[4,0] LIVRE IV. DE L'ESPACE, DU VIDE ET DU TEMPS. [4,1] CHAPITRE PREMIER. § 1. Le physicien doit nécessairement savoir aussi de l'espace, tout comme de l'infini, s'il existe ou n'existe pas, et déterminer comment l'espace existe et ce qu'il est. § 2. Ainsi tout le monde admet que ce qui est, est en quelque lieu de l'espace, et que ce qui n'est pas n'est nulle part; car où sont, par exemple, le bouc-cerf et le sphinx? § 3. Puis, parmi les mouvements, le plus commun de tous et celui qui mérite le plus spécialement ce nom, c'est le mouvement qui se fait dans l'espace et que nous appelons la translation. § 4. Mais il y a plus d'une difficulté à savoir précisément ce qu'est l'espace; car il ne se présente pas de la même manière sous toutes les faces où on le considère. § 5. Ajoutons enfin que les autres philosophes, ou ne nous ont rien donné sur ce sujet, ou n'en ont pas donné des explications satisfaisantes. [4,2] CHAPITRE II. § 1. Une preuve manifeste de l'existence de l'espace, c'est la succession des corps qui se remplacent mutuellement dans un même lieu. Là où il y a de l'eau maintenant, arrive de l'air quand l'eau sort de ce lieu, comme quand elle sort par exemple d'un vase; et c'est un autre corps qui vient occuper ce même lieu que le premier corps abandonne. L'espace se distingue donc de toutes les choses qui sont en lui et qui y changent; car là où actuellement il y a de l'air, l'eau se trouvait antérieurement. Par conséquent, l'espace ou le réceptacle qui contient successivement l'air et l'eau, est différent de ces deux corps, espace où ils sont entrés et d'où ils sont sortis. § 2. À un autre point de vue, les déplacements des corps naturels et simples, le feu, la terre et les autres, ne démontrent pas seulement que l'espace est quelque chose ; mais ils démontrent en outre qu'il a une certaine propriété. Ainsi chacun de ces éléments est porté, quand rien ne s'y oppose, dans le lieu qui lui est propre. Celui-ci va en haut, celui-là va en bas. Or le haut et le bas, et chacune des autres directions, en tout au nombre de six, sont des parties et des espèces de l'espace et du lieu. § 3. Mais ces directions ne sont pas seulement relatives à nous, la droite et la gauche, le haut et le bas; car elles ne restent pas constantes pour nous, et elles se diversifient selon la position que nous prenons nous-mêmes en nous tournant, puisque souvent une même chose est pour nous à droite et à gauche, au-dessous et au-dessus, devant et derrière. Dans la nature, au contraire, chacune de ces positions est séparément déterminée. Le haut n'est pas un lieu quelconque ; c'est le lieu où se dirige le feu, et en général les corps légers. Le bas n'est pas davantage arbitraire, et c'est le lieu où se dirigent tous les corps qui ont de la pesanteur, et qui sont composés de terre. Par conséquent, ces éléments ne diffèrent pas seulement par leur position; ils diffèrent encore par leur propriété et leur puissance. § 4. C'est bien là aussi ce que prouvent les mathématiques. Les êtres dont elles s'occupent ne sont pas dans l'espace; cependant par la position qu'ils occupent relativement à nous, ils sont à droite et à gauche ; c'est la pensée seule qui fait leur position, sans qu'ils en aient naturellement aucune. § 5. D'autre part, en admettant l'existence du vide, on affirme aussi celle de l'espace, puisqu'on définit le vide, un lieu, un espace, où il n'y a pas de corps. § 6. Ainsi, toutes ces raisons se réunissent pour prouver que l'espace est quelque chose de réel indépendamment des corps, et que tout corps sensible est dans l'espace. § 7. Aussi Hésiode parait-il avoir raison quand il place le chaos à l'origine des choses, et quand il dit : "Bien avant tout le reste, apparut le chaos; Puis la terre au sein vaste"... Le poète suppose donc qu'il faut avant tout pour les êtres un lieu où ils se placent, et par là Hésiode se conforme à l'opinion commune qui croit que toutes les choses sont quelque part et dans l'espace. S'il en est ainsi, le lieu, l'espace a une propriété merveilleuse et la première de toutes en date ; car ce sans quoi rien de tout le reste ne peut être, tandis qu'il existe lui-même sans le reste, est nécessairement antérieur à tout, puisque l'espace n'est pas détruit quand les choses qu'il renferme sont détruites. [4,3] CHAPITRE III. § 1. Une fois fixés sur l'existence de l'espace, il n'en reste pas moins difficile de savoir ce qu'il est. L'espace est-il la masse quelconque d'un corps? On est-il quelque nature différente? Notre première recherche, en effet, doit être de savoir à quel genre il appartient. § 2. L'espace a bien les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, qui déterminent toute espèce de corps. Mais il est impossible que l'espace soit un corps; car il y aurait ainsi deux corps dans un même lieu. § 3. D'autre part, le corps devant avoir un lieu et une place, il est évident aussi que la surface et les autres limites du corps doivent également en avoir une ; car le même raisonnement peut s'appliquer à elles, puisque là où il y avait antérieurement les surfaces de l'eau, il peut y avoir ensuite les surfaces de l'air, qui en auront pris la place, Toutefois il n'y a aucune différence appréciable entre le point et le lieu du point, de telle sorte que, si le lieu du point n'est pas autre que le point lui-même, le lieu ne différera non plus dans aucun des autres cas; et l'espace alors n'est absolument rien en dehors de chacun de ces objets. § 4. Qu'est-ce donc que l'espace devra être pour nous et comment faut-il le considérer? Avec la nature qu'il a, il ne peut ni être un élément, ni être un composé d'éléments, soit corporels, soit incorporels. Il a de la grandeur sans cependant être un corps; or, les éléments des corps sensibles sont des corps eux-mêmes; et les éléments purement intelligibles ne forment jamais une grandeur. § 5. On demande en outre : De quoi l'espace peut-il être considéré comme cause pour les êtres? On ne trouve en lui aucune des quatre causes ; et l'on ne petit le regarder ni comme la matière des êtres, puisqu'aucun être n'est composé d'espace, ni comme la forme et la raison des choses, ni comme leur fin, pas plus qu'il ne peut en être le moteur. § 6. Ajoutez ceci encore : Si l'espace lui-même doit compter parmi les êtres, où sera-t-il placé? Et alors le doute de Zénon ne laisse pas que d'exiger quelque réponse; car si tout être est dans un lieu, il est clair qu'il y aura un lieu pour le lieu lui-même, et ceci à l'infini. § 7. Enfin, si de même que tout corps est dans un lieu qu'il occupe, il faut aussi que le corps soit dans l'espace tout entier; comment expliquerons-nous le développement des corps qui croissent? Car, d'après ces principes, il faut nécessairement que le lieu qu'ils occupent se développe en même temps qu'eux, si le lieu de chaque chose ne peut être, ni plus grand, ni plus petit que la chose même. §8. Telles sont les questions qu'il faut nécessairement résoudre pour savoir non pas seulement ce qu'est l'espace, mais même pour savoir si il est. [4,4] CHAPITRE IV. § 1. De même que l'être peut être considéré ou en soi, ou relativement à un autre être, de même l'espace, dans son acception commune, est celui où sont tous les corps que nous voyons ; mais dans son acception propre, c'est celui où ils sont primitivement. Je m'explique. Par exemple, vous êtes actuellement dans le ciel, puisque vous êtes dans l'air, et que l'air est dans le ciel ; et vous êtes dans l'air, puisque vous êtes sur la terre; et semblablement, vous êtes sur la terre, parce que vous êtes dans tel lieu de la terre qui ne renferme absolument plus rien que vous. § 2. Si donc l'espace est ce qui, primitivement, renferme chacun des corps, il est une limite; et, par suite, le lieu pourrait être considéré comme la forme et la figure de chaque chose, qui détermine la grandeur et la matière de la grandeur; car la forme est la limite de chaque corps. Donc à ce point de vue, l'espace, le lieu, est la forme des choses. § 3. Mais en tant que l'espace semble aussi la dimension et l'étendue de la grandeur, on le prendrait pour la matière des choses; car la matière est différente de la grandeur même, et elle est ce qui est enveloppé par la forme et ce qui est déterminé par la surface et par la limite. Or, c'est là précisément ce qu'est la matière et l'indéterminé; car si vous enlevez à une sphère sa limite et ses diverses conditions, il ne reste plus rien que la matière qui la compose. § 4. Aussi Platon n'hésite-t-il pas dans le Timée, à identifier la matière des choses et la place des choses; car le récipient, capable de participer à la forme, et la place des choses, c'est tout un pour lui. Bien que Platon, dans ce même traité, emploie ce mot de récipient en un autre sens qu'il ne le fait dans ce qu'on appelle ses Doctrines non écrites, cependant il a confondu l'espace et la place des choses. Ainsi, pendant que tous les autres philosophes se contentent d'affirmer simplement l'existence de l'espace, Platon est le seul que ait essayé d'en préciser la nature. § 5. À s'en tenir à ces considérations, il pourrait paraître difficile de se rendre compte de ce qu'est exactement l'espace, si on le prend indifféremment ou pour la matière on pour la forme des choses; car il n'y a guère de recherche plus haute que celle-là; et il n'est pas aisé de comprendre la matière et la forme isolément l'une de l'autre. § 6. Voici toutefois ce qui fera voir sans trop de peine que l'espace ne peut être ni la matière ni la forme : c'est que la forme et la matière ne se séparent jamais de la chose, tandis que le lieu, l'espace peut en être séparé. Là où il y avait de l'air vient plus tard de l'eau, ainsi que je l'ai dit, l'air et l'eau permutant l'un et l'autre de place, comme peuvent aussi le faire bien d'autres corps. § 7. Par conséquent, l'espace n'est ni une partie, ni une dualité des choses, et il est séparable de chacune d'elles. § 8. L'espace nous apparaît donc comme jouant en quelque sorte le rôle de vase; car le vase est, on peut dire, un espace transportable ; et le vase n'est rien de la chose qu'il contient. § 9. Ainsi, l'espace, en tant qu'il est séparé de la chose, n'en est pas la forme; et en tant qu'il embrasse les choses, il est tout différent de la matière. § 10. mais il semble bien que ce qui est quelque part est toujours lui-même quelque chose de réel, et que toujours aussi il y a quelqu'autre chose en dehors de lui. § 11. Cependant, Platon aurait bien dû dire, si l'on nous permet cette digression, pourquoi les Idées et les nombres ne sont pas dans l'espace, puisque selon lui le récipient c'est l'espace, que d'ailleurs ce récipient qui participe aux Idées soit le grand et le petit, ou qu'il soit la matière, comme Platon l'a dit dans le Timée § 12. En outre, comment un corps serait-il porté dans le lieu propre qui lui appartient, si l'espace était la matière ou la forme? Car il est bien impossible qu'il y ait un lieu qui n'ait point de mouvement ni en haut ni en bas; or, c'est dans les différences de ce genre qu'il faut chercher l'espace. § 13. Mais si l'espace est dans l'objet lui-même, et il le faut bien, si l'on en fait la forme ou la matière des choses, l'espace alors sera dans l'espace; car la forme et l'indéterminé, c'est-à-dire la matière, changent et se meuvent en même temps que la chose, sans rester toujours dans le même lieu, mais allant où est aussi la chose ; et, par conséquent, il y aurait un espace pour l'espace, un lieu pour le lieu. § 14. Enfin, il faudrait dire encore que, quand la place de l'air survient de l'eau, l'espace disparaît et périt, puisque le corps qui arrive n'est pas dans le même lieu. Mais qui pourrait comprendre cette destruction prétendue de l'espace? § 15. Voilà donc de quels arguments on peut tirer nécessairement la preuve que l'espace est réellement quelque chose, et conjecturer aussi quelle en est la nature essentielle. [4,5] CHAPITRE V. § 1. Ceci posé, il faut expliquer en combien de sens on peut dire qu'une chose est dans une autre chose. Selon une première acception, c'est comme on dit que le doigt est dans la main, et d'une manière générale que la partie est dans le tout. Une acception inverse, c'est quand on dit que le tout est dans les parties; car, en dehors des parties, le tout n'existe pas. Dans un troisième sens, on dit que l'homme est dans l'animal ; et, d'une manière générale, que l'espèce est dans le genre. En un autre sens encore, c'est comme le genre dans l'espèce, et, d'une manière générale, le genre de l'espèce dans la définition de l'espèce. Etre dans une chose peut avoir aussi le sens où l'on dit que la santé est dans les influences du chaud et du froid, c'est-à-dire d'une manière générale comme la forme dans la matière. De plus, c'est comme quand on dit que les affaires de la Grèce sont dans les mains du Roi, c'est-à-dire à considérer la chose d'une manière générale, dans le premier moteur. Une autre acception où l'on dit qu'une chose est dans une autre, c'est quand on la considère comme étant dans le bien, et généralement dans la fin, c'est-à-dire le pourquoi, le but où elle tend. Enfin, l'acception la plus propre de toutes, c'est celle où l'on dit que la chose est dans une autre, comme dans un vase, et, d'une manière générale, dans un lieu, dans l'espace. § 2. Maintenant on peut se demander s'il est possible qu'une chose, restant telle qu'elle est, soit elle-même dans elle-même, ou si rien ne peut être de la sorte, et si toutes les choses doivent ou ne point être du tout ou être dans une autre. § 3. Mais quand on dit qu'une chose est dans quelque chose, cette expression a un double sens, et c'est ou en soi ou relativement à un autre. § 4. Ainsi, comme les parties d'un tout sont à la fois et la partie qui est dans le tout et ce qui est dans cette partie, on pourra dire en ce sens que le tout est dans lui-même ; car le tout est aussi dénommé d'après les parties. Par exemple, on dit d'un homme qu'il est blanc, parce que sa surface est blanche; et l'on dit qu'il est savant, parce que sa partie raisonnable est savante. Mais on ne peut pas dire que l'amphore soit dans elle-même, non plus que le vin; seulement on peut dire que l'amphore de vin est dans elle-même; car le vin qui est dans le vase et le vase dans lequel il est sont tous les deux les parties d'un même tout. En ce sens donc, une chose peut être elle-même dans elle-même. § 5. Mais ces expressions ne peuvent jamais signifier que la chose est primitivement dans elle-même; par exemple, la blancheur est bien dans le corps, puisque la surface qui est blanche est dans le corps ; la science est bien aussi dans l'âme; et les appellations sont formées d'après ces choses qui sont de simples parties, en ce sens qu'elles sont dans l'homme. Mais l'amphore et le vin, considérés isolément l'un de l'autre, ne sont pas des parties d'un tout; ce ne sont des parties que quand on les réunit tous les deux. Lors donc qu'il s'agit des parties, on pourra dire que la chose même est dans elle-même. Ainsi, la blancheur est dans l'homme, parce qu'elle est dans le corps; et elle est dans le corps, parce qu'elle est dans la surface; car la blancheur n'est plus dans la surface médiatement et par une autre chose ; mais c'est que la blancheur et la surface sont d'espèce différente, et qu'elles ont chacune une nature et une propriété diverses. § 6. En recourant à l'induction, nous voyons que rien n'est dans soi-même suivant aucune des définitions ci-dessus données. § 7. Et la raison aussi suffit à démontrer que c' est impossible; car il faudra que chacune des deux choses soient à la fois l'une et l'autre; par exemple, l'amphore devra être à la fois le vase et le vin ; et, à son tour, le vin devra être le vin et l'amphore, du moment qu'on admet qu'une chose peut être elle-même dans elle-même. § 8. Par conséquent, les deux objets auraient beau être le plus complètement possible l'un dans l'autre, l'amphore contiendra toujours le vin, non pas en tant qu'elle est elle-même le vin, mais en tant que le vin est ce qu'il est; et réciproquement, le vin sera dans l'amphore, non pas en tant qu'il est lui-même l'amphore, mais en tant que l'amphore est ce qu'elle est. Donc il est évident qu'essentiellement le vin et l'amphore sont autres; car la définition du contenant est différente de la définition du contenu. § 9. Même sous le simple point de vue de l'accident, ce n'est pas plus possible; car il faudrait en ce cas que deux corps fussent à la fois dans un seul et même corps. Ainsi, d'une part, l'amphore même serait dans elle-même, si une chose dont la nature est d'en recevoir une autre, peut être dans elle-même; et d'autre part, il y aurait de plus dans l'amphore ce qu'elle peut recevoir, c'est-à-dire du vin, si c'est du vin qu'elle reçoit. Donc évidemment il ne se peut jamais qu'une chose soit primitivement dans elle-même. § 10. Quant au doute de Zénon, qui demandait dans quoi on placera l'espace si l'on fait de l'espace quelque chose de réel, il n'est pas difficile d'y répondre. Rien en effet n'empêche que le lieu primitif, l'espace primitif ne soit dans une autre chose sans y être cependant comme dans un lieu, mais en y étant comme la santé est dans la chaleur, en tant que disposition et habitude, et comme la chaleur est dans le corps en tant qu'affection corporelle. Par conséquent, il n'est pas besoin de remonter à l'infini. § 11. Évidemment, comme le vase n'est rien de ce qui est en lui, puisque le contenant primitif et le contenu sont choses fort distinctes, il s'ensuit que l'espace n'est ni la matière, ni la forme, et qu'il est tout autre chose; car la matière et la forme sont l'une et l'autre les éléments de ce qui est dans l'espace. § 12. Telles sont donc en résumé les discussions qui ont été soulevées relativement à la nature de l'espace. [4,6] CHAPITRE VI. § 1. Maintenant, voici comment on arriverait à voir nettement ce que peut être l'espace ; § 2. et à découvrir avec exactitude en ce qui le concerne, tous les caractères qui semblent lui appartenir essentiellement et en lui-même. Ainsi, d'abord nous posons comme principe certain que l'espace, ou le lieu, est le contenant primitif de tout ce dont il est le lieu, et qu'il ne fait en rien partie de ce qu'il renferme. Nous admettons encore que le lieu primitif, l'espace primitif, n'est ni plus petit ni plus grand que ce qu'il contient, qu'il n'est jamais vide de corps, et qu'il est séparable des corps. Nous ajoutons enfin que tout espace, tout lieu, a le haut et le bas, et que par les lois mêmes de la nature, chaque corps est porté ou demeure dans les lieux qui lui sont propres, c'est-à-dire soit en bas soit en haut. Ces principes posés, passons à l'examen des conséquences qui en sortent. § 3. Nous devons tâcher de diriger notre étude de manière qu'elle nous fasse connaître ce qu'est l'espace. Par là nous serons en état de résoudre les questions qu'on a élevées, de démontrer que les attributs qui semblaient lui appartenir, lui appartiennent bien réellement, et de faire voir clairement d'où viennent la difficulté de la question et les problèmes auxquels on s'arrête. C'est là, selon nous, la meilleure méthode pour éclaircir chacun des points que nous traitons. § 4. D'abord, il faut se dire qu'on n'aurait jamais songé à étudier l'espace s'il n'y avait pas une certaine espèce de mouvement qui est le mouvement dans l'espace; et ce qui fait surtout que nous croyons le ciel dans l'espace, c'est que le ciel est éternellement en mouvement. § 5. Or, dans le mouvement on distingue différentes espèces, ici la translation, là l'accroissement et la décroissance ; car dans la décroissance et l'accroissement, il y a mutation de lieu ; et ce qui était antérieurement en tel ou tel point, s'est déplacé ensuite pour arriver à être ou plus petit ou plus grand. § 6. Quant au mobile, c'est-à-dire ce qui reçoit le mouvement, il faut distinguer ce qui est en soi actuellement mobile et ce qui ne l'est que par accident. § 7. Le mobile accidentel peut aussi être mu en soi, comme les parties du corps et un clou dans un navire; ou bien, il ne peut pas être mu en soi seul, et il reste toujours mu accidentellement : par exemple, la blancheur et la science, toutes choses qui changent de place uniquement parce que le corps où elles sont vient à en changer. § 8. Quand on dit d'un corps qu'il est dans le ciel, comme dans son lien, c'est parce que ce corps est dans l'air, et que l'air est dans le ciel ; mais on ne veut pas dire que c'est dans l'air tout entier qu'est ce corps. Au fond, on dit qu'il est dans l'air uniquement par rapport à l'extrémité de l'air et à la partie de l'air qui l'embrasse et l'enveloppe. En effet, si c'était l'air tout entier qui fût le lieu des corps, le lieu de chaque corps ne serait plus égal à chaque corps lui-même, tandis qu'au contraire il semble qu'il y est tout à fait égal; et que tel est précisément le lieu primitif dans lequel est la chose. § 9. Lors donc que le contenant n'est pas séparé, mais qu'il est continu, on ne dit plus que la chose est dans ce contenant comme dans son lieu; mais on dit qu'elle y est comme la partie dans le tout. Quand au contraire le contenant est séparé et qu'il est contigu à la chose, alors la chose est dans un certain primitif qui est l'extrémité, la surface interne du contenant, et qui n'est ni une partie de ce qui est en lui, ni plus grand que la dimension du corps, mais qui est égal à cette dimension même, puisque les extrémités des choses qui sont contiguës se confondent en un seul et même point. § 10. Quand il y a continuité, le mouvement n'a pas lieu dans le contenant, mais avec le contenant; quand au contraire il y a séparation, le contenu se meut dans le contenant; et cela n'en est pas moins, soit que d'ailleurs le contenant aussi se meuve réellement, ou qu'il ne se meuve pas. § 11. Quand il n'y a pas séparation, on parle alors de la chose comme on le fait de la partie dans le tout; par exemple, la vue dans l'oeil, la main dans le corps. Mais quand la chose est séparée en tant que contiguë, on dit alors qu'elle est dans un lieu, comme par exemple, l'eau dans le tonneau et le vin dans la cruche ; car la main se meut avec le corps, tandis que c'est dans le tonneau que l'eau se meut. § 12. On doit comprendre maintenant, et d'après ces considérations, ce que c'est que l'espace ou le lieu ; car il ne peut guère y avoir que quatre choses dont l'espace doit nécessairement être l'une: ou la forme, ou la matière, ou l'intervalle entre les extrémités des corps, ou enfin ces extrémités elles-mêmes, s'il n'y a aucun intervalle possible indépendamment de l'étendue du corps qui s'y trouve. § 13. Or, il est clair que sur ces quatre choses il y en a trois que l'espace ne peut pas être. § 14. Mais comme il enveloppe les corps, on pourrait croire qu'il est leur forme, puisque les extrémités du contenant et du contenu. se rencontrent et se confondent en un même point. § 15. Il est bien vrai que la forme et l'espace sont tous deux des limites; mais ce ne sont pas les limites d'une même chose. La forme est la limite de la chose dont elle est la forme ; l'espace est la limite du corps qui contient la chose et la limite du contenant. § 16. Mais comme le contenu et le séparable peut très souvent changer, par exemple l'eau sortant du vase, tandis que le contenant subsiste et demeure, il semble que la place où sont successivement les corps, est un intervalle qui aurait sa réalité en dehors du corps qui vient à être déplacé. § 17. Mais cet intervalle n'existe pas ; et c'est seulement que, parmi les corps qui se déplacent et peuvent, par leur nature, être en contact avec le contenant, il s'en est trouvé un qui est venu à entrer dans le vase. § 18. S'il y avait réellement un intervalle qui, par sa nature, fût et restât dans le même lieu, alors les lieux seraient en nombre infini; car l'eau et l'air venant à se déplacer, toutes les parties feraient dans le tout ce que l'eau elle-même en masse fait dans le vase. § 19. En même temps aussi, l'espace changerait de place; et par conséquent il y aurait un autre espace pour l'espace, et une foule de lieux coexisteraient pour un seul corps. § 20. Mais il n'y a point, pour la partie, un autre lieu dans lequel elle se meuve, quand le vase tout entier vient à être déplacé, et son lieu reste le même ; car l'air et l'eau, ou les parties de l'eau, se remplacent et se succèdent dans le lieu où ces corps sont renfermés, et non pas dans l'espace où on les transporte ; et ce dernier espace est une partie de celui qui est l'espace même du ciel entier. § 21. On pourrait prendre aussi l'espace pour la matière des corps, en observant ce qui se passe dans un corps en repos non divisé, mais continu. De même, en effet, qu'on peut remarquer que, si ce corps se modifie, il y a en lui quelque chose qui maintenant est blanc et qui d'abord était noir, qui maintenant est dur et qui d'abord était mou, ce qui nous fait dire que la matière est réellement quelque chose; de même l'espace, grâce à quelque illusion de ce genre, nous semble aussi être quelque chose de réel. § 22. Mais il y a cette différence toutefois que ce qui était de l'air tout à l'heure est maintenant de l'eau, tandis que pour l'espace il y a de l'eau là, où tout à l'heure il y avait de l'air. § 23. Mais, ainsi que je l'ai dit antérieurement, la matière n'est jamais séparée de la chose qu'elle forme; elle ne contient jamais cette chose, tandis que l'espace fait l'un et l'autre. § 24. Si donc l'espace n'est aucune de ces trois choses, et s'il ne peut être ni la forme, ni la matière, ni une étendue qui serait toujours différente de l'étendue de la chose qui se déplace, reste nécessairement que l'espace soit la dernière des quatre choses indiquées, c'est-à-dire la limite du corps qui enveloppe et contient. § 25. Et j'entends par le contenu, le corps qui peut être mu par déplacement et translation. § 26. Mais ce qui fait croire qu'il y a grande difficulté à comprendre l'espace, c'est que d'abord il a la fausse apparence d'être la matière et la forme des choses, et ensuite, c'est que le déplacement du corps qui est transporté, a lieu dans le contenant qui demeure en place et en repos. Dès lors, il paraît qu'il peut être l'intervalle interposé entre les grandeurs qui s'y meuvent et distinct de ces grandeurs. Ce qui aide encore à l'erreur, c'est que l'air semble être incorporel et alors ce ne sont plus seulement les limites du vase qui paraissent être le lieu ; et c'est aussi l'intervalle entre ces limites en tant que vide. § 27. Mais de même que le vase est un lieu, un espace transportable, de même l'espace, le lieu est un vase immobile. Quand donc une chose se meut dans un mobile, et que ce qui est dans l'intérieur de ce mobile vient à se déplacer, comme un bateau sur une rivière, ce qui se déplace ainsi emploie le contenant plutôt comme un vase que comme un lieu et un espace. Or, le lieu, l'espace doit être immobile. Aussi est-ce plutôt le fleuve entier qu'il faudrait regarder dans ce cas comme l'espace, le lieu, parce que le fleuve pris dans son entier est sans mouvement. § 28. Donc en résumé, la limite première immobile du contenant, c'est là précisément ce qu'il faut appeler l'espace ou le lieu. [4,7] CHAPITRE VII. § 1. Le centre du ciel et l'extrémité de la révolution circulaire, autant que nous pouvons la voir, passent aux yeux de tout le monde pour être, à proprement parler, l'un le haut et l'autre le bas; et le motif de cette opinion c'est que le centre du ciel est éternellement en place, et que l'extrémité du cercle reste toujours telle qu'elle est. Par conséquent, comme le léger est ce qui est naturellement porté en haut, tandis que le lourd est ce qui est porté en bas, la limite qui enveloppe les corps vers le centre est le bas, et c'est le centre lui-même la limite qui est à l'extrémité est le haut, et c'est l'extrémité elle-même. § 2. Voilà comment l'espace, le lieu, semble être une sorte de surface et de vase, et comment il semble contenir et envelopper les choses. § 3. En outre, on peut dire en quelque façon que le lieu coexiste à la chose qu'il renferme ; car les limites coexistent au limité. § 4. Ainsi donc, le corps qui a extérieurement un autre corps qui l'enveloppe, ce corps-là est dans un lieu, dans l'espace ; et celui qui n'en a pas n'y est point. § 5. Aussi même en supposant que l'eau formât l'univers tout entier, ses parties seraient bien en mouvement; car elles s'envelopperaient les unes les autres. Mais quant à l'ensemble universel des choses, en un sens il se meut, et en un autre sens il ne se meut pas. En tant que totalité, il ne peut changer de lieu en masse; mais il peut avoir un mouvement circulaire, puisque c'est là aussi le lien de ses parties. § 6. Car il y a des parties du ciel qui sont mues, non pas en haut et en bas, mais circulairement; et il n'y a que celles qui peuvent devenir plus denses ou plus légères qui soient portées en bas ou en haut. § 7. Ainsi que je l'ai déjà dit, certaines choses ne sont dans un lieu, dans l'espace, qu'en puissance; d'autres, au contraire, y sont en acte. Ainsi, quand un corps formé de parties homogènes reste continu, les parties ne sont dans un lieu qu'en puissance; mais quand elles sont séparées et qu'elles se touchent chacune, comme les grains d'une masse de blé, alors elles y sont en acte. §.8. Parmi les choses, il y en a qui sont en soi dans l'espace, dans un lieu ; et, par exemple, tout corps qui se meut, soit par translation, soit par simple accroissement, est en soi dans un lieu, tandis que l'univers, comme je viens de le dire, n'est point tout entier quelque part. Il n'est pas dans un lieu précis, puisqu'aucun corps ne l'embrasse; mais c'est seulement en tant qu'il se meut, qu'on peut dire que ses parties ont un lien ; car chacune de ses parties sont à la suite l'une de l'autre. Au contraire, il est d'autres choses qui sont dans un lieu, non en soi, mais par accident : l'âme, par exemple, et le ciel. Ainsi, les parties si nombreuses du ciel ne sont dans un lieu qu'à certains égards. En effet, dans le cercle, une partie en enveloppe une autre ; et voilà pourquoi le haut du ciel n'a qu'un mouvement circulaire. Mais l'univers, le tout ne peut être en un certain lieu ; car, pour qu'un objet soit dans un lieu, il faut d'abord que cet objet soit lui-même quelque chose, et il faut qu'il y ait en outre quelque chose dans quoi il est, quelque chose qui l'enveloppe. Mais en dehors du tout et de l'univers, il ne peut rien y avoir qui soit indépendant de ce tout et de cet ensemble universel. § 9. Aussi toutes les choses sont-elles dans le ciel sans la moindre exception ; car le ciel c'est l'univers, à ce qu'on peut supposer ; et le lieu n'est pas le ciel, mais une certaine extrémité du ciel, la limite immuable confinant et touchant au corps qui est en mouvement. § 10. Ainsi la terre est dans l'eau ; l'eau est dans l'air; l'air lui-même est dans l'éther ; et l'éther est dans le ciel. Mais le ciel, l'univers, n'est plus dans autre chose. § 11. On doit voir d'après tout ceci qu'en comprenant l'espace comme nous le faisons, on résout toutes les questions qui offraient tant de difficulté. Ainsi, il n'y a plus nécessité, ni que le lieu s'étende avec le corps qu'il contient; ni que le point ait un lieu; ni que deux corps soient dans un seul et même lieu; ni que l'espace soit un intervalle corporel ; car ce qui se trouve dans le lieu, dans l'espace est un corps, quel que soit ce corps; mais ce n'est pas l'intervalle d'un corps. Le lieu lui-même est bien quelque part; mais il n'y est pas comme dans un lieu; il y est uniquement comme la limite est dans le limité; car tout ce qui est n'est pas nécessairement dans un lieu, et il n'y a que le corps susceptible de mouvement qui y soit. § 12. Chaque élément se porte dans le lieu qui lui est propre; et cela se comprend bien ; car l'élément qui vient à sa suite et qui le touche, sans subir de violence, lui est homogène. Les choses qui ont une nature identique n'agissent pas l'une sur l'autre; mais c'est seulement quand elles se touchent, qu'elles agissent les unes sur les autres et se modifient mutuellement. §13. C'est par des lois aussi naturelles et aussi sages que chaque élément en masse demeure dans le lieu qui lui est propre; et telle partie est dans l'espace total comme une partie séparable est au tout duquel elle est détachée ; et ainsi, par exemple, quand on met en mouvement et qu'on déplace une partie d'eau ou d'air. Or, c'est là précisément le rapport de l'air à l'eau; l'eau est, on peut dire, la matière, tandis que l'air est la forme; l'eau est la matière de l'air; et l'air est en quelque sorte l'acte de l'eau, puisqu'en puissance l'eau est de l'air, et que l'air lui-même à un autre point de vue est de l'eau en puissance. Mais nous reviendrons plus tard sur ces théories. Ici nous n'en disons absolument, par occasion, que ce qui est indispensable ; et nos explications qui maintenant restent peut-être obscures, deviendront plus claires dans la suite. Si donc la même chose est à la fois matière et acte, l'eau étant air et eau tout à la fois, mais l'un en puissance et l'autre en acte, le rapport serait alors en quelque sorte celui de la partie au tout. Aussi les deux éléments dans ce cas ne sont qu'en contact; mais leur nature se confond lorsqu'en acte les deux n'en font plus qu'un. § 14. Telle est notre théorie sur l'espace, sur son existence et sur sa nature. [4,8] CHAPITRE VIII. § 1. Il semble que c'est par la même méthode employée pour l'espace que le physicien doit étudier le vide, et savoir si le vide est ou n'est pas, comment il est et ce qu'il est; car on peut avoir sur le vide à peu près les mêmes doutes ou les mêmes convictions que sur l'espace, d'après les systèmes dont il a été l'objet. En effet, ceux qui croient au vide le représentent en général comme un certain espace et une sorte de vase et de récipient. On croit qu'il y a du plein quand ce récipient contient le corps qu'il est susceptible de recevoir ; et quand il en est privé, il semble qu'il y a du vide. Donc, on suppose que le vide, le plein et l'espace sont au fond la même chose, et qu'il n'y a entr'eux qu'une simple différence de manière d'être. § 2. Pour commencer cette recherche, il faut recueillir d'abord les arguments de ceux qui croient à l'existence du vide, puis ensuite les arguments de ceux qui nient l'existence du vide, et, en troisième lieu, les opinions communément répandues sur ce sujet. § 3. Ceux qui s'efforcent de prouver qu'il n'y a point de vide, ont le tort de ne point attaquer précisément l'idée que les hommes se font généralement de ce qu'ils appellent le vide, mais les définitions erronées qu'ils en donnent. C'est ce que fait Anaxagore et ceux qui l'imitent dans son procédé de réfutation. Ainsi, ils démontrent fort bien l'existence de l'air et toute la puissance de l'air, en pressant des outres d'où ils le font sortir, et en le recevant dans des clepsydres. Mais l'opinion vulgaire des hommes entend, en général, par le vide, un intervalle dans lequel il n'y a aucun corps perceptible aux sens; et comme on croit vulgairement aussi que tout ce qui existe a un corps, on dit que le vide est ce dans quoi il n'y a rien. Par suite, le vide n'est que ce qui est plein d'air. Mais ce dont il s'agit ce n'est pas de démontrer que l'air est quelque chose; c'est de prouver qu'il n'existe point d'étendue, d'intervalle différent des corps, ni séparable d'eux, ni en acte, qui pénètre tout corps quel qu'il soit, de telle sorte que le corps n'est plus continu, opinion que soutiennent Démocrite et Leucippe, et tant d'autres naturalistes; et enfin qu'il peut y avoir encore quelque chose comme le vide hors du corps entier qui reste continu, Ainsi, les philosophes dont je parle n'ont pas même posé le pied sur le seuil de la question. § 4. Ceux qui affirment l'existence du vide se sont rapprochés davantage de la vérité. Un premier point qu'ils soutiennent, « c'est que sans le vide il n'y a pas de mouvement possible dans l'espace; et, par le mouvement dans l'espace, on entend ou le déplacement ou l'accroissement sur place, puisque le mouvement, s'il n'y avait a point de vide, ne pourrait avoir lieu. Le plein évidemment ne peut rien admettre; et s'il admettait quelque chose et qu'il y eût alors deux corps dans un seul et même lieu, il n'y aurait pas de raison pour que tous les corps. quel qu'en fût le nombre, ne pussent s'y trouver en même temps; car on ne saurait indiquer ici une différence qui ferait que cette supposition cessât d'être admissible. Mais si cela est possible, le plus petit pourrait alors recevoir et contenir le plus grand, puisque la réunion de beaucoup de petites choses en forme une grande; et, par conséquent, si plusieurs choses égales peuvent être dans un seul et même lieu, plusieurs choses inégales pourront y être tout aussi bien. » § 5. C'est même en partant de ces principes que Mélissus prétend démontrer que l'univers est immobile. « Pour que l'univers se meuve, dit-il, il faut nécessairement du vide ; mais le vide ne compte pas parmi les êtres. » § 6. Ainsi, à l'aide de ces principes, ces philosophes démontrent d'une première façon l'existence du vide. Mais ils la démontrent encore d'une autre manière, en observant qu'il y a des choses qui semblent se rapprocher et se contracter. Par exemple, disent-ils, les tonneaux contiennent le vin avec les outres, comme si le corps se condensait dans les vides qui se trouvent à son intérieur. § 7. Dans un autre ordre de faits, il paraît bien que dans tous les êtres le développement ne peut se faire qu'à la condition du vide; car les aliments que les êtres absorbent sont un corps; et il est impossible que deux corps soient ensemble dans un seul et même lieu. § 8. Enfin, on donne encore pour preuve de l'existence du vide le phénomène de la cendre, qui reçoit autant d'eau que peut en contenir le vase où elle est quand il est vide. § 9. Les Pythagoriciens aussi soutenaient l'existence du vide; et selon eux, c'est par l'action du souffle infini, que le vide entre dans le ciel qui a une sorte de respiration; dans leurs théories, le vide est ce qui limite les natures, comme si le vide était une sorte de séparation des corps qui se suivent, et comme s'il était leur délimitation. À en croire les Pythagoriciens, le vide se trouve primitivement dans les nombres; car c'est le vide qui détermine leur nature propre et abstraite. § 10. Tel est à peu près l'ensemble de toutes les idées que l'on a émises, dans un sens ou dans l'autre, soit pour affirmer, soit pour nier l'existence du vide. [4,9] CHAPITRE IX. § 1. Pour savoir entre ces deux opinions ce qu'il en est, il faut connaître d'abord ce que veut dire le mot lui-même. § 2. En général, on entend par le vide un espace dans lequel il n'y a rien. § 3. Cette idée vient de ce qu'on regarde toujours l'être comme un corps, et que tout corps est dans un lieu, dans un espace. Par conséquent, le vide est l'espace où il n'y a aucun corps ; et s'il est un espace où il n'y ait pas de corps, on dit que là il y a le vide. D'autre part, on suppose que tout corps, quel qu'il soit, est tangible, et que c'est là une propriété de tout ce qui a pesanteur ou légèreté. En continuant ce raisonnement on arrive donc à dire que le vide est ce dans quoi il n'y a rien, ni de pesant ni de léger. Telles sont les conséquences où le raisonnement conduit, ainsi que nous l'avons dit antérieurement. § 4. Mais il serait absurde de prétendre que le point est le vide, puisqu'il faut que le vide soit l'espace, où est l'étendue du corps tangible. § 5. Ainsi en un sens, vide semble vouloir dire ce qui n'est pas plein d'un corps sensible au toucher; et sensible au toucher, c'est tout ce qui a ou légèreté ou pesanteur. § 6. Aussi peut-on se demander ce qu'on penserait si l'étendue avait ou une couleur ou un son. Croirait-on alors que c'est du vide, ou que ce n'en est pas? Ou bien est-il clair qu'on dirait qu'il y a du vide, si l'étendue pouvait recevoir un corps tangible, et qu'on ne trouverait pas de vide, si elle ne le pouvait pas? § 7. En un autre sens, ou entend par vide l'espace où il n'y a pas de chose distincte ni aucune substance corporelle. § 8. C'est là ce qui a fait que des philosophes ont soutenu que le vide est la matière des corps, et ce sont ceux qui ont confondu aussi, bien à tort du reste, l'espace avec la matière; car la matière n'est pas séparable des corps, tandis qu'ils regardent toujours le vide qu'ils cherchent comme en étant séparé. [4,10] CHAPITRE X. § 1. Après avoir étudié l'espace et démontré que le vide ne peut être que l'espace, s'il est ce qui est privé de corps; et après avoir expliqué également comment l'espace est et n'est pas, il doit être évident que dans ce sens le vide n'existe pas non plus davantage, ni inséparable ni séparable des corps; puisque le vide n'est pas un corps, et qu'il est bien plutôt l'intervalle du corps. Aussi le vide ne semble-t-il être quelque chose de réel, que parce que l'espace l'est aussi, et par les mêmes motifs; car le mouvement dans l'espace est admis également, et par ceux qui soutiennent que l'espace est quelque chose de distinct des corps qui s'y meuvent, et par ceux qui soutiennent que le vide existe. On pense que le vide est la cause du mouvement, en tant qu'il est l'endroit où le mouvement se passe; et c'est là précisément le rôle que d'autres philosophes prêtent à l'espace. § 2. Mais il n'est pas du tout nécessaire, parce que le mouvement existe, qu'il y ait aussi du vide; et le vide ne peut pas du tout être pris pour la cause de toute espèce de mouvement quel qu'il soit, observation qui a échappé à Mélissus; car le plein lui-même peut parfaitement changer par une simple altération. § 3. Mais il n'est pas même besoin de vide pour le mouvement dans l'espace; car il se peut fort bien aussi que les corps se remplacent réciproquement les uns les autres, sans qu'il y ait un intervalle séparable et distinct des corps qui se meuvent. C'est ce qu'on peut très aisément voir dans les relations des corps solides et continus, aussi bien que dans celles des corps liquides. § 4. Les corps peuvent même aussi se condenser sans que ce soit dans le vide, mais par cela seul que certaines parties qu'ils contiennent en sont expulsées, comme l'air s'échappe de l'eau quand on la presse. § 5. De plus, les corps peuvent s'accroître non pas seulement par l'introduction de quelque chose d'étranger, mais aussi par une simple modification, comme par exemple, l'eau devenant air. § 6. Mais absolument parlant, cette explication du vide, tirée de l'accroissement des corps et de l'eau versée dans la cendre, est contradictoire. En effet, l'on arrive à dire ou que toute partie du corps ne s'accroît pas ou que rien ne s'accroît matériellement; ou que deux corps peuvent être dans le même lieu ; et alors on peut bien croire qu'on a résolu une objection vulgaire et commune, mais on n'a point pour cela démontré l'existence du vide; ou bien enfin, on arrive à dire que le corps est tout entier nécessairement vide, si l'on admet qu'il s'accroît de toutes parts, et qu'il s'accroît grâce au vide. Le même raisonnement s'appliquerait au phénomène de la cendre. § 7. On voit donc qu'il est assez facile de réfuter les explications qu'on a données pour démontrer l'existence du vide. [4,11] CHAPITRE XI. § 1. Répétons encore qu'il n'y a pas de vide séparément des choses, ainsi qu'on l'a parfois soutenu. § 2. En effet, si pour chacun des corps simples il y a une tendance naturelle qui les porte, par exemple, le feu en haut, et la terre en bas et vers le centre, il est clair que le vide ne peut pas être cause de cette tendance. De quoi le vide sera-t-il donc cause? puisqu'on paraissait croire qu'il est la cause du mouvement dans l'espace, et que, en réalité cependant, il ne l'est pas. § 3. De plus, si le vide, quand on en admet l'existence, est quelque chose comme l'espace privé de corps, on peut demander dans quelle direction sera porté le corps qu'on y suppose placé? Certainement ce corps ne peut être emporté dans toutes les parties du vide. C'est la même objection que contre ceux qui supposent que l'espace où se meut l'objet qui se déplace, est quelque chose de séparé. Comment, en effet, le corps qu'on suppose dans le vide y serait-il mu? Comment y restera-t-il en place? Le même raisonnement, qu'on appliquait au bas et au haut, pour l'espace, s'applique également au vide: et c'est avec toute raison, puisque ceux qui soutiennent l'existence du vide en font de l'espace. § 4. Mais alors comment la chose pourra-t-elle être soit dans l'espace soit dans le vide? Il est impossible qu'elle soit dans l'un ou l'autre, quand on suppose que cette chose tout entière est placée dans l'espace qui forme un corps séparé et permanent; car la partie, à moins qu'elle ne soit isolée, sera non pas dans l'espace, mais dans le tout dont elle fait partie. § 5. Ajoutez que, si en ce sens il n'y a pas d'espace, il ne peut pas y avoir davantage de vide. § 6. C’est d'ailleurs se tromper si étrangement de croire que le vide est nécessaire, par cela même qu'on admet le mouvement, que ce serait bien plutôt le contraire; et, en y regardant de près, on pourrait dire que le mouvement n'est plus possible du moment qu'il y a du vide. Car, de même qu'il y a des philosophes qui soutiennent que la terre est en repos à cause de l'égalité de la pression, de même il est nécessaire que tout soit en repos dans le vide ; car il n'y a pas, dans le vide, de lieu vers lequel le corps doive plus ou moins se mouvoir, puisque, en tant que vide, il ne présente plus aucune différence. § 7. D'abord, on doit se rappeler que tout mouvement est ou forcé ou naturel ; et, nécessairement, s'il y a un mouvement forcé, il faut aussi qu'il y ait un mouvement naturel. Le mouvement forcé est contre nature, et le mouvement contre nature ne vient qu'après le mouvement naturel. Par conséquent, si pour chacun des corps qui sont dans la nature il n'y a pas de mouvement naturel, il ne peut pas y avoir non plus aucune autre espèce de mouvement. Mais comment pourra-t-il y avoir ici mouvement naturel, puisqu'il n'y a plus aucune différence dans le vide et dans l'infini? Dans l'infini, il n'y a plus ni bas, ni haut, ni milieu; et, dans le vide, le bas ne diffère plus en rien du haut; car, de même que le rien, le néant, ne peut présenter de différence, de même il n'y en a point pour ce qui n'est point. Or, il semble que le vide est un non-être et qu'il est une privation plutôt que tout autre chose. Mais le mouvement naturel présente des différences ; et, par conséquent, les choses qui existent naturellement sont différentes entre elles. Ainsi donc, de deux choses l'une : ou aucun corps n'aura une tendance naturelle vers aucun lieu; ou, si cela est, il n'y a pas de vide. § 8. De plus, on peut observer que les projectiles continuent à se mouvoir, sans que le moteur qui les a jetés continue à les toucher, soit à cause de la réaction environnante, comme on le dit parfois, soit par l'action de l'air qui, chassé, chasse à son tour, en produisant un mouvement plus rapide que ne l'est la tendance naturelle du corps vers le lieu qui lui est propre. Mais, dans le vide, rien de tout cela ne peut se passer; et nul corps ne peut y avoir un mouvement que si ce corps y est sans cesse soutenu et transporté, comme le fardeau que porte un char. § 9. Il serait encore bien impossible de dire pourquoi, dans le vide, un corps mis une fois en mouvement pourrait jamais s'arrêter quelque part. Pourquoi, en effet, s'arrêterait-il ici plutôt que là? Par conséquent, ou il restera nécessairement en repos, ou nécessairement s'il est en mouvement, ce mouvement sera infini, si quelqu'obstacle plus fort ne vient à l'empêcher. § 10. Dans l'opinion de ces philosophes, il semble que le corps se meut vers le vide, parce que l'air cède devant lui; mais, dans le vide, le même phénomène se produit dans tous les sens, de sorte que c'est aussi dans tous les sens indifféremment que le corps pourra s'y mouvoir. § 11. Ce que nous disons ici peut s'éclaircir encore par les considérations suivantes. Évidemment il y a deux causes possibles pour qu'un même poids, un même corps reçoive un mouvement plus rapide : ou c'est parce que le milieu qu'il traverse est différent, selon que ce corps se meut dans l'eau, dans la terre ou dans l'air; ou c'est parce que le corps qui est en mouvement est différent lui-même, et que toutes choses d'ailleurs restant égales, il a plus de pesanteur ou de légèreté. § 12. Le milieu que le corps traverse est une cause d'empêchement la plus forte possible, quand ce milieu a un mouvement en sens contraire, et ensuite quand ce milieu est immobile. Cette résistance est d'autant plus puissante que le milieu est moins facile à diviser; et il résiste d'autant plus qu'il est plus dense. § 13. Soit un corps A, par exemple, traversant le milieu B dans le temps C; et traversant le milieu D, qui est plus ténu, dans le temps E. Si la longueur de B est égale à la longueur de D, le mouvement sera en proportion de la résistance du milieu. Supposons donc que B soit de l'eau, par exemple, et D de l'air. Autant l'air sera plus léger et plus incorporel que l'eau comparativement, autant A traversera D plus vite que B. Évidemment la première vitesse sera à la seconde vitesse dans le même rapport que l'air est à l'eau; et si l'on suppose, par exemple, que l'air est deux fois plus léger, le corps traversera B en deux fois plus de temps que D; et le temps C sera double du temps E. Donc, toujours le mouvement du corps sera d'autant plus rapide que le milieu qu'il aura à traverser sera plus incorporel , moins résistant et plus aisé à diviser. § 14. Mais il n'y a pas de proportion qui puisse servir à comparer le vide avec le corps, et à savoir de combien le corps le surpasse, de même que le rien (zéro) n'a point de proportion possible avec le nombre. En effet, si quatre surpasse trois de un; s'il surpasse deux davantage, et s'il surpasse un et deux davantage encore, il n'y a plus de proportion dans laquelle on puisse dire qu'il surpasse le rien; car, nécessairement, la quantité qui surpasse une autre quantité se compose, d'abord de la quantité dont elle surpasse l'autre, et ensuite de la quantité même qu'elle surpasse; et, par conséquent, quatre sera et la quantité dont il surpasse, et le rien. C'est là ce qui fait que la ligne ne peut pas surpasser le point, puisqu'elle n'est pas elle-même composée de points. Par la même raison aussi, le vide ne peut avoir aucun rapport proportionnel avec le plein. Par conséquent, le mouvement dans le vide n'en a pas davantage; et si, dans le milieu le plus léger possible, le corps franchit tel espace en tant de temps, dans le vide ce même mouvement dépassera toute proportion possible. Soit donc F le vide, et d'une dimension égale à celles de B et de D. Si donc le corps A traverse le vide et le franchit dans un certain temps G, supposé plus court que le temps E, ce sera là le rapport du vide au plein. § 15. Mais, dans ce même temps G, le corps A ne franchira de D que la portion H. § 16. Le corps traversera le milieu F qui est beaucoup plus léger que l'air, avec une vitesse proportionnellement égale au rapport du temps E au temps G; car si le vide F surpasse l'air en légèreté dans la proportion où le temps E surpasse le temps G, à l'inverse le corps A, quand il est en mouvement, traversera le vide F avec une vitesse qui correspond précisément à G. Si donc il n'y a pas de corps dans F, A devra s'y mouvoir d'autant plus vite. Mais tout à l'heure il traversait aussi H dans le temps G. Donc le corps franchit la distance dans le même temps, soit dans le plein, soit dans le vide. Or, comme cela est de toute impossibilité, il est clair par suite que, si l'on suppose un certain temps dans lequel un corps quelconque traverse le vide, on arrive à cette absurdité, qu'un corps traverse indifféremment dans un même temps le plein ou le vide ; car il y aura toujours un certain corps qu'on pourra supposer, relativement à un autre corps, dans le même rapport que le temps est au temps. § 17. Afin de résumer cette discussion en peu de mots, nous dirons que la cause du résultat auquel nous aboutissons, c'est qu'il y a toujours un certain rapport d'un mouvement à un autre mouvement; car le mouvement se passe dans le temps, et il y a toujours un rapport possible d'un temps à un autre temps, l'un et l'autre étant également finis, tandis qu'il n'y a aucun rapport possible du vide au plein. Telles sont les conséquences qu'amène la diversité des milieux traversés. § 18. Voici celles qui résultent de la supériorité relative des corps qui se meuvent dans ces milieux. On peut remarquer d'abord que les corps animés d'une force plus grande, ou de pesanteur ou de légèreté, les conditions de forme restant d'ailleurs égales, parcourent plus rapidement une même étendue, et la parcourent dans le rapport même où ces grandeurs sont entr'elles. Par conséquent, ils la parcourraient aussi dans le vide; mais c'est là ce qui est impossible. Dans le vide, en effet, quelle cause pourrait accélérer le mouvement? Dans le plein, c'est une nécessité que le mouvement s'accélère, puisque le plus fort des deux mobiles divise plus rapidement aussi le milieu par sa force même; car le corps qui tombe ou qui est lancé, divise ce milieu soit par sa forme, soit par l'impulsion qu'il possède. Donc, tous les corps auraient dans le vide la même vitesse, et ce n'est pas admissible. § 19. Ce que nous venons de dire doit montrer que l'existence du vide, en admettant qu'il existe, entraîne des conséquences tout à fait contraires à ce qu'attendaient ceux qui bâtissent ce système. Ils s'imaginent, parce qu'il y a du mouvement dans l'espace, que le vide doit exister séparé et en soi. Mais cela revient à dire que l'espace doit être aussi quelque chose de séparé des corps ; et nous avons démontré antérieurement que cela n'est pas possible. [4,12] CHAPITRE XII. § 1. A regarder la chose en elle-même, on pourrait trouver que ce qu'on nous donne pour le vide est bien parfaitement vide en effet. § 2. En voici une nouvelle preuve. Si l'on plonge un cube dans l'eau, il y aura autant d'eau déplacée que le cube est grand, et ce même déplacement a lieu dans l'air, bien qu'alors le phénomène échappe à nos sens. Ainsi, pour tout corps quelconque qui doit se déplacer de cette façon, il y a nécessité constante, à moins qu'il ne se concentre et ne se comprime, qu'il se déplace dans le sens qui lui est naturel, et qu'il se dirige toujours en bas, si sa tendance naturelle est en bas comme celle de la terre; ou en haut, comme le feu; ou dans les deux sens comme l'air ; et cela, quel que soit le corps qui se trouve dans le milieu traversé. Or, dans le vide, rien de tout cela n'est possible ; car le vide n'est pas un corps. Mais il semble que ce même intervalle, qui tout à l'heure était dans le vide ; doit pénétrer le cube dans cette même dimension, comme si l'eau et l'air, au lieu de céder la place à ce cube de bois, le pénétraient l'un et l'autre de part en part. § 3. Cependant le cube a tout autant d'étendue qu'en occupe le vide; et, ce corps a beau être chaud ou froid, pesant ou léger, il n'en est pas moins différent par essence de toutes les affections qu'il subit, bien que d'ailleurs il n'en soit pas séparable. J'entends la masse du cube que je suppose être de bois. Par conséquent, en admettant même qu'il soit séparé de toutes ses autres qualités, et qu'il ne soit ni lourd ni léger, il occupera une égale quantité de vide, et il sera dans la partie de l'espace, ou la partie du vide, qui lui est égale. Alors, en quoi donc le corps de ce cube différera-t-il d'un espace égal ou d'un vide égal à lui? Et, s'il en est ainsi pour deux corps, pourquoi des corps en un nombre quelconque ne seraient-ils pas aussi dans un seul et même lieu? Voilà une première absurdité et une première impossibilité. § 4. Mais, en outre, il est clair que ce cube, tout en se déplaçant, conservera les propriétés qu'ont tous les autres corps, {c'est-à-dire les trois dimensions}. Si donc il ne diffère point de l'espace qui le contient, à quoi sert alors d'imaginer pour les corps un espace séparé de l'étendue de chacun d'eux, si cette étendue reste immuable? Car il n'est que faire d'un autre intervalle qui entoure le corps, en étant égal à lui et tel que lui. § 5. On doit voir d'après ce qui précède que le vide n'est pas séparé des choses. [4,13] CHAPITRE XIII. § 1. Il y a des philosophes qui ont soutenu que la densité et la raréfaction des corps prouvent évidemment qu'il y a du vide : « Selon eux, sans la densité et la raréfaction, il n'est pas possible que les corps se resserrent et se compriment; et sans cette faculté, ou le mouvement ne peut plus du tout avoir lieu, ou l'univers est condamné à une fluctuation perpétuelle comme le disait Xuthus; ou l'air et l'eau se changent toujours en même quantité l'une dans l'autre; et je veux dire par là que, si l'air vient d'une simple coupe d'eau, cette même quantité d'eau devrait toujours venir d'une quantité d'air égale ; on bien le vide existe de toute nécessité, parce qu'autrement il ne serait pas possible que les corps pussent se condenser et se dilater. » § 2. Nous répondons que, si l'on entend par rare ce qui a beaucoup de vides séparés les uns des autres, il est clair que, si le vide, ne pouvant pas être séparé des choses pas plus que l'espace, ne peut avoir une étendue spéciale à lui, le rare ne peut pas davantage exister de cette façon. § 3. Mais si l'on dit que le vide, sans être séparé, n'en est pas moins dans leur intérieur, cette hypothèse est moins inacceptable; mais en voici les conséquences. D'abord le vide n'est plus la cause de toute espèce de mouvement, mais seulement la cause du mouvement qui se dirige en haut, puisqu'un corps qui est rare est léger; et c'est ainsi que ces philosophes disent que le feu est léger. § 4. Secondement, le vide ne sera pas cause du mouvement en ce sens qu'il est le lieu où le mouvement se passe. Mais de même que les outres gonflés d'air en s'élevant elles-mêmes en haut y élèvent aussi ce qui tient à elles, de même le vide aura la propriété de se porter en haut. Mais pourtant comment est-il possible que le vide ait une direction, ou que le vide ait un lieu? Car alors il y a pour le vide un vide où il peut se diriger. § 5. Autre objection. Comment les partisans de cette hypothèse pourront-ils expliquer que le poids se porte en bas? § 6. Il est évident que, si le corps monte d'autant plus vivement en haut qu'il est plus rare et plus vide, il y montera le plus vite possible s'il est absolument vide. Mais peut-être est-il impossible que le vide puisse jamais avoir de mouvement; car le même raisonnement qui prouvait que tout doit être immobile dans le vide, prouve encore que le vide lui-même est immobile aussi; et les vitesses y sont incommensurables. § 7. D'ailleurs, tout en niant l'existence du vide, nous n'en reconnaissons pas moins la vérité des autres explications, à savoir que, si l'on n'admet pas la condensation et la raréfaction des corps, le mouvement n'est plus concevable; ou bien que le ciel est dans une perpétuelle oscillation ; ou bien encore que toujours une même quantité d'eau viendra d'une même quantité d'air, ou réciproquement l'air de l'eau, quoiqu'il soit évident que de l'eau il vient une plus grande masse d'air. Donc s'il n'y a pas compression dans les corps, il faut nécessairement ou que le continu, poussé de proche en proche, communique la fluctuation jusqu'à l'extrémité; ou bien qu'une égale quantité d'air se change quelque part ailleurs en eau pour que le volume total de l'univers entier reste toujours égal; ou enfin il faudra que rien ne puisse être en mouvement. § 8. En effet, la compression aura toujours lieu quand un corps se déplace, à moins qu'il ne tourne toujours en cercle; mais le déplacement des corps n'est pas toujours circulaire ; et c'est aussi en ligne droite qu'il a lieu. § 9. Tels sont à peu près les motifs qui ont déterminé certains philosophes à reconnaître l'existence du vide. § 10. Quant à nous, nous disons, d'après les principes posés par nous, que la matière des contraires est une seule et même matière, par exemple du chaud et du froid, et de tous les autres contraires naturels; que de ce qui est en puissance vient ce qui est en acte; que la matière n'est pas séparée des qualités, bien que son être soit différent; et enfin que numériquement elle est une ; par exemple, si l'on veut, pour la couleur, pour le chaud, le froid, etc. § 11. La matière d'un corps reste également la même, que le corps soit grand ou petit: et la preuve évidente, c'est que, quand l'eau se change en air, c'est bien la même matière qui est changée sans avoir reçu rien d'étranger; et c'est seulement que ce qui était en puissance est arrivé à l'acte, à la réalité. Il en est tout à fait de même, quand c'est l'air, au contraire, qui se change en eau ; et tantôt c'est la petitesse qui passe à la grandeur: et tantôt c'est la grandeur qui passe à la petitesse. Donc c'est le même phénomène encore quand l'air en grande masse se réduit à un moindre volume, ou lorsque de plus petit qu'il était il devient plus grand. La matière, qui est en puissance, devient également l'un et l'autre. § 12. Car de même que, quand de froid le corps devient chaud, et que de chaud il devient froid, la matière reste identique, parce qu'elle était en puissance ; de même aussi, le corps déjà chaud devient plus chaud, sans que rien dans la matière devienne chaud qui ne fût pas chaud auparavant, alors que le corps avait moins de chaleur. De même encore que, quand la circonférence et la convexité d'un cercle plus grand devient la circonférence d'un cercle plus petit, que ce soit d'ailleurs la même circonférence ou une circonférence différente, aucune partie n'acquiert de convexité qui, auparavant, aurait été non pas convexe, mais droite, puisqu'entre le plus et le moins il n'y a pas d'interruption, pas plus que dans la flamme il ne serait possible de trouver une portion qui n'eût ni blancheur ni chaleur; de même, c'est un rapport tout à fait pareil qui unit la chaleur initiale à la chaleur qui la suit. Par conséquent aussi, la grandeur et la petitesse d'un volume perceptible à nos sens se développent, non parce que la matière reçoit quelque chose d'étranger, mais seulement parce que la matière est en puissance susceptible des deux également. Ainsi enfin, c'est le même corps qui est successivement rare et dense; et la matière est identique pour ces deux propriétés. § 13. Mais le dense est lourd ; et le rare est léger; car ces deux propriétés appartiennent à l'un et à l'autre, c'est-à-dire au dense et au rare. Le lourd et le dur font l'effet d'être denses; les contraires, je veux dire le léger et le mou, font l'effet d'être rares, quoique le lourd et le dur ne se correspondent plus également dans le plomb et le fer. § 14. De tout ce qui précède, il résulte que le vide n'est point séparé, qu'il n'existe point absolument, qu'il n'est pas dans ce qui est rare, et qu'il n'est pas non plus en puissance, à moins qu'on ne veuille à toute force appeler vide la cause de la chute des corps. Ce serait alors la matière du léger et du lourd, en tant que telle, qui serait le vide; car le dense et le rare, opposés comme ils le sont à ce point de vue, produisent la chute des graves. En tant que dur et mou, ils sont causes de la passivité ou de l'impassibilité des corps; mais ils ne sont pas causes de leur chute, et ils le seraient plutôt de leur altération. § 15. Ici finit ce que nous avions à dire sur le vide pour expliquer comment il est et comment il n'est pas. [4,14] CHAPITRE XIV. § 1. A la suite de tout ce qui vient d'être dit, il convient d'étudier le temps. En premier lieu, il sera bon de présenter les doutes que cette question soulève, et de la traiter, même par des arguments extérieurs et vulgaires, pour savoir si le temps doit être rangé parmi les choses qui sont ou celles qui ne sont pas; puis, ensuite, nous rechercherons quelle en est la nature. § 2. Voici quelques raisons qu'on pourrait alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du tout, ou que s'il existe c'est d'une façon à peine sensible et très obscure. Ainsi, l'une des deux parties du temps a été et n'est plus; l'autre partie doit être et n'est pas encore. C'est pourtant de ces éléments que se composent et le temps infini et le temps qu'on doit compter dans une succession perpétuelle. Or, ce qui est composé d'éléments qui ne sont pas, semble ne jamais pouvoir être regardé comme possédant une existence véritable. § 3. Ajoutez que, pour tout objet divisible, il faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, que, quand cet objet existe, quelques-unes de ses parties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour le temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont été, d'autres seront, mais aucune n'est réellement. § 4. Mais l'instant, le présent n'est pas une partie du temps; car, d'un côté, la partie d'une chose sert à mesurer cette chose; et, d'un autre côté, le tout doit se composer de la réunion des parties. Or, il ne paraît pas que le temps se compose de présents, d'instants. § 5. De plus, cet instant, ce présent lui-même qui sépare et limite, à ce qu'il semble, le passé et le futur, est-il un? Reste-t-il toujours identique et immuable? Ou bien, est-il différent et sans cesse différent? Toutes questions qu'il n'est pas facile de résoudre. § 6. En effet, si l'instant est perpétuellement autre et toujours autre ; s'il ne peut pas y avoir dans le temps une seule de ses parties différentes qui coexiste avec une autre, sans d'ailleurs l'envelopper, tandis que l'autre est enveloppée par elle, comme un temps plus court est enveloppé dans un plus long; et si enfin l'instant qui n'est pas à présent, mais qui a précédemment été, doit nécessairement avoir péri à un moment donné, alors les instants successifs ne pourront jamais exister simultanément les uns avec les autres, puisque l'antérieur aura dû toujours nécessairement périr. Or, il n'est pas possible que l'instant ait péri en lui-même, puisqu'il existait alors; et il n'est pas possible davantage que l'instant antérieur ait péri dans un autre instant. Par conséquent, il faut admettre qu'il est impossible que les instants tiennent les uns aux autres, comme il est impossible que le point tienne au point. Si donc l'instant ne peut pas avoir été détruit dans celui qui l'a suivi, et s'il l'a été dans un autre, alors il aura pu durant les instants intermédiaires, qui sont en nombre infini, coexister avec eux ; or, c'est là une impossibilité. § 7. Mais il n'est pas non plus possible que ce soit éternellement le même instant qui demeure et subsiste; car, dans les divisibles, il n'est pas de chose finie qui n'ait qu'une seule limite, soit qu'elle n'ait de continuité qu'en un seul sens, soit qu'elle en ait en plusieurs sens. Mais l'instant est une limite, et il est facile de prendre un temps qui soit limité. § 8. Enfin, si coexister chronologiquement et n'être ni antérieur ni postérieur, c'est être dans le même temps, et, par conséquent, dans le même instant, et si les faits antérieurs et les faits postérieurs coexistent dans l'instant présent, alors il faut admettre que ce qui s'est passé il y a dix mille ans, est contemporain de ce qui passe aujourd'hui ; et il n'y a plus rien qui soit antérieur et postérieur à quoi que ce soit. § 9. Tels sont à peu près les doutes que peuvent faire naître l'existence et les propriétés du temps. [4,15] CHAPITRE XV. § 1. Qu'est-ce que le temps? Quelle est sa nature véritable? C'est ce qui reste également obscur, soit d'après les systèmes qui sont venus jusqu'à nous, soit d'après les considérations que nous avons nous-mêmes antérieurement présentées. § 2. Les uns ont prétendu que le temps est le mouvement de l'univers; les autres en ont fait la sphère même du monde. § 3. Bien qu'une partie de la révolution circulaire soit une portion du temps, la révolution n'est pas le temps pour cela. La portion du temps que l'on considère n'est qu'une partie de la révolution ; mais encore une fois, ce n'est pas la révolution même. § 4. En outre, s'il y avait plus d'un ciel, le temps serait de même le mouvement de chacun de ces cieux ; et, par conséquent, il y aurait plusieurs temps à la fois. § 5. Ce qui fait qu'on a pu confondre le temps avec la sphère du monde, c'est que toutes choses, sans aucune exception, sont dans le temps, et qu'elles sont toutes aussi dans la sphère universelle. Du reste, cette assertion par trop naïve ne mérite pas qu'on examine les impossibilités qu'elle renferme. § 6. Mais comme le temps semble être avant tout, un mouvement et un changement d'une certaine espèce, c'est là ce qu'il faut étudier. Le mouvement et le changement de chaque chose est ou exclusivement dans la chose qui change, ou bien dans le lieu où se trouve la chose qui change et se meut. Mais le temps est égal et par tout et pour tout, sans exception. § 7. Ajoutons que tout changement, tout mouvement est ou plus rapide ou plus lent; mais le temps n'est ni l'un ni l'autre. Le lent et le rapide se déterminent par le temps écoulé; rapide, c'est ce qui fait un grand mouvement en peu de temps; lent, c'est ce qui fait un faible mouvement en beaucoup de temps. Mais le temps ne se mesure et ne se détermine pas par le temps, ni en quantité ni en qualité. Ceci suffit pour faire voir clairement que le temps n'est pas un mouvement. D'ailleurs nous ne mettons pour le moment aucune différence entre ces deux mots de Mouvement ou de Changement. [4,16] CHAPITRE XVI. § 1. Nous convenons cependant que le temps ne peut exister sans changement; car nous-mêmes, lorsque nous n'éprouvons aucun changement dans notre pensée, ou que le changement qui s'y passe nous échappe, nous croyons qu'il n'y a point eu de temps d'écoulé. Pas plus qu'il n'y en a pour ces hommes dont on dit fabuleusement qu'ils dorment à Sardes auprès des Héros, et qu'ils n'ont à leur réveil aucun sentiment du temps, parce qu'ils réunissent l'instant qui a précédé à l'instant qui suit, et n'en font qu'un par la suppression de tous les instants intermédiaires, qu'ils n'ont pas perçus. Ainsi donc, de même qu'il n'y aurait pas de temps, si l'instant n'était pas autre, et qu'il fût un seul et même instant, de même aussi quand on ne s'aperçoit pas qu'il est autre, il semble que tout l'intervalle n'est plus du temps. Mais si nous supprimons ainsi le temps, lorsque nous ne discernons aucun changement et que notre âme semble demeurer dans un instant un et indivisible, et si, au contraire, lorsque nous sentons et discernons le changement, nous affirmons qu'il y a du temps d'écoulé, il est évident que le temps n'existe pour nous qu'à la condition du mouvement et du changement. Ainsi, il est incontestable également, et que le temps n'est pas le mouvement, et que sans le mouvement le temps n'est pas possible. § 2. C'est en partant de ce principe que nous saurons, puisque nous recherchons la nature du temps, ce qu'il est par rapport au mouvement. D'abord nous percevons tout ensemble et le mouvement et le temps; ainsi l'on a beau être dans les ténèbres et le corps a beau être dans une impassibilité complète, il suffit qu'il y ait quelque mouvement dans notre âme, pour qu'aussitôt nous ayons la perception d'un certain temps écoulé. Réciproquement, dès l'instant qu'il semble qu'il y a du temps, il semble aussi du même coup qu'il y a eu mouvement. Par conséquent, de deux choses l'une : ou le temps est le mouvement, ou il est quelque chose du mouvement. Mais comme il n'est pas le mouvement, il faut nécessairement qu'il en soit quelque chose. § 3. Comme tout corps en mouvement se meut toujours d'un point vers un autre point, et que toute grandeur est continue, le mouvement accompagne la grandeur. Or, c'est parce que la grandeur est continue que le mouvement est continu comme elle, et le temps aussi n'est continu que par le mouvement; car, selon que le mouvement est grand, autant de son côté le temps semble toujours avoir de grandeur. § 4. Sans doute l'antériorité et la postériorité se rapportent primitivement au lieu; et, dans le lieu, elles se distinguent par la situation. Mais comme dans la grandeur, il y a également antériorité et postériorité, il faut qu'il y ait aussi l'une et l'autre dans le mouvement, d'une manière analogue à ce qu'elles sont dans la grandeur. Or, dans le temps aussi, il y a antérieur et postérieur, parce que le temps et le mouvement se suivent toujours et sont corrélatifs entr'eux. § 5. Ainsi, l'antériorité et la postériorité du temps sont dans le mouvement, ce qui est bien aussi être du mouvement en quelque sorte; mais leur manière d'être est différente, et ce n'est pas du mouvement à proprement parler. § 6. C'est qu'en effet nous ne connaissons réellement la durée qu'en déterminant le mouvement et en y distinguant l'antérieur et le postérieur; et nous n'affirmons qu'il y a eu du temps d'écoulé, que quand nous avons la perception de l'antériorité et de la postériorité dans le mouvement. Or, cette détermination du mouvement n'est possible que si nous reconnaissons que ces deux choses diffèrent l'une de l'autre, et qu'il y a entr'elles un intervalle différent d'elles. Quand nous pensons que les extrêmes sont autres que le milieu, et quand l'âme affirme deux instants, l'un antérieur et l'autre postérieur, alors aussi nous disons que c'est là du temps; car ce qui est limité par l'instant semble être du temps, et c'est là la définition que nous en proposons. Lors donc que nous sentons l'instant actuel comme une unité, et qu'il ne peut nous apparaître ni comme antérieur ou postérieur dans le mouvement, ni, tout en restant identique, comme appartenant à quelque chose d'antérieur et de postérieur, il nous semble qu'il n'y a point eu de temps d'écoulé, parce qu'il n'y a pas eu non plus de mouvement. Mais, du moment qu'il y a antériorité et postériorité, nous affirmons qu'il y a du temps. § 7. En effet, voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur. § 8. Ainsi donc, le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le nombre que nous jugeons du plus et du moins, et que c'est par le temps que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc, le temps est une sorte de nombre. § 9. Mais comme le mot Nombre peut se prendre en deux sens, puisque tout à la fois on appelle nombre et ce qui est nombre et numérable, et ce par quoi l'on nombre, le temps est ce qui est nombré, et non ce par quoi nous nombrons; car il y a une différence entre ce qui nous sert à nombrer et ce qui est nombré. [4,17] CHAPITRE XVII. § 1. De même que le mouvement est perpétuellement et perpétuellement autre, de même le temps l'est ainsi que lui, bien que le temps dans son ensemble soit éternellement le même; car l'instant d'à présent est identiquement le même que celui qui était auparavant; seulement son être est différent; et c'est l'instant qui mesure le temps, en tant qu'il est antérieur et postérieur. § 2. Ainsi, en un sens, l'instant est le même ; et, en un autre sens, il n'est pas le même. En effet, il est autre en tant qu'il est dans un certain temps et dans un autre temps, et c'était là précisément la condition inévitable de l'instant. Mais en tant qu'il est ce qu'il était dans un temps donné, il est identique; car le mouvement, ainsi que je viens de le dire, suppose toujours la grandeur, et le temps, je le répète, suppose toujours aussi le mouvement; de même que le corps qui se meut, le mobile qui nous fait connaître le temps, et dans le temps l'antérieur et le postérieur, suppose aussi le point. Or, ce mobile est bien à un moment donné tout à fait le même, que ce soit d'ailleurs un point, une pierre ou telle autre chose; mais, rationnellement, il est différent. Cela, du reste, rappelle l'assertion des Sophistes qui prétendent que Coriscus dans le Lycée est autre que Coriscus dans la place publique; et il faut reconnaître qu'il est autre, en ce sens qu'il est d'abord dans tel lieu, puis ensuite dans tel lieu différent. Mais l'instant est corrélatif au corps qui se meut, comme le temps est corrélatif au mouvement, puisque c'est par le corps qui se meut que nous percevons l'antérieur et le postérieur dans le mouvement; et que c'est en tant que l'antérieur et le postérieur sont susceptibles d'être nombrés que l'instant existe. C'est là, sans contredit, l'idée la plus claire que l'on puisse se faire du temps. On perçoit le mouvement par le corps qui se meut, et le déplacement par le corps déplacé; car ce corps qui est déplacé est matériellement quelque chose de réel et de distinct, tandis que le mouvement lui-même ne l'est pas. Ainsi, ce qu'on appelle l'instant est en un sens toujours identique et le même, et, en un autre sens il ne l'est pas; et il en est de même du corps qui se déplace. § 3. Il est clair d'ailleurs que s'il n'y avait pas de temps, il n'y aurait pas non plus d'instant; et, réciproquement, s'il n'y avait point d'instant, il n'y aurait pas non plus de temps. Ils sont tous deux simultanés ; et de même que le déplacement et le corps déplacé sont simultanés, de même aussi le nombre du corps déplacé et le nombre du déplacement sont simultanés également; car le temps est le nombre du déplacement; et l'instant, ainsi que le corps déplacé, est en quelque sorte l'unité du nombre. § 4. Il faut dire encore que c'est par l'instant que le temps est continu, et que c'est aussi par l'instant que le temps se divise. Du reste, cette propriété se retrouve dans le déplacement et le corps déplacé ; car le mouvement est un, ainsi que le déplacement, pour le corps déplacé, parce que ce corps est un et n'est pas tel autre corps quelconque; car alors il pourrait y avoir une lacune dans le mouvement. Mais il est autre rationnellement, puisque c'est lui qui fixe et détermine l'antériorité et la postériorité du mouvement. § 5. Cette propriété est aussi à certains égards celle du point; car le point tout à la fois continue la longueur et la termine. Il est le commencement de telle longueur et la fin de telle autre. § 6. Mais lorsque l'on prend le point qui est un, de telle manière qu'on le considère comme s'il était deux, alors il faut nécessairement un temps d'arrêt, puisque le même point est à la fois commencement et fin. Quant à l'instant, il est toujours autre, parce que le corps qui se déplace se meut d'une manière continue. § 7. Ainsi, le temps est un nombre, non comme étant le nombre d'un seul et même point, parce qu'il serait tout ensemble commencement et fin, mais bien plutôt comme étant les extrémités et non pas les parties d'une même ligne. On vient d'en expliquer la raison : c'est que le milieu de la ligne peut être considéré comme double; et qu'en ce point, le corps se trouvera nécessairement en repos. Mais il est clair en outre que l'instant n'est pas une portion du temps; pas plus que la division du mouvement n'est une partie du mouvement; pas plus que les points ne sont une partie de la ligne, tandis que les lignes, quand elles sont deux, sont des parties d'une même ligne unique. § 8. Ainsi, en tant que l'instant est une limite, il n'est pas du temps ; et il n'est qu'un simple accident du temps. Mais en tant qu'il sert à nombrer les choses, il est nombre; car les limites ne sont absolument qu'à la chose dont elles sont les limites, tandis que le nombre, par exemple le nombre dix, qui sert à compter ces dix chevaux qu'on regarde, peut tout aussi bien se retrouver ailleurs et compter autre chose. [4,18] CHAPITRE XVIII. § 1. On vient de voir que le temps est le nombre du mouvement par rapport à l'antériorité et à la postériorité, et qu'il est continu, parce qu'il est le nombre d'un continu. § 2. Le plus petit nombre possible, à prendre le mot de nombre d'une manière absolue, c'est deux ; mais pour un nombre particulier et concret, si en un sens ce moindre nombre est possible, en un autre sens il ne l'est pas; et, par exemple, si pour la ligne, le plus petit nombre en quantité numérique, c'est deux lignes et même une seule ligne; en grandeur, il n'y a pas de plus petit nombre possible pour la ligne, puisque toute ligne est indéfiniment divisible. Par suite, le temps est tout à fait comme elle; car au point de vue du nombre, le plus petit temps c'est un ou deux temps ; mais sous le rapport de la grandeur, il n'y a pas de plus petit temps possible. § 3. On comprend bien d'ailleurs pourquoi on ne peut pas dire du temps qu'il est lent ou rapide, et qu'on dit seulement qu'il y a beaucoup de temps ou peu de temps, et que le temps est long ou court. En tant que continu, le temps est long et court; en tant que nombre, il y a beaucoup de temps et peu de temps. Mais il n'est pas rapide au lent, parce que le nombre qui nous sert à nombrer n'est jamais ni lent ni rapide. § 4. C'est le même temps qui coexiste partout à la fois; mais en tant qu'il y a antériorité et postériorité, le temps n'est plus le même, parce que le changement aussi, quand il est actuel et présent, est un, et que le changement passé et le changement futur sont autres. Le temps est bien un nombre; mais ce n'est pas celui qui nous sert à compter, c'est celui qui est compté lui-même. Or, ce temps-là est toujours différent sous le rapport de l'antérieur et du postérieur, parce que les instants sont toujours autres, tandis que le nombre est toujours un et le même, soit qu'il s'applique ici à cent chevaux et là à cent hommes; il n'y a de différence qu'entre les choses dénombrées, c'est-à-dire que ce sont seulement les chevaux et les hommes qui diffèrent. § 5. D'ailleurs, de même que, par un retour constamment pareil, le mouvement peut être constamment un et identique, de même aussi le temps peut être identique et un périodiquement : par exemple, une année, un printemps, un automne. § 6. Et non seulement nous mesurons le mouvement par le temps; mais nous pouvons encore mesurer le temps par le mouvement, parce qu'ils se limitent et se déterminent mutuellement l'un par l'autre. Le temps détermine le mouvement, puisqu'il en est le nombre; et réciproquement, le mouvement détermine aussi le temps. Quand nous disons qu'il y a peu ou beaucoup de temps d'écoulé, nous le mesurons par le mouvement, de même qu'on mesure le nombre par la chose qui est l'objet de ce nombre; et, par exemple, c'est par un seul cheval qu'on mesure le nombre des chevaux. Ainsi nous connaissons quelle est la quantité totale des chevaux par le nombre; et, réciproquement, c'est en considérant un cheval seul que le nombre même des chevaux se trouve connu. Le rapport est tout à fait pareil entre le temps et le mouvement, puisque nous calculons de même le mouvement par le temps, et le temps par le mouvement. § 7. C'est d'ailleurs avec toute raison ; car le mouvement implique la grandeur, et le temps implique le mouvement, parce que ce sont là également et des quantités, et des continus, et des divisibles. C'est parce que la grandeur a telles propriétés que le temps a tels attributs; et le temps ne se manifeste que grâce an mouvement. Aussi nous mesurons indifféremment la grandeur par le mouvement et le mouvement par la grandeur; nous disons que la route est longue si le voyage a été long; et réciproquement, que le voyage est long si la route a été longue. De même aussi, nous disons qu'il y a beaucoup de temps, s'il y a beaucoup de mouvement ; et réciproquement, beaucoup de mouvement, s'il y a beaucoup de temps. [4,19] CHAPITRE XIX. § 1. Le temps est donc la mesure du mouvement et de l'être même du mouvement ; il mesure le mouvement, parce qu'il limite et détermine un certain mouvement qui sert à mesurer le mouvement total, de même que la coudée mesure la longueur, parce qu'elle détermine une certaine dimension qui sert à mesurer tout le reste de cette longueur. Pour le mouvement, être dans le temps, c'est être mesuré par le temps, soit en lui-même, soit dans sa réalité; car le temps mesure tout à la fois, et le mouvement, et la réalité du mouvement ; et, pour le mouvement, être dans le temps, c'est avoir son existence mesurée par lui. § 2. Il est clair que pour toutes les autres choses également, être dans le temps, c'est aussi avoir leur propre existence mesurée par le temps. Être dans le temps ne peut signifier que l'une de ces deux choses : être quand le temps est; on bien être comme sont certaines choses dont on dit qu'elles sont dans le nombre. Or, être dans le nombre revient à dire ou que la chose est une partie et une propriété du nombre, et d'une façon générale un élément quelconque du nombre; ou bien que c'est le nombre de cette chose. Mais le temps lui-même étant un nombre, l'instant présent, l'antérieur, et toutes les distinctions analogues sont dans le temps, comme sont dans le nombre l'unité, le pair et l'impair; d'une part des éléments du nombre, et d'autre part des éléments du temps. Quant aux choses, elles sont dans le temps, comme elles sont dans le nombre ; et par suite, cela étant, elles sont renfermées par le nombre, absolument comme les choses qui sont dans l'espace, sont renfermées par l'espace. § 3. On doit voir aussi qu'être dans le temps, ce n'est pas simplement être quand le temps est, de même que ce n'est pas être en mouvement ou dans un lieu, que d'être quand le mouvement est ou que le lieu est; car si être dans quelque chose avait ce sens, toutes les choses seraient alors dans une chose quelconque; et le ciel tiendrait dans un grain de millet, puisque le ciel est en même temps qu'est le grain de millet. Or, cette coïncidence n'est qu'un simple accident. Mais une conséquence absolument nécessaire, c'est que, si quelque chose est dans le temps, il y ait du temps, du moment que cette chose existe; et que si quelque chose est en mouvement, c'est qu'il y ait du mouvement. § 4. Mais comme être dans le temps ressemble à être dans le nombre, il y aura un temps plus grand que tout ce qui est dans le temps. § 5. Voilà comment tout ce qui est dans le temps est nécessairement renfermé par le temps, comme d'ailleurs toutes les choses qui sont dans quelque chose y sont renfermées ; et, par exemple, celles qui sont dans le lieu sont renfermées par le lieu. § 6. Il faut également que les choses soient affectées de quelque manière par le temps, comme le prouve le langage ordinaire, où l'on dit que le temps détruit tout, que tout vieillit avec le temps, qu'avec le temps tout s'efface et s'oublie, mais le temps n'accroît pas notre science, le temps ne nous rajeunit pas, le temps ne nous embellit pas ; c'est qu'en lui-même le temps est bien plutôt une cause de ruine, puisqu'il est le nombre égal du mouvement, et que le mouvement transfigure tout ce qui est. § 7. Une conséquence évidente de ceci, c'est que les choses qui sont éternelles, en tant qu'éternelles, ne sont pas dans le temps; car elles ne sont pas renfermées par le temps; leur existence n'est pas mesurée par lui; et ce qui le prouve bien, c'est qu'elles ne subissent de sa part aucune action, soustraites au temps dont elles ne font pas partie. § 8. Mais le temps, puisqu'il est la mesure du mouvement, sera aussi la mesure du repos, bien qu'indirectement; car tout repos est dans le temps. § 9. Or, si ce qui est dans le mouvement doit nécessairement être mu, il n'en est pas de même pour ce qui est dans le temps; car le temps n'est pas le mouvement; il n'est que le nombre du mouvement; et ce qui est en repos peut fort bien être aussi dans le nombre du mouvement, puisqu'on ne dit pas de toute chose immobile qu'elle est en repos, mais qu'on le dit seulement, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, d'une chose qui est privée du mouvement que naturellement elle devrait avoir. § 10. Mais quand on dit qu'une chose est en nombre, cela signifie qu'il y a un certain nombre de cette chose; et que l'être de cette chose est mesurée par le nombre dans lequel elle est. Par conséquent, si la chose est dans le temps, elle est mesurée par le temps. Or, le temps mesurera et le mobile qui se meut et le corps qui reste inerte, l'un en tant qu'il est mu, l'autre en tant qu'il reste dans son inertie ; car il mesurera la quantité et de leur inertie et celle de leur mouvement, de telle sorte que le corps qui est en mouvement ne sera pas absolument mesuré par le temps sous le rapport de la grandeur qu'il peut avoir, mais sous le rapport de la grandeur de son mouvement. § 11. Donc, les choses qui ne sont ni en mouvement ni en repos, ne sont pas dans le temps ; car être dans le temps, c'est être mesuré par le temps; et le temps ne mesure que le mouvement et l'inertie. § 12. On doit voir encore que jamais le non-être ou ce qui n'est pas ne peut être dans le temps : par exemple, toutes les choses qui ne peuvent pas être autrement que n'être jamais, comme le diamètre, qui ne peut jamais être commensurable au côté. § 13. D'une manière générale, si le temps est en soi la mesure du mouvement, et n'est qu'indirectement la mesure du reste, il est évident que toutes les choses dont le temps mesure l'être, ne peuvent jamais avoir leur être que dans le repos ou le mouvement, Donc aussi, toutes les choses périssables et créées, en d'autres termes, toutes celles qui peuvent tantôt être et tantôt n'être pas, sont nécessairement dans le temps, puisqu'il y a un temps plus vaste qui dépasse leur être, et qui dépasse le temps même qui mesure la durée de leur existence. Mais pour les choses qui n'existent pas, toutes les fois que le temps les renferme, ou bien c'est qu'elles ont été, comme Homère a été jadis ; ou bien c'est qu'elles seront, comme tout ce qui est de l'avenir. Le temps les renferme de l'une ou de l'autre des deux façons; et s'il les renferme des deux façons à la fois, c'est qu'elles peuvent tout à la fois avoir été dans le passé et être encore dans l'avenir. Mais pour les choses que le temps ne renferme d'aucune manière, elles n'ont point été, elles ne sont pas et elles ne seront jamais. Or, parmi les choses qui ne sont pas, celles que le temps ne renferme pas sont toutes les choses dont les contraires sont éternels. Ainsi, par exemple, l'incommensurabilité du côté au diamètre étant éternelle, le côté incommensurable au diamètre ne sera point dans le temps; et par suite, le côté commensurable n'y sera point davantage. Donc éternellement aussi il n'est point, puisqu'il est contraire à une chose qui est éternelle. Mais toutes les choses dont le contraire n'est pas éternel, peuvent être et n'être pas, et elles sont sujettes à naître et à périr. § 14. Quant à ce qui regarde l'instant présent, il est, ainsi que je l'ai dit, la continuité du temps ; car il réunit continuement le temps passé au temps à venir; et d'une manière générale, il est la limite du temps, commencement de l'un et fin de l'autre. Mais ceci n'est pas évident pour l'instant, comme ce l'est pour la ligne, qui demeure immobile. L'instant ne partage et ne divise le temps qu'en puissance; en tant qu'il divise, il est toujours autre; en tant qu'il réunit et continue, il est toujours le même. C'est comme le point dans les lignes mathématiques; car pour la raison, le point n'est pas toujours un seul et même point, puisqu'il est autre, quand on divise la ligne, et qu'il est absolument le même en tant qu'il est un. De même aussi pour l'instant ; tantôt il est en puissance la division du temps, tantôt il est la limite et l'union des deux à la fois. Mais la division et l'union sont la même chose et soutiennent le même rapport; seulement leur manière d'être n'est pas la même. Telle est une première façon de comprendre l'instant. § 15. Il en est une autre ; et c'est lorsque le temps de l'instant dont on parle est proche de celui où l'on est. Ainsi on dit de quelqu'un : Il viendra à l'instant, pour dire qu'il viendra aujourd'hui; il est venu à l'instant, pour dire que c'est aujourd'hui qu'il est venu. Mais pour les événements d'Ilion, on ne dit point qu'ils se sont passés à l'instant, pas plus qu'on ne dit que le déluge a eu lieu à l'instant. Cependant le temps est continu en remontant jusqu'à ces événements; mais ces événements ne sont pas proches de nous. § 16. L'expression de Alors, Un jour, indique un temps déterminé, par rapport à un instant antérieur ou postérieur. Ainsi l'on dit par exemple : Un jour ou Alors, Ilion a été prise; Alors ou Un jour, une inondation aura lieu; car c'est nécessairement un temps déterminé par rapport à l'instant actuel. Il y aura donc d'une part, une certaine quantité de temps qui s'écoulera vers l'événement à partir de l'instant où nous sommes, et d'autre part, il s'en est écoulé pour remonter à l'événement dont on parle, s'il s'agit de quelque chose qui concerne le passé. § 17. S'il n'est point de temps duquel on ne puisse dire Un jour, alors toute espèce de temps quel qu'il soit peut toujours être fini. § 18. Le temps viendra-t-il donc jamais à défaillir? Ou plutôt ne doit-on pas dire qu'il ne défaillira jamais? En effet, le temps ne peut jamais défaillir, puisque le mouvement est éternel. § 19. Le temps est-il donc toujours autre? Ou est-ce le même qui revient à plusieurs fois ? il est clair que tel est en cela le mouvement, tel est aussi le temps. Si le mouvement peut être toujours un et le même, le temps aussi sera également un et identique ; si le mouvement ne l'est pas, le temps ne le sera pas davantage. § 20. Mais puisque l'instant présent est la fin et le commencement du temps, non pas du même temps, il est vrai, mais la fin du passé et le commencement de l'avenir, on peut dire qu'il en est ici comme du cercle, où dans le même point se trouvent en quelque sorte à la fois le convexe et le concave. Le temps aussi en est toujours à commencer et à finir; et c'est là ce qui fait que le temps paraît toujours autre. Car le présent n'est pas le commencement et la fin du même temps, parce que, si c'était le même temps, les opposés coexisteraient ensemble et relativement à un seul et même objet. Mais le temps ne viendra non plus jamais à défaillir, parce qu'il en est toujours à commencer. § 21. Tout à l'heure exprime une partie du temps à venir, proche de l'instant présent, lequel est indivisible. Quand vous promènerez-vous? Tout à l'heure, répond-on ; et ceci veut dire que le temps où l'on ira se promener est proche. Tout à l'heure peut signifier aussi une partie du temps passé peu éloigné de l'instant actuel. Quand vous promènerez-vous? Je me suis promené tout à l'heure; je me suis déjà promené. Mais on ne dit pas qu'Ilion ait été saccagée tout à l'heure, parce que cet événement est par trop éloigné de l'instant présent où l'on parle. §22. Récemment se dit de ce qui est proche de l'instant actuel tout en faisant partie du passé. Quand êtes-vous arrivé? Récemment ou à l'instant, et cela ne se dit que quand le temps est rapproché du moment même où l'on est. § 23. Jadis exprime au contraire l'éloignement des choses. § 24. Tout à coup s'emploie pour exprimer que la chose survient par un dérangement subit dans un temps qui, par sa petitesse, est imperceptible. § 25. Or, tout changement est, par sa nature même, cause d'un dérangement; c'est dans le temps que toutes choses naissent et périssent. Aussi a-t-on dit parfois que le temps est tout ce qu'il y a de plus sage et de plus savant; mais Paron, le Pythagoricien avait peut-être plus raison de dire que le temps est tout ce qu'il y a de plus ignorant; car c'est avec le temps qu'on oublie tout. En soi, en effet, le temps est bien plutôt cause de ruine que de génération, ainsi que je l'ai déjà dit; car le changement pris en lui-même est toujours un dérangement de ce qui a été ; et ce n'est qu'indirectement que le temps est cause de la génération et de l'être. Une preuve bien suffisante c'est que rien ne peut naître sans éprouver une sorte de mouvement et d'action, tandis qu'une chose peut au contraire périr, sans le moindre mouvement; et c'est là surtout ce qu'on entend par la destruction que cause le temps. Néanmoins et à vrai dire ce n'est pas même le temps qui produit cette destruction, et c'est seulement que ce changement-là, aussi bien que les autres, se produit dans le temps. § 26. Jusqu'ici nous avons donc démontré l'existence du temps, et défini ce qu'il est; nous avons aussi expliqué les différentes acceptions du mot Instant et le sens de ces autres expressions : Un jour, Tout à l'heure, Récemment, Jadis, Tout à coup. [4,20] CHAPITRE XX. § 1. Après l'énumération que nous venons de faire, il est clair que nécessairement tout changement et tout mobile sont dans le temps; car tout changement est ou plus rapide ou plus lent ; et c'est là ce qu'on peut observer dans tous les cas. Je dis d'une chose qu'elle se meut plus rapidement qu'une autre, quand elle change antérieurement à cette autre pour arriver à l'état qui est en question, tout en parcourant la même distance, et en étant douée d'un mouvement uniforme: par exemple, lorsque dans le mouvement de translation, les deux choses que l'on compare se meuvent circulairement, ou se meuvent en ligne droite; et de même pour tout le reste. Mais Antérieurement est dans le temps ; et antérieur et postérieur ne se disent que par rapport à leur éloignement de l'instant présent. Or, le présent, l'instant, est la limite du passé et de l'avenir. Par conséquent, le présent étant dans le temps, l'antérieur et le postérieur y seront aussi; car là où est le présent, là est aussi l'éloignement par rapport au présent. Mais Antérieurement s'entend d'une manière inverse, selon qu'il s'agit du temps passé ou du temps futur. Ainsi dans le passé, nous appelons antérieur ce qui est le plus éloigné du présent, et postérieur ce qui s'en rapproche davantage. Pour le futur, au contraire, l'antérieur est ce qui est plus rapproché du présent ; le postérieur ce qui en est le plus loin. Donc, l'antérieur étant toujours dans le temps, et l'antérieur étant toujours aussi une conséquence du mouvement, il est clair que tout changement ou tout mouvement est dans le temps. § 2. Une chose bien digne d'étude, c'est de rechercher quel est le rapport du temps à l'âme qui le perçoit, et comment il nous semble qu' il y a du temps en toute chose, la terre, la mer et le ciel. § 3. Est-ce parce que le temps est une propriété, ou un mode du mouvement, dont il est le nombre, et que toutes ces choses sont mobiles? Car tout cela est dans l'espace ; et le temps et le mouvement coexistent toujours l'un à l'autre, soit en puissance soit en acte. § 4. Mais si l'âme par hasard venait à cesser d'être, y aurait-il encore ou n'y aurait-il plus de temps? C'est là une question qu'on peut se faire; car lorsque l'être qui doit compter ne peut plus être, il est impossible également qu'il y ait encore quelque chose de comptable ; et par suite évidemment, il n'y a plus davantage de nombre ; car le nombre n'est que ce qui a été compté ou ce qui peut l'être. Mais s'il n'y a au monde que l'âme, et dans l'âme l'entendement, qui ait la faculté naturelle de compter, il est dés lors impossible que le temps soit, si l'âme n'est pas; et par suite, le temps n'est plus dans cette hypothèse que ce qu'il est simplement en soi, si toutefois il se peut que le mouvement ait lieu sans l'âme. Mais l'antérieur et le postérieur sont dans le mouvement, et le temps n'est au fond que l'un et l'autre, en tant qu'ils sont numérables. § 5. On peut encore se demander de quelle espèce de mouvement le temps est le nombre. Ou bien est-il le nombre d'un mouvement quelconque? Ainsi c'est dans le temps que les choses naissent, périssent et s'accroissent ; c'est dans le temps qu'elles changent et qu'elles se meuvent. Le temps est donc le nombre de chacune de ces espèces de mouvement en tant que chacune d'elles est mouvement ; et voila comment d'une manière générale le temps est le nombre du mouvement continu, et non pas de telle espèce particulière de mouvement. § 6. Mais il est possible que deux choses différentes se meuvent au même instant, et le temps alors serait le nombre de l'une et l'autre à la fois. Le temps dans ce cas est-il autre aussi? Et est-il possible qu'il y ait deux temps égaux simultanément? Ou bien n'est-ce pas chose impossible? Le temps tout entier est un, semblable et simultané pour tout; et même les temps qui ne sont pas simultanés n'en sont pas moins de la même espèce. C'est comme le nombre qui est bien toujours le même, qu'il s'agisse d'ailleurs ici de chiens et là de chevaux, si l'on veut, de part et d'autre au nombre de sept. Pareillement, le temps est ]e même pour des mouvements qui s'accomplissent ensemble. Seulement le mouvement est tantôt rapide, et tantôt il ne l'est pas; tantôt il est un déplacement, et tantôt une simple altération de qualité. Mais pourtant c'est bien le même temps, puisque de part et d'autre, il est bien aussi le nombre égal et simultané et du déplacement et de l'altération. Ce qui fait que les mouvements sont différents et séparés, tandis que le temps demeure partout le même, c'est que le nombre reste partout un et le même pour des mouvements ou des êtres égaux et simultanés. § 7. Comme il existe un mouvement de translation, dont une espèce est la translation circulaire ; et comme toute chose se compte et se mesure par une seule et unique chose du même genre qu'elle, les unités par une unité, les chevaux par un cheval, etc.; de même le temps se compte et se mesure par un certain temps déterminé ; et le temps, ainsi que nous l'avons déjà dit, se mesure par le mouvement et le mouvement par le temps ; c'est-à-dire que c'est par le temps d'un mouvement déterminé que se mesure la quantité et du mouvement et du temps. § 8. Si donc le primitif est toujours la mesure de tous les objets homogènes, la translation circulaire, uniforme comme elle l'est, doit être la mesure par excellence, parce que son nombre est de tous le plus facile à connaître. L'altération, l'accroissement, la génération même n'ont rien d'uniforme ; il n'y a que la translation qui le soit. § 9. Aussi ce qui fait que le temps a été pris pour le mouvement de la sphère, c'est que c'est là le mouvement qui mesure tous les autres, et qui mesure aussi le temps. § 10. Ceci même explique et justifie le dicton ordinaire qui ne voit qu'un cercle dans les choses humaines, comme dans toutes les autres choses qui ont un mouvement naturel, et qui naissent et meurent. Cette opinion vient de ce que toutes ces choses sont appréciées d'après le temps, et qu'elles ont une fin et un commencement, comme si c'était par une sorte de période régulière. Or, le temps lui-même ne semble être qu'un cercle de certain genre; et si à son tour, il a cette apparence, c'est qu'il est la mesure de cette translation circulaire ; et que réciproquement il est lui-même mesuré par elle. Par conséquent, dire que toutes les choses qui se produisent forment un cercle, revient à dire qu'il y a aussi une espèce de cercle pour le temps. En d'autres termes, c'est dire encore que le temps est mesuré par le mouvement de translation circulaire ; car, à côté de la mesure, l'objet mesuré ne paraît être dans sa totalité rien autre chose qu'un certain nombre accumulé de mesures. § 11. D'ailleurs, on a bien raison de dire que le nombre est toujours le même d'une part pour les moutons, par exemple, et pour les chiens d'autre part, si le nombre de ces animaux est égal de part et d'autre; mais que la dizaine n'est pas la même, non plus que les dix objets ne sont pas les mêmes. C'est absolument comme les triangles qui ne sont pas les mêmes, quand l'un est équilatéral et l'autre scalène. Cependant, la figure est bien la même, puisque tous deux sont des triangles. Car on dit d'une chose qu'elle est identique à une autre, quand elle n'en diffère point dans sa différence essentielle; et elle cesse d'être identique, quand elle en diffère ainsi. Le triangle, par exemple, ne diffère d'un autre triangle que par une simple différence de triangle; et il n'y a alors que les triangles qui soient différents. Mais ils ne diffèrent pas de figure, et tous deux sont dans une seule et même division de figures ; car telle figure est un cercle et telle autre figure est un triangle; et dans le triangle, tel triangle est isocèle, taudis que tel autre est scalène. La figure est donc la même; et c'est telle figure, par exemple, un triangle; mais le triangle n'est pas le même. C'est de cette façon que le nombre aussi est le même; car le nombre des chiens ne diffère pas de celui des moutons par une différence de nombre; seulement la dizaine n'est pas la même, parce que les objets auxquels elle s'applique sont différents entr'eux, ici des chiens et là des chevaux. § 12. Nous terminons ici ce que nous avions à dire, et du temps considéré en lui-même, et de ceux de ses attributs qui appartiennent spécialement à cette étude.