. Non, il est impossible qu'à ces honteux mouvements de la chair soulevés par une brutalité étrangère, consente jamais le coeur esclave de Dieu et de sa sagesse, et non des instincts charnels? Et si c'est un odieux et damnable forfait de tuer un homme en se tuant soi-même, comme la vérité le crie, qui serait assez insensé pour dire : Péchons maintenant, de peur de pécher plus tard. Commettons cet homicide, pour ne pas tomber dans cet adultère. Quoi ! si l'iniquité est tellement maîtresse que nous soyons réduits non plus à l'alternative entre l'innocence et le crime, mais au seul choix des forfaits, l'incertitude de l'adultère à venir n'est-elle pas préférable à la certitude de l'homicide actuel, et le péché que peut guérir la pénitence, à celui qui défie le repentir? J'adresse ces paroles aux fidèles qui, dans la crainte de succomber à leur propre faiblesse en succombant à la brutalité d'autrui, croient devoir se livrer contre eux-mêmes à une violence meurtrière. Mais loin de l'âme chrétienne qui a sa confiance, son espoir, sa force en son Dieu, loin de cette âme l'ombre d'un consentement impur à la volupté des sens ! Que si cette rebelle concupiscence, qui habite en nos membres de mort, se meut comme par sa loi propre contre la loi de l'esprit, n'est-elle pas sans coulpe dans le refus de la volonté, puisqu'elle est sans coulpe dans le sommeil? [1,26] XXVI. Mais au temps de la persécution, disent-ils, de saintes femmes, pour échapper au déshonneur, ont cherché dans le fleuve où elles périrent leur ravisseur et leur meurtrier : et toutefois l'Église catholique célèbre avec dévotion la solennité de leur martyre. Je m'abstiens ici de tout jugement téméraire. L'autorité divine, par certaines communications dignes de foi, a-t-elle inspiré à l'Église d'honorer ainsi leur mémoire? Je l'ignore; peut-être est-il ainsi. Que dire, en effet, si elles ont cédé non à l'entraînement humain, mais à l'ordre de Dieu, à l'obéissance, non à l'erreur, comme Samson, dont il n'est pas permis de croire autrement? Or, quand Dieu commande et intime clairement ses volontés, qui donc oserait s'élever contre l'obéissance? Qui oserait accuser une pieuse soumission? Est-ce à dire qu'on puisse songer sans crime à immoler son fils à Dieu, parce qu'Abraham l'a fait saintement? Le soldat qui tue par obéissance à l'autorité légitime n'est tenu d'homicide devant aucune loi civile. Que dis-je? s'il ne frappe, il est coupable de trahison et de révolte; s'il agit de son autorité privée, il doit répondre du sang humain qu'il a versé : puni du même acte, qu'il fait sans ordre, ou ne fait pas, malgré l'ordre. S'il en est ainsi quand un chef ordonne, qu'est-ce, alors que le Créateur commande? Qu'il se frappe donc, le fidèle qui, sachant la défense de se tuer soi-même, se frappe pour obéir à celui dont il n'est pas permis de mépriser l'ordre! Seulement, qu'il s'assure que l'évidence de la volonté divine ne lui permet aucun doute. Pour nous, l'ouïe est notre seul guide dans la direction de la conscience; nous ne prétendons pas au jugement des choses cachées. « Personne ne sait ce qui se passe en l'homme, que l'esprit de l'homme qui est en lui. » Mais telle est notre pensée, notre conviction, notre doctrine : personne ne doit se donner la mort, ni pour fuir les afflictions temporelles, crainte des abîmes éternels; ni à cause des péchés d'autrui, car la fuite de ce crime étranger qui nous laisse purs va nous entraîner dans un crime personnel; ni à cause des péchés passés, car la pénitence, au contraire, a besoin de la vie pour les guérir; ni par le désir d'une vie meilleure, dont l'espérance est après le trépas; car le port d'une vie meilleure outre tombe ne s'ouvre pas aux coupables auteurs de leur propre mort. [1,27] XXVII. Enfin, dernière raison que j'ai déjà touchée, on croit utile de se donner la mort, de peur que l'attrait du plaisir ou l'excès de la douleur ne nous précipite dans le péché. Si cette raison pouvait s'admettre, nous serions successivement amenés à conseiller de préférence le meurtre de soi-même au moment où, purifié par l'eau sainte du sacrement régénérateur, l'homme vient de recevoir la rémission de tous ses péchés; car alors c'est le temps de conjurer les iniquités à venir, quand le passé est aboli ; et si la mort volontaire est un moyen permis, pourquoi différer? Ce fidèle sort du baptême, pourquoi tient-il à la vie? Pourquoi va-t-il encore offrir à tous les dangers de ce monde ce front nouvellement affranchi ? Il lui est facile de s'y soustraire par la mort; et n'est-il pas écrit : « Celui qui aime le péril y tombera. » Pourquoi donc aimer tant et de si grands périls? Et si on ne les aime pas, pourquoi s'y engager? Pourquoi demeurer en cette vie, s'il est loisible d'en sortir? Notre âme serait-elle donc si remplie des ténèbres de nos crimes, et dans sa bassesse tellement détournée de la face de la vérité, qu'elle reconnaisse comme un devoir de mourir pour n'être point poussée dans le crime par la tyrannie d'un homme, et comme un devoir de vivre pour souffrir le monde, à toute heure rempli de ces tentations que l'on craint sous un seul maître, et d'une infinité d'autres, inévitables compagnes de notre pèlerinage? Pourquoi donc perdre le temps en exhortations aux baptisés, à leur inspirer l'amour de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, ou de la fidélité au lit conjugal, quand une voie se suggère plus courte, plus sûre, à l'abri du péché, la mort, où toute notre éloquence doit convier le zèle des nouveaux enfants de la grâce, pour les envoyer au Seigneur plus sains et plus purs? Mais non : croire que cela puisse se faire et se conseiller, ce n'est pas seulement déraison, c'est démence. Et de quel front dire à un homme : Meurs; car, esclave d'un barbare impudique et brutal, tu es en danger d'ajouter à des fautes vénielles une offense capitale ; s'il est impossible de dire sans abomination : Meurs, profite de l'absolution récente pour éviter de terribles rechutes en vivant dans ce monde, qui n'est qu'impures voluptés, cruautés inouïes, erreurs et terreurs; séduction, fureur et menace éternelle! Oui, c'est un crime de parler ainsi; c'est donc un crime de se tuer. S'il était jamais une raison légitime à la mort volontaire. Mais il n'en est pas même ici; donc il n'en est pas. Ainsi, ô saintes filles du Christ, que la vie ne vous soit point à charge si les ennemis se sont fait un jeu de votre pudeur. Vous avez une grande et véritable consolation, si votre conscience vous rend ce sincère témoignage de n'avoir point consenti au péché qui a été permis contre vous. [1,28] XXVIII. Mais, direz-vous peut-être, pourquoi donc a-t-il été permis? O abîme de la Providence qui a créé et gouverne le monde? Incompréhensibles sont ses jugements et impénétrables ses voies. Cependant interrogez sincèrement vos âmes. Ces dons de pureté, de continence et de chasteté n'auraient-ils pas élevé votre orgueil ? Votre complaisance aux louanges humaines n'aurait-elle pas envié dans vos soeurs ces mêmes vertus? Je n'accuse point, j'ignore, et je n'entends point ce que vos coeurs vous répondent ; mais, s'ils vous disent qu'il en est ainsi, ne vous étonnez pas d'avoir perdu ce qui vous rendait si jalouses de plaire aux hommes, et conservé ce qui échappe à leur vue. Si vous n'êtes pas complices du péché, c'est qu'un secours divin s'unit à la grâce divine pour vous garder de la perdre; mais l'opprobre humain succède à la gloire humaine pour vous garder de l'aimer. Que l'un et l'autre vous console, faibles âmes; là, c'est l'épreuve qui justifie; ici, c'est le châtiment qui enseigne. Quant à celles que leur conscience assure de n'avoir jamais cédé à l'orgueil de la virginité ou de la continence, inclinées de coeur à toute humilité, et jouissant avec crainte du don de Dieu; qui, indifférentes aux louanges humaines d'autant plus vives d'ordinaire que la vertu qui les mérite est plus rare, et loin d'envier à personne la possession du même trésor de charité et d'innocence, eussent préféré d'être confondues dans le nombre que distinguées dans la solitude des saintes âmes ; si quelques-unes d'elles ont souffert de la brutalité barbare, qu'elles n'accusent point Dieu qui l'a permis, qu'elles ne doutent point de sa providence qui permet ce que nul ne commet impunément; car souvent en cette vie un secret mouvement de Dieu relâche la chaîne des mauvaises passions, les réservant pour la justice dernière. Et ces mêmes femmes, victimes de la violence ennemie, quoique leur conscience ne leur reproche pas l'orgueil de la vertu, peut-être nourrissaient-elles quelque faiblesse secrète qui pouvait dégénérer en fierté superbe, si dans le désastre public cette humiliation leur eût été épargnée? Quelques-uns sont ravis par la mort, de peur que la corruption ne séduise leur volonté; et quelque chose est à elles ravi par la violence, de peur que la prospérité n'altère leur modestie. Ainsi, ni ces femmes trop fières de leur honneur intact, ni leurs soeurs que l'infortune a préservées de cet orgueil, n'ont perdu la chasteté; mais l'humilité leur est venue. Guérison d'une part, préservatif de l'autre. Enfin, n'oublions pas que plusieurs ont pu regarder la continence comme un de ces dons corporels qui demeurent tant que le corps est pur de toute souillure étrangère; mais non comme un bien dépendant de la seule force de la volonté, aidée de la grâce divine qui sanctifie la chair et l'esprit; non comme un bien dont la perte soit impossible sans le consentement intérieur. Peut-être ont-elles dû être délivrées de cette erreur. Lorsqu'elles songent, en effet, dans quelle sincérité de coeur elles ont servi Dieu, leur foi inébranlable les garde de croire qu'il puisse abandonner ceux qui le servent et l'invoquent ainsi ; elles savent combien la chasteté lui plaît, et concluent, avec une évidente certitude, qu'il n'eût jamais permis que telle infortune advînt à ses saintes, si la sainteté qu'il leur a donnée et qu'il aime en eux pouvait ainsi se perdre. [1,29] XXIX. Toute la famille du Dieu souverain et véritable a donc sa consolation; consolation qui ne trompe pas, qui n'est pas fondée sur l'espérance des choses éphémères. Et cette vie temporelle même, a-t-elle sujet de la prendre en dégoût, cette vie, noviciat de l'éternité, où elle use des biens terrestres comme une étrangère, sans y arrêter son coeur; où les maux ne sont pour elle qu'épreuve ou correction ? Et ces insulteurs de sa souffrance, qui lui crient aux jours d'épreuve : « Où est ton Dieu? » Qu'ils répondent à leur tour : « Où sont leur dieux, quand ils souffrent comme elle? » C'est pourtant afin de conjurer ces maux qu'ils servent ou prétendent qu'il faut servir leurs dieux. Pour elle, voici sa réponse : « Mon Dieu est présent partout, tout entier partout, et il ne connaît point de clôture, lui dont la présence est secrète et l'absence sans déplacement. Quand il me pique de l'aiguillon d'adversité, c'est qu'il éprouve ma vertu ou châtie mes offenses; et pour ces maux temporels pieusement soufferts, il me destine une récompense éternelle. Mais vous, qui êtes-vous pour qu'on vous parle, même de vos dieux; pour qu'on vous parle de mon Dieu? ce Dieu terrible par-dessus tous les autres! car tous les dieux dés gentils sont des démons; le Seigneur est celui de qui les cieux sont l'ouvrage. » [1,30] XXX. S'il vivait, cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre pontife, lui que, sous l'épouvante de la guerre punique, le sénat, en quête du citoyen le plus vertueux, élut d'une voix unanime pour aller recevoir la déesse phrygienne, ce grand homme dont peut-être vous n'oseriez regarder la face; s'il vivait, lui-même réprimerait votre impudence. Car pourquoi, dans votre malheur, accuser par vos plaintes l'avénement du Christ? N'est-ce pas, en effet, que vous désirez jouir sans trouble de vos vices, et libres de toute géhenne importune, vous plonger à loisir dans votre corruption? La paix, l'abondance, ces biens que vous convoitez, est-ce pour en user honnêtement, c'est-à-dire avec modération, tempérance, piété ? Mais non; inépuisable diversité de jouissances, folles prodigalités pour y suffire; enfin cette prospérité féconde en ruines morales, plus terribles que le glaive ennemi : voilà ce que vous cherchez ! Scipion le prévoyait, Scipion, votre grand pontife et le plus vertueux des Romains au jugement du sénat, lorsqu'il s'opposait à la destruction de Carthage, alors rivale de l'empire, contre le sentiment de Caton, impatient de sa ruine. Il redoutait un autre ennemi pour les âmes amollies, la sécurité, et ne voulait pas émanciper le pupille romain de son tuteur nécessaire, la crainte. L'événement justifie sa prévoyance. Carthage détruite, sous ces ruines l'éternelle terreur de Rome étouffée et ensevelie, c'est alors que la fortune engendre une déplorable suite de calamités. Le joug de la concorde est brisé et vole en éclats ; puis, de sanglantes séditions, et, par un enchaînement de causes funestes, les guerres civiles, effroyables désastres, le sang coule à torrents; une soif cruelle de proscriptions et de rapines s'allume; les Romains qui, dans les âges de vertu, ne craignaient rien que de leurs ennemis, déchus des moeurs héréditaires, ont tout à souffrir de leurs concitoyens; et cet appétit de domination, entre toutes les passions du genre humain, la plus enivrante pour toute âme romaine, étant demeuré vainqueur dans un petit nombre des plus puissants, trouve le reste accablé, abattu, et le plie à l'esclavage. [1,31] XXXI. Infatigable passion, pouvait-elle se reposer dans ces coeurs superbes avant d'arriver, par des honneurs continués, jusqu'à la puissance royale? Et cette continuation d'honneurs était-elle possible, si l'ambition n'eût prévalu? Or l'ambition ne pouvait prévaloir que chez un peuple corrompu par l'avarice et la débauche, filles de cette prospérité dont la prudence de Nasica voulait sauver Rome, en conservant sa puissante et redoutable rivale. Il voulait que la crainte réprimât l'instinct de la licence, que le même frein contînt la débauche, que le frein de la débauche fût celui de l'avarice; qu'enfin l'oppression du vice laissât fleurir et croître la vertu nécessaire à la république, et la liberté nécessaire à la vertu. Et c'est encore ce prévoyant amour de la patrie qui l'inspire, lui, le pontife souverain, unanimement reconnu par le sénat d'alors (on ne saurait trop le redire) pour l'homme le plus vertueux, quand il détourne ses collègues du projet corrupteur de bâtir un amphithéâtre, et leur persuade, avec une mâle éloquence, de ne point souffrir, complices de la licence étrangère, que la volupté grecque se glisse au foyer des moeurs antiques pour amollir et corrompre l'austère virilité de la vertu romaine. Son ascendant, ses paroles éveillent la sollicitude du sénat, qui, sur l'heure, prohibe les siéges mêmes dont les citoyens commençaient à se servir pour assister aux jeux scéniques. Et ces jeux, de quel zèle ce grand homme les eût proscrits, s'il eût osé s'élever contre l'autorité de ceux qu'il croyait dieux, et ne savait pas être de funestes démons ! Peut-être le sut-il ; mais il crut qu'il les fallait plutôt apaiser que mépriser; car elle n'avait pas encore été révélée aux nations, cette doctrine céleste qui élève au ciel, au delà même des cieux, le coeur humain purifié par la foi; transforme son amour par l'humble piété, et l'affranchit de la superbe tyrannie des esprits de malice. [1,32] XXXII. Car apprenez, vous qui l'ignorez, vous qui affectez l'ignorance, et, délivrés de pareils tyrans, murmurez contre votre libérateur, apprenez que ces jeux scéniques, spectacles d'infamie, libertinage de vanités, ont été institués à Rome non par les vices des hommes, mais par l'ordre de vos dieux. Et ne vaudrait-il pas encore mieux décerner les honneurs divins à Scipion, que de les rendre à de tels dieux? Ces dieux valaient-ils donc leur pontife? Écoutez, si toutefois votre raison, dès longtemps enivrée des breuvages de l'erreur, vous laisse encore quelques instants lucides, écoutez : c'est pour apaiser la peste, meurtrière des corps, que vos dieux réclament ces jeux scéniques; c'est pour prévenir la peste morale que votre pontife s'oppose même à la construction d'un théâtre. S'il vous reste encore quelque lueur d'intelligence pour préférer l'âme au corps, choisissez donc ici vos divinités; car la contagion s'est-elle retirée des corps parce que la contagion plus subtile des jeux de la scène s'est insinuée dans ces esprits guerriers, jusqu'alors accoutumés à la seule rudesse des jeux du cirque? Non ; mais la malice des esprits infernaux, prévoyant que de ces deux contagions l'une devait bientôt finir, saisit avec une affreuse joie cette occasion de livrer un assaut plus dangereux non à la vie, mais aux moeurs. Quelles épaisses ténèbres d'aveuglement! quelle hideuse corruption! La postérité croira-t-elle qu'échappées au désastre de Rome, à peine réfugiées à Carthage, ces âmes malades vont chaque jour, au théâtre, faire éclater à l'envi leur frénétique enthousiasme pour des histrions ? [1,33] XXXIII. O esprits en délire! quel est donc ce prodige d'erreur ? Que dis-je? de frénésie ? Quoi ? tous les peuples de l'Orient pleurent la perte de Rome! Aux extrémités de la terre, dans les plus grandes cités, c'est une consternation profonde, un deuil public! Et vous, vous courez aux théâtres, vous les assiégez, vous les encombrez, et votre folie irrite encore la malignité de leur influence ! C'est cette maladie, ce fléau des âmes, cette entière subversion de probité et d'honneur que Scipion redoutait pour vous, quand il s'opposait aux théâtres, quand il prévoyait quelle facilité l'heureuse fortune aurait à vous corrompre et à vous perdre, quand il ne voulait pas vous affranchir de la peur de Carthage; car il ne croyait pas à la félicité d'une ville, où les murailles sont debout et les moeurs en ruines. Mais les esprits de perversité ont eu sur vous plus de crédit pour vous séduire, que les hommes de prévoyance pour vous sauver. Aussi vous ne vous laissez pas imputer le mal que vous faites, et vous imputez au christianisme le mal que vous souffrez; car, dans la sécurité, ce n'est pas la paix de la république, c'est l'impunité du désordre que vous aimez ; la prospérité vous a dépravés, et l'adversité vous trouve incorrigibles. Il voulait, ce grand Scipion, que la crainte de l'ennemi vous préservât de la défaillance dans le vice; et vous brisés par l'ennemi, vous ne vous êtes pas même retournés contre le vice ; vous perdez le fruit du malheur, devenus les plus misérables sans cesser d'être les plus méchants des hommes. Et vous vivez pourtant; et c'est un bienfait de Dieu, lui dont la clémence vous invite à vous corriger par la pénitence, lui qui a déjà permis à votre ingratitude d'échapper, sous le nom de ses serviteurs, dans les monuments de ses martyrs à la fureur de vos ennemis. [1,34] XXXIV. Romulus et Rémus ouvrirent, dit-on, un asile où l'impunité était assurée à quiconque y chercherait refuge. Ils voulaient peupler la cité qu'il créaient. Merveilleux précédent de cette clémence proclamée naguère en l'honneur du Christ! Les destructeurs de Rome reproduisent l'ancien édit de ses fondateurs; mais faut-il s'étonner que ceux-ci aient ordonné, pour accroître le nombre de leurs citoyens, ce qu'ont ordonné ceux-là pour sauver la multitude de leurs ennemis? Qu'elle réponde ainsi à ses adversaires, qu'elle réponde plus éloquemment ou plus à propos, s'il est possible, la famille rachetée de Jésus-Christ, notre Seigneur, notre Roi, et sa cité étrangère ici-bas. [1,35] XXXV. Qu'elle se souvienne toutefois que ses ennemis mêmes cachent dans leurs rangs plusieurs de ses futurs concitoyens, de peur qu'elle ne croie stérile à leur égard la patience qui les supporte comme ennemis, en attendant la joie de les recevoir comme confesseurs! Qu'elle se souvienne aussi que, pendant son pèlerinage en ce monde, plusieurs lui sont unis par la communion des sacrements qui ne seront pas associés à sa gloire dans l'éternelle félicité des saints. Connus ou inconnus, ces hommes marqués du sceau divin ne craignent pas de se réunir aux ennemis de Dieu pour murmurer contre lui, et tantôt remplissent les théâtres avec eux, tantôt les églises avec nous. Or il faut d'autant moins désespérer du retour de plusieurs d'entre eux, si parmi nos plus francs adversaires se cachent des amis prédestinés, encore inconnus à eux-mêmes. Car les deux Cités s'enlacent et se confondent dans le siècle jusqu'à ce que le dernier jugement les sépare. C'est sur leur origine, leur progrès, la fin qui les attend, que je veux développer mes pensées, avec l'assistance divine, et pour la gloire de la Cité de Dieu que le rapprochement de tant de contrastes rendra plus éclatante. [1,36] XXXVI. Mais il me reste encore quelques mots à dire contre ceux qui rejettent les malheurs de Rome sur notre religion, parce qu'elle défend de sacrifier à leurs dieux. Rappelons donc, suivant l'étendue de nos souvenirs ou le besoin de notre sujet, tous les désastres qui, avant la proscription de ces sacrifices, ont accablé cette cité ou les provinces dépendantes de son empire; désastres qu'ils nous attribueraient sans doute, si dès lors notre religion eût fait luire à leurs yeux sa lumière et prohibé leurs sacriléges cérémonies. Montrons à quelles vertus, et dans quel but, Dieu a daigné prêter son assistance pour l'agrandissement de l'empire, le vrai Dieu qui tient dans sa main tous les empires, et non ces prétendues divinités, dont les séductions et les prestiges ont été plutôt si funestes. Il faut s'élever enfin contre ceux qui, réfutés et convaincus par les plus évidents témoignages, s'obstinent encore à soutenir qu'il faut servir les dieux pour l'intérêt non de la vie présente, mais de la vie qui succède à la mort. Question autrement laborieuse, si je ne me trompe, controverse des plus hautes, où nous entrons en lice contre les philosophes, et les philosophes les plus célèbres, en possession de la gloire la plus légitime, d'accord avec nous sur l'immortalité de l'âme, sur la vérité d'un seul Dieu créateur du monde, sur sa providence qui gouverne son oeuvre. Mais comme ils professent d'ailleurs des sentiments contraires aux nôtres, il faut les combattre; c'est un devoir auquel nous ne saurions faillir; et après avoir ruiné toutes les objections de l'impiété, selon les forces que Dieu nous prêtera, nous pourrons affermir la Cité sainte, la piété véritable et le culte du Dieu en qui seul la béatitude éternelle nous est promise en vérité. Ici donc mettons fin à ce livre, pour introduire par un début nouveau la suite de ces considérations.