[8,0] LIVRE VIII. [8,1] Nous étions sur le point de nous asseoir et de parler de tous ces événements lorsque Thersandre, accompagné de plusieurs témoins, pénètre dans le temple et, s'adressant au prêtre : « )e proteste solennellement, hurla-t-il, devant ces témoins, que tu as, sans en avoir le droit, libéré de ses liens et sauvé du supplice un homme régulièrement condamné à mort; que tu retiens en outre une esclave qui m'appartient, une débauchée, qui court après tous les hommes; fais bien attention de me la garder! » Moi, aux mots de « esclave et débauchée », je fus saisi d'une vive indignation et ne pus supporter le mal qu'ils me causaient. Il parlait encore lorsque je l'interrompis, disant : « C'est toi, le triple esclave, et le débauché, et le coureur; elle, elle est libre, et vierge, et digne de la déesse. » En m'entendant : « Tu m'insultes, par-dessus le marché, gibier de prison, condamné ? » Et il me frappe au visage avec une grande violence et me porte encore un second coup; mon nez se prit alors à saigner à flot, car il avait mis toute sa rage dans ce coup. Il voulut m'en porter un troisième, mais s'y prit mal et sa main, sans qu'il le voulût, me frappa la bouche et rencontra mes dents. Il se blessa les doigts, poussa un cri et eut toutes les peines du monde à rabattre son bras. Mes dents avaient ainsi vengé le tort fait à mon nez. Car elles avaient, d'elles-mêmes, blessé les doigts qui l'avaient frappé et la main avait souffert le traitement qu'elle avait infligé. Sous le choc, Thersandre laissa échapper un cri involontaire, ramena le bras et cessa de me frapper. Et moi, bien que j'eusse vu le mal qu'il s'était fait, je fis semblant de ne pas m'en apercevoir, et, par là-dessus, je me mis à faire une scène terrible, emplissant le sanctuaire de mes cris : [8,2] « Où devrons-nous donc fuir pour échapper à la violence ? Où trouver un refuge ? Auprès de quelle divinité, puisque Artémis ne peut rien ? On nous frappe jusque dans son temple ? On nous bat devant le voile du sanctuaire ? Cela n'arrive que dans le désert, quand il n'y a pas de témoin, quand il n'y a même pas un être humain! Et toi, tu viens faire le tyran sous les yeux des dieux eux-mêmes ? Même les criminels trouvent refuge et sécurité dans les sanctuaires. Et moi, qui n'ai fait aucun mal, qui suis un suppliant d'Artémis, on me frappe au pied même de l'autel, sous les yeux, hélas! de la déesse! C'est Artémis que l'on frappe. Et ce délire ne se contente pas de coups; il y a des blessés au visage, comme en temps de guerre, comme dans un combat. Le sol est souillé de sang humain. Est-ce une libation pour la déesse ? N'est-ce pas ce que font les barbares et les Taures ? Est-ce l'Artémis des Scythes ? Il n'y a que chez eux que l'on ensanglante ainsi les sanctuaires! Tu as fait de l'Ionie la Scythie, et dans Éphèse coule le sang comme il coule chez les Taures! Lève ton épée contre moi. Mais pourquoi prendre l'épée ? Ce que fait ordinairement l'épée, c'est ta main qui l'a fait. Cette main meurtrière et souillée de sang a accompli ce qui n'est d'ordinaire que le résultat du crime' ! » [8,3] En entendant mes hurlements, les gens qui se trouvaient dans le sanctuaire accoururent en foule et se mirent à insulter Thersandre, tandis que le prêtre lui disait : « Tu n'as pas honte d'agir ainsi, devant tout le monde, et dans le lieu saint ? » Et moi, reprenant courage : « Voilà, Messieurs, ce que j'ai souffert, moi, un homme libre, citoyen d'une cité qui n'est pas sans illustration; cet individu en voulait à ma vie, mais j'ai été sauvé par la déesse qui a révélé qu'il n'était qu'une crapule. Et maintenant il me faut sortir pour aller dehors me laver le visage. Car je ne saurais le faire à l'intérieur du sanctuaire, pour que l'eau sacrée ne soit pas souillée par le sang de la violence! » Alors les assistants l'écartèrent, non sans mal, et l'entraînèrent loin du sanctuaire. Mais, en s'en allant, il dit : « En tout cas, ton affaire est jugée, et bien jugée, et tu ne tarderas pas à subir la sentence; quant à cette pseudo-vierge, à cette prostituée, la syrinx en fera justice! [8,4] Lorsqu'il fut enfin parti, je sortis moi aussi et me lavai le visage. C'était le moment de dîner et le prêtre nous invita à sa table, avec la plus grande courtoisie. Je ne pouvais regarder Sostratos en face, conscient de la façon dont je l'avais traité. Et Sostratos, lorsqu'il voyait les égratignures qu'il m'avait faites autour des yeux rougissait, lui aussi, de rencontrer mon regard. Leucippé, elle aussi, le plus souvent, gardait les yeux baissés; aussi le dîner tout entier fut-il sous le signe de la gêne. Mais, quand nous eûmes bu, et que Dionysos, peu à peu, eut dissipé notre gêne (car il est le père de la Liberté), le prêtre prit l'initiative de demander à Sostratos : « Pourquoi, mon hôte, ne nous racontes-tu pas votre histoire ? Elle me paraît comporter des péripéties qui ne sont pas sans intérêt, et de tels récits accompagnent très bien le vin. » Alors, Sostratos, ravi d'avoir un prétexte : « Ma part, dans cette histoire, dit-il, et fort simple. Je m'appelle Sostratos, je suis de Byzance, je suis l'oncle de celui-ci et le père de celle-ci. Quant au reste, raconte, mon petit Clitophon, sans honte, tout ce qu'il y a à raconter. Car, même s'il est vrai que j'ai traversé des moments pénibles, le plus souvent ce n'était pas ta faute, mais celle des dieux; et puis, le récit des événements passés est plus propre à distraire celui qui n'en est plus la victime qu'à lui causer du chagrin. [8,5] Alors, je racontai tout notre voyage : notre départ de Tyr, notre traversée, le naufrage, l'Égypte, les bouviers, l'enlèvement de Leucippé, le ventre postiche devant l'autel, la ruse de Ménélas, la passion du commandant, et le philtre de Chaeréas, l'enlèvement par les pirates, la blessure que j'avais reçue à la cuisse, et dont je montrai la cicatrice. Lorsque j'en vins à ce qui concernait Mélitté, j'arrangeai les choses à la gloire de ma continence, mais sans rien dire de faux : l'amour de Mélitté, ma propre continence, le long temps pendant lequel elle me supplia, son échec, ses promesses, ses plaintes; je parlai ensuite du navire, de la traversée jusqu'à Éphèse, je dis comment nous avions partagé la même cabine et je pris Artémis à témoin qu'en se levant, elle aurait aussi bien pu sortir du lit d'une femme. Je n'omis qu'un seul point de mes aventures, le scrupule que j'avais éprouvé ensuite vis-à-vis de Mélitté; mais je racontai aussi mon dîner, et ensuite mes aveux mensongers, et j'allai dans mon récit jusqu'à l'arrivée de l'ambassade sacrée, puis : « Voilà mes aventures, dis-je, mais celles de Leucippé sont plus extraordinaires que les miennes. Elle a été vendue comme esclave, elle a cultivé la terre, on lui a volé la beauté de sa tête; vous voyez encore comme on l'a rasée! » Et je racontai successivement tout ce qui lui était arrivé. Et, lorsque j'en vins à ses rapports avec Sosthénès et Thersandre, je mis ses aventures encore bien plus en valeur que les miennes, voulant tout particulièrement lui faire plaisir en présence de son père. Je dis comment elle avait dû supporter toutes sortes de mauvais traitements, dans son corps, et la violence, sauf sur un seul point, et c'était pour cette raison qu'elle avait enduré tout le reste : « Et elle est restée, père, telle, jusqu'à ce jour, qu'elle était lorsque tu l'as fait partir de Byzance. Et ce n'est pas là un mérite de ma part si, après nous être enfuis, je n'ai pas fait ce pour quoi nous nous étions enfuis, mais c'est un mérite pour elle d'être restée vierge au milieu des pirates et d'avoir tenu bon contre le pire de tous les pirates, je veux dire Thersandre l'éhonté, le brutal. Nous avons sciemment, père, préparé notre fuite; c'était l'Amour qui nous conduisait, c'était la fuite d'un amant et d'une bien-aimée; mais, une fois loin de notre patrie, nous sommes devenus, l'un pour l'autre, frère et soeur. S'il existe une virginité masculine, je l'ai conservée, moi aussi, jusqu'à ce moment vis-à-vis de Leucippé; quant à elle, il y a longtemps qu'elle souhaitait rencontrer le temple d'Artémis. Madame Aphrodite, ne sois pas irritée contre nous, en pensant que nous t'avons manqué. Nous ne voulions pas que notre union eût lieu hors de la présence de son père; ce père est là maintenant; viens, toi aussi, sois-nous dorénavant favorable. » En entendant ce récit, le prêtre était ébahi et s'étonnait à chacun des mots que nous disions. Et Sostratos versait des larmes chaque fois que l'action mettait en scène Leucippé. Lorsque j'eus terminé : « Vous avez maintenant entendu notre histoire, mais, dis-je au prêtre, il y a une chose que je désire apprendre de toi. Que signifie la menace que Thersandre a lancée en partant à Leucippé lorsqu'il a parlé d'une syrinx ? Tu as raison de me le demander, répondit le prêtre, car il convient que nous soyons tous au courant de ce qui concerne cette syrinx pour régler en connaissance de cause notre conduite d'après la situation. Et, par la même occasion, je répondrai par une histoire à celle que tu nous as contée. [8,6] » Tu vois ce bois sacré, derrière le temple ? Il y a là une grotte interdite aux femmes, mais dont l'accès est permis aux vierges qui y entrent pures; une syrinx est suspendue juste derrière la porte de la grotte. Si cet instrument est d'usage national chez vous, à Byzance, vous savez de quoi je parle; mais si l'un d'entre vous n'est pas familier avec ce genre de musique, je vais vous le décrire et vous raconter toute la légende de Pan à son sujet. La syrinx est en réalité plusieurs flûtes, chacune de celles-ci étant constituée par un roseau, et tous les roseaux forment une seule flûte. Ils sont juxtaposés sur un rang et attachés l'un à l'autre; le devant est identique à la partie arrière. Et tous les roseaux ont des longueurs légèrement inégales, le plus petit vient d'abord, puis celui qui est un peu plus grand que lui, après celui-ci un autre un peu plus grand, dans la même proportion, puis, un troisième, et ainsi de suite pour toute la série des roseaux, chacun dépassant le précédent d'une quantité égale, celui du milieu ayant une longueur moyenne entre le premier et le dernier. La raison de cette disposition est dans les lois de l'harmonie. La note la plus aiguë est en haut de l'instrument, et la note devient de plus en plus grave à mesure que l'on descend, si bien que les deux notes extrêmes sont aux deux extrémités. Et, entre les deux, les roseaux produisent des sons d'intervalles réguliers, chacun d'eux descendant le son d'une quantité égale jusqu'au son le plus grave, avec le dernier roseau. Et tous les sons que la flûte d'Athéna produit en elle, la flûte de Pan les produit à l'orifice de ses roseaux. Dans la première, ce sont les doigts qui règlent les sons, là, c'est la bouche de l'artiste qui obtient le même résultat que les doigts. Dans la première, le flûtiste bouche tous les trous et n'en laisse qu'un d'ouvert, à travers lequel passe le souffle; dans la seconde, il laisse libres tous les roseaux et n'applique les lèvres qu'à celui-là seul qu'il ne veut pas laisser silencieux, et il saute de l'un à l'autre, selon les exigences de l'air. Mais Syrinx n'était, à l'origine, ni une flûte ni un roseau, c'était une vierge, très belle, belle au point de mériter prendre place parmi les dieux. Pan, donc, la poursuivait d'une course d'amour, et, dans sa fuite, elle se réfugia dans une forêt épaisse; et Pan, sur ses talons, étendit la main pour la saisir. Il pensait tenir sa proie et avoir ses cheveux dans la main, mais sa main ne tenait que des feuilles de roseaux. On prétend qu'elle s'était enfoncée dans la terre et qu'à sa place la terre avait fait naître des roseaux. De colère, Pan coupa les roseaux, parce qu'il pensait qu'ils lui dérobaient sa bien-aimée. Mais quand, après cela, il ne put la trouver, persuadé que la jeune fille s'était métamorphosée en roseaux, il regretta d'avoir coupé ceux-ci, et s'imagina avoir lui-même coupé sa bien-aimée. Il rassembla donc les morceaux de roseaux, comme si c'étaient les membres, en forma un corps et, prenant dans sa main les fragments de roseaux, il les embrassa, comme si c'étaient les blessures de la jeune fille. Il poussait de longs soupirs d'amour, en y appliquant la bouche, et soufflait sur le haut des roseaux tout en les embrassant. Et son souffle, pénétrant dans le canal des roseaux, rendait des sons, et la syrinx avait trouvé une voix. On dit que Pan suspendit ici-même cette syrinx, en ex-voto, qu'il l'enferma dans la grotte, où il vient fréquemment et où il a coutume de jouer de la flûte. Quelque temps après, il offrit ces lieux à Artémis, convenant avec elle qu'aucune femme ne pourrait y entrer. Si, donc, il en est quelqu'une dont on met en doute la virginité, un décret du peuple ordonne de la conduire à la porte de la grotte et c'est la flûte qui prononce la sentence. La jeune fille entre, revêtue de la robe rituelle, et l'on ferme derrière elle les portes de la caverne. Et, si elle est vierge, on entend une musique mélodieuse et divine, soit qu'il y ait dans cet endroit un souffle qui pénètre dans la flûte et en tire une musique, soit peut-être que ce soit Pan lui-même qui joue de la flûte. Peu après, les portes s'ouvrent d'elles-mêmes, et l'on voit apparaître la jeune fille, la tête couronnée de branches de pin. Mais si elle a menti en se disant vierge, alors la flûte reste silencieuse, il sort de la grotte un gémissement au lieu de musique, et aussitôt la foule se retire et abandonne la femme dans la grotte. Trois jours plus tard, la vierge prêtresse de ce lieu entre et trouve la flûte par terre, mais la femme a disparu. Dans ces conditions, prenez bien vos précautions, réfléchissez à la situation dans laquelle vous êtes et soyez prudents. Si elle est encore vierge, ce que je souhaite, soyez tranquilles, vous aurez la flûte pour vous, car jamais elle ne saurait rendre une fausse sentence; sinon, car vous savez vous-mêmes que l'on peut s'attendre à ce que, au cours de tant d'aventures, et contre son gré... [8,7] Mais tout de suite Leucippé, sans laisser au prêtre le temps de terminer : « S'il vous plaît, inutile de le dire; je suis prête à entrer dans la grotte de la flûte et à m'y laisser enfermer, même sans sommation légale. — C'est très bien, dit le prêtre, et je te félicite de ta sagesse et... de ta chance. » Le soir était tombé et chacun d'entre nous se retira pour dormir à l'endroit que le prêtre avait fait préparer. Clinias, lui, n'avait pas dîné avec nous, pour ne pas avoir l'air de nous imposer à l'hospitalité de notre hôte, mais il était resté dans le logement qu'il avait la veille et ce jour-là encore. Je voyais que Sostratos était secrètement troublé par l'histoire de la flûte de Pan, craignant sans doute que nous n'ayons menti au sujet de la virginité de Leucippé, par respect pour lui. Je fis alors à Leucippé un signe imperceptible, pour qu'elle dissipât la crainte de son père, étant donné qu'elle saurait comment s'y prendre pour qu'il la crût. Et il me sembla qu'elle avait eu le même soupçon que moi, tant elle me comprit rapidement. Même avant que je ne lui aie fait signe, elle avait réfléchi à la façon la plus convenable de se faire croire. Au moment, donc, de se retirer pour la nuit, elle embrassa son père et lui dit doucement : « Courage, père, ne t'inquiète pas pour moi et sois sûr de ce que nous t'avons dit. Par Artémis, je jure que ni lui ni moi nous n'avons rien dit qui ne soit vrai. » Le lendemain, Sostratos et le prêtre s'occupèrent de l'ambassade sacrée et les sacrifices furent célébrés magnifiquement. Il y avait là les membres du Conseil, qui participaient à la cérémonie. On chanta beaucoup d'hymnes à la déesse. Thersandre (il était présent lui aussi) s'avança devant le président du Conseil et lui dit : « Inscris pour demain l'affaire qui nous concerne, car l'homme condamné hier a été délivré par certains et Sosthénès est introuvable. » L'affaire fut donc inscrite pour le lendemain; et nous fîmes de notre côté les préparatifs les plus sérieux. [8,8] Le moment venu, Thersandre commença de la sorte : « Je ne sais par quel argument commencer, ni quelle accusation formuler la première et quelle autre la seconde. Car de nombreux actes criminels ont été commis par plusieurs personnes, et tous plus graves les uns que les autres; tous sont indépendants les uns des autres et il en est que je ne pourrai comprendre dans mon accusation. Bien que mon esprit les possède tous, je crains que mon discours ne vous semble incohérent, le souvenir des uns entraînant ma langue vers un autre. Ma hâte de dire ce qui n'a pas encore été exposé diminuera l'effet de l'ensemble de ce qui aura été dit. Lorsque des adultères se mettent à assassiner les domestiques des autres, que les meurtriers commettent l'adultère avec les femmes des autres, que des marchands de femmes viennent interrompre les sacrifices officiels, que des prostituées souillent nos sanctuaires les plus sacrés, qu'il se trouve quelqu'un pour fixer un jour où l'on aura à juger entre des esclaves et leur maître, quel crime peut-on commettre encore, alors que l'illégalité, l'adultère, l'impiété, l'assassinat se trouvent ici rassemblés ? Vous avez condamné un homme à mort, pour quelles raisons, peu importe ici, vous l'avez renvoyé, enchaîné, à la prison, pour y être gardé jusqu'à l'exécution; et cet homme, le voici devant vous; au lieu de chaînes, il porte une robe blanche, et il se trouve dans les rangs des hommes libres, lui, un prisonnier d'État. Peut-être aura-t-il même l'audace de prendre la parole et de prononcer quelque discours accusateur contre moi, ou plutôt contre vous et contre la sentence que vous avez prononcée. Lis, greffier, la sentence des juges et de leurs assesseurs. (Le greffier lit la sentence.) Vous entendez ce que vous avez décidé, et la sentence que vous avez portée, en ma faveur, contre cet homme. La décision a été prise de mettre Clitophon à mort. Où donc est le bourreau ? Qu'il le prenne et l'emmène. Donnez-lui immédiatement le poison. Il est déjà légalement mort : c'est un condamné en sursis. Que viens-tu nous dire, très vénéré et très auguste prêtre ? Dans quelles lois sacrées est-il écrit que les personnes condamnées par le Conseil et les Prytanes, livrées au bourreau et déjà enchaînées, devaient être soustraites à l'exécution et délivrées de leurs liens, et que tu devais avoir des pouvoirs supérieurs à ceux des présidents de tribunal et des tribunaux eux-mêmes ? Descends de ton estrade, Président, cède-lui ton autorité et la conduite des débats; tu n'as plus aucun pouvoir; il ne t'est plus permis de prononcer une sentence contre des criminels, et, aujourd'hui, toute décision prise par toi et cassée. Pourquoi rester là parmi nous, prêtre, dans la foule ? Monte sur l'estrade, prends place sur le trône du président, et sois dorénavant notre juge, ou plutôt donne des ordres, selon ton bon plaisir; ne te fais lire ni les lois ni les décisions des tribunaux, considère que personne ne saurait être ton égal. Que l'on se prosterne devant toi comme devant Artémis, car ce sont ses honneurs à elle que tu as usurpés. C'est elle seule qui a le pouvoir de sauver ceux qui cherchent asile auprès d'elle. Et cela, avant le verdict. Jamais la déesse n'a délié un prisonnier enchaîné, jamais elle n'a soustrait au châtiment quelqu'un que l'on avait livré au bourreau. Ce sont les malheureux, et non les criminels, à qui appartiennent ses autels. Et toi, tu vas jusqu'à libérer des prisonniers enchaînés, et tu absous des condamnés ? Ainsi, tu prétends avoir le pas même sur Artémis. Qui donc a ainsi changé de demeure, et a remplacé la prison par le temple ? Un meurtrier, un adultère, chez la déesse immaculée! Hélas, un adultère chez la déesse vierge! Et il y avait avec lui une femme sans pudeur, une esclave qui avait fui son maître. Et c'est celle-là, nous l'avons vu, que tu as accueillie, c'est avec eux que tu as partagé ton foyer, avec eux que tu as bu, et peut-être que tu as dormi, prêtre, transformant le sanduaire en maison louche! La demeure d'Artémis est devenue la chambre d'un adultère et d'une prostituée! Mais on ne voit même pas cela dans un mauvais lieu! Je n'ai donc qu'une seule accusation à formuler contre ces deux-là : je demande que le-premier soit puni pour abus de pouvoir, et que l'autre reçoive l'ordre de se livrer pour l'exécution de la sentence. J'ai un second procès, en adultère, celui-là, contre Mélitté. Et je n'ai pas besoin de longs discours contre elle. Il a déjà été décidé par vous que l'enquête serait fondée sur la mise à la question des servantes. Je les réclame donc. Et si, sous la torture, elles déclarent ne pas savoir que ce condamné a vécu longtemps avec elle et tenait dans ma propre maison la place d'un mari, et non celle d'un simple amant, je retirerai ma plainte. Mais si c'est le contraire qui arrive, je prétends que, conformément à la loi, elle doit perdre sa dot, à mon bénéfice, et que son complice doit subir le châtiment prévu pour les adultères, et qui est la mort. Aussi, pour quelque raison qu'il meure, ou comme adultère ou comme meurtrier, et il mérite deux fois la peine de mort, l'exécution de l'une des deux peines le soustraira à l'autre; en mourant, il y gagnera une mort! Ma troisième accusation porte contre cette esclave, qui m'appartient, et son prétendu vénérable père. Mais je la soutiendrai plus tard, lorsque vous aurez rendu votre verdict contre les autres. » Et, après ces paroles, il se tut. [8,9] Alors s'avança le prêtre (il ne manquait pas d'éloquence et était grand admirateur de la comédie d'Aristophane), qui se mit à parler de façon fort spirituelle, dans le style des comiques, en s'en prenant aux mauvaises moeurs de Thersandre : « Injurier ainsi en présence de la Déesse, disait-il, de façon aussi infâme, des gens de bien, est le signe d'une bouche impure. Et ce n'est pas la première fois, il y a longtemps que sa langue est faite aux sévices. Oui, dès sa jeunesse, il se... mélangea à beaucoup de personnages fort puissants, et tout le plus beau temps de sa jeunesse se trouva employé de la sorte. Il avait un air décent, jouait la sagesse, affectait d'être avide d'instruction, ne se dérobait pas à ceux qui lui en inculquaient et se montrait tout à fait docile à leurs leçons. Il quitta le domicile paternel et loua pour son usage une chambrette où il installa sa maison, et, le plus souvent, il s'adonnait à des études... spéciales, et se montrait accueillant pour tous ceux qui pouvaient lui rendre les services qu'il désirait. C'est ainsi qu'il prétendait s'exercer l'âme... Ensuite, au gymnase, nous vîmes comment il se faisait enduire tout le corps, comment il saisissait les lances à pleine main et comment, à la lutte, il choisissait pour les étreindre les plus virils des jeunes gens. Voilà les exercices qu'il faisait pour se développer le corps. Et cela se passait quand il était dans sa fleur. Lorsqu'il fut un homme fait, il mit en pleine lumière ce qu'il avait jusque-là caché. Le reste de son corps ayant passé le moment, il ne l'utilisa plus, et se contenta d'aiguiser sa langue pour toutes sortes de licences, sa bouche lui servait pour les pires infamies, il se montrait violent envers tous et portait sur son visage son manque de pudeur, au point qu'il n'a pas eu honte d'insulter, aussi grossièrement en votre présence, un homme que vous avez honoré du sacerdoce. Si j'avais passé ma vie ailleurs et non parmi vous, il me faudrait me justifier et justifier toute ma vie. Mais, puisque vous savez que toute mon existence est à l'abri des accusations mensongères de cet individu, je dois seulement vous parler des griefs qu'il soulève contre moi. « Tu as délivré, dit-il, un condamné à mort! » Et, sous ce prétexte, il a proféré à mon égard les plaintes les plus violentes, m'appelant tyran, et tout ce qu'il a dit dans la grande scène. Mais le tyran n'est pas celui qui sauve les victimes de faux témoignages, mais celui qui veut perdre des innocents, qui n'ont été condamnés ni par le Conseil ni par le Peuple. En vertu de quelles lois, dis-moi, as-tu commencé par enfermer dans la prison ce jeune étranger ? Quel président de tribunal l'a condamné ? Quel tribunal a ordonné de l'enchaîner ? Admettons même qu'il ait commis tous les crimes dont tu l'accuses; eh bien, qu'il commence par être jugé! Qu'il soit confondu, qu'il puisse prendre la parole! Que ce soit la loi, qui est au-dessus de toi et au-dessus de tout le monde, qui le fasse enchaîner; personne, sans un jugement, n'a de pouvoir sur personne. Ferme donc les tribunaux, supprime les salles du Conseil, expulse les magistrats; tout ce que tu as dit au Président, je puis, moi, le retourner contre toi, en toute vérité, et avec plus de justice. Cède ta place, Président, à Thersandre; tu n'es président du tribunal qu'en nom seulement. C'est lui qui remplit tes fonctions. Que dis-je, il fait même ce que toi tu ne fais pas; car, toi, tu as des assesseurs, et tu n'as le droit de rien faire sans eux; et tu n'as aucun pouvoir avant d'être assis sur ce siège; jamais tu n'as, dans ta maison, condamné un homme à être enchaîné. Tandis que ce noble seigneur que voici assume toutes les fondions : Assemblée du Peuple, Conseil, Président, Magistrat. C'est dans sa maison qu'il rend des arrêts, qu'il décide, qu'il ordonne d'enchaîner les gens, et le moment choisi pour exercer sa justice est la nuit! Voilà un beau juge qu'un juge nocturne. Et le voici maintenant qui répète à grands cris « Tu as libéré un condamné à mort! » A mort? A quelle mort ? Condamné pourquoi? Dis-moi la raison de cette condamnation. « Il a été condamné pour meurtre », dit-il. Donc il a tué ? Dis-moi alors qui il a tué. Celle qu'il a tuée, dont tu dis qu'elle a été supprimée, tu la vois vivante, de tes yeux, et tu n'aurais sans doute pas l'audace d'accuser cet homme de meurtre ? Ce que tu vois n'est pas le fantôme de cette jeune femme; ce n'est pas Hadès qui a renvoyé une morte pour témoigner contre toi. Et l'on peut t'accuser de deux tentatives de meurtre : cette jeune fille, tu l'as tuée en paroles, et, par tes actes, tu as tenté de tuer Clitophon. Bien plus, tu étais sur le point de la tuer, elle. Car nous connaissons tes machinations à ta propriété de campagne. Mais Artémis, la grande déesse, les a sauvés tous deux. Elle l'a arrachée des mains de Sosthénès, et celui-ci, de tes mains à toi. Quant à Sosthénès, tu l'as fait disparaître, pour ne pas être pris en flagrant délit. Et tu ne rougis pas, lorsqu'il est prouvé que tes accusations contre ces étrangers ont été volontairement mensongères ? Pour les accusations qui me concernent moi-même, je pense en avoir assez dit; quant à la défense de ces étrangers, je leur laisse le soin de la présenter eux-mêmes. » [8,10] La parole allait être prise, en notre nom, à Mélitté et à moi-même, par un orateur qui n'était pas dépourvu de réputation et qui, de plus, appartenait au Conseil, lorsqu'il fut devancé par un autre orateur, du nom de Sopater, et qui était l'un des avocats de Thersandre : « Non, dit-il, c'est maintenant mon tour de parler contre ces deux adultères, mon très cher Nicostrate (c'était ainsi que s'appelait notre avocat); ensuite, ce sera le tien. Ce qu'a dit Thersandre ne s'applique qu'au prêtre, et il n'a fait que toucher à la partie de la cause qui concerne ce gibier de potence. Lorsque j'aurai montré qu'il doit être tenu pour l'auteur d'un double meurtre, alors, ce serait — si possible — le moment pour toi de tenter de le décharger de ces accusations. » Tout en prononçant cet exorde, il gesticulait et se triturait le visage. « Quant à la comédie, continua-t-il, que nous a donnée le prêtre, nous l'avons entendue : ce n'était qu'inconvenance, impudence, accusations calomnieuses envers Thersandre, et le début du discours n'était qu'injures contre Thersandre, sur les mêmes points où celui-ci l'avait lui-même accusé. Mais aucun des propos de Thersandre contre lui n'avait été calomnieux : oui, il a délivré un prisonnier, oui, il a reçu une prostituée, oui, il a accueilli un adultère; quant aux accusations impudentes qu'il a préféré prononcer contre Thersandre, en tentant de vilipender sa vie privée, sur ce point, lui, il ne s'est privé d'aucune calomnie. Il aurait convenu, entre tous, à un prêtre de conserver sa langue pure de toute infamie — je cite ses propres paroles pour les retourner contre lui. Mais la scène de tragédie qu'il nous a jouée après sa comédie, lorsqu'il a parlé ouvertement, et non plus par énigmes, lorsqu'il s'est si fort irrité que nous ayons surpris un adultère et que nous l'ayons fait emprisonner, m'a étonné au point que je me suis demandé quel intérêt il pouvait avoir à y mettre cette passion. Mais il est possible d'entrevoir la vraie raison; il a vu le visage des deux débauchés en question, celui de l'amant et celui de sa putain. Elle est dans la fleur de l'âge, jeune, et le petit jeune homme est, lui aussi, dans sa fleur, et il n'a pas, à le voir, l'air bien farouche; il est même encore fort propre aux plaisirs du saint homme. Lequel des deux t'a acquis à leur cause ? Vous avez tous passé la nuit ensemble, vous vous êtes grisés ensemble, et votre nuit s'est déroulée sans témoin. Je crains que le temple d'Artémis n'ait été transformé par vous en temple d'Aphrodite, et que nous n'ayons à juger de ton sacerdoce et à nous demander s'il faut que tu conserves cette charge. Quant à la vie de Thersandre, vous la connaissez tous; vous savez que, dès son plus jeune âge, il a été sage et de bonnes moeurs; vous savez comment, arrive à l'âge d'homme, il se maria selon les lois, et sa seule faute a résidé dans le jugement qu'il porta sur cette femme — qui ne s'est pas révélée telle qu'il l'espérait — en se fiant à sa noblesse et à sa fortune. Il est probable que, déjà, autrefois, elle a commis des fautes avec d'autres amants, mais qu'elle a réussi à les dissimuler aux yeux de son excellent mari; mais, à la fin, elle a rejeté toute pudeur et a mis le comble à son impudence. Comme son mari était parti pour un long voyage, elle a pensé que c'était le moment le plus favorable pour se livrer à l'adultère et consacrer sa réputation. Elle rencontra alors un jeune prostitué mâle — ce fut là son infortune la plus grave, d'avoir rencontré un amant qui, chez les femmes, fait figure d'homme et qui devient femme parmi les hommes — bref, il ne lui suffit pas de vivre ouvertement avec lui, sans rien craindre, en pays étranger, elle l'amena ici, avec elle, passant les nuits auprès de lui pendant toute la traversée et se compromettant à bord aux yeux de tous, sans aucune dissimulation. O adultère dont furent témoins et la mer et la terre! O adultère long comme de l'Égypte en Ionie! Une femme commet une faute; oui, mais pour un seul jour; ou si sa faute se renouvelle une seconde fois, elle la commet à la dérobée et la cache aux yeux de tous. Mais cette femme-ci commet l'adultère je ne dirai pas seulement au son de la trompette, elle le fait proclamer à son de trompe! Éphèse tout entière a connu son amant! Et elle n'a pas eu honte de rapporter cette denrée de l'étranger, elle l'a acheté, comme une belle marchandise, et est revenue importer ici un amant! «Mais je croyais, dit-elle, que mon mari était mort! » Sans doute, s'il est mort, tu es acquittée; car il n'y a plus de victime de l'adultère et il ne saurait y avoir violation d'un mariage dont le mari n'existe pas. Mais si le mariage demeure valable par suite de la survie du conjoint, alors il y a acte de brigandage sur la personne de la conjointe, si une tierce personne la séduit. Et, de la même façon que, le mariage étant dissous, il n'y a pas d'adultère, de même, le mariage demeurant, il y a adultère. [8,11] Sopater parlait encore, mais Thersandre lui coupa la parole : « Inutile de faire des discours, dit-il, je dépose deux sommations, l'une envers Mélitté que voici, et l'autre envers la prétendue fille de l'ambassadeur, et qui est en réalité mon esclave et celle-ci, je renonce à la faire mettre à la question, comme on l'a demandé tout à l'heure. » Puis il lut la sommation : Thersandre somme Mélitté et Leucippé — car c'est, m'a-t-on dit, le nom de cette putain. Premièrement Mélitté, si elle n'a eu aucun rapport intime avec l'étranger en question pendant tout le temps de son voyage, est sommée de se plonger dans l'eau sacrée du Styx et, sous serment, de se disculper des chefs d'accusation contre elle portés. Secondement, l'autre est sommée, si elle n'est plus fille, de reprendre sa situation d'esclave auprès de son maître, car seules les femmes esclaves ont le droit de pénétrer dans le sanctuaire d'Artémis; si, au contraire, elle prétend être vierge, elle est sommée de se faire enfermer dans la grotte de la flûte de Pan. » Nous, nous acceptâmes d'emblée les sommations, car nous savions qu'elles seraient lancées; Mélitté, de son côté, encouragée par le fait que, pendant tout le temps de son voyage, elle n'avait eu avec moi d'autres rapports que verbaux, répondit : « C'est bien, j'accepte cette sommation, pour mon compte, en y ajoutant encore de moi-même une stipulation dont la signification essentielle est que je n'ai jamais permis à personne, ni étranger, ni concitoyen, d'avoir avec moi les rapports dont tu parles. Mais, toi-même, quel châtiment acceptes-tu, s'il est démontré que tu m'as attaquée de façon calomnieuse ? Celui que voudront fixer les juges », répondit Thersandre. Sur quoi le tribunal se sépara et l'on décida que la question des sommations serait réglée le lendemain. [8,12] L'histoire de l'eau du Styx est la suivante. Il y avait une belle jeune fille, nommée Rhodopis, qui adorait la chasse; pieds rapides, mains sûres, ceinture et bandeau dans les cheveux, tunique troussée au genou, cheveux coupés comme un homme. Artémis l'aperçut, fut contente d'elle, la fit venir et la choisit comme compagne de chasse. Bien souvent, elles chassèrent ensemble. Rhodopis promit par serment de demeurer toujours auprès de la déesse, de fuir la compagnie des hommes et de ne pas se soumettre aux violences d'Aphrodite. Tel fut le serment de Rhodopis. Aphrodite l'entendit, fut irritée et résolut de punir la jeune fille de son mépris. Il y avait, à Ephèse, un jeune homme aussi beau entre tous les jeunes garçons que l'était Rhodopis parmi les jeunes filles. On l'appelait Euthynicos; lui aussi, chassait, comme Rhodopis et, comme elle, il se refusait à connaître Aphrodite. La déesse décida donc de les attaquer tous les deux et poussa vers le même endroit le gibier que tous deux poursuivaient. Jusque-là, ils ne s'étaient pas rencontrés, et il se trouva qu'Artémis était alors absente. Aphrodite appela son fils l'archer et lui dit : « Petit, tu vois ce couple qui ne connaît pas l'amour, qui nous déteste, nous et nos mystères ? La jeune fille a même prononcé un serment insolent contre moi. Tu les vois qui courent le même cerf ? Commence, toi-même, la chasse, et d'abord contre cette jeune présomptueuse; ta flèche à toi, en tout cas, est plus infaillible que la sienne. » Tous deux bandent leur arc, la jeune fille contre le cerf, l'Amour contre la jeune fille; et tous deux atteignent le but; la chasseresse est blessée au terme de sa propre chasse. Le cerf reçut la flèche dans le flanc, mais la jeune fille la reçut dans le coeur, et cette flèche était l'amour d'Euthynicos. Ensuite, l'Amour lança un trait contre celui-ci, à son tour; alors Euthynicos et Rhodopis se virent. Ils levèrent d'abord les yeux l'un sur l'autre et aucun ne put détacher de l'autre son regard; peu à peu, leurs blessures leur firent sentir leur mal et l'Amour lui-même les conduisit dans la grotte où se trouve maintenant la source, et là, ils manquèrent à leur serment. Artémis vit Aphrodite qui riait, comprit ce qui s'était passé et transforma la jeune fille en source, à l'endroit même où elle avait perdu sa virginité. C'est pourquoi, chaque fois qu'une femme est accusée dans une affaire d'amour, elle doit se plonger dans la source; celle-ci n'a que peu d'eau et ne monte que jusqu'à mi-jambe. Voici quelle est l'épreuve décisive : la femme écrit la formule du serment sur une tablette qu'elle suspend à son cou par un lien; si le serment ne contient aucun mensonge, la source demeure telle qu'elle est; s'il y a parjure, l'eau se met à bouillonner, monte jusqu'au cou et recouvre la tablette. Nous nous entretînmes de tout cela et, comme la soirée s'avançait, nous allâmes nous coucher, chacun de notre côté. [8,13] Le lendemain, le peuple entier était rassemblé : à leur tête se trouvait Thersandre, l'air joyeux, et qui nous regardait en riant. On avait revêtu Leucippé d'une robe rituelle; la tunique lui descendait jusqu'aux pieds, le vêtement de dessus était de lin; une ceinture l'entourait à mi-corps ; sur la tête, un bandeau de pourpre, les pieds nus. Elle pénétra dans la grotte, très calme; et moi, en la voyant, je restais là, tremblant, me disant à moi-même : « Que Leucippé soit vierge, j'en suis bien certain, mais c'est Pan, ma chérie, que je redoute. Car c'est un dieu qui aime les vierges, et je crains que tu ne sois, toi, une seconde Syrinx. La première a réussi à fuir le dieu qui la poursuivait dans la plaine; il la poursuivait en plein champ; mais toi, nous t'avons enfermée derrière une porte, comme dans une ville assiégée, de telle sorte que, s'il te poursuit, tu ne pourras pas fuir. Je t'en prie, Seigneur Pan, sois bienveillant, ne viole pas la loi de ce lieu; car nous, nous l'avons respectée. Que Leucippé en ressorte et nous revienne toujours vierge; car c'est là ton traité avec Artémis; ne mens pas à la déesse vierge! » [8,14] Pendant que je murmurais ces mots à part moi, voici que l'on entendit une musique délicieuse, et l'on assura que jamais plus douce mélodie ne s'était fait entendre. Et, aussitôt, nous vîmes les battants s'ouvrir. Et lorsque Leucippé sortit, tout le peuple se mit à pousser des cris de joie et à insulter Thersandre. Quant à moi, je n'ai pas de mots pour exprimer l'état dans lequel je me trouvais. Après avoir ainsi remporté cette magnifique victoire, la première, nous nous retirâmes. Puis nous nous rendîmes au lieu de la seconde épreuve, celle du Styx. La foule s'y transporta pour assister aussi à ce spectacle. Et, là encore, tout s'accomplit selon le rite. Mélitté se mit la tablette au cou; la source était transparente, et son niveau bas. Mélitté y entra et resta immobile, le visage joyeux. Et l'eau resta comme elle était, sans monter le moins du monde au-dessus de son niveau ordinaire. Une fois écoulé le temps pendant lequel il avait été décidé que Mélitté resterait dans la source, le président du tribunal la prit par la main et la fit sortir de l'eau; Thersandre avait été vaincu dans la seconde reprise. Sentant qu'il allait être vaincu dans la troisième, il disparut subrepticement et se retira chez lui, craignant que la foule ne le lapidât. Quatre jeunes gens arrivaient en effet, traînant Sosthénès : deux étaient des parents de Mélitté, et deux, de ses serviteurs. Et Mélitté les avait envoyés pour le chercher. Thersandre les avait vus de loin, et, sachant que si on mettait Sosthénès à la question, il révélerait toute l'affaire, il se hâta de s'enfuir, et, la nuit venant, quitta secrètement la ville. Thersandre en fuite, les magistrats firent mettre Sosthénès en prison. Alors, nous nous retirâmes, ayant remporte l'avantage de vive force, et accompagnés par les bénédictions de tous. [8,15] Le lendemain, les officiers à qui en avait été donné mission conduisirent Sothénès aux autorités. Et lui, en se voyant emmené à la torture, révéla tout, disant ce qu'avait machiné Thersandre et tout ce qu'il avait fait lui-même sur l'ordre de celui-ci. Il ne passa même pas sous silence la conversation qu'ils avaient eue tous les deux devant la porte de Leucippé au sujet de celle-ci. Alors il fut remis sur-le-champ en prison, dans l'attente du châtiment, et Thersandre fut condamné, par contumace, au bannissement. Quant à nous, le prêtre nous reçut une fois encore, de la manière accoutumée. Et, pendant le dîner, nous reprenions les mêmes récits que la fois précédente, notamment les détails de nos aventures que nous avions omis. Leucippé, en particulier, qui ne rougissait plus devant son père, maintenant que l'on avait prouvé de façon manifeste sa virginité, racontait avec plaisir son histoire. Lorsqu'elle en vint à l'épisode de Pharos et des pirates, je lui dis : « Ne veux-tu pas nous raconter l'histoire des pirates de Pharos, et nous expliquer le mystère de la tête coupée, pour que ton père l'entende en même temps que nous ? Car c'est le seul point qui manque encore au récit de toute l'aventure. » [8,16] « C'était une malheureuse, commença-t-elle, de ces femmes qui font commerce de l'amour et que les pirates avaient réussi à tromper et à entraîner à leur bord, sous prétexte d'y être l'amie d'un marchand qui s'y trouvait. Ils l'avaient ainsi sur le bateau, et elle y faisait l'amour sans se douter de rien avec l'un des pirates, qui prétendait l'aimer. Lorsqu'ils m'eurent enlevée, comme tu l'as vu, et mise à bord de leur bateau, et qu'ils se furent enfuis de toute la vitesse de leurs rames, ils s'aperçurent que le navire qui les poursuivait allait les rattraper; alors ils dépouillèrent la malheureuse femme de ses bijoux et de ses vêtements et m'en revêtirent, puis ils l'affublèrent de mes habits. Ensuite ils la firent monter sur la proue, pour que vous puissiez bien la voir, vous qui nous poursuiviez, et lui coupèrent la tête. Après quoi ils jetèrent le corps dans la mer, comme tu l'as vu, conservant, pour le moment, la tête sur le bateau. Peu après, ils s'en débarrassèrent également, lorsqu'ils ne furent plus poursuivis. Je ne sais pas si c'était la raison pour laquelle ils avaient cette femme à leur bord ou s'ils avaient l'intention de l'enlever et de la vendre comme esclave, comme ils me vendirent plus tard moi aussi. En tout cas ils l'égorgèrent à ma place lorsqu'ils furent poursuivis, pour donner le change aux poursuivants, et parce qu'ils pensaient qu'ils tireraient un meilleur profit de ma vente que de la sienne. Et c'est la raison pour laquelle je vis Chaeréas puni comme il le méritait; car c'était lui qui avait donné le conseil de tuer la femme à ma place et de la jeter par-dessus bord. Le reste de la bande refusa formellement de me laisser à lui seul; il avait déjà, disaient-ils, eu en partage une autre prisonnière, dont la vente, si elle avait eu lieu, leur aurait rapporté gros; il fallait par conséquent que je sois vendue à la place de la morte pour que tous en bénéficient, et non pas lui seul. Il refusa, invoquant le droit et disant que leurs conventions n'étaient pas que l'on m'enlèverait pour être vendue à leur profit, mais comme sa maîtresse à lui; il fut insolent et l'un des pirates — il avait bien raison — passa derrière lui et lui coupa la tête. Il reçut ainsi le châtiment qu'il avait si richement mérité pour m'avoir enlevée et son corps fut, à son tour, jeté à la mer. Quant aux brigands, après deux jours de navigation, ils m'emmenèrent je ne sais plus où et me vendirent à leur marchand ordinaire, et celui-ci à Sosthénès. » [8,17] Alors Sostratos reprit : « Maintenant que vous avez fini, mes enfants, de me raconter vos histoires, écoutez que je vous apprenne ce qui s'est passé chez nous au sujet de Calligoné, ta soeur, Clitophon, afin que je ne sois pas sans avoir apporté ma contribution à vos récits. » En entendant prononcer le nom de ma soeur, je devins tout attention et : « Oui, père, fis-je, raconte-nous, mais ton récit puisse-t-il concerner une vivante! » Il commença par raconter tout ce que j'ai déjà exposé, l'histoire de Callisthènes, de l'oracle, de l'ambassade sacrée, de la chaloupe et de l'enlèvement. Puis il continua : Apprenant, au cours de la traversée, que ce n'était pas ma fille et qu'il s'était trompé, Callisthènes n'en resta pas moins vivement épris de Calligoné; il se jeta à ses genoux, et : « Ma reine, lui dit-il, ne crois pas que je sois un pirate ni un malfaiteur. Je suis de bonne famille, byzantin de naissance, et je ne suis inférieur à personne. C'est l'amour qui m'a fait jouer le rôle d'un pirate et entreprendre ce complot contre toi. A partir d'aujourd'hui, considère-moi comme ton esclave. Et je te fais, en présent de noces, donation, d'abord de moi-même, ensuite d'une somme plus considérable que celle que t'aurait donnée ton père. Et je respecterai ta virginité aussi longtemps que tu le jugeras bon. » Grâce à ces paroles et à beaucoup d'autres semblables, il réussit à se concilier les bonnes grâces de la jeune fille. Car il était bien fait, beau parleur et persuasif; puis, lorsqu'il fut arrivé à Byzance, il lui fit donation d'une forte somme et lui fournit splendidement vêtements, bijoux et tout ce qui sert à orner les femmes riches; il la traita bien et la respecta, comme il l'avait promis. Tant et si bien qu'il s'empara de son coeur. Cependant, en toutes choses, il se montrait bien élevé, mesuré, sage; c'était, brusquement chez ce jeune homme, une métamorphose étonnante! Il se levait lorsque entrait quelqu'un de plus âgé, il prenait grand soin d'être le premier à saluer ceux qu'il rencontrait et sa prodigalité, jusque-là sans discernement, cessa d'être celle d'un débauché pour devenir prudente, tout en restant généreuse envers ceux que leur pauvreté met dans la nécessité d'accepter ce qu'on leur donne. Si bien que tout le monde s'étonnait de ce soudain passage du pire à quelque chose de vraiment excellent. Et moi j'étais, de tous, le plus séduit par lui, et je lui portais une grande affection, pensant que sa débauche avait été l'effet d'une nature impétueuse, et non celui du vice. Et je me rappelais l'exemple de Thémistocle qui, lui aussi, dans sa prime jeunesse, semblait s'abandonner aux pires excès, mais qui, plus tard, dépassa tous les Athéniens en sagesse et en bravoure. Et je me repentais de l'avoir éconduit lorsqu'il m'avait parlé d'épouser ma fille. Car il avait les plus grands égards pour moi, il m'appelait « père » et m'escortait sur la place publique. Il ne négligeait pas de s'entraîner aux exercices militaires et se distinguait tout particulièrement dans l'équitation. Il y avait d'ailleurs toujours pris plaisir, même au temps de sa vie de débauche, et l'avait pratiquée, mais comme un luxe et un amusement. Il n'en avait pas moins entretenu en lui-même, à son insu, courage et pratique. Le but final de ses efforts devint de se distinguer à la guerre par son courage et son adresse. Il fit également don de fortes sommes à la cité. Si bien qu'on l'élut stratège en même temps que moi. Ce qui ne fit que renforcer son respect affectueux à mon égard, et il se montrait, en tout, fort docile envers moi. [8,18] » Lorsque nous eûmes remporté la victoire grâce aux manifestations divines, nous retournâmes à Byzance pour y remercier Héraclès et Artémis. Nous fûmes désignés par le peuple, moi pour venir ici sacrifier à Artémis, lui pour aller à Tyr sacrifier à Héraclès. Callisthènes me prit alors la main et commença par me raconter tout ce qu'il avait fait au sujet de Calligoné : Mais ce que j'ai fait, père, continua-t-il, a été dû à l'ardeur de ma jeunesse; ce que j'ai fait ensuite, je l'ai accompli de façon réfléchie. J'ai respecté jusqu'à ce jour la virginité de la jeune fille, et cela en pleine guerre, alors que personne ne diffère ses plaisirs. Aussi maintenant ai-je décidé de la ramener à Tyr chez son père et de la recevoir de lui légalement comme épouse. S'il veut bien me donner sa fille, je la prendrai de tout coeur, pour notre bien à tous deux. S'il se montre difficile et irrité, je la lui rendrai vierge. Je lui ai assuré une donation qui n'est pas méprisable et je serais très heureux de conclure ce mariage. » Je te lirai la lettre que j'écrivis avant son départ, et dans laquelle je demandai que l'on voulût bien accorder la jeune fille à Callisthènes, énumérant sa noblesse, son excellente réputation, et ses nombreux exploits pendant la guerre. C'est ce que nous avions convenu avec Callisthènes que je ferais. Quant à moi, si nous obtenons gain de cause en appel, j'ai résolu d'abord de revenir à Byzance, puis, de là, d'aller à Tyr. » Après tous ces propos, nous nous retirâmes pour dormir comme les fois précédentes. [8,19] Le lendemain, Clinias vint nous dire que Thersandre s'était enfui pendant la nuit, qu'il avait interjeté appel sans intention de comparaître, mais qu'il avait simplement voulu, sous ce prétexte, différer le moment où il serait convaincu de ses méfaits. Nous restâmes donc trois jours pleins, ce qui était le délai légal pour une assignation, puis nous nous présentâmes au président du tribunal et nous fîmes lire la loi en vertu de laquelle Thersandre ne pouvait plus nous intenter de procès. Après quoi nous nous embarquâmes et, profitant d'un vent favorable, nous nous rendîmes à Byzance, où nous célébrâmes le mariage si longtemps attendu, et nous gagnâmes Tyr. Nous y arrivâmes deux jours après Callisthènes et nous y trouvâmes mon père sur le point d'offrir les sacrifices pour le mariage de ma sœur, qui était fixé au lendemain. Nous fûmes donc présents à la cérémonie, et nous participâmes à son sacrifice, priant les dieux d'accorder à mon mariage et à celui de Callisthènes la meilleure fortune. Et nous décidâmes de passer l'hiver à Tyr et, ensuite, de revenir à Byzance.