[2,0] LIVRE DEUXIÈME. [2,1] J'étais demeuré dans le jardin avec Satyrus. Les impressions du plaisir que je venais de goûter m'y retinrent quelques instants. Lorsqu'elles commencèrent à s'affaiblir, je rentrai dans la maison, et mon amour me conduisit à l'appartement de Leucippe. Je la trouvai qui, mariant sa voix aux accords de son luth, chantait les vers où le divin Homère a décrit le combat d'un lion et d'un sanglier. Ensuite elle nous dit cette chanson, que les charmes de labouche qui la prononçait gravèrent dans mon esprit : Aimable rose, au lever de l'aurore, Un essaim de zéphyrs badine autour de toi ; Chacun jure qu'il t'adore, Chacun d'eux te promet une éternelle foi. Mais le soleil, en se couchant dans l'onde, Voit à leurs tendres soins succéder le mépris ; La troupe ingrate et vagabonde Déserte sans scrupule avec ton coloris. Tel est le sort de la belle jeunesse : Mille coeurs enchaînés s'offrent à ses désirs, Mais bientot survient la vieillesse, La fleur tombe, et l'amour cherche ailleurs ses plaisirs. Pendant que Leucippe chantait ainsi sur la rose, il me semblait que j'en voyais une sur ses lèvres. Mes oreilles et mes regards étaient occupés si délicieusement que mon coeur suffisait à peine au plaisir qu'il ressentait. [2,2] Lorsqu'il fut temps de souper, mon père fit servir un festin magnifique en l'honneur de Bacchus, surnommé le Vendangeur, dont alors on célébrait la fête. Les Tyriens le tiennent pour un de leurs dieux tutélaires, fondés sur ce qu'il descend de leur nation par Cadmus. Cette solennité forme l'un des principaux articles du culte qu'ils lui rendent, et voici quelle en est l'origine. Ils disent que dans les premiers âges du monde, le vin était inconnu aux mortels ; que cette liqueur précieuse prit naissance dans leur pays ; qu'il s'y trouva un pasteur qui observait religieusement les droits de l'hospitalité, homme doux, affable et tel qu'un certain Icare, dont les Athéniens racontent à peu près la même chose ; qu'un jour il présenta toutes sortes de fruits à Bacchus, qui s'était retiré dans sa maison, mais qu'il ne lui offrit que le breuvage insipide que la nature verse sans distinction pour les hommes et pour les animaux ; que le dieu, content de l'humanité de son hôte, lui donna du vin pour marque de sa bienveillance ; que le berger, charmé d'un nectar si délicieux, tressaillit de plaisir, et, se tournant vers Bacchus : « D'où vient cette eau pourprée ? s'écria-t-il d'un air simple. Ou plutôt, en quel lieu du monde trouve-t-on ce sang qui flatte le goût avec tant de douceur? Car ceci ne ressemble point à la boisson que les ruisseaux et les fontaines nous fournissent, boisson sans agrément qui ne fait qu'apaiser notre soif, au lieu que celle-ci parfume l'odorat, embaume la bouche, et, quoique froide en apparence, porte une chaleur voluptueuse jusqu'au fond du sein. » On ajoute qu'à ces mots Bacchus mena le pasteur dans un endroit planté de vignes, qu'il prit du raisin, et, qu'en ayant exprimé le jus: « Voilà, dit-il, d'où sort cette eau divine ; voilà d'où vient ce sang merveilleux : les fruits que tu vois en sont la source. » C'est ainsi que l'art de faire du vin fut enseigné aux hommes, si l'on en croit le peuple de Tyr. [2,3] Toute notre famille s'étant mise à table, mon père me fit boire dans un vase consacré aux libations de Bacchus, et travaillé par le célèbre Glaucus de Scio. Il était de cristal ciselé, une treille qui semblait avoir pris naissance dans le fond s'élevait en serpentant jusqu'aux bords qu'elle couronnait de ses feuillages. Le pampre était entremêlé de grappes, qui paraissaient vertes lorsque la coupe était vide, et mûres lorsqu'on la remplissait de vin. Au milieu de cet agréable relief, l'art avait représenté Bacchus qui cultivait la vigne. A mesure que je buvais, mon coeur s'échauffait ; j'attachais ma vue sur le visage de Leucippe, avec une liberté qui exprimait mes désirs sans aucun ménagement. L'Amour et Bacchus sont deux divinités violentes, qui mettent sans peine la pudeur en déroute : l'un allume le feu, l'autre l'entretient et l'anime. Leucippe découvrit dans mes yeux le secret de mon âme, les siens s'enhardirent à me considérer plus attentivement qu'ils n'avaient fait jusqu'alors. Nous nous en tînmes pendant dix jours à ce commerce muet de regards tendres et passionnés. [2,4] Enfin j'eus recours à Satyrus, et je le priai d'employer quelque heureux stratagème pour hâter l'accomplissement de mes désirs. « La fortune vous protège, me dit-il, car Clio, qui est la fille de chambre de votre maîtresse, vit en bonne intelligence avec moi. J'arrangerai si bien les choses, qu'elle vous prêtera son entremise pour conclure promptement l'affaire. Mais ce n'est pas assez de confier à vos yeux le soin de sonder la volonté de Leucippe ; il faut parler clairement et faire jouer quelque autre machine qui vise plus droit au but. Prenez-lui la main, serrez-lui les doigts, et soupirez en les serrant. Si vous apercevez qu'elle souffre ces petites façons sans mépris et sans colère, osez lui toucher le cou, le flatter, le baiser... — Mon cher Satyrus, répliquai-je, tes conseils sont charmants. Ils s'accordent avec mes voeux les plus doux ; mais je suis si neuf et si simple ! je tremble d'être un mauvais soldat dans la milice de l'Amour. — Seigneur, reprit Satyrus, Cupidon ne souffre point de lâcheté dans son empire. Ne voyez-vous pas que toute sa parure est guerrière ? son flambeau, son carquois, ses flèches, ses dards annoncent sa vigueur et son courage. Plein d'un dieu si vif, vous laisserez-vous abattre par une frayeur ridicule ; languirez-vous dans un engourdissement indigne de votre jeunesse ? Prenez-y garde, ce serait avoir pris à tort le glorieux titre d'amant. Je vais commencer à travailler pour vous. J'épierai l'instant où vous pourrez vous entretenir avec Leucippe, sans craindre des témoins indiscrets. Clio et moi, nous nous tiendrons à l'écart. » [2,5] Après cette conversation, il me quitta. Comme je sentais que pour mon repos il fallait que je suivisse ses conseils, dès que je fus seul, je tâchai de me préparer à ne point manquer de courage lorsque je serai en tête-à-tête avec Leucippe. « Coeur efféminé ! me disais-je en moi-même, jusques à quand te tairas-tu? Pourquoi montrer tant de faiblesse sous les étendards d'un dieu si hardi ? Attends-tu qu'on te fasse des avances et qu'on vienne mendier ton amour ? » Cette idée était bientôt détruite par des sentiments contraires. « Malheureux ! ajoutais-je, ne te vaudrait-il pas mieux reconnaître ton erreur ? Que ne brûles-tu d'une flamme permise ? Les lois de ton père doivent régler tes désirs. Ta maison t'offre une autre maîtresse, qui n'est pas indigne de tes hommages ; aime-là, fixe tes yeux sur ses charmes, puisque c'est elle que le sort te destine pour épouse. » Ces réflexions que je faisais sur mon devoir semblaient me dessiller la vue ; mais ce n'était pas pour longtemps. J'entendais l'amour qui s'écriait du fond de mon coeur : « D'où te vient tant d'audace ? Quelle aveugle manie t'excite à porter les armes contre moi, et comment espères-tu me résister ? J'ai des ailes qui fendent l'air, j'ai des flèches dont rien ne brave la pointe, et un flambeau qui peut réduire l'univers en cendres. Si tu te garantis du coup de mes flèches, certainement tu n'éviteras pas l'ardeur de mon flambeau, et, quand même tu l'éviterais, ta fuite ne te servirait de rien, je t'atteindrais en volant. » [2,6] J'exhalais ainsi mes inquiétudes dans notre jardin, lorsque je rencontrai Leucippe. D'abord, je pâlis à son aspect. Un moment ensuite, mon visage se couvrit d'une prompte rougeur. Elle était seule, car Clio s'était éloignée. Mon trouble était si grand que je ne savais par où débuter, ni quel compliment faire à Leucippe. Mon esprit ne me fournissait rien. Enfin je me hasardai à la saluer, en l'appelant ma maîtresse. « Moi, votre maîtresse ! me dit-elle avec un sourire agréable, qui témoignait que ses beaux yeux lisaient dans le fond de mon âme ; ce titre ne m'appartient pas. Quelque dieu vous aurait-il vendu pour esclave à Leucippe, comme autrefois Hercule à la reine Omphale ? — Vous l'avez deviné, répliquai-je ; c'est Mercure qui vous vend ma liberté, car Jupiter lui a confié la vente des coeurs que l'Amour blesse. — Quel est ce Mercure ? interrompit-elle en recommençant à rire. Je ne le connais pas encore. — Cessez de badiner, poursuivis-je, vous m'avez entendu. » Pendant que je traînais la conversation en longueur, et que je m'embarrassais dans mes discours sans oser m'expliquer ouvertement, un coup du hasard vint me secourir. [2,7] Je m'étais trouvé la veille auprès de Leucippe, avec Clio, vers l'heure de midi : Leucippe faisait résonner les accords de son luth ; nous l'écoutions. Il arriva qu'une abeille vint piquer la main de Clio, qui poussa un cri de surprise et de douleur. Aussitôt Leucippe, ayant regardé sa blessure, dit qu'à l'instant elle allait la guérir par le moyen de quelques paroles mystérieuses qu'une Égyptienne lui avaient enseignées. En effet, elle les prononça d'une voix basse sur la main de Clio, et cette fille, peu de moments après, se trouva soulagée. Ma bonne fortune voulut qu'une abeille ou guêpe vint en bourdonnant voltiger autour de mon visage. Je saisis l'occasion qui m'était offerte, et, portant ma main sur ma bouche, je m'écriai que j'étais piqué, et que je sentais une vive douleur. Leucippe m'ayant demandé avec empressement où j'avais reçu la blessure, je lui dis que c'était sur les lèvres. En même temps je la priai de m'accorder les secours qu'elle avait donnés la veille à Clio. Elle approcha ses lèvres des miennes pour enchanter ma douleur en murmurant des paroles que je n'entendais pas. Pendant qu'elle me rendait cet agréable service, je lui dérobais quelques petits baisers sans bruit et comme sans dessein ; mais le mouvement de sa bouche, qui s'ouvrait et se refermait à diverses reprises, assaisonnait mes larmes d'une collusion si délicieuse, qu'il me fut impossible de me contenir davantage. L'ivresse du plaisir m'inspira de l'audace ; j'embrassai tendrement Leucippe ; mes timides baisers se changèrent en caresses pressantes. « Que faites-vous donc, me dit-elle, en s'échappant d'entre mes bras, et quelle est cette cérémonie ? — Je témoigne ma reconnaissance à la source de ma guérison », lui répliquai-je. Elle sourit ; mon courage s'accrut. « Hélas ! ma chère Leucippe, poursuivis-je avec transport, vous n'avez fait que pallier ma douleur pour un moment. Je la sens renaître avec violence : l'aiguillon a pénétré jusqu'au fond de mon coeur ; on dirait que vous portez une abeille dans la bouche. Il en sort un nectar précieux et des piqûres qui allument dans le sein un feu dévorant. Daignez donc recommencer à m'appliquer votre remède ; mais, de peur que la plaie ne s'envenime, n'achevez pas si tôt. » En parlant de la sorte, je repris Leucippe entre mes bras, et je baisai les fleurs de son visage au gré de mes désirs. Elle affectait de se défendre, mais elle ne se fâchait point. [2,8] Nous vîmes venir du monde, et nous nous séparâmes. Je commençai dès ce jour à concevoir un favorable augure du succès de ma passion. L'espérance m'offrait tout ce que ses promesses ont de plus flatteur. Il me semblait que je portais sur mes lèvres les baisers de Leucippe, comme quelque chose de matériel. Ma bouche en retenait le goût ; c'était un trésor que je conservais précieusement. Aussi, les baisers sont-ils l'une des plus charmantes faveurs de l'amour, en qualité d'enfants de la plus belle et de la plus noble partie du corps ; car la bouche est l'organe de la voix, et la voix l'interprète de l'âme. Lorsque deux personnes, qui brûlent d'une ardeur mutuelle, pressent leurs bouches l'une contre l'autre, la volupté se répand dans leur sein, leurs coeurs viennent sur le bord de leurs lèvres se rendre caresses pour caresses et goûter le plaisir à sa source. Jusqu'alors mes sens n'avaient jamais reçu d'impression aussi délicieuse. J'avouerai même encore qu'avec l'expérience que l'âge m'a donnée, je ne connais rien qui égale en douceur un baiser vraiment amoureux. [2,9] Dès le même jour, Satyrus, qui voulait par toutes sortes de moyens m'encourager et me dégourdir, s'avisa d'une chose dont je lui sus bon gré. Nous étions à table ; en nous servant à boire, il changea mon verre contre celui de Leucippe. Comme aucune des actions de cette aimable personne n'échappait à mes regards, j'avais observé l'endroit que ses lèvres venaient de toucher ; j'y portai les miennes. Le vin me parut de l'ambroisie, mon imagination se figurait que Leucippe m'envoyait un baiser, et je le recueillais tendrement sur le vase qui en était dépositaire. Leucippe, s'étant aperçue que je caressais les traces de sa bouche, me rendit galanterie pour galanterie. Satyrus lui présenta la coupe que je quittais ; je vis qu'elle imitait mon exemple. Ce fut pour mon cœur un surcroit de plaisir, plaisir sensible au goût d'un amant, bagatelle pour ceux qui languissent dans l'indifférence. Nous recommençâmes plusieurs fois cet agréable manège, et nous eûmes ainsi, pendant tout le souper, la satisfaction de nous donner des témoignages d'amour malgré les Argus qui nous environnaient. [2,10] Après le repas, Satyrus vint me trouver et me dit : "Il est temps de montrer que vous êtes homme. La mère de Leucippe, comme vous le savez, ne se porte pas bien. Elle s'est retirée pour chercher dans les bras du sommeil quelque soulagement à son indisposition. Votre maîtresse descendra selon sa coutume dans le jardin, accompagnée de Clio, que j'emmènerai d'un autre côté pour vous laisser libre sur le champ de bataille. » Nous nous mîmes donc à observer ce que deviendraient Leucippe et sa suivante. Nos désirs ne furent point trompés. Satyrus s'éloigna insensiblement avec Clio, Leucippe demeura seule à la promenade. Enhardi par mes premiers succès, je m'approchai avec la témérité d'un soldat qui méprise le péril et qui se croit déjà vainqueur. Le vin, l'amour et la solitude enflaient mon audace et soutenaient mon espoir. Sans proférer une parole, sans user d'aucun préambule, j'embrassai la belle avec autant de liberté que si nous eussions agi d'intelligence. J'allais pousser plus loin mes tentatives, lorsque nous entendîmes derrière nous un bruit qui arrêta mes transports. Nous nous troublâmes ; Leucippe se retira dans sa chambre. J'étais fort triste d'avoir perdu une occasion si favorable, et je maudissais le fâcheux contre-temps qui me l'avait dérobée. Satyrus revint bientôt me joindre. Il avait été spectateur de la scène qui s'était passée entre Leucippe et moi, car il s'était tenu avec Clio sous un arbre voisin, d'où ils épiaient l'un et l'autre si personne ne venait nous surprendre ; et c'étaient eux qui, voyant avancer quelque importun, avaient fait le bruit dont ma tendresse se plaignait. [2,11] Peu de temps après ce que je viens de vous raconter, mon père résolut de hâter la conclusion de mon mariage. Plusieurs songes funestes troublaient son repos et l'engageaient à redoubler sa diligence pour voir cette cérémonie, qui était l'objet de ses voeux les plus doux. Une nuit, il rêva qu'il en dressait l'appareil. Le flambeau nuptial s'éteignit dans sa main, et, ce qui mit le comble à ses inquiétudes, c'est qu'il lui sembla que la rigueur du sort nous arrachait d'entre ses bras, l'infortunée Calligone et moi. Effrayé par ces tristes présages, et voulant en prévenir l'effet, il fixa le jour de mes noces au lendemain. On avait déjà préparé les habits et les bijoux de la mariée : c'étaient, entre autres choses, une robe magnifique et un collier précieux. Le collier était une brillante chaîne de diverses pierreries qui se disputaient entre elles le prix de la beauté. On y voyait une hyacinthe taillée en forme de rose, une améthiste dont la couleur douteuse approchait de la pourpre, en tirant vers l'éclat de l'or. Entre celles-ci étaient placées trois autres pierres d'une extrême rareté ; l'art les avait si subtilement liées ensemble qu'elles paraissaient n'en faire qu'une ; leur fond était noir, leur pointe rouge, et leur coeur blanc, de sorte que la nature, par un agréable caprice, adoucissait la noirceur et la rougeur des extrémités, en leur prêtant quelques nuances de la blancheur du milieu. L'union de ces trois pierres merveilleuses était affermie par un cercle d'or qui leur servait de couronne, et cet ouvrage imitait en quelque façon la tissure de l'oeil. La robe était brodée d'or, sur un fond pourpre, non pas d'une pourpre vulgaire, mais de celle qui sert à teindre les habits de Vénus, et dont, si l'on en croit les Tyriens, nous devons la découverte au chien d'un pasteur de leur pays ; car cette riche couleur, que la nature a enfermée dans une petite coquille, était autrefois ignorée des mortels. Un jour il arriva qu'un pêcheur, ayant trouvé dans ses filets plusieurs coquilles de cette espèce, que la mer y avait apportées, les jeta sur le sable avec mépris et comme une capture qui n'était d'aucune ressource. Un chien qui survint en cassa quelques-unes avec ses dents ; aussitôt il en sortit une liqueur rouge qui lui ensanglanta le poil. Son maître, qui était un berger des environs, crut d'abord qu'il s'était blessé. Il le lava, et vit avec étonnement que cette admirable teinture, loin de s'effacer, semblait acquérir un lustre nouveau. Alors il jugea que ces précieuses coquilles cachaient dans leur sein un fard naturel, plus brillant que tout ce que l'industrie des hommes peut inventer. Pour mieux s'en éclaircir, il en ouvrit une, et y trempa de la laine ; l'épreuve lui réussit. C'est par ce moyen que la vraie pourpre a été connue, et qu'elle s'est introduite dans le monde, où elle entretient le luxe, en relevant l'éclat de la beauté même. [2,12] Mon père, qui, comme je vous l'ai déjà dit, brûlait de me voir lié des noeuds de l'hymen, offrait aux dieux le sacrifice que la coutume ordonne de leur présenter avant les noces. J'étais accablé d'une violente douleur, et je me croyais perdu sans ressource. Déjà la victime était immolée, déjà même on l'avait mise sur l'autel, lorsqu'un aigle, fondant du haut des airs, s'en saisit et l'enleva malgré tous les efforts qu'on fit pour l'en empêcher. On jugea que ce présage n'était pas favorable ; la cérémonie fut interrompue. Mon père consulta les augures ; ils lui répondirent qu'il devait se rendre sur le bord de la mer, et y offrir, vers l'heure de minuit, un sacrifice à Jupiter l'Hospitalier, parce que l'aigle s'était envolé de ce côté-là. Cet accident me déroba au malheur que j'appréhendais, car mon père n'osait plus s'obstiner à suivre ses premiers desseins, et, pour régler mon sort, il attendait que les dieux l'instruisissent de leur volonté. Pour moi, j'étais charmé de cette aventure, je bénissais l'aigle, et je trouvais que c'était à juste titre qu'on le regardait comme le roi des oiseaux. Le présage fut bientôt accompli. [2,13] Un jeune homme, appelé Callisthène, natif de Byzance, extrêmement riche, voluptueux, prodigue, et n'épargnant rien pour satisfaire ses passions, savait que Sostrate avait une fille très belle. Quoiqu'il ne la connût que par les éloges que la renommée publiait de ses charmes, il avait dessein de l'épouser. Son imagination s'en était fait une idole dont il était amoureux. Tel est le caractère des hommes avides de plaisir : souvent, une rumeur populaire les enflamme ; prompts à écouter tout ce qui les flatte, ils se livrent aussi facilement aux objets dont ils entendent parler qu'à ceux qui leur frappent la vue. Quelques jours avant que la guerre s'allumât entre les Thraces et les Byzantins, ce Callisthène avait prié Sostrate de lui accorder Leucippe. Sa mauvaise réputation et la vie dérangée qu'il menait lui attirèrent un refus dont il se sentit offensé jusqu'au fond du coeur. Son amour s'accrut en même temps par la difficulté qu'on lui opposait. Aussi, tourmenté par deux cruelles passions, il résolut de se venger des mépris de Sostrate, et de contenter ses désirs, mais il renferma ses projets dans son sein pour en mieux assurer la réussite. Les Byzantins ont une loi qui porte que, quand un homme enlève une fille et lui fait violence, la seule peine qu'on puisse lui imposer, c'est de le contraindre à se marier avec elle. Callisthène, songeant à se prévaloir de cette loi, ne cherchait qu'un moment favorable pour mériter une punition dont il attendait son bonheur. Quoiqu'il vît sa patrie désolée par une guerre sanglante, et qu'il sût que Leucippe s'était réfugiée à Tyr, dans notre maison, il n'abandonna pas son dessein. Le sort lui facilita bientôt les moyens de l'exécuter. [2,14] Les Byzantins, ayant consulté les dieux sur la conduite qu'ils devaient tenir pour remporter la victoire, l'oracle leur répondit en ces termes : Près des bords dont le nom dérive d'une plante, S'élève une île surprenante, Ile qui, par des droits aussi rares que beaux, Tient à la terre ferme et nage dans les flots : Heureux séjour, où Pallas attendrie Avec l'ardent Vulcain s'unit et se marie ! Byzantins, dans ce lieu riant et plein d'appas, Offrez un sacrifice au redoutable Hercule, Et que pour lui votre encens brûle : La victoire suivra vos pas. On n'entendit pas d'abord à Byzance quelle était l'île que l'oracle désignait. Enfin, Sostrate, qui était l'un des généraux de l'armée, s'étant levé au milieu de l'assemblée du peuple, dit à haute voix : "Les dieux nous ordonnent par ces paroles mystérieuses d'envoyer faire un sacrifice à Hercule dans les murs de Tyr. Toutes les particularités que cite l'oracle conviennent à cette ville : elle dépend d'un pays dont le nom dérive d'une plante, car c'est une île de Phénicie, et Phénix, comme vous ne l'ignorez pas, signifie en grec un palmier ; la terre et la mer se disputent l'honneur de la posséder ; la mer, en lavant de trois côtés ses superbes remparts, lui paye un tribut de ses ondes ; du quatrième côté, elle communique avec la terre par un isthme étroit qui la lie au continent. Ce qui est encore plus admirable, c'est que cet isthme ne pénètre pas jusqu'au fond des abîmes de Neptune, et qu'il est soutenu par l'eau qui coule sous lui, de sorte que l'oeil voit avec surprise, dans le même objet, une ville qui nage dans la mer et une île qui tient à la terre ferme. Pour ce qui regarde la jonction de Vulcain et de Pallas, continua Sostrate, il faut entendre par cette figure allégorique le feu et l'olivier qui s'unissent chez les Tyriens, car ces peuples ont un lieu sacré où s'élève un olivier fertile qui surpasse toutes les autres plantes de son espèce par l'étendue de son ombrage. Près des racines de cet arbre divin, germe un feu miraculeux dont la flamme voltige perpétuellement autour de ses branches sans leur nuire. Les cendres qui en proviennent augmentent sa verdure et l'enrichissent d'une beauté toujours nouvelle, en rendant féconde la terre qui le nourrit. Par ce moyen, le feu et l'olivier paraissent amoureux l'un de l'autre, et c'est l'alliance de Minerve avec Vulcain. » Ainsi parlait Sostrate. Le petit peuple de Byzance semblait refuser d'ajouter foi à ses discours. Chéréphon, qui était le collègue de mon oncle, prit la parole. « L'illustre Sostrate, dit-il, a parfaitement expliqué la volonté des dieux. Vous avez tort de mesurer les forces de la nature sur celles de votre esprit. Ce que vous venez d'entendre sur le feu qui respecte l'olivier, n'est que le récit fidèle d'une chose qu'on voit tous les jours dans la ville de Tyr. Et ne croyez pas que cette flamme merveilleuse soit dans l'univers le seul phénomène digne d'admiration : l'eau a ses miracles, mes yeux en ont été témoins. On trouve en Sicile une fontaine aussi froide que la glace, et cependant elle renferme dans son sein un feu qui, du fond de la source, s'élève en pétillant jusqu'à la superficie. L'eau n'éteint point le feu, le feu n'échauffe point l'eau ; ces deux éléments, partout ailleurs incompatibles, font en cet endroit trêve d'inimitié. En Espagne on voit un fleuve qui, au premier aspect, n'offre à l'oeil aucune propriété qui le distingue ; mais, pour peu qu'on s'arrête sur ses bords, et qu'on y garde le silence, les flots, doucement agités par un agréable zéphyr, rendent un son mélodieux qui charme l'oreille et qui ressemble aux accords d'un instrument de musique. L'eau, dans ce concert, tient la place d'un luth ou d'une guitare, et le vent sert d'archet. En Afrique, la nature a creusé un lac dont le sable ne cède en rien à celui du Gange, car du fond de l'un de ses gouffres jaillit une fontaine d'or qui répand des richesses immenses. Ce prodige est connu des habitants du pays ; la principale occupation de leurs femmes est de pêcher les grains et les filaments d'or qui se mêlent avec le limon du lac. Pour cet effet, elles se servent de longues perches enduites de bitume par le bout ; elles les enfoncent dans l'eau, les agitent et les promènent de tous côtés. En ceci, la perche est au métal précieux ce que la ligne est au poisson : le bitume tient lieu d'amorce , les pailles d'or s'y attachent, on les tire sur le rivage, et par ce moyen les hommes jouissent des présents de cette admirable fontaine. » [2,15] Tel fut le discours de Chéréphon. Les Byzantins envoyèrent à Tyr pour y célébrer le sacrifice qu'Hercule demandait par la voix de l'oracle. Callisthène, couvrant ses desseins criminels du masque de la piété, feignit de vouloir assister à cette auguste cérémonie, monta sur un vaisseau et se rendit en diligence au port de Tyr. Son premier soin fut de reconnaître notre maison. Un jour il en vit sortir deux dames, et les suivit jusqu'au temple, où leur curiosité les conduisait pour voir la pompe du sacrifice. L'appareil en était somptueux ; des guirlandes de narcisses, de roses et de myrthes servaient de parures aux autels qui étaient couverts de cassolettes précieuses, où l'on faisait brûler de la cannelle, de l'encens et du safran. Les différentes odeurs des fleurs et des parfums se mariaient ensemble et répandaient dans l'air une douceur qui l'embaumait. Le prix, le nombre et la diversité des victimes étaient dignes du dieu dont les Byzantins imploraient la protection. Dans cette multitude, les taureaux du Nil tenaient la première place. Cet animal est remarquable non seulement par sa grandeur, mais aussi par sa couleur qui n'a rien de vulgaire. Sa taille est majestueuse, son encolure renforcée, ses épaules larges de même que le reste du corps. Il n'a point les cornes rabattues comme ceux de Sicile, ni mal tournées comme ceux de Chypre, mais belles, unies, élevées, et qui, se courbant insensiblement l'une vers l'autre, laissent entre leurs pointes autant d'intervalle que l'oeil en découvre entre leurs racines. Aussi leur arrondissement forme en quelque façon l'image d'une pleine lune. Pour ce qui concerne sa couleur, elle ressemble à celle qu'Homère loue dans les chevaux thraces. Il marche d'un pas fier et la tête haute. Son air noble l'annonce pour le roi de son espèce, et certainement, si ce qu'on nous dit d'Europe est véritable, il faut que Jupiter ait pris la figure d'un taureau d'Égypte. [2,16] Ce jour-là, ma belle-mère était malade. Leucippe feignit de l'être. C'était un complot que nous avions fait entre nous deux, pour nous ménager quelques instants de liberté, pendant que la plus grande partie de notre monde irait au sacrifice. C'est ce qui fut cause que Calligone et la femme de Sostrate sortirent sans nous. Callisthène, qui les suivait, y fut trompé, car, n'ayant jamais vu Leucippe, il prit aisément ma soeur pour elle. D'ailleurs, la voyant avec Panthie qu'il connaissait, il ne douta point que ce ne fût la fille qui accompagnait la mère. Aussi, comme il s'en rapportait à ses yeux qui trouvaient Calligone aimable, il négligea d'approfondir qui elle était, et, sans autre information, il se contenta de la montrer à l'un de ses domestiques qui avait toute sa confiance. En même temps, il le chargea de l'enlever, lui prescrivit la façon dont il devait se conduire dans cette entreprise, et lui ordonna d'assembler une troupe de gens déterminés qui pussent seconder son audace. « Je ne crois pas, ajouta-t-il, que nous ayons à languir dans une longue attente, car je sais qu'Hyppias doit bientôt offrir, sur le bord de la mer, un sacrifice nocturne à Jupiter l'Hospitalier. Toute sa famille s'y trouvera, et les ténèbres conspireront avec nos voeux. » A ces mots, Callisthène sortit du temple sans attendre la fin de la cérémonie. [2,17] Quand elle fut achevée, les envoyés de Byzance se rembarquèrent. Pour lui, il résolut de ne se point trop éloigner du rivage, tant pour être à portée de secourir ses complices, s'il les voyait poursuivis par le peuple, que pour recevoir plus promptement sa proie lorsqu'ils l'auraient enlevée. Rien ne manquait aux mesures qu'il avait prises : le vaisseau qu'il montait ne dépendait que de lui seul, et il avait eu soin de le munir d'armes et de tout ce qui était nécessaire pour faciliter le succès de son dessein. Dès qu'il fut sur mer, il prit la route de Sarepta, bourg maritime qui relève de Tyr. Ayant acheté en cet endroit une barque légère, il en confia le soin à Zénon : c'est ainsi que s'appelait l'esclave qui devait enlever Leucippe, homme robuste, entreprenant, et qui, dès sa plus tendre jeunesse, avait exercé le métier de pirate. Dans ce village qui sert de retraite à quelques pêcheurs grossiers et farouches, Zénon forma sans peine une troupe de gens tels qu'il souhaitait. Il en mit quelques-uns en embuscade sur la côte de Tyr, et se tint caché avec les autres dans une petite île voisine, nommée le tombeau de Rhodope, lieu solitaire où les vaisseaux qui naviguent sur la mer Tyrienne se réfugient lorsqu'ils sont pressés par la tempête. [2,18] D'un autre côté, mon père, se trouvant prêt à célébrer le sacrifice que les augures lui avaient recommandé d'offrir à Jupiter l'Hospitalier, toute notre famille se rendit avec lui sur le rivage. Zénon, qui en fut informé, fit approcher sa barque. Elle était montée de dix hommes forts, munis d'armes avantageuses, et disposés à tout entreprendre. Huit autres, embusqués sur terre, nous attendaient dans un équipage bien différent : ils étaient déguisés en femmes ; sous cet habillement paisible, chacun d'eux portait une épée. Ceux-ci se joignirent à nous dès qu'ils nous aperçurent. Pour écarter tout soupçon, ils conduisaient devant eux quelques victimes. Nous crûmes effectivement que c'étaient des femmes pieuses de la ville ou des environs, qui, sur le bruit que nous devions offrir au maître du monde un pompeux sacrifice, venaient mêler leurs voeux aux nôtres. A peine eûmes-nous construit le bûcher, que les satellites de Zénon, tant ceux qui étaient déguisés en femmes que ceux qui venaient de l'île voisine pour les soutenir, s'élancèrent sur nous l'épée à la main, en poussant des cris furieux, éteignirent nos flambeaux, et, profitant du désordre où nous jetait une attaque si imprévue, enlevèrent ma soeur. L'action fut vive. Les ravisseurs, sans perdre un instant, montèrent sur leur barque avec Calligone, et, pour ainsi dire, s'envolèrent comme des oiseaux. Quelques-uns de notre bande avaient d'abord pris la fuite, sans attendre l'issue de cette violence ; d'autres en furent les témoins. On entendit tout-à-coup plusieurs voix confuses qui publiaient, en gémissant, qu'une troupe de pirates enlevait Calligone. Déjà leur barque approchait de Sarepta, lorsque Callisthène, reconnaissant de loin le signal dont il était convenu avec Zénon, vint à sa rencontre, prit ma soeur sur son vaisseau et gagna le large à force de rames. C'est ainsi que, contre mon attente, la fortune me préserva d'un mariage qui n'était propre qu'à me rendre malheureux. Alors une nouvelle espérance vint ranimer ma passion qui, depuis quelques jours, était ensevelie au fond de mon coeur sous un noir chagrin. D'un autre côté cependant, je ne pouvais m'empêcher de déplorer la disgrâce de Calligone. [2,19] Quelque temps après que toutes ces choses furent arrivées, me trouvant seul avec la beauté que j'aimais, je lui tins ce discours : « Jusques à quand, ma chère Leucippe, nous contenterons-nous de simples baisers ? Ce sont là, je l'avoue, d'agréables prémices ; mais ne recueillerons-nous point la moisson de nos amours ? Croyez-moi, donnons-nous des gages authentiques de notre tendresse, pour nous imposer l'un à l'autre une douce nécessité de nous être fidèles. Lorsque nous serons initiés dans les mystères de Vénus, nous éprouverons que tous les présents des dieux ne valent pas ses faveurs. » A force de lui répéter les mêmes maximes, je l'engageai à me recevoir de nuit dans sa chambre, et Clio nous promit son assistance. L'appartement de Panthie et de Leucippe était coupé par un petit corridor qui avait deux chambres sur la droite, et deux sur la gauche. Celle de Panthie était vis-à-vis de celle qu'occupait sa fille. Clio demeurait dans la troisième, qui tenait à celle de sa jeune maîtresse ; la quatrième servait de garde-meuble. Ordinairement, la mère de Leucippe la menait coucher et ne la quittait que lorsqu'elle la voyait au lit. Elle avait soin de fermer la porte du corridor en dedans, et, pour plus grande sûreté, elle la faisait fermer en dehors par un domestique qui lui rendait la clef par une petite ouverture destinée à cet usage. Le matin, elle appelait cet homme dès la pointe du jour, et lui ordonnait d'ouvrir. Satyrus, ayant eu l'adresse d'attraper la clef, en fit faire une semblable. Tout paraissait conspirer à mon bonheur. Clio consentait, Leucippe ne résistait pas ; [2,20] il ne s'agissait que d'écarter un esclave qui nous embarrassait. On l'appelait Conops. C'était un homme qui se piquait de zèle pour Panthie ; d'ailleurs curieux, babillard, gourmand, et sujet à plusieurs autres vices. Depuis quelques jours, il observait d'un oeil malin nos actions et nos démarches, et même, soupçonnant quelque chose de notre dessein, il passait souvent la meilleure partie de la nuit à veiller sur la porte de sa chambre, d'où il pouvait découvrir ceux qui s'approchaient du corridor. Cet Argus était difficile à surprendre, et nous avions besoin d'une adresse extrême pour échapper à ses regards. Satyrus entreprit de l'apprivoiser. Il ne perdait aucune occasion de s'entretenir avec lui ; ils jouaient, ils badinaient ensemble. Conops avait la vue trop fine pour ne pas pénétrer où tendaient les caresses dont on l'accablait, mais il cachait sa défiance et se ménageait de loin le plaisir de nous faire de la peine. [2,21] {sans traduction} [2,22] {sans traduction} [2,23] Satyrus l'invita un soir à souper avec lui au cabaret, dans le dessein de lui faire prendre d'une potion soporative qu'il avait préparée pour endormir ce dragon trop vigilant. Conops le refusa d'abord, craignant que ce ne fût quelque piège qu'on voulait lui tendre ; mais enfin, son appétit, qui, en toutes choses, était son conseiller le plus écouté, l'emporta sur sa prudence. Vers la fin du repas, Satyrus, le voyant presque ivre, n'eut pas de peine à exécuter son projet : le breuvage ne fut pas épargné ; sa force assoupissante se fit bientôt sentir à Conops, qui n'eut que le temps de se retirer dans sa chambre, où il s'abandonna au sommeil. Sur-le-champ, Satyrus vint me trouver. "Conops dort, me dit-il ; montrez votre courage, et tel qu'un autre Ulysse, signalez-vous à la faveur des ténèbres." Nous allâmes sans bruit à l'appartement de Leucippe ; Satyrus se tint en sentinelle sur la porte du corridor, Clio me reçut et m'introduisit chez sa belle maîtresse. Le coeur me tressaillait d'inquiétude et de plaisir ; l'appréhension d'être découvert empoisonnait mon espérance, et mon espérance adoucissait mes alarmes. Quelques moments avant que j'entrasse dans la chambre de Leucippe, Panthie rêvait qu'elle voyait un brigand armé d'une épée nue, et que cet homme prenait sa fille, la couchait sur le dos, et lui ouvrait les entrailles en continuant la blessure qu'il trouvait déjà faite. Éveillée en sursaut par sa frayeur, elle accourut chez Leucippe. Le bruit de la porte m'épouvanta, et je m'enfuis précipitamment vers Satyrus. Nous nous retirâmes ensemble. J'étais si troublé, qu'à peine pouvais-je me soutenir. [2,24] La mère de Leucippe tomba d'abord évanouie. Ensuite, ayant un peu rappelé sa vigueur, elle s'élança sur Clio, et lui mit le visage tout en sang. Puis, tournant sa fureur contre elle-même, elle se meurtrit les joues, elle s'arracha les cheveux, et dit en pleurant à sa fille : « Ah ! Leucippe ! Leucippe ! vous faites avorter mes espérances les plus chères ! O mon époux ! ô malheureux Sostrate ! pendant que tu t'exposes dans Byzance aux dangers d'une guerre cruelle, pendant que tu braves la mort pour défendre l'honneur de tes concitoyens, Tyr voit violer celui de ta fille ! O Leucippe ! je ne m'attendais pas à célébrer pour vous de pareilles noces ! Ah ! que ne sommes-nous encore dans notre patrie ! Ne vaudrait-il pas mieux que le sort des armes eût livré notre famille à cet opprobre ? Monstre indigne de mon sang, plût au Ciel qu'un Thrace inhumain eût exercé sur toi tous les droits de la victoire ! La violence que tu aurais soufferte te servirait d'excuse. Mais ici, ta honte et ton infortune sont les fruits de ton crime. Mon songe ne me trompait pas, ou plutôt ce n'était pas un songe que les fantômes de la nuit offraient à mes yeux, c'était une funeste vérité ! Parle, déclare-moi quel est l'artisan de ton infamie et de ma douleur. N'est-ce point quelque misérable esclave ? » [2,25] Quoique Leucippe fût extrêmement troublée, elle rappela sa présence d'esprit, surtout lorsqu'elle se vit assurée de mon évasion. "Cessez, répondit-elle à sa mère, d'outrager ma vertu. Je n'ai rien fait qui mérite vos reproches. Aucune intelligence ne me liait avec celui qui est entré dans ma chambre, et j'ignore si c'est un dieu, un héros ou un voleur. J'étais si surprise et si pénétrée d'effroi, que je n'ai pas eu seulement la force de crier. La frayeur m'a rendue muette. Tout ce que je puis vous dire, c'est que ma pudeur est entière, et qu'elle n'a reçu aucune atteinte". Panthie, à ce discours qu'elle ne croyait pas, retomba en faiblesse. Pendant ce temps-là nous songions, Satyrus et moi, à ce que nous devions faire. Le parti que nous jugeâmes le meilleur fut de prendre la fuite avant que Clio, pressée par les tourments, ne nous accusât l'un et l'autre. [2,26] Dans ce dessein, nous nous rendîmes sans différer à la maison de Clinias. Comme l'heure était indue, ses domestiques faisaient difficulté de nous ouvrir la porte ; mais, par bonheur, il reconnut ma voix et vint me recevoir avec empressement. Nous étions sur le point d'entrer chez lui, lorsque nous vîmes paraître Clio toute épouvantée : elle s'enfuyait aussi bien que nous, parce qu'elle craignait la colère de Panthie. Le hasard l'avait conduite sur nos traces ; ainsi nous eûmes tous trois le même asile. Je racontai à Clinias le mauvais tour que la fortune venait de me jouer, et je le priai de me donner quelque conseil qui pût nous mettre à l'abri de la haine de nos parents. [2,27] Mon père était un homme droit et plein de probité, mais redoutable dans les premiers transports de sa fureur. Celui de Leucippe était à peu près du même caractère. Nous avions tout à craindre de leur ressentiment, s'ils découvraient notre intelligence. Clinias m'ayant tiré à l'écart : « Ce que nous pouvons faire de mieux, me dit-il, c'est, en premier lieu, d'éloigner cette fille de chambre. Si, par quelque malheur que nous ne prévoyons pas, elle retombait entre les mains de Panthie, on ne manquerait pas de l'appliquer à la torture, et vos larcins amoureux seraient infailliblement dévoilés au grand jour. Pour vous, vous retournerez dans votre maison ; la mère de Leucippe ne vous a point reconnu. Aussi montrez-vous avec un front tranquille, comme si vous ne trempiez point dans l'aventure de cette nuit. Au reste, si vous voulez m'en croire, vous tâcherez d'engager Leucippe à s'enfuir avec vous, nous partirons ensemble, et je ne vous abandonnerai jamais. » Mon coeur n'avait que trop de penchant à se prêter aux avis de Clinias. La contrainte où je vivais me donnait une haute idée des plaisirs qui suivent la liberté ; je brûlais d'en faire l'épreuve. Clio fut conduite sans délai hors de la ville, et menée secrètement à Sarepta, d'où elle partit deux jours après sur un vaisseau qui faisait voile vers l'Attique. Satyrus et moi, nous rentrâmes le matin au logis. [2,28] Alors Panthie fit appeler Clio, pour arracher de sa bouche l'aveu de la vérité ; mais, voyant qu'elle ne paraissait point : « Malheureuse, dit-elle à sa fille, veux-tu t'obstiner à joindre le mensonge au crime ? S'il te reste encore quelque sentiment d'honneur, avoue-moi ta faiblesse, explique-m'en l'origine, le progrès et les circonstances, que je voie enfin si l'on peut y apporter quelque remède. Voilà Clio disparue, ouvre-moi ton coeur. A présent, ta sincérité est mon unique ressource. » Leucippe s'arma d'une assurance nouvelle, en apprenant la fuite de Clio, dont elle redoutait l'indiscrétion. « Que puis-je vous dire davantage ? répondit-elle à sa mère. Je me soumets aux examens les plus rigoureux, et je consens que vous épuisiez sur moi tous les traits de votre indignation, s'il se trouve que la fleur de ma sagesse ait reçu la moindre flétrissure. Pouvez-vous me demander une plus forte preuve de mon innocence ? "Eh quoi, répliqua l'incrédule Panthie, notre disgrâce n'est-elle pas assez grande ? Faut-il encore que nous cherchions des témoins qui la divulguent ?" Elle sortit en achevant ces paroles, et laissa Leucippe toute seule. [2,29] Cette aimable personne flottait au gré de plusieurs passions diverses, qui l'agitaient tour à tour. Elle s'affligeait de ce qu'on l'avait surprise, elle rougissait des injures dont sa mère l'accablait, elle s'indignait en songeant que, malgré tout ce qu'elle avait pu dire pour se défendre, on s'obstinait à la croire marquée d'une tache dont elle était exempte. Pareille situation porte aisément un jeune esprit à de violentes résolutions ; la honte prive les yeux de leur liberté ; l'affliction éteint le courage ; l'indignation bouillonne autour du coeur et jette sur l'âme une manie tumultueuse qui offusque sa lumière. Dans ce cruel état, Leucippe s'abandonnait aux larmes, toutes ses pensées tendaient au désespoir le plus affreux. [2,30] J'envoyai Satyrus lui demander si elle consentirait à prendre la fuite avec moi ; elle prévint la proposition qu'il allait lui faire. "Au nom des dieux étrangers, lui dit-elle, au nom de ceux qui protègent ce climat, éloignez-moi, je vous en conjure ! Votre maître et vous, éloignez-moi de ma mère, dont je n'ose plus soutenir la présence ! En quelque lieu du monde que vous me conduisiez, je suis prête à vous suivre ; mais, si vous me laissez en proie au chagrin qui me dévore, je m'arracherai la vie !" Lorsque je sus dans quels sentiments était Leucippe, l'espérance de la posséder bientôt sans trouble et sans obstacle adoucit un peu ma tristesse. Nous employâmes deux jours à dresser les préparatifs de notre voyage. On eût dit que la fortune s'entendait avec moi : mon père et ma belle-mère étaient absents, et Conops, dont nous craignions la vigilance, fut écarté par Panthie elle-même, qui lui donna une commission pour la campagne. [2,31] Le soir qui précéda notre départ, Satyrus, en nous servant à table, mêla subtilement dans le vin de Panthie une dose de la liqueur qui avait endormi Conops. Elle ne manqua pas de produire son effet ordinaire : Panthie eut à peine soupé, qu'elle fut contrainte de se retirer dans son appartement, où elle demeura bientôt ensevelie sous les pavots d'un profond sommeil. Leucippe avait une nouvelle femme de chambre qui n'était point d'intelligence avec nous ; Satyrus lui fit boire du même breuvage, aussi bien qu'à notre portier dont il se défiait, et par ce moyen nous fûmes débarrassés de tous ceux qui auraient pu nuire à l'exécution de notre projet. Vers l'heure de minuit, nous descendîmes dans la rue. Clinias nous attendait avec un char traîné par d'excellents chevaux ; nous y montâmes sans tarder, et nous partîmes au nombre de six personnes, qui étaient Leucippe, Clinias, deux de ses domestiques, Satyrus et moi. Nous prîmes la route de Sidon, où nous arrivâmes à la pointe du jour. De là, sans nous arrêter, nous poussâmes jusqu'à la ville de Beryte, dans l'espérance d'y trouver quelque vaisseau prêt à faire voile. Notre attente ne fut point trompée : à peine fûmes-nous au port des Bérytiens, que nous y vîmes un navire qui allait lever l'ancre. Notre précipitation fut si grande, que nous ne nous informâmes vers quel endroit il devait tourner sa course qu'après nous y être embarqués avec tout ce que nous avions apporté de précieux. Nous sûmes alors qu'il était destiné pour Alexandrie, l'une des plus belles villes d'Égypte. [2,32] Lorsque je vis que la mer allait me mettre à l'abri de ceux qui pouvaient me poursuivre, une douce allégresse s'empara de mon âme. Mille cruelles inquiétudes m'avaient accompagné jusqu'à ce moment, et c'était le premier mouvement de joie que j'eusse ressenti depuis que j'avais quitté la maison de mon père. Le vent était favorable ; les acclamations du peuple, qui nous souhaitait un voyage heureux et qui invoquait pour nous la clémence des dieux conservateurs, se mêlèrent au bruit que faisaient les matelots en exécutant les ordres du capitaine. Nous sortîmes du port ; le vaisseau volait sur les ondes, et la terre semblait s'éloigner insensiblement de nous. [2,33] Dans ce vaisseau, qui était rempli d'un grand nombre de voyageurs, nous nous trouvâmes assis auprès d'un jeune homme avec qui nous liâmes conversation. Lorsque l'heure du dîner fut venue, il nous pria poliment de manger avec lui ; nous acceptâmes son offre, et nous joignîmes nos provisions aux siennes. Il nous apprit qu'il était Égyptien, et qu'il s'appelait Ménélas. Nous lui rendîmes la pareille, et nous formâmes ainsi entre nous une petite société. Après le repas, je lui demandai quel était le motif de son voyage. [2,34] « Une chasse malheureuse en est la cause, nous dit-il. J'avais un ami que Vénus aurait pris pour son fils, s'il n'eût été encore plus beau que l'Amour. Je l'aimais avec une tendresse que je ne puis vous dépeindre. Il avait une passion extrême pour les exercices de Diane. Autant qu'il m'était possible, je tâchais de l'éloigner de ce plaisir dangereux, mais son funeste penchant l'emportait presque toujours sur mes conseils. Ne pouvant l'arrêter, je le suivais. Tant que nous nous bornâmes à faire la guerre aux bêtes faibles et timides, le sort ne nous suscita aucune disgrâce. Mais enfin nous vîmes un jour sortir d'une forêt un sanglier fougueux ; mon ami, loin d'en être épouvanté, courut à sa rencontre. En vain lui criai-je de détourner la bride de son cheval, et d'éviter ce cruel tyran des bois ; il n'écoutait que son courage. Le sanglier s'avança impétueusement contre lui : ce spectacle me fit frémir d'horreur. Saisi, troublé, ne sachant plus ce que je faisais, je lançai mon javelot sur l'animal redoutable ; mais, hélas ! mon cher ami reçut le coup. Que devins-je ? Quelle croyez-vous que fut alors la situation de mon âme, si même il me resta quelque partie de mon âme dans ce moment affreux ? Je demeurai froid, abattu, et tel qu'un homme dont la vie est prête à s'éteindre. Ce qui acheva de me percer le coeur, ce fut de voir que mon ami, au lieu de m'accabler d'une juste haine, m'embrassait tendrement, et rendait les derniers soupirs en baisant la main qui venait de lui donner la mort. Ses parents me poursuivirent en justice ; je me livrai à leur vengeance, j'exagérai mon crime, et je me condamnai moi-même au châtiment le plus rigoureux. Les juges, touchés de compassion, se contentèrent de m'exiler pour trois ans. Le temps de ma peine est expiré, je retourne dans ma patrie. » Clinias ne put écouter cette histoire sans se retracer le destin de son cher Chariclès, et ce triste souvenir lui arracha des larmes. «Est-ce mon infortune qui vous fait pleurer, lui dit Ménélas, ou bien vous est-il arrivé quelque malheur semblable ? » [2,35] Clinias prit la parole et raconta, en soupirant, la mort de Chariclès. Mon tour vint ensuite ; mais, n'osant m'ouvrir avec trop de sincérité sur ce qui me regardait, je bâtis sur-le-champ quelques aventures romanesques, dont je payai la confiance de Ménélas. Leucippe n'était pas pour lors avec nous : elle s'était retirée après le dîner dans une chambre du vaisseau, et, pendant que nous nous entretenions, elle reposait. La conversation devenait languissante, je voulus l'égayer ; je la fis tomber sur le chapitre des femmes. J'avais remarqué, du premier abord, que Ménélas n'était pas porté pour elles ; d'un autre côté, je savais que depuis quelque temps Clinias leur avait juré une éternelle antipathie. je fus curieux d'apprendre quelles pouvaient être leurs raisons pour se séquestrer ainsi de la plus charmante moitié du monde, et pour chercher le plaisir autre part qu'à sa source. La conformité de leurs goûts les ligua tous deuxcontre moi ; je n'opposais à leurs discours que les sentiments de mon coeur et le témoignage de mes yeux : ce n'en était pas assez, mes antagonistes se vantaient d'être fondés sur une solide expérience. J'étais novice, j'aurais été battu. [2,36] {sans traduction} [2,37] {sans traduction} [2,38] {traduction peu conforme au texte grec} Un homme qui nous écoutait, et dont la physionomie annonçait un esprit délié, nous dit en souriant : « Quant à moi, je ne grossirai jamais le parti de ceux qui portent l'offrande de leur tendresse à d'autres divinités qu'aux femmes. Je les compare à des gens qui cherchent des fleurs dans un désert aride, pendant qu'ils ont des jardins fertiles où ils pourraient trouver sans peine tout ce que Flore et le printemps produisent de plus agréable. Le sexe féminin semble fait exprès pour les mystères de Vénus : beauté, embonpoint, douceur de contours, délicatesse des chairs, rien ne manque à ce sexe enchanteur pour émouvoir les sens et pour rendre le plaisir parfait. Quel charme d'exercer ses transports sur une gorge naissante qui fait voir deux boutons de rose au milieu de deux collines d'albâtre ! Quelles délices de se sentir serré par deux bras potelés, arrondis avec grâce, et qui opposent leur entrelacement à la retraite de l'amour ! Non, c'est en vain qu'un goût qui blesse la nature, prétendrait nous soutenir le contraire : en embrassant une belle femme, on embrasse la volupté même ; elle ne donne pas ses baisers, elle les imprime avec un art qui en relève les attraits, et, lorsqu'elle parvient au plus vif épanchement de la passion, une agréable fureur s'empare de son âme, elle soupire, elle parle sans suite ; ses dents, sa langue, tout se met de la partie ; de simples baisers ne lui suffisent plus dans cet instant d'ivresse, elle mord, et ses morsures sont un aiguillon qui anime le plaisir. Enfin, elle succombe sous l'excès de la volupté qui lui coule de veines en veines ; on voit nager ses yeux dans les ombres de cette heureuse mort qui fait la vie de Cythère ; on l'entend haleter, sa bouche entr'ouverte se colle avec celle de son amant, leurs haleines se croisent, et, passant de l'un à l'autre, portent leurs baisers jusqu'au fond de leur sein. Alors leurs coeurs, frappés d'une atteinte aussi puissante que douce, sortiraient de leur place, et monteraient sur le bord de leurs lèvres, si les noeuds qui les arrêtent le permettaient. Pour moi, dans ces précieux moments, j'ai toujours éprouvé que les dieux nous dédommagent assez de l'immortalité qu'ils nous refusent. »