[1,0] TRAITE DES PARTIES DES ANIMAUX - LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. (639b)Toute étude intellectuelle, toute exposition méthodique, la plus humble aussi bien que la plus haute, peut être considérée sous deux faces différentes. L'une de ces faces peut s'appeler proprement la science même de la chose ; l'autre n'exige qu'une sorte d'instruction générale. 2 En effet, quand on a reçu une éducation convenable, on doit être en état de juger pertinemment, quant à la forme, si celui qui parle d'un sujet l'expose bien, ou s'il l'expose mal. C'est même à ce signe que nous reconnaissons l'homme instruit; et c'est là ce qui nous fait penser de quelqu'un qu'il a été généralement bien élevé, l'instruction consistant surtout à pouvoir faire une distinction de ce genre. La seule différence qui reste alors entre ces deux personnes, c'est que l'une, bien qu'elle ne soit toujours qu'un seul et même individu, numériquement parlant, nous semble capable de prononcer sur toutes choses, tandis que l'autre ne nous paraît compétente que sur une matière définie et limitée; ce qui n'empêche pas que cet autre individu ne puisse, tout en s'occupant d'un objet particulier, avoir aussi l'instruction dont on vient de parler. 3 De ces considérations, il résulte évidemment que, pour l'histoire de la nature, il est bon de poser également certains principes supérieurs, auxquels on devra se reporter pour juger de la forme adoptée dans l'exposition qu'on en fait, indépendamment de la question de savoir si c'est bien la vérité, et si la chose est réellement de telle façon ou de telle autre. Par exemple j'entends que pour cette étude il s'agit de savoir s'il faut, en prenant chaque être substantiel à part, ne le considérer absolument qu'en lui- même, que ce soit d'ailleurs la nature de l'homme, celle du lion, celle du bœuf, ou celle de tel autre être étudié isolément ; ou bien, s'il ne faut pas plutôt réunir en une exposition commune les phénomènes communs que présentent tous ces animaux. 4 Il est en effet beaucoup de fonctions qui sont identiquement les mêmes pour des genres d'êtres qui sont fort différents les uns des autres; telles sont les fonctions qu'on nomme le sommeil, la respiration, la croissance, le dépérissement, la mort; et, à côté de celles-là, une foule d'autres fonctions et d'autres phénomènes organiques, que nous croyons devoir omettre pour le moment, parce que nous ne pourrions en parler à cette heure que d'une façon obscure et indécise. 5 II est bien clair en effet que, si nous parlions successivement de chaque animal en particulier, nous aurions à répéter à tout instant les mêmes choses dans bon nombre de cas, puisque chacune des fonctions que nous venons d'énumérer se retrouve, et dans le cheval, et dans le chien, et dans l'homme. Par conséquent, si l'on allait pour chacun de ces animaux parler de toutes ces fonctions successivement, on serait exposé à des redites sans fin, toutes les fois que l'on traite de fonctions qui sont identiques dans des êtres de genres très-divers, et qui n'offrent entre elles aucune différence appréciable pour chacun d'eux. 6 Il se peut aussi fort bien que telle fonction, qui a reçu une dénomination toute pareille, présente néanmoins une énorme difference sous le rapport de l'espèce et de la forme. (640a) Telle est la locomotion dont les animaux sont doués. Formellement et spécifiquement, la locomotion n'est point une, puisqu'il y a une difference évidente entre le vol, la natation, la marche, et la reptation. 7 ll importe donc de se bien rendre compte du procédé qu'on doit adopter dans cet examen ; et ce que je veux dire, c'est qu'on doit bien savoir s'il faut tout d'abord étudier par genre les fonctions communes, et analyser ensuite toutes les fonctions propres et particulières à chaque espèce d'animal, ou bien s'il faut étudier sur-le-champ chaque animal considéré isolément. C'est là un point qui n'est pas encore fixé, non plus que cet autre point que nous devons également indiquer : A l'exemple des mathématiciens, dans leurs démonstrations d'astronomie, ne faut-il pas, dans l'étude de la nature, constater d'abord tous les faits relatifs aux animaux, et en expliquer ensuite le pourquoi et les causes ? Ou bien est-il par hasard quelque autre méthode qu'on doive adopter ? 8 De plus, comme il y a, ainsi que nous pouvons le voir, bien des causes diverses pour tout ce qui se produit dans la nature entière, et par exemple, la cause du pourquoi, la cause initiale du mouvement, etc., faut-il s'occuper aussi de ces causes, et examiner quelle est la première d'entre elles, quelle est la seconde, etc. ? On peut croire que la première de toutes les causes est celle que nous nommons la cause du pourquoi, la cause finale; car elle est la raison dernière des choses ; et la raison est un principe. Sous ce rapport, il en est tout à fait de même des productions de l'art et de celles de la nature. C'est après avoir déterminé les choses, ou par la réflexion ou par la simple observation sensible, que le médecin, pour la santé, l'architecte pour la maison, expliquent l'un et l'autre les raisons et les causes de ce qu'ils ont fait pour chacune, et pourquoi ils devaient faire les choses ainsi qu'ils les ont faites. 9 Mais la cause finale, le bien de la chose, se manifeste dans les œuvres de la nature bien plus encore que dans celles de l'art. C'est que, même dans les choses naturelles, la nécessité ne s'applique pas identiquement à toutes sans exception ; et ceux qui cherchent à ramener toutes les raisons des choses à la raison unique de la Nécessité, ne se sont pas donné la peine d'analyser toutes les acceptions où peut se prendre le mot de Nécessaire. Absolument parlant, Nécessaire ne s'applique qu'aux choses éternelles ; mais le nécessaire résultant d'une hypothèse se montre dans toutes les choses qui sont sujettes à naître et à devenir, comme le sont les produits de l'art, tels que la maison, ou tout autre objet de cette sorte, indistinctement. 10 Ainsi, il y a nécessité qu'on emploie une matière d'une certaine espèce, si l'on veut bâtir une maison, ou si l'on se propose tel autre objet analogue ; il y a nécessité que là tout d'abord telle chose existe préalablement, ou qu'elle soit mise en mouvement de telle ou telle façon, pour qu'à la suite, il se produise telle autre chose; et pour que, de cette manière on atteigne sans interruption la fin qu'on poursuit, et le résultat pour lequel a lieu et existe chacune des choses que l'on fait. 11 Il en est absolument de même pour les phénomènes naturels; (640b) seulement la forme de la démonstration et de la nécessité change pour la science de la nature, et elle est autre que pour les sciences purement théoriques. Mais c'est là une question que nous avons traitée dans d'autres ouvrages. Ainsi, le principe, le point de départ pour l'étude de la nature, c'est ce qui est, tandis que pour l'art, c'est ce qui doit être. Par exemple, la santé, ou l'homme, étant telle ou telle chose, il y a nécessité que préalablement telle autre chose existe ou se soit réalisée ; mais de ce que cette autre chose existe ou a été produite, il ne s'ensuit pas qu'elle soit ou qu'elle doive être de toute nécessité. 12 Or il n'est pas possible non plus de rattacher à l'éternel la nécessité que suppose une démonstration de ce genre, de manière à pouvoir dire : Puisque telle chose est, telle autre chose est aussi. Du reste, ce sont là des questions que nous avons également approfondies ailleurs ; nous y avons indiqué les choses auxquelles la nécessité s'applique et celles auxquelles elle est inapplicable ; et nous avons montré la cause de cette différence. 13 Mais un point qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est de savoir s'il faut procéder comme les philosophes antérieurs l'ont fait dans leurs théories, et s'il convient de rechercher avec eux comment les choses se sont naturellement produites au début, plutôt que d'observer comment elles sont maintenant. Ces méthodes ne diffèrent pas médiocrement l'une de l'autre. Quant à nous, il nous semble, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'il faut d'abord recueillir les faits dans chaque genre de choses, et que c'est seulement ensuite qu'on peut en dire les causes et remonter à leur origine. 14 Cet ordre, il est vrai, se montre encore plus clairement dans certaines choses, par exemple dans la construction d'une maison. La forme essentielle de la maison étant telle chose, ou la maison elle-même étant telle chose aussi d'un certain genre, il est clair qu'elle doit être construite dans telles conditions, puisque la production des choses dépend de ce que ces choses sont essentiellement, et que leur essence ne dépend pas du tout de leur production. 15 Aussi, Empédocle s'est-il bien trompé quand il a prétendu qu'une foule de choses dans les animaux sont par cette seule raison qu'elles ont été comme elles sont dès leur origine : par exemple, que les animaux ont la colonne vertébrale faite telle que nous la voyons en eux, parce qu'en se tournant sur elle-même il lui est arrivé de se briser. En ceci, Empédocle a oublié et méconnu deux choses : d'abord qu'il faut que le germe constitutif existe avec une puissance relative à son objet ; et en second lieu, il a oublié que l'agent qui a fait la chose devait exister antérieurement au produit, non pas seulement au point de vue de la pure raison, mais aussi dans le temps. Car c'est l'homme qui engendre l'homme ; et c'est parce que l'homme est constitué de telle manière qu'il en résulte que l'être qu'il produit est constitué également de telle manière déterminée. 16 On peut penser que, pour les choses qui semblent se produire d'une façon toute spontanée, il en est identiquement de même que pour les productions de l'art, puisqu'il y a certaines choses qui se produisent spontanément, toutes pareilles à celles que l'art produit, la santé, par exemple ; mais pour les productions naturelles, il y a préalablement un producteur semblable à l'être produit, comme il y en a un dans la sculpture ; car il n'y a dans la sculpture rien de spontané. L'art y est la raison de l'œuvre sans la matière ; et il en est de même pour les choses que le hasard produit, puisque tel est l'art, telle est l'œuvre produite. 17 Il faut donc affirmer à plus forte raison que l'essence de l'homme devant être ce qu'elle est, c'est là ce qui fait que les choses aussi sont ce qu'elles sont, puisqu'il n'est pas possible que l'homme existe sans ces organes et ces conditions. Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, c'est du moins celles qui s'en rapprochent le plus qui doivent l'être ; elles sont, ou absolues parce qu'il est impossible qu'il en soit autrement, ou tout au moins elles sont ce qu'elles sont, parce qu'il est bien qu'il en soit comme il en est. (641a) Ce sont là des conséquences inévitables. Du moment qu'un être quelconque est ce qu'il est, il y a nécessité que sa production ait lieu de telle ou telle manière, et qu'elle soit ce qu'elle est. Même c'est là ce qui explique que telle partie de l'animal se produit la première de toutes, et que telle autre ne peut venir qu'à la suite. 18 Voilà donc bien ce qui se passe uniformément pour tous les êtres que la nature organise. Les anciens philosophes qui, les premiers, ont étudié la nature, n'ont regardé qu'au principe de la matière et s'en sont tenus à la cause matérielle ; ils ont recherché ce que cette cause est en elle-même, quelles qualités elle a, comment l'univers entier en est sorti, et ils ont recherché ensuite quel en a été le principe moteur. Ils ont supposé que c'est la Discorde, par exemple, ou l'Amour, ou l'Intelligence, ou le Hasard. Mais ils admettaient toujours que cette matière, fond de tout le reste, a, de toute nécessité, telle ou telle nature définie : par exemple, la nature chaude du feu, ou la nature froide de la terre, légère avec l'un, pesante avec l'autre. 19 Du moment que ces philosophes forment de cette façon le monde lui-même, ils expliquent semblablement la production des animaux et la production des plantes. Ainsi, ils prétendent que l'eau, venant à couler dans le corps, il s'y est produit une cavité destinée à être le réceptacle commun de la nourriture et des excrétions ; que le souffle traversant le corps, les narines se sont formées par rupture ; ils en concluent que l'air et l'eau sont la matière de tous les corps sans exception ; car c'est de corps ainsi formés que tous ces philosophes entendent composer la nature entière. 20 Mais si l'homme et les animaux existent dans la nature, les parties dont ils sont formés n'existent pas moins ; et dès lors, il convient de parler de la chair, des os, du sang et de toutes les parties similaires. Il faut également parler des parties qui ne sont pas similaires, telles que le visage, la main, le pied, et expliquer ce que sont chacune de ces parties en elles-mêmes et la fonction que remplit chacune d'elles. Il ne suffirait pas de nous dire de quels éléments ces parties sont formées, et si, par exemple, elles sont formées de feu ou de terre ; car en supposant que nous ayons à parler d'un lit ou de tel autre meuble semblable, nous nous attacherions à en définir l'idée et la forme bien plutôt que la matière, que cette matière soit de l'airain ou du bois ; et si nous ne donnions pas cette définition même, nous donnerions au moins la définition du tout et de l'ensemble qui compose le lit. C'est qu'en effet le lit est essentiellement telle chose dans telle chose, ou une chose faite de telle ou telle façon ; et, par conséquent, il faudrait toujours parler de sa forme et dire quelle en est la figure idéale. 21 Cela tient à ce que la nature résultant de la forme est bien supérieure à la nature matérielle. Si donc chaque animal, comme toutes ses parties, ne consistait que dans sa figure et sa couleur, Démocrite aurait pleine raison ; car il semble que voici sa doctrine : « Il est clair pour tout le monde, dit-il, que l'homme est ce qu'il est par la forme dont il est doué, comme si l'on ne reconnaissait l'homme qu'à sa figure et à sa couleur. » On peut répondre qu'un cadavre a aussi la même forme apparente, et que pourtant le cadavre n'est pas un homme. 22 On peut répondre encorequ'il n'est pas moins impossible qu'une main soit réellement une main dans une combinaison quelconque, par exemple si elle est en airain ou en bois. Il n'y a là qu'une homonymie, comme serait celle d'un médecin en peinture. (641b) La main ne pourrait pas alors accomplir son œuvre propre, pas plus que des flûtes en pierre n'accompliraient la leur, non plus que le médecin peint dans un tableau n'accomplirait la sienne. Semblablement à tous ces cas, il n'est pas une des parties du cadavre qui soit encore une partie véritable du corps, par exemple, l'œil, la main, etc., etc. 23 Toutes ces explications des philosophes antérieurs sont par trop simples; et elles ressemblent beaucoup à celle que nous donnerait un maçon qui nous dirait que, pour son travail, il se sert d'une main de bois. Ce n'est pas autrement que nos naturalistes nous entretiennent des origines et des causes de la figure des êtres. Il est bien vrai que les origines et les causes ont dû être le résultat de l'action de certaines forces; mais l'ouvrier pourrait nous parler de sa hache et de sa vrille, tout comme le philosophe nous parle d'air et de terre. Seulement l'ouvrier expliquerait encore mieux les choses; car il ne se contenterait pas de nous dire qu'avec son outil dirigé et tombant de telle ou telle façon, il se produit tantôt un trou, et tantôt une surface plane. Il nous dirait de plus pourquoi il a donné tel coup de son instrument, et quel a été son but; enfin, il ajouterait l'explication de la cause qui fait que son ouvrage prend telle forme, ou bien telle autre forme, à son gré. 24 II est donc certain que nos philosophes se trompent, et qu'il faut dire d'abord que c'est de tel animal qu'on entend parler; et ensuite, après l'avoir indiqué, il faut expliquer ce qu'il est en lui-même et quelles sont ses qualités ; il faut en faire autant pour chacune de ses parties, comme on le faisait pour expliquer la forme du lit. 25 Si donc c'est l'âme ou une partie de l'âme qui constitue réellement l'animal, ou que du moins l'animal ne puisse pas exister sans l'âme, puisque l'âme une fois disparue, il n'y a plus d'animal, et qu'aucune de ses parties ne demeure plus la même, si non en apparence, comme dans la mythologie certains êtres sont changés en pierres ; si, dis-je, la chose est bien ainsi, le naturaliste doit parler de l'âme et bien savoir ce qu'elle est. S'il n'a pas à étudier l'âme tout entière, il doit l'étudier tout au moins dans ce point de vue spécial qui sert à expliquer ce qu'est précisément l'animal; il doit connaître ce qu'est l'âme ou cette partie spéciale, avec toutes les conditions, qui à cet égard, constituent son essence. Le philosophe doit prendre ce soin avec d'autant plus d'attention que le mot de Nature se présente sous deux aspects, et qu'elle peut être considérée, soit comme matière, soit comme essence, de même qu'elle peut encore être étudiée, et comme cause initiale du mouvement, ou comme but final. C'est bien là le rapport de l'âme tout entière à l'animal, ou du moins le rapport d'une partie de l'âme. 26 II faut donc que le philosophe qui observe et contemple la nature se préoccupe de l'âme plus que de la matière; et il y est tenu d'autant plus étroitement que la matière ne peut devenir la nature d'un être que grâce à l'âme, bien plutôt qu'à l'inverse l'âme ne deviendrait nature que grâce à la matière, puisqu'en effet le bois n'est le lit ou le trépied qu'autant qu'il est l'un et l'autre en puissance. 27 Il est vrai qu'on peut se demander, à l'encontre de ce que nous venons de dire, si c'est le devoir de l'histoire naturelle d'étudier l'âme dans toute sa généralité, ou seulement d'étudier une certaine partie de l'âme. Si c'est de l'âme dans sa totalité, alors il ne reste plus aucune place à la philosophie en dehors de la science de la nature. Comme l'intelligence fait partie des intelligibles, (642a) le domaine de la science naturelle s'étendrait à tout sans exception; car c'est à une seule et même science qu'il appartient de considérer l'intelligence et les intelligibles. L'intelligence et les intelligibles sont réciproquement en rapport; et ce doit être une seule et même étude qui s'applique à toutes les choses qui ont ce rapport de réciprocité. Ainsi, par exemple, c'est une seule et même étude qui s'applique à la sensation et aux choses sensibles. 28 Ou bien, ne doit-on pas dire que ce n'est pas toute l'âme qui est le principe du mouvement, non plus que ne le sont toutes ses parties, sans distinction ; mais que tantôt c'est une de ses parties qui est le principe de la croissance, et c'est celle qui agit aussi dans les plantes; que telle autre est le principe de l'altération, et que c'est la partie sensible de l'âme ; que le principe de la locomotion est encore une autre partie, mais que ce n'est pas la partie intellectuelle qui cause ce phénomène, puisque la locomotion se voit dans bien d'autres animaux que l'homme, tandis que la pensée et l'intelligence ne se trouvent dans aucun autre être que lui? 29 II est donc bien clair que le naturaliste n'a point à étudier l'âme tout entière ; car ce n'est pas l'âme entière qui constitue la nature de l'animal ; c'est une de ses parties uniquement, ou peut-être plusieurs de ses parties. Ce qui est tout aussi certain, c'est que l'histoire naturelle n'a jamais à étudier des choses abstraites, puisque la nature fait tout ce qu'elle fait en vue d'une fin spéciale. Il semble en effet que de même qu'au fond des productions de l'art, il y a toujours l'art, de même aussi dans les choses mêmes de la nature, il doit y avoir quelque autre cause, quelque autre principe de même genre que nous tirons du Tout, par abstraction, comme nous en tirons la chaleur et le froid. 30 Ce serait donc à une telle cause qu'il faudrait vraisemblablement rapporter l'origine du monde, s'il a toutefois une origine, bien plutôt que lui rapporter l'origine des êtres mortels. L'ordre et la stabilité immuablement définis éclatent dans les choses du ciel beaucoup plus fortement que dans ce qui nous entoure. Pour les choses mortelles, ce qui se manifeste surtout, c'est le changement perpétuel des choses, qui fait qu'elles sont tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, et qu'elles vont au hasard. Nos philosophes disent bien que chaque animal existe ou naît grâce à la nature ; mais ils soutiennent que le monde s'est constitué tel que nous le voyons au hasard et spontanément, le monde, où rien cependant ne semble être jamais dû au hasard et où rien n'est sujet au désordre. 31 Quant à nous, nous affirmons qu'une chose a lieu en vue d'une autre chose partout et toutes les fois que se montre une fin vers laquelle se dirige et s'accomplit le mouvement, si aucun obstacle ne vient l'arrêter. Il est donc de toute évidence que c'est bien quelque chose de ce genre que nous appelons la Nature. Certes, ce n'est pas un être quelconque que le hasard fait sortir de chacun des germes; mais toujours de telle chose, c'est précisément telle autre chose qui sort ; pas plus que ce n'est au hasard que de tel corps il sort tel germe indifféremment. 32 Sans doute, le germe est un principe, et c'est bien lui qui fait l'être qui vient de lui. Tout cela est dans la nature, puisque c'est du germe que cela sort. Pourtant, il n'en faut pas moins avouer que ce dont vient le germe est encore antérieur au germe même; le germe n'est qu'un produit qui se développe, et c'est l'être substantiel qui est le but et la fin. Bien plus, ce dont vient le germe lui-même existe antérieurement aux deux, c'est-à-dire d'abord au germe, et ensuite à l'être que le germe produit ; car le germe peut être considéré en deux sens, en premier lieu, dans l'être d'où il vient lui-même, et en second lieu, dans l'être dont il est le germe. C'est qu'en effet le germe est à la fois le germe de l'être d'où il vient, par exemple, le germe qui vient d'un cheval ; mais il est aussi le germe de l'être qui viendra de lui, par exemple, du mulet. Ce n'est pas, si l'on veut, de la même manière ; mais l'expression de Germe s'applique également à l'un et à l'autre. 33 Ajoutons que le germe n'est qu'en simple puissance, et nous savons quel est le rapport de la puissance à la réalité complète, à l'entéléchie. 34 (642b) Nous devons aussi savoir qu'il y a deux causes qu'il faut distinguer : l'une qui a une fin en vue, et l'autre qui vient de la nécessité ; car il y a beaucoup de choses qui arrivent uniquement parce qu'elles sont nécessaires. Mais quand les philosophes parlent de nécessité, on peut se demander de quelle nécessité ils entendent parler positivement. Des deux faces de la nécessité qui ont été définies par nous dans nos livres sur la Philosophie, aucune en histoire naturelle n'est possible. 35 Mais il y a une troisième espèce de nécessité qui se trouve dans les choses sujettes à naître et à devenir. En ce sens nous disons de la nourriture qu'elle est nécessaire, sans que ce soit dans aucun de ces deux premiers sens, mais uniquement parce que, sans elle, il ne serait pas possible de vivre. Cette nécessité-là est donc comme une nécessité hypothétique ; car, de même que pour couper quelque chose avec une hache, il faut que la matière de la hache soit dure et qu'en tant que dure, elle peut être en airain ou en fer ; de même aussi, le corps n'étant qu'un instrument, attendu que chacune de ses parties comme le corps entier lui-même a un certain but, il y a nécessité que le corps soit fait de telle façon, et qu'il soit composé de tels éléments, pour que cet instrument puisse remplir son office particulier. 36 La notion de cause a donc deux nuances diverses ; et quand on parle de cause, on doit tenir le plus grand compte de toutes les deux. Si l'on ne prend pas ce soin, il faut au moins essayer de les mettre en évidence ; et tous ceux qui n'éclaircissent pas ce point ne nous apprennent rien, pour ainsi dire, sur la nature des choses, quoique la nature soit un principe bien plus que ne l'est la matière. Parfois, Empédocle lui-même, entraîné par la force de la vérité, est obligé de retomber sur ce principe et contraint de dire que la substance et la nature des êtres sont le rapport des éléments entre eux. C'est ce qu'il fait, par exemple, dans sa définition de l'os ; car il ne dit pas que l'os soit un des éléments, ni deux, ni trois, ni la réunion de tous les éléments ; mais il dit précisément que c'est le rapport de leur mélange. Il est clair que la même explication s'appliquerait également à la chair et à chacune des autres parties du corps analogues à celle-là. 37 Ce qui a pu empêcher nos prédécesseurs d'arriver à la découverte de la vérité, c'est qu'ils n'étaient pas en état de définir l'essence et la substance qui font que la chose est ce qu'elle est. Ce fut Démocrite qui, le premier, l'essaya, bien qu'on ne crût pas que ce fût nécessaire à l'étude de la nature ; mais il fut arraché à cette erreur par la réalité même. Grâce à Socrate, cette direction nouvelle se développa ; mais, du même coup, l'étude de la nature se ralentit, et ceux qui faisaient alors de la philosophie penchèrent vers l'étude des vertus utiles et de la politique. 38 En résumé, le mode de démonstration qu'il faut adopter est celui-ci : en supposant, par exemple, qu'il s'agisse de la fonction de la respiration, il faut démontrer que, la respiration ayant lieu en vue de telle fin, cette fonction a besoin, pour s'exercer, de telles conditions, qui sont indispensablement nécessaires. Tantôt, donc, Nécessité veut dire que, si le pourquoi de la chose est de telle façon, il y a nécessité que certaines conditions se réalisent; et tantôt Nécessité signifie simplement que les choses sont de telle manière et que telle est leur nature. Ainsi, l'on voit que, pour la respiration, il est nécessaire que la chaleur sorte du corps et qu'elle y rentre de nouveau par répercussion, pour que l'air puisse s'introduire et circuler. C'est là une nécessité évidente ; (643a) grâce à la chaleur intérieure qui résiste au refroidissement et qui le compense, l'air venu du dehors peut entrer et sortir. 39 Tel est donc le procédé de la méthode que nous suivrons ; tel est le nombre et la nature des objets dont nous aurons à rechercher les causes. [1,2] CHAPITRE II. 1 Quelques naturalistes prétendent arriver à la connaissance de l'individu en divisant toujours le genre en deux différences. Mais c'est là un procédé qui tantôt n'est pas très facile, et qui tantôt est impraticable. Certains cas ne présentent qu'une seule et unique différence, et alors tout le reste est parfaitement inutile. C'est, par exemple, quand on dit : Animal pourvu de pieds, animal pourvu de deux pieds, animal pourvu de pieds fendus, animal dépourvu de pieds ; il n'y a que cette dernière différence qui soit importante. Si l'on ne s'y tient pas, on se voit forcé de faire nécessairement bien des répétitions de la même chose. 2. De plus, il conviendrait de ne pas disloquer les genres, et, par exemple, celui des oiseaux, en plaçant ceux-ci dans telle division, et ceux-là dans telle autre. Or, c'est là ce que font les divisions qu'on en a tracées, où l'on voit tels oiseaux divisés et rangés parmi les animaux aquatiques, et tels autres oiseaux classés dans un genre tout différent. D'abord, d'après une ressemblance quelconque, on attribue à l'animal le nom d'oiseau ; puis, d'après une autre ressemblance, on en fait un poisson. 3 D'autres divisions sont restées sans nom, et l'on peut citer celle des animaux qui ont du sang et des animaux qui n'ont pas de sang, puisqu'il n'y a pas de nom unique et commun applicable à chacun des deux. Si donc c'est un principe de ne jamais séparer les êtres homogènes, la division par deux, la dichotomie, peut paraître absolument vaine ; car, en divisant les choses par ce procédé, on ne peut nécessairement que les séparer et les disloquer ; et c'est ainsi que, parmi les polypes, les uns se trouvent classés avec les animaux terrestres, tandis que les autres le sont avec les animaux aquatiques. [1,3] CHAPITRE III. 1 On doit ajouter qu'on est nécessairement amené, avec cette méthode, à faire les divisions sous forme négative et par privation ; et c'est bien là, en effet, le procédé des partisans de la division par deux. Mais la privation, en tant que privation, ne présente plus de différences, puisqu'il est bien impossible de trouver des espèces dans ce qui n'existe pas; par exemple, dans la classe des animaux sans pieds ou dans la classe des animaux sans ailes, comme on en trouve dans la classe des animaux qui ont des ailes ou dans la classe des animaux qui ont des pieds. Il n'y a qu'une différence générale qui puisse avoir des espèces. 2. S'il en était autrement, comment pourrait-il y avoir des espèces pour des universaux et n'y en aurait-il pas pour les individus ? Il y a des différences qui sont générales et universelles, et alors elles ont des espèces, comme, par exemple, la qualité d'être ailé ; car on peut diviser l'aile en aile fendue, en aile non fendue, de même, que pour la qualité d'avoir des pieds, on peut distinguer le pied qui a plus de deux divisions, le pied qui a deux divisions, comme l'ont les animaux à pied fourchu ; et aussi le pied non divisé et non fendu, comme l'ont les solipèdes. 3 Il est déjà assez difficile de bien diviser, même par celles des différences qui ont des espèces, de façon à ce que, après avoir classé un animal dans une de ces différences, on ne répète pas le même animal dans plusieurs autres classes, en le faisant tout à la fois ailé et sans ailes ; car le même animal peut avoir les deux qualités à la fois, comme la fourmi, la lampyre et quelques autres. 4 Mais quand on fait une classe des animaux qui n'ont pas de sang, la division est bien autrement difficile ou même impossible ; car nécessairement chaque différence doit s'appliquer à une des espèces particulières ; et la différence opposée ne s'y applique pas moins. (643a) Mais s'il n'est pas possible qu'une seule espèce de substance, indivisible et une, appartienne à des êtres d'espèce différente, et s'il doit y avoir toujours entre eux une différence, comme il y en a une, par exemple, de l'oiseau à l'homme ; car la qualité d'être bipède est autre et toute différente pour ces deux genres d'animaux, on aura beau faire de l'homme et de l'oiseau des animaux qui ont du sang, c'est alors le sang qui devrait être la différence entre eux ; mais ne faut-il pas reconnaître que le sang n'a rien à faire dans l'essence des êtres ? 5 Si le sang ne peut être pris pour différence, il ne restera plus que la seule et même différence pour les deux. Il faut donc conclure de ceci qu'il ne se peut pas que la privation constitue une différence. Les différences seront au même nombre que les individus-animaux; et s'ils sont indivisibles, et que les différences le soient ainsi qu'eux, il n'y a plus de différence commune. 6 Mais s'il n'est pas possible qu'une différence commune soit en même temps indivisible, il est évident que, sous le rapport tout au moins de cette différence commune, certains animaux, tout en étant d'espèce différente, seront compris dans la même classe. Une conséquence nécessaire, si les différences sous lesquelles tombent toutes les espèces individuelles leur étaient particulièrement applicables, c'est qu'aucune de ces differences ne pourrait être commune. Sinon des animaux, tout en étant autres, rentreraient dans la même difference. Or, il ne faut ni qu'un être qui reste le même et qui est indivisible puisse aller d'une différence à une autre différence dans les divisions que l'on fait, ni que des êtres différents rentrent dans la même division ; mais il faut que tous soient compris dans ces différences sans distinction. 7 On voit donc clairement qu'on ne peut atteindre les espèces indivisibles avec la méthode qui consiste à diviser toujours par deux les animaux, ou tout autre genre d'objets ; car selon cette méthode, il faut nécessairement que les dernières différences soient en un nombre égal à celui de tous les animaux qui sont spécifiquement indivisibles. Ainsi, un certain genre étant donné dont les différences premières seraient la blancheur de certains êtres, l'un et l'autre membre de la division ayant encore d'autres différences, et ce procédé étant poussé ainsi jusqu'aux individus eux- mêmes, les dernières différences seront au nombre de quatre, Ou en tel autre nombre, en doublant toujours à partir de l'unité. Les espèces aussi seraient donc également nombreuses. 8 Mais la différence n'est que l'espèce dans la matière, puisque aucune partie de l'animal ne peut exister sans matière, pas plus que la matière ne peut exister toute seule. Un animal ne peut pas exister en ayant un corps fait au hasard et d'une façon quelconque, non plus qu'aucun de ses organes ne peut existera cette condition, ainsi que nous l'avons répété bien souvent. 9 Il faut encore que la division porte sur les éléments compris dans l'essence même et non pas sur de simples attributs de la chose en soi ; et par exemple, si ce sont les figures géométriques qu'on divise, il faut dire que les unes ont leurs angles égaux à deux droits, et que les autres les ont égaux à plus de deux; car ce n'est qu'un attribut accidentel du triangle d'avoir ses angles égaux à deux angles droits. 10 On peut encore diviser par les opposés ; car les opposés sont différents les uns des autres, comme le sont le blanc et le noir, le droit et le courbe. Si tous les deux sont différents, l'opposé peut servir à la division ; mais l'on ne pourrait pas diviser si l'un des opposés était, par exemple, la natation, et que l'autre fût la couleur. 11. II faut dire en outre que les êtres animés ne peuvent pas être classés selon les fonctions qui sont communes au corps et à l'âme, ainsi qu'on le fait dans les divisions qui viennent d'être indiquées, quand on les classe en êtres qui marchent sur le sol et en êtres qui volent ; (644a) car il y a des genres où ces deux organisations se réunissent, et qui sont à la fois pourvus d'ailes et privés d'ailes, comme l'est le genre des fourmis. 12 Mais on peut encore moins diviser les animaux en animaux sauvages et en animaux privés; car ici encore on semblerait séparer et diviser des espèces qui pourtant sont les mêmes, puisque tous les animaux privés peuvent tous à peu près se trouver aussi à l'état sauvage : hommes, chevaux, bœufs, chiens de l'Inde, porcs, chèvres, moutons. Chacun d'eux a beau recevoir un nom homonyme, il n'a pas cependant été classé séparément, et s'ils ne forment réellement qu'une seule espèce, le sauvage et le privé ne peuvent constituer une difference. 13 Voilà les conséquences où l'on aboutit nécessairement en ne divisant une difference quelconque qu'une seule fois. Ce qu'il faut essayer de faire au contraire, c'est de prendre les animaux genre à genre, comme le fait le vulgaire, qui se contente de distinguer, par exemple, le genre de l'oiseau et le genre du poisson. On reconnaît alors dans l'un et dans l'autre des differences nombreuses, sans recourir à la dichotomie. En suivant cette méthode, ou l'on ne pourra pas du tout arriver à classer les êtres, parce que le même animal se trouvera rangé dans plusieurs divisions, et que les contraires rentreront dans la même division ; ou bien, il n'y aura plus qu'une seule et unique différence ; et cette difference elle-même, qu'elle soit simple ou qu'elle soit complexe, formera l'espèce dernière. Comme l'on ne peut pas faire une différence de différence, il y aura une autre nécessité : à savoir, que de même que, dans une phrase on constitue l'unité par une conjonction qui enjoint les parties, de même ici il faudra rendre la division continue par un procédé analogue. 14 Je veux dire que c'est là ce qu'on fait, quand après avoir divisé un genre en non-ailé et en ailé, on divise ensuite le genre ailé en sauvage et en domestique, ou bien encore en blanc et en noir. La différence du genre ailé n'est pas le genre domestique, pas plus que ce n'est le Blanc ; c'est le principe d'une tout autre différence, et ici ce n'est qu'un pur accident. Aussi est-ce par plusieurs différences qu'il faut distinguer tout d'abord, ainsi que nous le prétendons, l'être unique dont il s'agit, parce qu'alors les privations mêmes peuvent fournir une différence, tandis qu'elles n'en fournissent pas dans la division par deux, dans la dichotomie. 15 Qu'il soit impossible d'atteindre aucune espèce individuelle quand on ne fait que diviser le genre en deux, comme se le sont imaginé quelques philosophes, c'est ce que prouvent encore d'autres arguments. D'abord, il ne se peut pas qu'il n'y ait qu'une seule différence pour les espèces ainsi divisées, soit qu'on les prenne séparément, soit qu'on les prenne réunies. Par Séparément, j'entends qu'elles n'aient point de différences, par exemple les fissipèdes ; et par Réunies, j'entends qu'elles ont une différence comme celle qui distingue l'animal dont le pied a plusieurs divisions de l'animal dont le pied n'en a qu'une seule. 16 C'est là ce qu'exige en effet la continuité des différences sorties du genre par voie de division, de manière à ce que le tout forme une unité véritable. Mais en dépit de ce que l'on énonce, il semble bien qu'il ne reste plus absolument que la dernière différence toute seule, par exemple, celle d'animal dont le pied a plusieurs divisions, ou celle de bipède; et alors, les distinctions d'animal Pourvu de pieds et d'animal à plusieurs pieds deviennent tout à fait inutiles. (644b) Il est évident qu'il ne peut pas y avoir plusieurs différences de ce genre ; car en avançant toujours sur cette route, on arrivera bien à une différence extrême, mais ce n'est pas encore, ni la différence dernière, ni l'espèce. Cette différence dernière est la seule distinction d'animal à Pieds divisés ; ou la complexité totale, s'il s'agit de la division relative à l'homme, comme, par exemple, si l'on faisait cette accumulation : Pourvu de pieds, Pourvu de deux pieds, Pourvu de pieds divisés. 17 Si l'on disait simplement : L'homme est un animal dont les pieds sont divisés, ce serait bien alors la différence unique de l'homme, et ce serait ce qu'on cherche. Mais comme ce n'est pas ce qu'on fait ici, il faut nécessairement qu'il y ait plusieurs différences, mais qui ne rentrent plus sous une seule division ; or, il n'est pas possible que sous une seule division par deux, il y ait plusieurs différences pour une seule et même chose ; mais il ne peut y en avoir qu'une pour une. 18 Ainsi, en résumé, il est de toute impossibilité, avec la division par deux, d'atteindre un être particulier quelconque. [1,4] CHAPITRE IV. 1 On peut se demander comment il se fait que les hommes n'aient pas tout d'abord, et dès longtemps, renfermé et compris sous un seul nom, tout un genre qui aurait embrassé à la fois les animaux aquatiques et les animaux volatiles; c'eût été possible, parce que ces deux ordres d'animaux ont entre eux quelques propriétés communes, comme en ont aussi tous les autres animaux. 2 Néanmoins, la division ordinaire est bien faite, et elle est régulière telle qu'elle est ; car tous les genres qui ne diffèrent entre eux que par une certaine quantité, c'est-à-dire en plus et en moins, sont réunis sous un seul genre supérieur ; mais ceux qui n'ont que des rapports d'analogie sont essentiellement séparés. Je veux dire, par exemple, qu'un oiseau ne diffère d'un autre oiseau que du plus au moins, ou par une supériorité de grosseur, puisque l'un peut en effet avoir des ailes plus larges et que l'autre peut les avoir plus courtes. Au contraire, les poisssons diffèrent des oiseaux par des rapports d'analogie ; et par exemple ce qui est la plume pour l'un est l'écaille pour l'autre. 3 Mais il n'est pas toujours facile de faire cette distinction, parce que l'analogie se trouve être la même pour un très-grand nombre d'animaux. En effet, comme les espèces dernières sont des substances individuelles, et que ces substances ne présentent plus entre elles de différences spécifiques, par exemple, Socrate, Coriscus, etc., il devient nécessaire d'exprimer en premier lieu leurs attributs universels; ou bien, l'on s'exposerait à des répétitions sans fin, ainsi que nous l'avons déjà dit. Les termes universels sont des termes communs, puisque nous appelons du nom d'universaux les attributs applicables à plusieurs objets. 4 Le seul doute en ceci, c'est de savoir comment il convient de procéder. Comme c'est l'être qui est indivisible spécifiquement qui est substance, le mieux serait de pouvoir étudier à part chacun des êtres particuliers et des êtres indivisibles spécifiquement, aussi bien pour le genre oiseau, par exemple, que pour le genre homme ; car le genre oiseau a de nombreuses espèces. 5 Mais étudier à part une individualité spécifique d'oiseau quelconque, le moineau, la grue ou tel autre oiseau, ce serait s'exposer à se répéter bien souvent en étudiant la même fonction, parce qu'elle peut être l'attribut commun de plusieurs espèces d'animaux. Il est donc assez peu raisonnable et bien long de traiter séparément ce qui concerne chaque espèce d'animaux. (645a) Peut-être, la méthode la meilleure c'est de traiter les propriétés communes de chaque genre, en acceptant tout ce que les hommes en ont pu en dire d'exact, et de réunir les êtres qui ont une seule et unique nature commune, et qui ont des espèces où les êtres sont peu distants entre eux, comme en ont l'oiseau et le poisson. On appliquerait la même méthode à telle autre propriété qui serait encore anonyme, mais qui en genre comprendrait également des espèces. Tout ce qui n'est pas cela est individuel et isolé, comme l'est un individu, l'homme, ou tel autre être pris individuellement.. 6 C'est presque uniquement d'après la configuration des parties et d'après celle du corps entier, du moment qu'il y a ressemblance, qu'on peut classifier les genres, comme par exemple le genre des oiseaux les uns par rapport aux autres, ou le genre des poissons, des mollusques et des crustacés. Dans chacun de ces genres, les parties ne diffèrent pas parce que la ressemblance n'y est que de l'analogie, comme, dans l'homme comparé au poisson, l'os diffère de l'arête; mais la différence ne porte bien plutôt que sur de simples modifications corporelles, la grandeur et la petitesse, la mollesse et la dureté, la surface lisse ou rugueuse, et telles autres qualités de cet ordre ; en un mot, la différence n'est qu'entre le plus et le moins. 7 On doit donc voir maintenant quelle est la méthode qu'il convient d'adopter pour l'étude de la nature, et quelle est la marche à la fois la plus directe et la plus facile pour observer les phénomènes. Nous avons montré aussi, pour la méthode de division, qu'on peut en tirer un parti utile, en sachant l'appliquer; mais nous avons prouvé comment la dichotomie, ou la division par deux, est, tantôt impossible, tantôt absolument vaine. Ces points une fois fixés, passons à d'autres considérations qui sont la suite de ce qui précède, et remontons pour les exposer à un principe que nous allons indiquer. [1,5] CHAPITRE V. 1 Ce principe nouveau, c'est que, parmi les substances dont la nature se compose, les unes, étant incréées et impérissables, existent de toute éternité, tandis que les autres sont sujettes à naître et à périr. Quelque admirables et quelque divines que soient les choses impérissables, nos observations se trouvent, en ce qui les regarde, être bien incomplètes. Pour elles, nos sens nous révèlent excessivement peu de choses qui puissent nous les faire connaître, et répondre à notre ardent désir de les comprendre. 2 Au contraire, pour les substances mortelles, plantes et animaux, nous avons bien plus de moyens d'information, parce que nous vivons au milieu d'elles ; et que, si l'on veut appliquer à ces observations le travail indispensable qu'elles exigent, on peut en apprendre fort long sur les réalités de tout genre. 3 D'ailleurs ces deux études, bien que différentes, ont chacune leur attrait. Pour les choses éternelles, dans quelque faible mesure que nous puissions les atteindre et y toucher, le peu que nous en apprenons nous cause, grâce à la sublimité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous environne, (645b) de même que, pour les choses que nous aimons, la vue du plus insignifiant et du moindre objet nous est mille fois plus douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus beaux. Quant à l'étude des substances périssables, comme elle nous permet tout ensemble de connaître mieux les choses et d'en connaître un plus grand nombre, elle passe pour être le comble de la science; et comme, d'autre part, les choses mortelles sont plus conformes à notre nature et nous sont plus familières, cette dernière étude devient presque la rivale de la philosophie des choses divines. Mais, ayant déjà traité de ce grand sujet et ayant exposé ce que nous en pensons, il ne nous reste plus ici qu'à parler de la nature animée, en ne négligeant, autant qu'il dépendra de nous, aucun détail, quelque bas ou quelque relevé qu'il soit. 4 C'est qu'en effet, même dans ceux de ces détails qui peuvent ne pas flatter nos sens, la nature a si bien organisé les êtres qu'elle nous procure, à les contempler, d'inexprimables jouissances, pour peu qu'on sache remonter aux causes et qu'on soit réellement philosophe. Quelle contradiction et quelle folie ne serait-ce donc pas de se complaire à regarder de simples copies de ces êtres, en admirant l'art ingénieux qui les produit, en peinture ou en sculpture, et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres que crée la nature, et dont il nous est donné de pouvoir comprendre le but ! 5 Aussi, ce serait une vraie puérilité que de reculer devant l'étude des êtres les plus infimes. Car dans toutes les œuvres de la nature, il y a toujours place pour l'admiration, et l'on peut leur appliquer à toutes sans exception le mot qu'on prête à Heraclite, répondant aux étrangers qui étaient venus pour le voir et s'entretenir avec lui. Comme en l'abordant, ils le trouvèrent qui se chauffait au feu de la cuisine : « Entrez sans crainte, entrez toujours, » leur dit le philosophe, « les Dieux sont ici comme partout. » 6 De même, dans l'étude des animaux, quels qu'ils soient, nous ne devons jamais détourner nos regards dédaigneux, parce que, dans tous indistinctement, il y a quelque chose de la puissance de la nature et de sa beauté. Il n'y a jamais de hasard dans les œuvres qu'elle nous présente. Toujours ces œuvres ont en vue une certaine fin ; et il n'y a rien au monde où le caractère de cause finale éclate plus éminemment qu'en elles. Or la fin en vue de laquelle une chose subsiste ou se produit, est précisément ce qui constitue pour cette chose sa beauté et sa perfection. 7 Que si quelqu'un était porté à mépriser comme au-dessous de lui l'étude des autres animaux, qu'il sache que ce serait aussi se mépriser soi-même; car ce n'est pas sans la plus grande répugnance qu'on parvient à connaître l'organisation de l'homme, sang, chairs, os, veines et tant d'autres parties du genre de celles-là. De même il faut encore penser, quand on s'occupe d'une partie du corps ou d'un organe quelconque, qu'on ne doit pas seulement faire mention de la matière et ne songer qu'à elle, mais qu'on doit s'attacher à la forme totale de l'être qu'on étudie, de même qu'à l'occasion on parle de la maison tout entière, et non pas uniquement des moellons, du ciment et des bois qui la composent. C'est ainsi qu'en étudiant la nature, il faut s'occuper de la composition totale des êtres et de toute leur substance, et non pas uniquement de ces attributs qui ne sauraient subsister séparément de leur substance même. 8 (646a) Le premier soin doit donc être de discerner et d'exposer pour chaque genre d'animaux les conditions qui s'appliquent en soi et essentiellement à tous les animaux en général, et de ne songer qu'ensuite à scruter les causes de tous ces faits. Antérieurement, nous avons dit que beaucoup de choses sont communes à une foule d'animaux, tantôt d'une manière absolue comme les pieds, les ailes, les écailles, ainsi que tant d'autres modifications semblables; et tantôt les choses communes ne le sont que par simple analogie. 9 J'entends par Analogie que certains animaux ont, par exemple, un poumon, tandis que certains autres animaux n'en ont pas, mais qu'ils ont un autre organe à la place du poumon qu'ont les premiers. De même encore, ceux-ci ont du sang; ceux-là ont un liquide analogue, qui remplit le même rôle que le sang chez les animaux qui en ont. Nous devons dire encore de nouveau qu'on s'exposerait à de fréquentes répétitions, si l'on traitait séparément de chaque phénomène dans chaque genre particulier, puisque nous avons à parler de tous les organes essentiels, et que les mêmes organes se retrouvent chez un grand nombre d'animaux. 10 Voici donc comment on peut résoudre cette difficulté. Comme tout organe a certain but, et que chacune des parties du corps a son but également, lequel but est une fonction d'un certain genre, il en résulte évidemment que le corps tout entier a été constitué en vue d'une certaine fonction qui comprend toutes les autres. En effet le sciage, par exemple, n'est pas fait en vue de la scie qui l'opère ; mais tout au contraire c'est la scie qui est faite en vue du sciage, puisque le sciage n'est que l'emploi pratique de la scie. 11 De même, le corps a été fait on peut dire en vue de l'âme, et les parties sont faites pour les fonctions qu'elles remplissent d'après la règle que la nature a établie pour chacune d'elles. Il s'ensuit qu'en premier lieu il faut parler des fonctions qui sont communes à tous les animaux, puis des fonctions propres au genre, et enfin des fonctions propres à l'espèce. Par fonctions communes, j'entends celles qu'accomplissent tous les animaux sans exception ; les fonctions propres au genre sont toutes celles où nous n'observons que des différences plus marquées chez les uns, moins marquées chez les autres; et par exemple, je prends l'oiseau considéré dans son genre, et l'homme considéré dans son espèce, avec tout ce qui ne présente plus la moindre différence, sous le rapport de la définition générale de l'être. 12 Puis, tels animaux n'ont rien de commun entre eux que par analogie; d'autres sont communs en genre; d'autres le sont en espèce. Lors donc que les fonctions ont un autre but, il est clair que les êtres qui accomplissent ces fonctions sont éloignés les uns des autres de la même distance que le sont les fonctions elles-mêmes. Pareillement encore, si certaines fonctions sont antérieures à certaines autres, et si elles ont d'autres fonctions pour objet, les parties diverses dont ces fonctions relèvent doivent être dans le même rapport entre elles ; et toutes ces conditions étant réalisées, il en sort nécessairement ce troisième résultat, que l'animal peut vivre. 13 J'entends par les modifications et les fonctions de l'animal celles-ci par exemple : la naissance, le développement, l'accouplement, la veille, le sommeil, la locomotion, et tant d'autres phénomènes de cet ordre qui se retrouvent chez les animaux. Par parties, j'entends le nez, l'œil, le visage entier, chacune pouvant d'ailleurs recevoir le nom de membre. (646b) Mêmes remarques sur tout le reste. 14 Tel est l'exposé de la méthode que nous comptons suivre; avec elle, nous allons essayer d'expliquer les causes de tous ces faits, soit en traitant des propriétés communes, soit en traitant des propriétés spéciales; et nous commencerons tout d'abord par les premières, ainsi que nous l'avons indiqué déjà.